Rapport de groupe d'amitié n° 61 (2004-2005)

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ECLATEMENT, EUROPE :

QUELLES PERSPECTIVES

POUR LA SERBIE-ET-MONTENEGRO ?

Compte-rendu du déplacement d'une délégation

du groupe interparlementaire

France/Serbie-et-Monténégro

au Kosovo, en Serbie et au Monténégro

18-22 avril 2005

SOMMAIRE

LE GROUPE INTERPARLEMENTAIRE FRANCE / SERBIE ET MONTENEGRO

Créé à l'initiative de M. Serge VINCON, alors Président de la délégation du Bureau du Sénat à la coopération interparlementaire et aux groupes d'amitié, suite à la visite en France de M. Svetozar MAROVIC, Président de l'Etat Commun de Serbie et Monténégro, le Groupe interparlementaire France / Serbie-et-Monténégro s'est réuni pour la première fois le 2 juillet 2003 pour procéder à l'élection de son Bureau, sous la présidence de M. Jean-Marie POIRIER.

A la suite du renouvellement triennal d'octobre 2004, la composition du groupe interparlementaire est désormais la suivante.

Présidente :

Mme Monique PAPON (Loire-Atlantique -UMP)

Vice-Présidents :

M. Didier BOULAUD (Nièvre - PS)

M. Jean-Pierre CANTEGRIT (Français établis hors de France - UMP)

M. André ROUVIERE (Gard - PS)

M. François TRUCY (Var - UMP)

Secrétaires :

M. François FORTASSIN (Hautes Pyrénées - RDSE)

M. Patrice GELARD (Seine-Maritime - UMP)

M. Serge LAGAUCHE (Val de Marne - PS)

Membres :

Mme Michèle ANDRE (Puy de Dôme - PS)

M. Yves DAUGE (Indre et Loire - PS)

M. Claude DOMEIZEL (Alpes de Haute Provence - PS)

M. Hubert HAENEL (Haut-Rhin - UMP)

M. Yves KRATTINGER (Haute-Saône - PS)

M. Philippe MARINI (Oise - UMP)

M. Jean PEPIN (Ain - UMP)

M. Jean-François PICHERAL (Bouches-du-Rhône - PS)

Le déplacement en Serbie, au Monténégro et au Kosovo retracé dans le présent rapport constitue la première mission organisée par le groupe.

Je me suis mêlé au bétail irraisonnable

Et j'en devins le même,

Je devins pauvre en bonnes actions,

Et riche en passions,

Rempli de honte,

Privé de liberté divine,

Condamné par Dieu,

Pleuré par les anges,

Devenant le rire des fureurs

Formé par ma conscience

Éhonté par mes mauvaises actions.

Avant la mort je devins mort

Et avant le Jugement je me juge moi-même,

Avant la peine infinie je suis tourmenté

Par moi-même jusqu'au désespoir.

Le dit des Peines

Sava NEMANJIC (1175-1235)

AVANT PROPOS

Mesdames, Messieurs

Une délégation du groupe interparlementaire France/Serbie-et-Monténégro, conduite par Mme Monique PAPON, Sénatrice de Loire-Atlantique, présidente du groupe interparlementaire, et composée de MM. André ROUVIERE et François TRUCY, respectivement Sénateurs du Gard et du Var, Vice-Présidents du groupe, s'est rendue au Kosovo, en Serbie et au Monténégro du 18 au 22 avril derniers 1 ( * ) . Ce déplacement était destiné à recueillir les avis, souvent divergents, des différents acteurs de la scène politique locale concernant l'avenir à court terme de l' « Union d'Etats » et de la province du Kosovo, administrée par les Nations Unies depuis 1999.

Un an après les violences de mars 2004 au Kosovo et un an avant le probable référendum d'autodétermination au Monténégro, le groupe interparlementaire a pu mesurer l'extraordinaire complexité de la situation d'un pays aux frontières incertaines, où les réflexions d'ordre historique, culturel voire psychologique se substituent aisément à un discours politique rationnel. La stabilité relevée par la Commission européenne, le 11 avril dernier, dans son avis favorable à l'ouverture des négociations en vue d'un Accord de Stabilisation et d'Association est à ce titre toute relative et ne saurait occulter l'absence de perspectives durables pour l'Etat Commun, limité par sa configuration actuelle aux seules questions militaires et diplomatiques, ainsi que la situation précaire du Kosovo, maintenu sous perfusion internationale depuis six ans et où les droits fondamentaux des minorités ne sont assurés que de manière partielle.

Plusieurs angles d'étude ont été distingués lors de l'organisation du déplacement :

• Un an après les violences de mars 2004 au Kosovo, qui soulignaient à la fois la précarité du calme obtenu depuis 1999 et les difficultés rencontrées par la Communauté internationale sur place, le groupe voulait faire le point sur la situation politique et économique de la province. Au travers d'échanges avec les soldats français et les représentants des Nations Unies, le groupe entendait également cerner les perspectives institutionnelle et militaire à court terme ;

• Le déplacement de la délégation devait permettre de dresser un état des lieux de l'identité serbe, constamment remise en cause depuis 15 ans et affaiblie par des séparatismes criants (Kosovo, Monténégro) ou larvés (Voïvodine, Sandjak). La question de l'identité serbe reste la condition essentielle au maintien de la paix dans les Balkans : la perte d'une partie de son territoire pouvant générer un souhait de compensation (l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine) ou un raidissement politique de Belgrade ;

• Le règlement des guerres de sécession comme la genèse de l'Etat Commun ont nécessité une forte implication de la Communauté internationale et notamment de la France dans la région. Cette intervention suscite aujourd'hui une réaction paradoxale au sein des opinions publiques serbo-monténégrine et kosovare : si l'intégration à l'Union Européenne est ressentie comme une priorité, un certain scepticisme prévaut quant aux négociations à venir sur le Kosovo, à la collaboration des pouvoirs publics avec le TPIY ou à l'avenir des institutions communes. La délégation souhaitait mettre en lumière ces divergences d'appréciation et envisager les modalités de l'action européenne en direction de la région ;

• Le groupe désirait également effectuer un tour d'horizon des paysages politiques en Serbie et au Monténégro, marqués par une forte prégnance des partis radicaux et de l'abstention en Serbie et une vie politique monténégrine structurée autour du thème de l'indépendance.

Les membres de la délégation tiennent à exprimer leur sincère reconnaissance à Son Excellence M. Hugues PERNET, Ambassadeur de France en Serbie et Monténégro, à M. Thierry REYNARD, Chef du Bureau de liaison français de Pristina (Kosovo), à M. Jonathan LACOTE, Responsable du Bureau de l'Ambassade de France à Podgorica (Monténégro) ainsi qu'à leurs collaborateurs pour la qualité de leur accueil et l'organisation du déplacement, dont l'architecture a répondu aux motivations du groupe.

Au terme de ce programme riche et varié, alternant audiences traditionnelles, rencontres avec les membres de la société civile et déplacements sur le terrain, la délégation a en effet pu appréhender l'essentiel des problématiques concernant l'avenir du pays et relever l'importance du défi balkanique pour l'Union Européenne, véritable révélateur de l'efficience d'une diplomatie commune. La France, partenaire séculaire de la Serbie, a, à ce titre, un rôle particulier à jouer dans l'obtention d'un consensus sur l'avenir des institutions communes et le statut du Kosovo, où elle ne peut se cantonner à un seul appoint militaire, fut-il essentiel.

Le poème de Sava NEMANJIC, cité en exergue du présent rapport, résume les errements de ce pays sous le régime de Slobodan MILOSEVIC, événements tragiques qui structurent encore l'imaginaire de l'opinion publique internationale. Il témoigne également de la lucidité qui se fait jour à Belgrade et ailleurs sur les exactions commises à cette époque. Loin de dresser un état des lieux idyllique de la situation locale, cinq ans après la chute de l'ancien dictateur, le groupe d'amitié souhaite accompagner le règlement politique et culturel des conflits passés et établir des perspectives d'avenir viables. Celles-ci ne passent pas par un plan préétabli, mais bien par une réflexion globale, locale et régionale, respectueuse des traditions séculaires des peuples concernés mais aussi de leur difficulté à court et moyen terme à penser un avenir commun.

