C - LE POIDS ÉCONOMIQUE DE L'AFRIQUE ET SON IMPORTANCE POUR LA FRANCE

M. Jean-Pierre CANTEGRIT - Merci Monsieur le Gouverneur. Nous avons eu beaucoup de chance ce matin, puisque nous avons eu les deux Gouverneurs des Banques centrales qui nous ont fait de remarquables exposés. Je pense que vous avez apprécié ce point de vue de gens qui gèrent les finances des deux groupes de pays.

Nous arrivons à notre dernier intervenant. Il s'agit de M. Antoine Pouillieute, Directeur général de la Caisse française de développement. M. Pouillieute, vous avez 44 ans, vous avez fait l'ENA, vous avez intégré le Conseil d'État et votre carrière, de 1986 à 1988 a été celle de Directeur adjoint du Cabinet du Ministre d'État, Ministre de l'Économie, des Finances et de la Privatisation.

En 1989, vous avez été Vice-Président de Strategic Planning Associates, cabinet d'audit international spécialisé dans les opérations de restructurations financières et de stratégie industrielle.

En 1993, vous êtes Directeur adjoint du Cabinet du Premier Ministre, puis Directeur du Cabinet du Ministre de la Coopération, ici présent. En novembre 1994, vous avez rejoint le Conseil d'État jusqu'à votre nomination à la Direction générale de la Caisse française de développement.

Intervention de M. Antoine POUILLIEUTE, Directeur Général de la Caisse Française de Développement

M. Antoine POUILLIEUTE. - Je relevais avant d'entamer mon propos, le fait que les intervenants qui m'ont précédé, ainsi que moi-même, étions la semaine dernière à Washington pour la réunion annuelle des Gouverneurs de la

Banque et du Fonds Monétaire International. S'il y a un message que l'on peut vous apporter, qui je crois est unanime, c'est que le pessimisme n'est pas de mise et que l'électrochoc qui a permis notamment cela en Afrique francophone, c'est le réajustement monétaire du Franc CFA, notamment conduit sous l'autorité chaleureuse mais ferme de Michel Roussin.

On a beaucoup parlé d'ouverture démocratique, d'ajustements structurels. Il faut bien avoir à l'esprit que ce sont des thèmes qui fondamentalement ne se traitent bien qu'à l'échelon national, alors que chacun est également convaincu que les défis du développement économique sont avant tout des défis à relever au niveau au moins régional et sans doute peut-être un peu au-dessus. Pour certains d'entre eux, je pense notamment au problème démographique à l'échelon continental.

Il est important également de relever que sur les conditions générales d'un nouveau départ, il y a un certain nombre de choses assez frappantes d'un côté dans les pays industrialisés et de l'autre dans les pays en voie de développement. Dans les pays industrialisés, le premier point est l'accès au marché mondial des économies des pays en voie de développement et la conviction que nous avons que la croissance actuelle et future sera fondamentalement tirée par les économies des pays en voie de développement. Cette réalité est désormais inscrite juridiquement dans les faits depuis la conclusion de l'Uruguay round à Marrakech.

Un deuxième point me semble important au niveau des opinions publiques : on a dit et à juste titre que les opinions publiques étaient un petit peu rétives à l'aide au développement. Maintenant, dans les pays développés, les opinions publiques ont pris conscience que les conflits qui se nourrissent de la pauvreté des peuples sont porteurs de risques très graves et très coûteux pour les pays industrialisés.

L'aide au développement, la politique de développement est sans doute la seule réponse et la seule assurance crédible à ces risques futurs.

Par ailleurs, au niveau des pays en voie de développement, et notamment de l'Afrique francophone, quatre points permettent d'envisager les conditions d'un nouveau départ. Le premier a été relevé par le Gouverneur Konan Bany : un peu partout on voit le passage de régimes qui parfois étaient dirigistes vers des régimes soutenant des mécanismes de marchés.

Le deuxième point est l'expansion du commerce international. 75 % de la croissance des exportations mondiales viennent des pays en voie de développement.

Troisième point : l'énorme transformation des flux de capitaux privés. Là encore un chiffre : le volume annuel des flux de capitaux sur la zone dont nous parlons représente trois fois le montant total de l'aide publique au développement.

Dernier élément enfin : l'ouverture démocratique, qui à côté d'un tête à tête un peu institutionnel dans notre aide publique, favorise et permet l'émergence de nouveaux acteurs, naturellement les entreprises privées, mais aussi les ONG, les collectivités territoriales dont parlait le Président Monory, la société civile.

