Nationalisation des actifs stratégiques d'ArcelorMittal
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi visant à la nationalisation des actifs stratégiques d'ArcelorMittal situés sur le territoire national, présentée par Mme Cécile Cukierman, MM. Guillaume Gontard, Patrick Kanner, Fabien Gay, Gérard Lahellec, Mme Marianne Margaté et plusieurs de leurs collègues, à la demande du groupe CRCE-K.
Discussion générale
Mme Cécile Cukierman, auteure de la proposition de loi . - Cette proposition de loi part d'un constat simple, brutal : depuis vingt ans, ArcelorMittal a transformé notre acier national en un actif financier au service de ses actionnaires. Elle est le fruit d'un travail collectif, avec les salariés qui produisent encore l'acier dans notre pays, et avec mes collègues des groupes de gauche qui ont cosigné le texte.
Notre acier, notre savoir-faire, nos emplois sont devenus des lignes comptables dans les bilans d'un groupe multinational. Ce qui était une fierté n'est plus qu'un produit spéculatif. L'économie capitaliste ne cherche pas à produire pour répondre aux besoins des peuples mais pour rémunérer le capital. Et nous perdrions une production essentielle, simplement parce qu'un fonds d'investissement exige une rentabilité immédiate ? Pour nous, l'économie doit servir l'intérêt général - c'est pourquoi elle doit être régulée par la puissance publique, et non livrée à la spéculation et à la loi du profit.
La nationalisation n'est pas un gros mot. C'est une décision souveraine pour reprendre la main sur notre destin industriel. Depuis des années, on nous fait croire, cyniquement, que le marché, les actionnaires étrangers, feraient mieux que l'État. Pendant ce temps, nos usines ferment, nos ouvriers sont licenciés, nos régions se vident et la France perd peu à peu le contrôle de son industrie.
La droite se réclame de la souveraineté nationale, mais on ne peut pas, d'un côté, brandir le drapeau tricolore et de l'autre, s'en remettre aux décisions d'un conseil d'administration installé au Luxembourg !
M. Pierre Ouzoulias. - Très bien !
Mme Cécile Cukierman. - La souveraineté, ce n'est pas un slogan.
L'acier est la base de notre puissance industrielle : sans acier, pas de construction, pas de transition énergétique, pas de défense nationale. Turbines, rails, éoliennes, ponts, infrastructures vertes, tout cela dépend de la filière sidérurgique. C'est la fierté des femmes et des hommes qui la font vivre. Florange, Fos-sur-Mer, Dunkerque, Saint-Chély-d'Apcher sont les symboles d'un pays qui ne veut pas voir mourir son industrie.
Pourtant, ArcelorMittal ne cesse de trahir ses engagements. Jugez donc : 23 milliards d'euros de valorisation, 62 milliards de chiffre d'affaires, 13 milliards de dollars versés aux actionnaires depuis 2020. Dans le même temps, 392 millions d'euros d'aides publiques rien qu'en 2023, sans contrepartie sociale ou environnementale. ArcelorMittal a aussi bénéficié de quotas gratuits d'émission carbone, soit une aide implicite d'environ 960 millions d'euros. Malgré cela, les investissements sont reportés, les emplois supprimés, les usines menacées. La logique qui prévaut est celle du profit à court terme.
La nationalisation est une nécessité : économique, pour planifier la décarbonation de la filière ; industrielle, pour garantir nos approvisionnements stratégiques ; sociale, pour protéger les travailleurs, les territoires et le savoir-faire. Je salue les travailleurs de l'acier qui sont en tribune. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K)
Nous proposons de créer une société nationale de l'acier, sous contrôle public et démocratique. Sans État stratège, il n'y aurait pas eu EDF, GDF, Airbus ou le CEA ! L'histoire industrielle française est indissociable de l'action publique.
La nationalisation serait trop coûteuse ? Mais qu'est-ce qui coûte le plus cher ? Investir pour sauver nos usines et nos emplois, ou payer des plans sociaux et dépolluer des territoires ravagés ? Les fonds existent : 15 milliards d'euros dans le plan européen pour l'acier, 6 milliards pour la décarbonation de l'industrie en France. Mettons-les au service du pays !
La nationalisation ne serait pas conforme au droit européen ? C'est faux : l'article 345 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne reconnaît le droit des États de choisir leur régime de propriété. Nous affirmons un choix politique souverain, comme d'autres avant nous.
Cette nationalisation n'est pas un retour en arrière, mais un acte de souveraineté moderne, pour piloter la décarbonation de la filière, planifier des investissements dans les hauts fourneaux électriques, garantir l'emploi et la formation. L'acier est la colonne vertébrale de notre puissance industrielle. Il faut protéger ce bien commun stratégique.