PROGRAMME DU DEPLACEMENT

Lundi 18 avril 2005

15 h 00 : Arrivée de la délégation à Pristina (Kosovo) via Ljubjana (Slovénie)

16 h 00 : Visite du Quartier Général de la KFOR (Film City) et Entretien avec le Général Yves de KERMABON , Commandant de la KFOR

17 h 30 : Entretien avec M. Lufti HAZIRI , Ministre du Gouvernement local au sein du Gouvernement d'autonomie provisoire du Kosovo

18 h 15 : Entretien avec le Directeur du Cabinet de M. Slavisa PETKOVIC , Ministre des Retours au sein du Gouvernement d'autonomie provisoire du Kosovo

19 h 00 : Entretien avec le Préfet Jean DUSSOURD , Représentant spécial adjoint de la MINUK, en charge du Pilier I (police et justice)

20 h 00 : Dîner offert par M. Thierry REYNARD , Chef du Bureau de Liaison Français à Pristina, en compagnie de membres des organisations internationales travaillant au Kosovo et de représentants de la société civile

Mardi 19 avril 2005

7 h 45 : Départ vers Mitrovica

8 h 15 : Entretien avec le Général Philippe HOUBRON , Commandant de la Brigade Multinationale Nord-Est de la KFOR

9 h 30 : Visite des enclaves serbes de Gojbulja et Svinjare

11 h 00 : Briefing du Colonel DUHAU , Responsable du bataillon français à Mitrovica Nord et visite de la ville

12 h 00 : Déjeuner avec M. Oliver IVANOVIC , Député serbe au Parlement du Kosovo.

13 h 30 : Départ vers Belgrade

17 h 00 : Visite des monastères orthodoxes serbes de Manasija et Ravanica

19 h 30 : Arrivée à Belgrade

Mercredi 20 avril 2005

10 h 00 : Réunion avec le groupe d'amitié Serbie-Monténégro - France du Parlement Commun, présidée par Mme Borislava KRUSKA , députée.

11 h 00 : Point de presse au Parlement Commun

11 h 15 : Entretien avec M. Zoran SAMI , Président du Parlement Commun

12 h 15 : Entretien avec M. Vuk DRASKOVIC , Ministre des Affaires Etrangères de l'Etat Commun

13 h 15 : Visite des jardins de la forteresse du Kamelegdan

14 h 15 : Déjeuner offert par le groupe d'amitié Serbie-Monténégro - France du Parlement Commun

16 h 00 : Réunion au Parlement de Serbie présidée par Mmes Knesija MILIVOJEVIC , Présidente du Comité pour l'intégration européenne et Gordona COMIC , Présidente de la Commission des Affaires Etrangères

17 h 00 : Entretien avec M. Vojislav KOSTUNICA , Premier ministre de Serbie

19 h 15 : Réunion de travail à l'Ambassade de France

20 h 00 : Dîner offert par Son Excellence M. Hugues PERNET , Ambassadeur de France en Serbie et Monténégro, en compagnie de membres francophones de la société civile.

Jeudi 21 avril 2005

9 h 00 : Arrivée à Podgorica (Monténégro)

10 h 00 : Entretien avec M. Pedrag BULATOVIC , Président du SNP (Parti Socialiste du Peuple, Opposition)

11 h 00 : Réunion de travail au Centre culturel français de Podgorica

12 h 00 : Entretien avec M. Ranko KRIVOKAPIC , Président du Parlement du Monténégro

13 h 00 : Entretien avec M. Filip VUJANOVIC , Président du Monténégro

14 h 00 : Déjeuner offert par M. le Président du Parlement du Monténégro

16 h 00 : Entretien avec M. Milo DJUKANOVIC , Premier ministre du Monténégro

17 h 00 : Visite de la ville

17 h 30 : Départ vers Belgrade

20 h 00 : Dîner organisé par la Mission Economique de l'Ambassade de France en compagnie d'investisseurs français

Vendredi 22 avril 2005

9 h 00 : Inauguration du nouvel emplacement de la plaque commémorative de la remise de la légion d'honneur à la ville de Belgrade, en compagnie de M. Nenad BOGDANOVIC , Maire de Belgrade

10 h 00 : Visite du Centre culturel français de Belgrade

10 h 45 : Entretien avec M. Radomir DIKLIC , Conseiller diplomatique du Président de l'Etat Commun

12 h 55 : Départ vers Paris

LA SERBIE MONTENEGRO EN QUELQUES CHIFFRES

Géographie et Société

Superficie : 97.000 km²

Population : 10,65 Millions d'habitants

Densité de la population : 89,1 hab/km² en 2002

Croissance démographique : - 0,27 % en 2001

Analphabétisme : 9,5 % en 1991

Population au dessous du seuil de pauvreté : 10,6 %

Economie

PIB : 22,5 Milliards de dollars en 2004

Agriculture : 15,5 % du PIB

Industrie : 28,28 % du PIB

Services : 55,7 % du PIB

PIB / Habitant :

- Serbie : 2.880 dollars

- Monténégro : 2.500 dollars

Taux de croissance : 4-5 % en 2004

Taux de chômage : 20 % en 2004

Taux d'inflation :

- Serbie : 7,8 % en 2003

- Monténégro : 8 % en 2003

Monnaie : Dinar yougoslave en Serbie et Euro au Monténégro et au Kosovo

1 € = 71,4 dinars yougoslaves

Exportations : 2,9 Milliards de dollars (17,2 % du PIB en 2004) - Produits manufacturés (30 %), agroalimentaires (20 %), semi-produits (50 %)

Importations : 7,8 Milliards de dollars (43 % du PIB en 2004) - Biens d'équipement (23,8 %), carburants et matière premières (14 %), produits chimiques (14 %), biens de consommation (48 %)

Clients : Bosnie-Herzégovine (16 %), Italie (14 %), Allemagne (11,6 %), Macédoine (8,9 %)

Fournisseurs : Russie (14 %), Allemagne (13,9 %), Italie (10 %), France (3,7 %).

Endettement extérieur total : 13,81 milliards de dollars

Relations financières multilatérales

Aide de l'Union européenne :

Programme de coopération régionale CARDS : 230 Millions d'euros en 2004 (dont 212 pour la Serbie)

Banque Européenne d'Investissement : programme de 498 Millions d'euros sur la période 1999-2003

Aide macrofinancière : 200 Millions d'euros en 2004 (dons et prêts)

Aide française :

Aide publique au développement : 110 millions d'euros en 2002

I. QUEL DESTIN POUR L'ETAT COMMUN PARRAINE PAR LA DIPLOMATIE EUROPEENNE  ?

A- L'ETAT COMMUN : PROJET DURABLE OU COMPROMIS ?

1. MOTIVATIONS EUROPÉENNES

L'accord de Belgrade du 14 mars 2002, conclu sous les auspices de l'Union Européenne, prévoit le remplacement de la République Fédérale de Yougoslavie, réduite à un binôme Serbie-Monténégro, par un Etat Commun, garant de l'autonomie de chacun des membres et interlocuteur privilégié en vue dans un premier temps de la signature d'un Accord de Stabilisation et d'Association, prélude à l'intégration européenne. La communauté d'Etats est instaurée pour trois ans.