Je me bornerai à poser trois questions. D'abord, a-t-on une vision claire de l'environnement économique international ? Cette vision donne-t-elle ou ne donne-t-elle pas de chance à l'Afrique francophone ? Enfin qu'est-ce cela veut dire, pour nos stratégies économiques, aussi bien les stratégies des opérateurs français que les stratégies des pays en voie de développement ?

Sur l'environnement international, deux points sont assez frappants : on a parlé de la fin de la guerre froide, de la fin des idéologies, mais quand on considère les modèles de développement économique, on s'aperçoit qu'il n'y en a guère d'utiles ou de transposables pour l'Afrique. Le modèle européen est peu transposable à l'Afrique avec sa stratégie des petits pas et avec le fait d'une union économique précédent l'union monétaire et la monnaie unique, puisque le franc CFA est une monnaie unique.

Le modèle de développement économique des dragons d'Asie du Sud-Est est peu transposable car ce sont de petits pays. Reconnaissons entre nous que de notre part ils ont été l'objet d'une exigence moindre en matière démocratique et de droits de l'homme.

Le modèle japonais qui mélange protectionnisme et exportation n'est naturellement pas non plus transposable. L'exemple de la sortie du communisme entre l'actuelle Russie qui fait précéder le politique par rapport à l'économique et la Chine qui à l'inverse fait précéder l'économique par rapport au politique, n'est pas transposable.

Enfin, dernier élément récent et tout à fait essentiel : le vaste ensemble économique constitué par le Mexique, les États-Unis et le Canada, n'est pas davantage transposable à l'Afrique, même si en termes démographiques il y a peut-être matière à réflexion.

Tous les exemples de transposition en Europe des modèles de management des entreprises américaines ou japonaises se sont traduits par des résultats assez décevants. On voit bien que le modèle de gestion de l'entreprise africaine devra être trouvé par les Africains eux-mêmes, c'est-à-dire au plus près des réalités et calé sur des éléments culturels qu'il est absolument absurde de vouloir ignorer.

Par ailleurs, un grand nombre d'évolutions technologiques changent la donne du problème. Je n'en citerai que quelques unes. La première est l'information, qui est maintenant un bien disponible qui circule et peu coûteux.

Deuxièmement, on voit bien que les grands modèles de production sur grande échelle avec pour seul but l'abaissement des coûts de production ont un peu vécu et on voit s'y substituer des productions de courte série sur des produits eux-mêmes très spécifiques et sur des marchés ciblés.

Troisième élément : les marchés de capitaux ignorent les frontières, les fuseaux horaires. Les investisseurs sont toujours à la recherche d'opportunités. J'ai eu la confirmation la semaine dernière auprès de la S.F.I. qu'un grand nombre de fonds de pensions américains sont à la recherche en Afrique de marchés émergents et donc d'opportunités d'investissements. C'est une donne qui est tellement nouvelle.

Enfin, un certain nombre de techniques, sur lesquelles je ne vais pas m'appesantir, mais qui sont importantes, et qui doivent profiter à l'Afrique, changent la donne. Je pense au domaine de l'aquaculture, des variétés culturales, des télécommunications réparties, de l'énergie, etc.

Est-ce que cette vision très ouverte d'un environnement économique international où il y a peu de modèles, mais où des donnes nouvelles existent, rend des chances à l'Afrique ?

Il faut être très optimiste et comme le Gouverneur Konan Bany je crois que la réponse sera à l'évidence oui, en ayant un scepticisme peut-être sur un certain nombre des études qui nous sont montrées.

Le grand mérite et le grand intérêt de l'exposé de Jean-Michel Sévérino était de montrer sur une étude concrète et pratique de problèmes eux-mêmes concrets et pratiques.

Mais si l'on se contente de prolonger des courbes, on arrive parfois à des choses surprenantes. En 1957, la Banque mondiale considérait que les pays d'Asie qui avaient les meilleures chances de développement étaient les Philippines et la Birmanie. Un manuel du développement américain de 1963 classait l'Asie du Sud-Est au dernier rang des pays qui avaient un potentiel de développement, derrière et par ordre de chance l'Amérique latine, l'Afrique subsaharienne et le Moyen-Orient.

Je pense donc qu'il faut avoir une certaine modestie quand on regarde l'avenir. Je me bornerai pour ce qui me concerne à 3 observations. En Afrique, chaque médaille à un avers et un revers, le meilleur coexiste souvent avec le pire. En matière de démographie, sur les 100 millions d'habitants supplémentaires qui peupleront notre planète en 1996, 20 millions seront Africains, alors qu'en 1995 la population africaine représente 10 % de la population mondiale. Enorme, gigantesque évolution, dont nous n'avons pas de fierté particulièrement à reconnaître que les principaux mécanismes de régulation à l'heure actuelle sont le conflit ethnique, les endémies, et les pandémies.