Notre proposition est ambitieuse, mais lucide. Il n'y aura pas de réindustrialisation sans reprise en main publique, pas de transition écologique sans souveraineté productive, pas de justice sociale sans rupture avec la loi du profit à court terme. Notre démarche, c'est la promesse d'une France qui reprend la main.
En adoptant ce texte, vous voterez pour une vision, pour une France qui choisit de produire, de protéger et de planifier. L'acier n'est pas un produit financier mais un bien commun, une force nationale, un levier d'avenir. Il est urgent de le traiter comme tel ! (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K, SER et du GEST)
M. Arnaud Bazin, rapporteur de la commission des finances . - Sans surprise, au regard de la position constante de la majorité sénatoriale, la commission des finances a rejeté cette proposition de loi, pour deux raisons essentielles. D'abord, la nationalisation serait extrêmement coûteuse. Ensuite, elle n'apporterait pas de solution durable à la crise du secteur de l'acier en Europe.
La filière sidérurgique en Europe traverse une crise structurelle qui dépasse largement les sites français d'ArcelorMittal. Pas moins de 100 000 suppressions d'emplois entre 2007 et 2024, dont 18 000 pour la seule année 2024, et le groupe allemand ThyssenKrupp envisage de supprimer 11 000 emplois à horizon 2030.
Il serait illusoire de nier le caractère global de la crise en rejetant la faute sur l'actionnariat d'ArcelorMittal. Plusieurs facteurs se conjuguent.
Premièrement, la baisse de la demande d'acier en Europe. Notre continent subit depuis plusieurs décennies une désindustrialisation qui a pour effet de réduire la demande en acier, largement portée par l'industrie automobile et par le secteur de la construction.
Deuxièmement, une surcapacité massive de production d'acier. En 2024, le surplus s'élevait à 602 millions de tonnes d'acier par rapport à la demande mondiale.
Troisièmement, l'instauration, au niveau européen, du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) qui a entraîné une réduction des quotas d'émission carbone gratuits alloués aux aciéristes.
Quatrièmement, l'envolée des coûts de l'énergie depuis la guerre en Ukraine. La décarbonation repose sur l'électrification, sur le gaz naturel et l'hydrogène ; or les incertitudes sur les prix de l'électricité freinent les projets d'investissements, et ArcelorMittal estime que le prix de l'hydrogène vert doit être divisé par deux pour pouvoir être compétitif.
Les sites de production du groupe ArcelorMittal voient leur équilibre économique se dégrader, au point que la direction a annoncé en avril dernier la suppression de 636 postes, soit 4 % des effectifs en France. Non seulement la nationalisation n'aurait aucun effet sur les problèmes que j'ai décrits plus haut, mais elle fragiliserait les sites, notamment de Dunkerque et de Fos-sur-Mer. En effet, ceux-ci bénéficient très largement du carnet de commandes du groupe, géré à l'échelle européenne. L'acier produit à Dunkerque ou à Fos-sur-Mer est souvent exporté. D'où un risque commercial majeur en cas de nationalisation.
En outre, cette option ne fait pas l'unanimité parmi les syndicats du groupe : si la CGT est pour, la CFE-CGC, deuxième syndicat le plus représentatif avec 25 % des voix, y est opposée.
Enfin, la nationalisation aurait un coût massif pour les finances publiques. Je n'ai pas de chiffrage robuste, mais le prix d'achat avoisinerait 1 milliard d'euros. En ajoutant les investissements massifs de décarbonation, le coût serait de plusieurs milliards d'euros. C'est incompatible avec l'impérieuse nécessité de consolider nos comptes.
Il existe des alternatives plus efficaces pour soutenir cette filière stratégique. À l'échelle nationale, une enveloppe pluriannuelle de 6 milliards pour soutenir les investissements privés dans la décarbonation, qui aura un effet levier important. À l'échelle européenne, l'annonce encourageante par la Commission, début octobre, de la taxation à hauteur de 50 % des importations d'acier au-delà d'un certain quota. Le Gouvernement français s'emploie à convaincre la Commission de déployer ces instruments de protection. Je vous encourage à poursuivre ce combat, monsieur le ministre.
Merci au groupe CRCE-K d'avoir attiré notre attention sur cet enjeu majeur. Pour autant, la nationalisation serait sans effet sur une crise structurelle ; elle immobiliserait inutilement plusieurs milliards d'euros en faisant courir aux sites concernés un risque de fragilisation. Je préconise le rejet de ce texte, au profit de mesures alternatives de protection. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; M. Marc Laménie applaudit également.)
M. Sébastien Martin, ministre délégué chargé de l'industrie . - Merci au groupe CRCE-K pour ce débat qui aborde le sujet fondamental de notre avenir industriel. Merci aussi au rapporteur pour la qualité de son argumentation.