La présence du Haut Représentant de l'Union Européenne pour la Politique Etrangère et de Sécurité Commune à la signature de l'accord révèle le souci constant de l'Union Européenne de conserver une structure commune aux deux anciennes Républiques yougoslaves. Moins de deux ans après la chute de Slobodan MILOSEVIC, l'Etat commun devait permettre de stabiliser la démocratie et d'assurer le respect des droits de l'homme. Conçue comme un laboratoire de l'intégration européenne, l'Union d'Etats vise également à l'établissement d'une économie de marché et d'une zone de libre-échange entre les deux Républiques ainsi que l'harmonisation des législations avec les normes européennes.

En bridant, dans ce nouveau cadre, les aspirations indépendantistes du gouvernement monténégrin, clairement exprimées depuis 1997 au travers d'une économie et d'une diplomatie propres, l'Union Européenne cherche également à maintenir une certaine stabilité dans la région, la scission avec la Serbie pouvant réveiller d'autres séparatismes en Macédoine, Bosnie-Herzégovine ou dans la vallée serbe de Presevo à majorité albanaise. La reconnaissance de l'indépendance monténégrine avait pu apparaître en outre comme un signal donné aux séparatistes albanais au Kosovo, fragilisant l'action conciliatrice des Nations-Unies sur place.

Si l'accord sur les principes d'une Communauté d'Etats assigne à la nouvelle entité des objectifs économiques clairs et un programme à moyen terme, il ouvre également le droit à la sécession unilatérale d'une de ces composantes trois ans après l'adoption de la Charte constitutionnelle commune (clause dite de réexamen). La construction de l'Etat Commun s'effectue donc sur la base de cette contradiction, qui lui confère un caractère relativement précaire. Son fonctionnement dépend de fait du bon vouloir monténégrin et de son souhait de s'impliquer dans un processus qu'il peut remettre en cause au bout de 36 mois. L'extraordinaire fragilité d'un tel dispositif semble démontrer que la sécurité régionale est apparue comme le principal objectif de l'Union Européenne, la mise en place de l'Etat Commun permettant en effet de différer la problématique monténégrine, après règlement des questions kosovare et dans une moindre mesure macédonienne.

2. RÉALITÉ DU PROJET : UN COMPROMIS TEMPORAIRE

Prévue par l'accord de Belgrade pour juin 2002, la Charte Constitutionnelle de la Communauté étatique de Serbie-et-Monténégro est finalement adoptée le 4 février 2003. Ce retard, la définition a minima des compétences du Conseil des Ministres de l'Etat Commun, l'absence de règle claire régissant un principe de subsidiarité entre institutions fédérales et républicaines, comme le système de majorité qualifiée prise en compte pour validation des

votes du Conseil des Ministres ou du Parlement Commun confirment la logique de compromis contenue dans l'accord de mars 2002. Par ailleurs et conformément à celui-ci, le droit à l'autodétermination est ouvert trois ans après l'entrée en vigueur de la Charte, soit en février 2006.

Force est de constater que la Charte tient finalement plus d'un traité que d'une Constitution de type fédéral, à l'image des lois fondamentales allemande ou américaine. Ce texte non soumis au vote des populations concernées, n'est pas l'émanation d'une assemblée ad hoc élue au suffrage universel, mais d'une commission réunissant parlementaires locaux et députés de l'ancien Parlement fédéral agissant sur la base du consensus. Ses compétences lui sont attribuées d'un commun accord par les Etats membres, la révision du texte reposant également sur cette base. La logique intergouvernementale prévaut également dans le domaine de la défense au travers du Conseil suprême de défense. De par ses bases juridiques, la Charte reconnaît donc implicitement son possible éclatement.

La Charte met en place quatre institutions : le Parlement Commun, la Présidence, le Conseil des Ministres et la Cour de Serbie-et-Monténégro. Par son pouvoir de nomination du Président, des ministres et de juges constitutionnels, le Parlement de Serbie et Monténégro est au coeur du dispositif constitutionnel, qui met en place un régime parlementaire poussé, sans véritable séparation entre pouvoirs exécutif et législatif. Le fonctionnement de l'Etat Commun dépend de fait de l'efficience de l'action parlementaire, pourtant handicapée dès l'origine par la Charte.

Les compétences de l'Etat Commun sont réduites aux questions de défense (l'Union dispose d'une seule armée), à la représentation internationale, à la libre circulation des biens et des personnes et au respect des droits de l'homme. Dotée de la personnalité juridique, la Communauté d'Etats représente les deux Républiques, conclut les accords et traités internationaux. La présence de deux délégations séparées à l'OMC est toutefois rendue possible par la Charte. La diplomatie parallèle monténégrine est également reconnue par la Charte qui ne fait pas obstacle au maintien de relations extérieures d'une République avec d'autres Etats 2 ( * ) . La nomination des ambassadeurs est par ailleurs effectuée sur la base de la provenance géographique, un certain nombre de postes étant réservés au monténégrins 3 ( * ) . Le Ministre des Affaires Etrangères, M. Vuk DRASKOVIC, avoue reconnaître à cet égard les nombreuses difficultés à faire émerger une génération de diplomates soucieux de représenter l'Etat Commun et non une seule République.

Les questions touchant aux conflits de compétence sont en principe réglées par la Cour de Serbie-et-Monténégro, également juge de la constitutionnalité des lois communes et républicaines et des requêtes individuelles pour violation des droits garantis par la Charte Constitutionnelle. Les juges, issus en nombre égal des deux Etats membres, sont élus pour six ans par l'Assemblée de Serbie-et-Monténégro sur proposition du Conseil des Ministres et sur critères professionnels. Indépendants, ils ne peuvent être révoqués avant l'expiration de leur mandat.

• Le Parlement Commun

Composé de 126 membres (91 serbes et 35 monténégrins), le Parlement Commun voit son champ d'action déterminé par la Charte Constitutionnelle. Répondant aux compétences attribuées de manière générale à l'Etat Commun, le Parlement adopte les lois portant sur les questions de défense, la représentation extérieure, la libre-circulation intérieure, la définition des frontières et le respect des droits de l'homme. Le mode d'adoption des textes reste cependant sujet à caution : l'exigence de représentativité impose une double majorité (majorité au sein du Parlement et majorité au sein de chaque « groupe Etat ») et crée implicitement un droit de veto.

La composition actuelle du Parlement est la suivante :

Représentants serbes

Représentants monténégrins

• Parti Radical : 30 députés

• DSS : 20 députés

• DS : 13 députés

• G 17 + : 12 députés

• Nouvelle Serbie : 8 députés

• Parti Socialiste : 8 députés

• DPS : 15 députés

• Parti Socialiste (SNP) : 9

• SDP : 4 députés

• Parti Populaire (NS) : 2

• Alliance Libérale : 2 députés

• Parti Démocratique Serbe du Monténégro : 2 députés

• Parti Populaire Serbe : 1

A l'exception des membres des partis gouvernementaux monténégrins (DPS et SDP), voire du G 17 + serbe, la majorité des députés représentés au Parlement Commun sont favorables au maintien de la Communauté d'Etats. Le « groupe » monténégrin est toutefois dominé par les indépendantistes, et constitue donc, compte-tenu des règles de majorité qualifiée, une minorité de blocage potentielle. Par ailleurs, le Président et le Vice-Président de l'Assemblée, élus par leurs pairs, sont issus d'Etats membres différents.

Les députés ont été élus pour deux ans au suffrage universel indirect le 3 mars 2003, proportionnellement à leur représentation dans les parlements républicains. Leur mandat devait se terminer en février 2005, date à laquelle la Charte prévoyait un scrutin au suffrage universel direct. Le refus des monténégrins de convoquer des élections a débouché sur une médiation européenne et la signature le 7 avril 2005 d'un accord prolongeant le mandat des députés jusqu'aux élections législatives de chacun des deux Etats membres. Les élections au Parlement Commun seront alors organisées simultanément. Le scrutin monténégrin est de fait repoussé à octobre 2006, les élections générales serbes à décembre 2007. Conformément au souhait des monténégrins, les deux Etats membres conservent le droit d'organiser un référendum d'autodétermination avant la tenue de ce scrutin.