Mais le meilleur, c'est cette extraordinaire capacité humaine, dans un espace qui n'est pas occupé complètement, et donc la nécessité que nous avons tous à faire des efforts considérables en matière de formation et de valorisation des générations montantes, et je crois que là encore le Gouverneur Konan Bany l'a dit tout à l'heure et c'est très important.

Deuxième exemple très rapide : la santé. Là encore aujourd'hui un enfant sur 5 en Afrique meurt avant l'âge de 5 ans. Mais dans le même temps la variole a été éradiquée, et l'espérance de vie en une génération a augmenté de 30 %, ce qui est considérable.

Troisième exemple : l'éducation. Il est vrai qu'un certain nombre de bailleurs de fonds ont peut-être fait une allocation discutable des ressources pour privilégier l'enseignement supérieur par rapport aux enseignements de base. Mais en sens inverse, il faut observer que le taux de scolarisation primaire a dépassé 70 % au début de la décennie 80, alors qu'il était de 36 % en 1960. Le rythme de scolarisation des filles suit la même évolution. C'est donc quelque chose de tout à fait prometteur.

Dernier point qui n'a pas été évoqué, sauf en termes d'espaces : l'environnement. Là aussi il y a eu la Conférence de Rio. On commence à comprendre l'intérêt de ces problèmes. Le pire ce sont les problèmes de désertification que l'on voit jusque dans des pays comme le Maroc. Il est clair que les pays industrialisés paieront cher la désertification des pays du sud. C'est en cela que je disais que le meilleur coexiste avec le pire.

Deuxième point : pour l'Afrique il y a la nécessité de tirer les leçons de l'expérience passée. Première constatation : toutes les stratégies économiques fondées sur le repli sur soi et sur le protectionnisme sont vouées à l'échec. Tous les pays africains qui ont un seuil et un rythme de développement qui nous réconforte sont des pays qui, en termes de stratégie économique, ont fait le choix de l'ouverture et de l'accès aux marchés mondiaux.

Troisième observation : en Afrique l'État a voulu tout faire, mais là, pas plus qu'ailleurs, chacun sait qu'il ne peut tout faire. Par comparaison, si les bailleurs de fonds n'ont pas à se substituer à leurs partenaires qui sont aidés, de la même manière les structures publiques n'ont pas à se substituer aux opérateurs économiques qui de toutes façons doivent émerger pour assurer le développement durable.

Sur la base de cette expérience passée, et je cite cela très vite, il y a des atouts évidents à privilégier fortement en ce moment et je n'en citerai que 4. Il faut d'abord continuer à réhabiliter la société rurale. A la limite, parmi beaucoup d'autres, s'il n'y avait qu'un mérite à retenir du réaménagement monétaire, c'est sans doute parce qu'il a agi sur les revenus, cette réhabilitation de la société rurale. Arrêtons de sortir de ce choix cornélien entre la campagne et la capitale. Entre les deux il y a d'autres choix : la réhabilitation de la culture rurale, la réhabilitation du revenu agraire, la modification des termes d'échanges ville campagne, la restauration de la compétitivité des prix des produits agricoles.

Pour autant, la réhabilitation de la société rurale n'est pas contradictoire, tout à l'inverse, avec une maîtrise du développement urbain. Tout le monde est frappé par la prolifération des grandes villes et dans l'étude du Club du Sahel, citée ce matin, je relèverai un chiffre assez important du point de vue économique. Sur la période 1960-1990, cette étude du Club du Sahel estime à 300 milliards de dollars l'accumulation du capital urbain en Afrique de l'Ouest. Cela veut dire que pour un tiers, ce capital correspond à des investissements publics, mais que pour les deux tiers il correspond à des investissements privés.

Il y a donc une priorité majeure impérieuse et nécessaire à trouver les voies et moyens de mobilisation de l'épargne locale sur place et de prendre en compte le secteur informel qui est un nerf de la guerre de l'activité économique et de l'activité tout court des sociétés africaines. Il ne faut pas faire de mauvais choix en matière d'équipements, d'infrastructures, les villes africaines sont et resteront pour longtemps des marchés importants en matière de développement économique.

Troisième atout à valoriser : l'Afrique est comme l'Europe, comme tout continent, située dans le marché mondial. Elle contribue à la redistribution internationale du travail. Il ne s'agit pas de jouer à tout prix le dumping sur le niveau salarial, mais de valoriser de manière durable et répétée la formation des hommes, les infrastructures publiques, jouer de cette communauté de langue francophone que nous avons en commun et jouer enfin de l'extraordinaire espace dont bénéficie l'Afrique.