Cette industrie des industries, on en voit partout les oeuvres : dans nos rails, nos routes, nos ponts, nos usines, nos armées. Elles soutiennent nos infrastructures, irriguent nos chaînes de valeur. Derrière, ce sont des femmes, des hommes, des territoires qui façonnent la France industrielle.
Le constat des difficultés profondes que traverse la sidérurgie européenne, surtout la filière des hauts-fourneaux, est partagé. Les causes sont connues. D'abord, une demande européenne et mondiale en recul, entraînant des surcapacités massives alors que les débouchés se contractent avec la crise de la construction et de l'automobile.
Ensuite, une concurrence mondiale déloyale, avec des aciers asiatiques subventionnés qui nous arrivent à des prix artificiellement bas, avec un rapport de 1 à 3, voire de 1 à 5 ou 6 avec les États-Unis. Certains pays pratiquent clairement le dumping - il faut y répondre.
Enfin, un coût de production européen tiré vers le haut par les prix de l'énergie, la fiscalité et le coût de la décarbonation, que l'Europe, lucide, a choisi de mener la première.
À la clé, des angoisses humaines et territoriales, la peur de la fermeture, la crainte du déclassement, l'incertitude sur l'avenir. Je connais cette détresse, en tant qu'élu d'un territoire qui a vécu, entre autres, la fermeture de Kodak.
Pour autant, la réponse proposée n'est pas la bonne. La nationalisation n'est pas l'apanage d'un camp politique ; la France y a eu recours à plusieurs reprises - EDF, Atos, Alcatel Submarine Networks - pour protéger une infrastructure critique. Mais la situation d'ArcelorMittal n'entre pas dans ce cadre. Nationaliser, ici, n'est pas sauver, mais différer. C'est traiter le symptôme sans s'attaquer à la cause.
Pire, nationaliser ajouterait aux difficultés à l'entreprise, car ArcelorMittal fonctionne en réseau intégré : en nationalisant seulement la partie française, on perd les clients du groupe ailleurs dans le monde. Les concurrents en profitent, et la compétitivité s'effondre.
Nationaliser, c'est placer l'entreprise sous perfusion publique sans régler ce qui mine la filière. Les pertes, en revanche, deviendraient celles de l'État, donc du contribuable. Dans le contexte budgétaire actuel, ce ne serait pas soutenable. Une nationalisation reviendrait à essayer de gagner du temps pour perdre beaucoup d'argent.
L'exposé des motifs cite l'exemple britannique ou italien, mais British Steel coûte 700 000 livres par jour en pertes au contribuable britannique, tandis que l'État italien peine à trouver un repreneur pour Ilva. Est-ce là le modèle que nous voulons ?
Préserver la vitalité industrielle passe par des projets industriels, pas par des transferts de propriété. Il faut donner des solutions structurelles à des problèmes structurels. Le coeur du sujet, c'est la compétitivité.
Nous avons des leviers pour agir, à commencer par alléger la fiscalité sur nos entreprises. Le projet de loi de finances propose une réduction de CVAE de 1,3 milliard d'euros, que les entreprises pourront réinvestir.
Nous soutenons les investissements annoncés par ArcelorMittal sur ses sites français, mais sa volonté d'investir 1,2 milliard d'euros dans un four électrique à Dunkerque dépend de deux éléments : un marché européen protégé du dumping et un MACF réellement appliqué.
La survie de la sidérurgie européenne se joue d'abord à Bruxelles. Il s'agit de rétablir une concurrence loyale dans une guerre économique mondiale. Nous plaidons pour une véritable défense commerciale et une préférence européenne concrète. La France a bataillé et obtenu un plan d'urgence sur l'acier : au-delà d'un certain seuil, des droits de douane de 50 % seront imposés sur les importations d'acier étranger. Nous nous battons désormais pour une mise en oeuvre dès le 1er janvier 2026, avec une dizaine de pays rassemblés dans l'Alliance pour l'industrie lourde. Comptez sur ma mobilisation.
La France plaide également pour une taxe carbone aux frontières qui fonctionne réellement, sans contournement possible. Ces avancées, nous les avons arrachées, nous nous battrons pour leur adoption rapide.
Non, la nationalisation n'est pas la solution, mais nous ne nous interdisons pas d'agir. Nous soutenons la décarbonation, nous finançons les technologies nouvelles, nous défendons la réciprocité commerciale, nous renforçons la compétitivité de notre industrie. Nous agissons sur tous les leviers pour que nos usines restent en France.
ArcelorMittal n'est pas à vendre. L'indépendance ne se décrète pas par un rachat, elle se construit par une stratégie industrielle. Sauver une entreprise, c'est lui donner un avenir, pas une perfusion. Cet avenir passe par la compétitivité, par l'investissement et par une action européenne cohérente.
Je partage les conclusions du rapporteur et vous invite à les suivre.
 
                                                             
                                                             
                                                             
                                                             
                                                             
                                                             
                                                            