Le report des élections au Parlement Commun fragilise un peu plus la crédibilité de cette institution. Le suffrage indirect utilisé en mars 2003 pour la désignation de ses membres ne renforce pas sa représentativité par rapport aux parlements républicains. La demande de coopération technique parlementaire poussée formulée par ceux-ci accrédite un peu plus l'idée d'un décalage entre la théorie fédérale et la réalité locale 4 ( * ) . La mise en place d'un comité pour l'intégration européenne au sein des deux Parlements souligne en effet la captation par les institutions locales de l'essentiel des prérogatives communes 5 ( * ) . Contesté et non renouvelé, le Parlement commun symbolise un peu plus un Etat Commun, circonscrit aux domaines militaire et diplomatique, sans réelle perspective et peu en phase avec l'objectif européen qui lui était assigné.

• Le Président et le Conseil des Ministres

Le Président de l'Etat commun de Serbie-et-Monténégro est élu pour quatre ans par les membres du Parlement commun lors de sa séance constitutive, sur proposition du Président et du Vice-Président du Parlement commun. Il ne peut être issu du même Etat Membre que le Président du Parlement. Le Président de Serbie-et-Monténégro ne peut pas être du même Etat membre deux fois consécutives. Le Président représente l'Etat commun, préside le Conseil des Ministres, proclame les lois et convoque l'élection du Parlement. Responsable devant celui-ci, il peut être contraint à la démission en cas de violation de la Charte constitutionnelle. La dissolution de l'Assemblée de Serbie-et-Monténégro signifie également la fin de son mandat.

Le Président est membre du Conseil suprême de défense, composé également des Présidents des deux Républiques. Le Conseil représente le commandement en chef de l'armée et inscrit ses décisions dans le cadre de la stratégie de défense entérinée par le Parlement. Ce conseil prend ses décisions sur la base du consensus.

Le Président est assisté du Conseil des Ministres, composé de cinq membres (affaires étrangères, défense, relations économiques extérieures, relations économiques intérieures, droits de l'homme et des minorités), investis par le Parlement pour 4 ans sur proposition du Président. Sur les cinq membres, deux doivent être issus du même Etat membre que le Président de Serbie et Monténégro. Les titulaires des portefeuilles de la défense et des affaires étrangères, comme leurs suppléants 6 ( * ) doivent également être issus chacun de l'une des deux Républiques. Les textes préparés par les ministres sont adoptés de façon collégiale par le Conseil et le Président à la majorité des voix. En cas d'égalité, plausible dans le cadre d'une structure réunissant un nombre équivalent de votants par Etat membre, la voix du Président est considérée comme prépondérante, si au moins un ministre issu d'un Etat différent de celui du Président vote dans le même sens. Ce droit de veto implicite fragilise là encore l'efficacité de l'action de l'Etat Commun. On notera, à ce titre, que le portefeuille important des Relations économiques internes est attribué à M. Amir NURKOVIC, issu du SDP monténégrin, membre de la coalition gouvernementale et hostile à l'accord de Belgrade.

3. LES DIFFICULTÉS D'APPLICATION DE LA CHARTE

La nomination de personnalités consensuelles et charismatiques, soutiens des accords de Belgrade, à la Présidence de l'Etat Commun, au Ministère des Affaires Etrangères ou à la Présidence de l'Assemblée, ne saurait occulter l'absence de consistance de l'Etat commun. Volontaires ou non, les violations de la Charte constitutionnelle sont nombreuses et peu sanctionnées. On citera notamment l'absence de drapeau et d'armoiries communs, la non conformité des Constitutions républicaines à la Charte, l'absence de loi sur la propriété de la communauté étatique, la nomination de deux serbes aux ministères des Affaires Etrangères et de la Défense ou la localisation de la Cour de Justice à Belgrade et non à Podgorica comme prévu par le texte constitutionnel, ces deux derniers écarts ayant été sciemment acceptés par les monténégrins, favorables à un pourrissement de la situation. En l'absence de pouvoir de contrainte accordé à l'Etat Commun ou de calendrier clairement établi, la Charte constitutionnelle est vouée à rester lettre morte sur les domaines clés de l'harmonisation des législations et l'ouverture d'un véritable marché commun. Seule l'action militaire et diplomatique tendent à échapper à cette léthargie, réserve faite des structures parallèles décelées au sein des Républiques.

Prenant acte du maintien d'obstacles à la réalisation d'un marché commun, matérialisés par un régime douanier distinct (à la différence des Serbes, les Monténégrins se placent dans une perspective totalement libre-échangiste) et une monnaie différente (les Monténégrins utilisent l'euro, les Serbes le dinar yougoslave), l'Union Européenne a finalement modifié son approche quant à l'ouverture des négociations en vue d'un Accord de Stabilisation et d'Association. Après avoir initialement repoussé le résultat de l'étude de faisabilité d'un ASA à la fin de 2003, faute d'un fonctionnement satisfaisant de l'Etat commun, notamment sur le plan de l'harmonisation économique, la Commission change d'optique en juillet 2004 pour adopter une approche différenciée selon les Républiques ( twin track ) et aboutir à un avis favorable le 12 avril 2005. Ce constat d'échec implicite légitime pour partie les aspirations indépendantistes présentes au sein des deux parties et plus particulièrement au Monténégro.

B - MONTÉNÉGRO : QUELLE CHANCE POUR L'INDÉPENDANCE ?

Largement accepté en Serbie, l'Etat Commun ne suscite pas la même adhésion au Monténégro, conforté dans sa démarche indépendantiste par la reconnaissance internationale acquise à la fin des années quatre-vingt dix.

1. MYTHES ET RÉALITÉS DE L'INDÉPENDANTISME MONTÉNÉGRIN

Le séparatisme monténégrin ne tire pas directement parti de conditions géographiques, démographiques ou ethniques spécifiques. Petit territoire (13.812 km²), le Monténégro est, en effet, avec 672.000 habitants, moins peuplé que la province autonome de Voïvodine. La réalité d'un groupe ethnique monténégrin est également sujette à caution.

Lors de leur conquête des territoires balkaniques au VIIe siècle, les Serbes s'installèrent dans une vaste région qui s'étend de l'actuelle Belgrade aux côtes de l'Adriatique. Les victoires ottomanes de la fin du XIVème siècle séparent Serbes du nord placés sous domination directe de la Sublime Porte et Serbes du sud, protégés par le relief montagneux (massif du Durmitor). Isolés autour de Cetinje, au pied du mont Lovtchen, et placés au XVème siècle sous suzeraineté théorique des Turcs, les Serbes mettent progressivement en place une théocratie élective, destinée à fédérer les quelques trente tribus qui peuplent la région. Le XVIIIème siècle est marqué par l'établissement d'un pouvoir central fort et moderne, autour de la dynastie des NJEGOS. Pierre Ier, dont le règne s'étend de 1782 à 1830, promeut ainsi une assemblée représentative et une organisation judiciaire codifiée et novatrice. Sa politique étrangère est fondée sur la poursuite de l'alliance poussée avec la Russie et la lutte contre Istanbul, obtenant des Ottomans une reconnaissance de l'indépendance de son territoire en 1799. Le développement du pays, reconnu par la France et l'Autriche et dont le régime est désormais laïc, est poursuivi par ses successeurs Pierre II et Nicolas Ier. Ce dernier obtient du Congrès de Berlin de 1878 la reconnaissance internationale de sa principauté et des extensions territoriales au Nord, à l'Est (annexion de Podgorica) et au Sud (ports d'Antivari et Dulcigno). Le Monténégro est officiellement érigé en royaume en 1910. Allié aux serbes dans les guerres balkaniques et contre Vienne, son territoire est envahi par l'armée autrichienne en 1915, puis intégré au Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes (rebaptisé royaume de Yougoslavie en 1929) créé à l'issue du premier conflit mondial, sans autre forme de reconnaissance. Parenthèse faite du régime fantoche mis en place par les Italiens en 1941 7 ( * ) , le Monténégro ne retrouve son autonomie qu'en 1945, date à laquelle il devient une des six Républiques fondatrices de la Yougoslavie titiste.