Enfin, le quatrième et dernier atout me frappe énormément. Le Gouverneur Konan Bany parlait des hommes de 50 ans. On voit en Afrique émerger naturellement des générations d'hommes politiques, mais également des générations d'entrepreneurs privés de grande qualité et de grande vertu. Il est important que nous réhabilitions dans nos relations franco-africaines l'image de l'entrepreneur.

Nous avons su former bien souvent des cadres diplomatiques, de fonction publique, militaires, de très grande qualité. Il y a un problème de notre appui, de notre soutien à la formation des chefs d'entreprise et de la réhabilitation des chefs d'entreprises, des entrepreneurs. Ceci est tout à fait essentiel.

Si ces atouts et ces chances sont réels, que faut-il en tirer pour nos stratégies économiques ? S'agissant de l'Afrique, il y a la conviction que la croissance vient et ne provient que du marché mondial. Ce n'est pas derrière des murs ni des protections que l'on fera une croissance durable, mais par l'insertion dans le marché mondial. Ce n'est pas une raison pour y aller n'importe comment. Les économies doivent se libéraliser, ce qui ne veut pas dire qu'elles doivent s'ouvrir bêtement et brutalement. Notre conviction est très forte que la libéralisation interne précède la libéralisation externe des économies.

Il faut pousser sans cesse l'intégration régionale. Ce n'est pas faire à l'étage du dessus ce que l'on n'arrive pas à faire tout seul à l'étage du dessous, c'est au contraire gravir la première marche vers l'insertion dans le marché mondial.

Enfin, dernier point, la disparition des États n'est pas souhaitable. C'est une fausse bonne idée que de le dire. Il y a un problème dans un certain nombre de pays de qualité des administrations publiques. On le voit bien, surtout aujourd'hui où nous reprenons avec beaucoup d'efforts et de joie l'aide projet, parfois nous avons du mal à trouver des administrations qui aient le niveau suffisant pour bâtir ces projets, mais c'est vrai également qu'en matière économique, entre le tout État et le marché, il y a certainement l'économie mixte temporaire.

L'État ne doit pas disparaître. Pour la France, cela veut dire que la relance des économies africaines, dont on a vu que les chiffres étaient réels et que les tendances pour certains pays sont tout aussi réelles, offre et offrira des opportunités croissantes pour les intérêts économiques français, que l'épargne africaine doit s'investir en Afrique, dans l'activité économique en Afrique.

N'oublions pas que l'Afrique aujourd'hui est le continent qui reçoit le plus d'aide internationale par habitant, plus que le continent indien, et que les financements internationaux ont un taux de retour supérieur à 1 pour les entreprises françaises, que le chiffre d'affaires cumulé des entreprises françaises en Afrique est égal à 5 fois le montant de l'aide publique à cette même région et que par voie de conséquence partout dans les pays francophones où nos entreprises occupent des positions fortes, il est essentiel de les conserver. Je pense notamment au programme de privatisation, pour que ce rôle français, cette influence française ne s'érode pas systématiquement et forcément au profit d'autres intérêts.

Il faut que les marchés européens s'ouvrent aux produits africains et que, par voie de conséquence, l'Europe ne fasse pas à l'Afrique ce que le Japon a pu faire à l'Europe.

Il faut que l'on s'engage sur la voie d'un vrai partenariat. Les entreprises françaises ont parfois eu tendance à considérer l'Afrique comme un marché où il était possible d'écouler des biens de grande consommation, et sur financement de bailleurs de fonds, de réaliser des grands chantiers. Il faut arriver à des exemples de partenariat.

Pour conclure je ne citerai que deux exemples. Il a fallu la dévaluation du franc CFA pour que dans le domaine du médicament on arrive à un vrai partenariat industriel. Aujourd'hui, l'un des défis majeurs que nous avons à relever en Afrique, c'est de lutter contre la débancarisation, c'est-à-dire le retrait des réseaux bancaires. N'oublions pas qu'en Afrique comme ailleurs la nature a horreur du vide et que si les réseaux bancaires connus se retirent, ils seront rapidement remplacés par des réseaux et des capitaux beaucoup moins remarquables.

En conclusion, l'Afrique nous est tellement familière qu'on ne la voit pas forcément changer sous nos yeux et qu'il est sans doute nécessaire de la redécouvrir dans ses dynamismes les plus profonds pour nous demander, nous Français, ce qu'elle peut nous apporter demain qui justifie que l'on y soit aussi actifs aujourd'hui.

(Applaudissements).

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