La spécificité monténégrine tient de fait plus à son pragmatisme historique, à son autonomie préservée contre l'envahisseur (les Monténégrins sont alliés des Russes lors des guerres d'Illyrie contre les armées napoléoniennes) et au développement concomitant de structures politiques, économiques et juridiques propres, qu'à des critères ethniques, voire culturels 8 ( * ) . Le XIXème siècle a par ailleurs légitimé le décalage entre la taille de ce territoire et son écho sur la scène internationale. Cet orgueil national est un des arguments importants du courant indépendantiste, qui relève également que le Monténégro est la dernière République yougoslave à faire sécession. L'opposition frontale, pour partie opportuniste, de certains membres du gouvernement monténégrin au régime de Slobodan MILOSEVIC après les Accords de Dayton a réveillé ce sentiment, permettant d'ériger le Monténégro en contre-exemple d'une Serbie ultra-nationaliste et nostalgique, option largement autonomiste légitimée par la Communauté internationale au travers des aides financières étrangères accordées en 1999-2000.

La thèse indépendantiste dite « civique » se fonde sur cette perception politique, déniant toute valeur selon Milo DJUKANOVIC à un quelconque nationalisme romantique issu du XIXème siècle. Elle s'appuie paradoxalement sur le projet multi-culturel yougoslave mis en oeuvre par TITO. Yougo-nostalgiques mais prenant acte de l'action des serbes au Kosovo, les indépendantistes monténégrins mettent en avant l'harmonie trouvée au Monténégro entre les diverses communautés qui le composent. Le recensement de 2003 a en effet dénombré 71 % de Serbes (30 %) et de Monténégrins (40 %), 7 % d'Albanais (concentrés au sud du pays) et 14,6 % de Bosno-musulmans (résidant dans le sud) 9 ( * ) . Les scrutins ne mettent pas en avant de vote communautaire, les partis dits civiques (au premier rang duquel ont trouve le SDP du Président du Parlement, M. Ranko KRIVOKAPIC) captant l'essentiel des voix. Sur les 4 députés d'origine albanaise, 2 seulement sont affiliés à des formations spécifiquement albanaises. Les groupes bosniaques ne sont quant à eux pas représentés faute d'audience (le seuil électoral pour entrer au Parlement est fixé à 3 % des voix). Le conflit kosovar a d'ailleurs été l'occasion pour le gouvernement monténégrin de démontrer son attention aux minorités en accueillant 130.000 réfugiés albanais. Le Monténégro compte toujours 13.300 réfugiés et 18.000 déplacés. La langue albanaise est en outre officiellement enseignée au sein du système éducatif monténégrin, un département universitaire spécifique a également été ouvert à Podgorica. Le soutien des minorités au processus indépendantiste apparaît en conséquence logique, la perspective d'un poids plus important au sein d'un micro-Etat n'étant pas non plus à écarter de leurs motivations.

Le projet civique assimile encore la Serbie au régime de Slobodan MILOSEVIC. La collaboration délicate de Belgrade avec le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie comme les difficultés serbes à trouver un compromis sur l'avenir du Kosovo sont envisagées comme une manifestation d'un nationalisme peu en phase avec les réalités multiculturelles de l'ex-Yougoslavie et responsable du retard dans l'ouverture des négociations en vue de l'établissement d'un Accord de Stabilisation et d'Association avec l'Union Européenne. Par le prisme de l'Etat Commun, les erreurs de Belgrade sont supposées affaiblir le développement monténégrin, le maintien d'une Union étant perçu comme une compensation européenne à la probable perte du Kosovo. L'Etat Commun apparaît à cet égard doublement coûteux, tant au niveau de la modernisation du pays que sur le plan financier : la contribution budgétaire est notamment jugée trop importante au regard du poids relatif du Monténégro. La fourniture de 7.500 hommes à l'armée commune est ainsi vivement critiquée, l'image de l'ancienne armée yougoslave étant de surcroît négative auprès de la population locale depuis les guerres contre les Croates et les Bosniens. Le Monténégro souhaiterait en cas d'indépendance conserver un corps militaire limité à 1.000 hommes. L'absence de similitude entre les objectifs économiques des deux Républiques, les Monténégrins étant, à la différence des Serbes, les adeptes d'une libéralisation poussée, justifie également à leurs yeux l'abandon de l'Etat Commun et des intégrations séparées au sein de l'Union Européenne.

A coté de cette optique « citoyenne », majoritaire, le courant indépendantiste développe également une option plus ethnique. Sans verser dans le scientisme de certains groupuscules (on citera l'Académie Djuklienne ou l'ONG Racines) qui tentent de déterminer un Monténégrin ethniquement pur, alliant origines slaves et romaines, le gouvernement a rebaptisé l'enseignement du serbe « enseignement de la langue maternelle ». Le recensement de 2003 établit par ailleurs une distinction entre Serbes (30 % de la population) et Monténégrins (40 %). L'adhésion à la nationalité monténégrine n'est pas pour autant représentative : la principale figure de l'opposition anti-indépendantiste, Pedrag BULATOVIC, s'est lui-même déclaré Monténégrin pour souligner que tous les Monténégrins n'étaient pas sécessionnistes. Il convient d'ailleurs, au regard de ces chiffres, de s'interroger sur le résultat du prochain référendum d'autodétermination : l'adhésion à la nationalité monténégrine n'est pas majoritaire, un succès passe donc automatiquement par l'appui des minorités.

La dimension symbolique n'est pas non plus absente de ce débat. Rompant avec les exigences de l'Etat Commun, le Monténégro possède un nouveau drapeau depuis juillet 2003, alliant des éléments de l'ancien drapeau de la Principauté monténégrine à l'héraldique de la dynastie NJEGOS. Conscient de la capacité de nuisance de l'Eglise orthodoxe serbe, opposante au projet de scission, dans un pays pourtant peu pratiquant, bien que 75 % de la population se déclarent orthodoxes, le gouvernement a contribué à l'émergence d'une Eglise monténégrine, qui ne dispose pour l'instant que d'une faible audience (1/3 des fidèles).

(drapeau monténégrin)

2. UNIS VERS L'INDÉPENDANCE ?

La vie politique au Monténégro est structurée autour de deux blocs cohérents : l'alliance indépendantiste DPS - SDP (issu de l'ancienne Ligue des communistes, le DPS de M. Milo DJUKANOVIC, actuel Premier ministre, est classé au centre-gauche comme la SDP d'inspiration social-démocrate) d'une part et l'opposition regroupée dans la coalition « Ensemble pour les changements » rassemblant le Parti Socialiste Populaire (SNP) de M. Pedrag BULATOVIC, frange anti-indépendantiste du DPS, autonome depuis 1997, le Parti Populaire (NS), proche de l'Eglise orthodoxe serbe et soutien de M. DJUKANOVIC jusqu'à la chute de Slobodan MILOSEVIC, et le Parti Populaire Serbe (SNS) parti ultra nationaliste serbe. Le clivage s'effectue autour de la question de l'indépendance du Monténégro, thème de campagne du DPS, à laquelle la coalition « Ensemble pour les changements » est hostile.

A ces deux blocs, s'ajoutait jusqu'en mars 2005 l'Alliance Libérale (LSCG) de M. Miodrag ZIVKOVIC (30 % des voix aux dernières élections présidentielles), parti ultra-indépendantiste militant pour la reconnaissance d'une véritable nationalité monténégrine, niant l'appartenance des monténégrins à l'ethnie serbe. Placée dans l'opposition et divisée, cette formation s'est auto-dissoute.

On notera également l'émergence du GP (Groupe pour le changement) d'inspiration libérale et dont les membres issus de la société civile s'attachent à démontrer la dimension annexe du problème du statut au regard des difficultés économiques (20 % de la population en dessous du seuil de pauvreté). Disposant d'un seul siège au Parlement, elle soutient la politique gouvernementale. A ces groupes, il convient d'ajouter les représentants de la minorité albanaise (la Ligue démocratique des Albanais du Monténégro et l'Union démocratique des Albanais du Monténégro de M. Ferhat DINOSA sont représentées par 2 députés).

La répartition des sièges au Parlement monténégrin (75 députés) est la suivante :

Indépendantistes : 45 sièges

Fédéralistes : 30 sièges

DPS - Parti démocratique des socialistes : 31

SDP - Parti Social Démocrate : 7

GP - Parti Civique : 1

DSCG - Ligue Démocratique des Albanais du Kosovo : 1

DUA - Union démocratique des Albanais : 1

Membres de l'ancienne Alliance libérale du Monténégro : 4

SNP - Paris socialiste du Peuple : 19

NS - Parti du Peuple : 5

SNS - Parti du peuple serbe : 6

Le DPS reste le parti majoritaire au Monténégro. En sont issus MM. Svetozar MAROVIC, Président de l'Etat Commun, Filip VUJANOVIC, Président du Monténégro et Milo DJUKANOVIC, Premier ministre, charismatique fondateur du DPS. M. DJUKANOVIC, figure emblématique de la lutte contre Slobodan MILOSEVIC à partir de 1997, occupe des fonctions au sein du gouvernement monténégrin (alternativement Premier ministre et Président de la République) depuis 1991 10 ( * ) . Jeune cadre de la révolution anti-bureaucratique lancée par Belgrade en 1988, soutien du régime lors du conflit opposant les Serbes aux Bosno-Croates, M. DJUKANOVIC développe après 1995 un discours critique sur la Yougoslavie sous domination serbe, prônant l'indépendance de sa République, comme seule garantie pour la coexistence pacifique des minorités la composant. Cette opposition ouverte se traduit par le blocus serbe de 1999, le développement de structures internes propres (douanes, police, monnaie), une scission au sein du DPS rejetant les fidèles de Belgrade, conduits par l'ancien Président de la République, Momir BULATOVIC, dans l'opposition et une forme de reconnaissance internationale.

Proeuropéenne, l'alliance DPS-SDP promeut une politique de réformes ambitieuses depuis deux ans dans le cadre des programmes de soutien de la Banque Mondiale et de l'OSCE. Ainsi, le deutsche mark puis l'euro ont été introduits comme moyen de paiement. Malgré le coût social de telles restructurations, le Premier ministre ne voit pas sa popularité directement atteinte. Il est toutefois opportun de s'interroger sur la capacité de M. DJUKANOVIC à conforter son poids politique après une éventuelle accession à l'indépendance du Monténégro, tant il semble tirer l'essentiel de son autorité de son discours à la fois modéré et ferme sur l'avenir à court terme des institutions communes et sur la situation transitoire dans laquelle est placée son pays. Ses partenaires du SDP, comme certains membres du DPS, ont d'ailleurs déjà contesté l'autorité du Premier Ministre lors de la signature de l'accord de Belgrade, lui reprochant sa prudence. La domination du DPS, et plus particulièrement celle de M. DJUKANOVIC, est de surcroît entachée par des affaires de corruption et de trafics (essentiellement de cigarettes, carburants et devises) dont le développement gangrène tout l'appareil d'Etat : le ministère de la Santé s'est ainsi retrouvé en 2003 au coeur d'une affaire de trafic de don d'organes. Un temps cité par des tribunaux italiens lors d'instructions visant un trafic de cigarettes, M. DJUKANOVIC reconnaît que la contrebande a permis au Monténégro de contourner les difficultés liées aux blocus des années quatre-vingt dix.

Si la vie politique monténégrine se structure autour des aspirations indépendantistes, la personnalité de M. DJUKANOVIC cristallise également nombre de rancoeurs chez ses anciens alliés de la Ligue des communistes ou du DPS. Le groupe d'amitié a pu noter au cours de ses contacts avec les membres de l'opposition que le discours anti-indépendantiste était souvent doublé d'attaques personnelles violentes contre le Premier ministre, suspecté de privilégier voire de confondre ses intérêts personnels avec ceux du Monténégro, la reconnaissance internationale de la petite République lui permettant d'acquérir une forme d'immunité.

(M. Milo DJUKANOVIC et Mme Monique PAPON)

privilégier voire de confondre ses intérêts personnels avec ceux du Monténégro, la reconnaissance internationale de la petite République lui permettant d'acquérir une forme d'immunité. Cette option ad hominem ne saurait cacher les ambiguïtés qui traversent l'opposition, tiraillée entre modérés partisans de l'Union d'Etats, ultra-nationalistes serbes et fidèles de l'ancien régime yougoslave, qui fragilisent une partie de sa crédibilité. Le boycott des deux derniers scrutins présidentiels, ou son absence aux débats parlementaires lors de la session 2003-2004, ne pose pas l'opposition en alternative crédible au gouvernement actuel. Les dernières élections municipales ont d'ailleurs souligné sa faible emprise dans des villes supposées pro-serbes. La relative passivité du modéré SNP, élément moteur de l'opposition, sur la question du référendum trahit une stratégie désormais fondée sur la prudence, acceptant la possibilité d'une scission avec la Serbie et la redéfinition concomitante de la donne politique sur la scène monténégrine. L'appel du SDP à un gouvernement d'union nationale avec les éléments modérés du SNP au lendemain du référendum, formulé devant le groupe d'amitié, confirme cette option. Le SNP laisse donc à la frange la plus radicale de l'opposition, appuyée par l'Eglise orthodoxe serbe, le soin de contester l'organisation du référendum. Pour autant, cet appel au maintien de l'Etat Commun ne représente pas une adhésion complète au projet européen présenté par M. Javier SOLANA, dont le rôle au sein de l'OTAN lors des bombardements de 1999 est toujours dénoncé.

3. UN RÉFÉRENDUM INÉVITABLE

Conformément aux dispositions de la Charte constitutionnelle, le Gouvernement monténégrin peut organiser, trois ans après l'entrée en vigueur de la Charte constitutionnelle, un référendum d'autodétermination, « en tenant compte des standards démocratiques internationalement reconnus ». Les contacts du groupe d'amitié avec les représentants de la majorité en place ont confirmé la tenue de ce scrutin en avril 2006. La mise en oeuvre de cette consultation suscite un relatif consensus au Monténégro. La principale divergence entre les indépendantistes et les modérés du SNP tient au calendrier. Ces derniers souhaitent pour l'instant une inversion du calendrier électoral prévu, en plaçant le référendum après les élections générales prévues à l'automne 2006. Cette différence de point de vue toute relative ne peut masquer un accord global sur les conditions juridiques de la consultation populaire. Celles-ci, établies en accord avec l'OSCE et le Conseil de l'Europe, prévoient notamment la limitation du corps électoral aux citoyens résidant et inscrits au Monténégro depuis deux ans et exigent un seuil de participation fondé sur le pourcentage des électeurs inscrits.

Ces deux conditions satisfont tant les indépendantistes que leurs opposants, la première écartant un million de votants, résidant pour l'essentiel en Serbie et peu favorables à l'indépendance, l'exigence d'un quorum de votants (50 % +1) laissant la possibilité à l'opposition d'appeler au boycott et invalider ainsi le scrutin. La médiation européenne du 7 avril 2005 place l'Union en observateur privilégié des conditions et du déroulement du scrutin. Plus que la vérification de l'absence de bourrages d'urnes 11 ( * ) , l'Union par la voix de son Haut Représentant s'interroge sur l'exigence d'une majorité qualifiée en faveur de l'indépendance. Fondée sur un pourcentage des électeurs inscrits ou des suffrages exprimés, cette majorité serait une évaluation qualitative de la réponse donnée, risquant de générer de graves tensions en cas de non adéquation entre majorité numérique et majorité juridique. Il apparaît clair que la responsabilité de l'appréciation du résultat du scrutin doit incomber au gouvernement monténégrin sur la base de critères uniquement politiques.

Si le message indépendantiste du gouvernement monténégrin est clair, on peut toutefois relever un certain pragmatisme quant à son application, comme le souligne la recherche d'un consensus avec l'opposition sur les modalités de la consultation. Le souhait de ne pas dramatiser l'enjeu, alors que le résultat promet d'être serré et la volonté de ne pas susciter l'hostilité de l'Union Européenne justifient cette souplesse. Deux éléments corroborent cette perception. D'une part, le choix de la date de la consultation qui a posé problème jusqu'à la fin 2004 : l'accord de Belgrade prévoyant déjà la clause de retrait au bout de trois ans, certains membres de la majorité souhaitaient organiser la consultation en mars 2005. Après négociations, le gouvernement monténégrin a finalement accepté de repousser le scrutin en 2006. D'autre part, le projet d'Union d'Etats Indépendants formulé par le même gouvernement et adressé à son homologue serbe le 22 février 2005 traduit une volonté de minimiser la portée de la scission et de permettre une consultation populaire simultanée au sein des deux entités, destinée à légitimer le choix monténégrin. La structure préconisée conserve un Parlement commun, désormais composé de représentants des Parlements locaux, et substitue au Conseil des Ministres une Commission formée d'un président et de trois membres. Les compétences de cette Union sont principalement circonscrites aux Affaires Etrangères et à la Défense. Le texte maintient les principes de libre circulation des personnes, marchandises et capitaux et d'égalité des droits des citoyens des deux Républiques.

4. INDÉPENDANCE ET AVENIR

L'Union d'Etats Indépendants telle que présentée par le gouvernement monténégrin prend acte de la faiblesse actuelle de l'Etat Commun et de la nécessité d'une réforme de ses fondements. Rédigée dans une optique indépendantiste, elle trahit néanmoins la crainte monténégrine d'un retour à l'anonymat qu'occasionnerait la scission. Placé sur un plan d'égalité avec la Serbie, surreprésenté au regard de sa population au sein des institutions communes (la Serbie compte environ 7 millions d'habitants), le Monténégro bénéficie d'une exposition internationale inconnue jusqu'alors. Le maintien d'une diplomatie et d'une défense communes satisferaient à cet égard le désir monténégrin d'intégration de l'OTAN. Les principes de liberté de circulation et d'égalité des droits garantissent aux Monténégrins l'usage gracieux des infrastructures hospitalière et éducatives serbes ainsi qu'une représentation diplomatique théoriquement incompatible avec leur poids politique. Une indépendance stricte supposerait un statut totalement différent et la perte de ces avantages, alors que l'adhésion à la nationalité monténégrine, minoritaire, est principalement liée à des considérations pour l'essentiel pragmatiques. L'Union d'Etats Indépendants, ouverte à terme à la Macédoine, comme le forum des Parlements des Balkans (Albanie, Serbie, Macédoine, Croatie, Slovénie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Roumanie, Bulgarie...), réuni à Cetinje à l'initiative de M. KRIVOKAPIC, apparaissent comme des tentatives de création d'une autre Union, de type européen, permettant de mutualiser les ressources, dans une optique véritablement yougonostalgique.

Le souhait de ne pas se heurter frontalement à l'Union Européenne apparaît très clair au sein d'un gouvernement majoritairement proeuropéen. Si les indicateurs semblent en net progrès (l'inflation a été ramenée de 8 % en 2003 à 3 % début 2005, le déficit budgétaire s'élève à 2,1 % du PIB 12 ( * ) ), la structure économique actuelle reste trop dépendante des marchés américain et russe et laisse encore une belle place aux commerces parallèles (le Monténégro est au carrefour des trafics du Sandjak et du Kosovo, le port de Bar assurant le transit maritime à destination de l'Europe Occidentale). 80 % des exportations monténégrines sont ainsi liées au combinat d'aluminium KAP, dont 98 % des ventes sont effectuées en direction du conglomérat américain GLENCOR basé en Suisse. Lourdement endetté, vieilli, le groupe, qui n'a pas bénéficié de l'augmentation récente du prix de l'aluminium, est en passe d'être racheté par une entité russe, au terme d'un appel d'offres international. M. Milo DJUKANOVIC a rappelé au groupe d'amitié qu'aucun candidat européen ne s'était manifesté. Le gouvernement monténégrin semble néanmoins peu enthousiaste à l'égard de l'entrée massive de capitaux russes dans son pays. Cependant, l'ultralibéralisation du pays permise par l'adaptation de son corpus législatif, vise tous les secteurs, notamment agricoles (vignobles et forêts), et attire ce type de financement. Le tourisme local (17 % du PIB) est également principalement tourné vers la Russie, tant au niveau des investisseurs que des visiteurs. La volonté affichée par le gouvernement de développer le secteur du tourisme sur le modèle croate (objectif 43 % du PIB en 2010) passe notamment par l'ouverture à l'Europe.

C - QUELLE POSITION POUR L'UNION EUROPÉENNE ?

L'essentiel de ses prérogatives rogné, son fonctionnement vicié, soumis à court terme à un risque d'éclatement qu'il était censé repousser voire annihiler, l'Etat Commun, ce compromis diplomatique européen ne répond plus aux attentes de ses concepteurs. Il semble par conséquent nécessaire que la politique européenne ne se focalise pas sur une défense obstinée de l'Union d'Etats mais anticipe une scission plausible dès 2006, malgré la faiblesse de certains arguments monténégrins (notamment sur l'image de la Serbie). L'intervention, pour partie légitime, du commissaire européen en charge de l'élargissement Olli REHN en déplacement à Podgorica le 20 avril 2005, indiquant que l'indépendance monténégrine conduirait au ralentissement du processus d'adhésion, ne peut en aucun cas être une ligne de conduite intangible en cas de scission effective avec la Serbie. Ce choix de la dramatisation est également celui de M. Javier SOLANA, suscitant logiquement l'hostilité du gouvernement monténégrin et des médias, qui ont dénoncé une attitude colonialiste. Il est de surcroît manifestement en décalage avec la position retenue en juillet 2004 et confirmée en avril 2005 prévoyant une approche différenciée en matière économique, position finalement voisine de la proposition d'Union d'Etats Indépendants formulée par Podgorica.

L'absence de dépendance économique vis à vis de l'Union européenne, l'afflux de capitaux russes comme la collusion possible entre pouvoir politique et économie parallèle ne font pas de l'adhésion européenne une priorité absolue pour une partie des Monténégrins, hostiles à l'Etat Commun, rebaptisé ironiquement « Solania ». Une solution de rechange faisant du Monténégro une zone franche ou un paradis fiscal au coeur de l'Union européenne, jugée anti-monténégrine, est de fait plausible. Elle contredirait in fine l'objectif initial de l'Union européenne de rétablir la stabilité régionale, assurer un développement économique sain et sécuriser ses frontières.

La scission a déjà été anticipée par les Etats-Unis, dont le consulat sur place tient plus de l'Ambassade que d'un simple bureau de liaison. Moscou soutient ce séparatisme, considérant notamment les séparatismes balkaniques comme un laboratoire pour une balkanisation des anciennes Républiques soviétiques qui tendent à s'éloigner de l'orbite russe (Géorgie). Au sein de l'Union Européenne, l'Italie semble également devancer le résultat électoral, en préconisant une politique diplomatique et économique visible 13 ( * ) . Il conviendrait donc d'observer avec prudence les prochains développements, sans préjuger d'un quelconque résultat. A ce titre, l'exigence juridique européenne concernant le référendum, mise en avant dans l'accord du 7 avril 2005, ne peut non plus dénier toute valeur aux avis du Conseil de l'Europe et de l'OSCE, qui ont servi de base au compromis institutionnel de mars 2003. Elle risque également de fragiliser le nécessaire consensus politique local sur la tenue de la consultation, gage de stabilité au sein de la petite République. L'Union Européenne est finalement confrontée à la logique d'un texte qu'elle a contribué à mettre en avant. Son souhait plus ou moins affiché de repousser ou de dramatiser son application brouille désormais l'image de médiateur régional, dont elle use depuis le sommet de Zagreb de novembre 2000. Le statu quo n'est pourtant plus une option viable à court terme.

Le référendum d'autodétermination est de fait presque nécessaire, il clarifiera la position des uns et des autres, et permettra en cas de résultat négatif une relance de la dynamique unioniste, sur de nouvelles bases, cette fois-ci populaires. La rédaction d'une véritable Constitution, au sens juridique du terme, serait alors envisageable A l'inverse, une scission devra être analysée comme l'application du principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. L'approche différenciée de la Commission sur le dossier serbo-monténégrin souligne déjà en creux que l'indépendance de la petite République ne préjuge en rien des ses performances économiques et de sa capacité politique à s'intégrer à terme au sein de l'Union Européenne.

(affiche gouvernementale monténégrine

rappelant la vocation européenne du petit Etat)

Une scission en 2006, année de négociations sur le statut futur du Kosovo constituerait néanmoins un échec pour l'Union Européenne, au regard de ses motivations initiales : l'Etat Commun était en effet pour partie destiné à éviter une indépendance simultanée du Monténégro et du Kosovo.

II. LE KOSOVO VERS L'INDEPENDANCE CONDITIONNELLE ?

L'attachement des Serbes au Kosovo relève des domaines historique et symbolique, plus que de réalités démographiques. Cette crispation sur un passé souvent révisé se traduit encore dans le discours serbe par une rigueur langagière, rencontrée chez chacun des interlocuteurs de la délégation tant à Mitrovica qu'à Belgrade, associant mécaniquement Kosovo et Metohija (partie ouest du Kosovo) par opposition sémantique à la République du Kosovo appelée de leurs voeux par les indépendantistes Albanais. Tout aussi anecdotique qu'il puisse être, ce blocage révèle le caractère extrêmement délicat des négociations menées sur l'avenir de la province, rendues encore plus ardues par les violences de mars 2004. L'attention portée à l'antagonisme albano-serbe ne doit pas non plus écarter la situation tragiques d'autres minorités (Turcs, Gorans ou Serbes islamisés, musulmans non Albanais et Roms Ashkalis ou Egyptiens), inlassables victimes de l'instabilité de ces dix dernières années (100.000 roms ont quitté le Kosovo depuis 1991, 50.000 seraient encore présents, parqués pour l'instant dans des camps de transits promis à la fermeture). La perception occidentale de ce conflit ne saurait non plus se focaliser sur un prétendu choc des civilisations, tant les enjeux locaux apparaissent tout autres. Aucune dynamique islamiste radicale n'est en effet encore observée dans la province et seule une persistance de la phase transitoire pourrait ouvrir de telles perspectives 14 ( * ) .

Région habitée par les Albanais et les Valaques, puis foyer de peuplement slave entre le VIIème et le Xème siècle, partie intégrante de l'Etat serbe depuis le XIIème siècle, le Kosovo est considéré comme le berceau de la civilisation serbe depuis la défaite des armées du Prince Lazar contre les Ottomans en 1389 lors de la bataille du Champ des Merles (Kosovo-Polje). Placé dès lors sous domination ottomane, le territoire enregistre de nombreuses conversions de Slaves orthodoxes et d'Albanais catholiques à l'islam, sans pour autant que le culte orthodoxe ne soit pas toléré et sans enregistrer d'exode massif en direction de la Serbie. La majorité albanaise, structurée politiquement au sein de la Ligue de Prizren à partir de 1880, appelait de ses voeux la création d'une grande Albanie.

L'indépendance de l'Albanie acquise en novembre 1912 ne prévoit toutefois pas l'intégration du Kosovo, occupé militairement par les Serbes à l'issue des guerres balkaniques. La Conférence des Ambassadeurs tenue à Londres en 1913 puis le Traité de Saint-Germain en Laye (1919) confirment l'intégration du Kosovo au sein de l'entité yougoslave. Province rattachée à la Serbie, son autonomie est reconnue par les Constitutions yougoslaves de 1946 et de 1963 puis étendue en 1974 après les émeutes étudiantes de 1968. Le Kosovo devient une véritable entité politique, dotée d'une Assemblée et d'un gouvernement. En application du principe de proportionnalité, l'accès aux emplois ou à l'enseignement supérieur se font en fonction de l'importance relative de chacune des populations (80 % d'Albanais, 20 % de Serbes en 1974). La proximité avec l'Albanie permet des échanges soutenus avec Tirana, notamment par l'intermédiaire de l'université de Pristina.

Les émeutes de 1981 soulignent néanmoins l'émergence d'un mouvement nationaliste albanais, de plus en plus radical et violent. Réponse radicale, la « serbisation » entreprise en 1989 avec l'arrivée au pouvoir de Slobodan MILOSEVIC conduit à l'abrogation du statut d'autonomie, au déploiement de l'armée fédérale dans la province et à la suspension du bilinguisme. La majorité albanaise (1,6 millions d'Albanais en 1998) organise dès lors une véritable contre-société parallèle, dotée d'un gouvernement, d'une assemblée, de systèmes de

soins et d'enseignement. Le compromis du 2 septembre 1996 signé entre le Président yougoslave et M. Ibrahim RUGOVA, leader pacifiste des Albanais, aboutit à la réouverture des écoles et universités albanaises, en échange de l'abstention des Albanais aux élections yougoslaves (300.000 Serbes étaient alors présents au Kosovo). Le texte n'étant jamais appliqué, la radicalisation et la militarisation du conflit sont alors permises.

Le conflit entamé en 1998 a conduit au départ de 200.000 Serbes et une ultime modification du paysage ethnique de la province. Un tiers des 100.000 Serbes restant se retrouve au nord de Mitrovica, au sein d'un ensemble cohérent où les albanais sont en minorité. Les deux autres tiers restant habitent au sud de Mitrovica, répartis entre enclaves (10.000 habitants) et petites communautés de quartier (50 à 70 habitants).

La Résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations-Unies adoptée le 10 juin 1999 confie à la Mission Intérimaire des Nations-Unies au Kosovo (MINUK) l'administration civile de la province, dans l'attente de négociations sur son statut final. Le texte prévoit également une présence militaire internationale assurée par la Kosovo Force (KFOR), dont les troupes sont placées sous le commandement de l'OTAN, chargée d'assurer la sécurité (17.500 hommes dont 2.600 Français). Une police internationale a également été mise en place dès 1999 (3.500 hommes).

4 secteurs d'activités (piliers), relevant de 3 organisations internationales (ONU, OSCE et Union Européenne) structurent l'action de la MINUK. Les Piliers I (Police et Justice) et II (Administration Civile) sont directement gérés par l'ONU, le Pilier III (Développement des institutions) par l'OSCE et le Pilier IV (Reconstruction économique) par l'Union Européenne. L'action de la MINUK est complémentaire de celle des institutions provisoires d'auto-administration (PISG), auxquelles des compétences sont progressivement transférées, en vue d'une responsabilisation accrue. Ces institutions restent toutefois encadrées par le Représentant Spécial du Secrétariat Général des Nations Unies (RSSGNU) et la KFOR. Les compétences réservées conférées à celui-ci sont la protection des minorités, la politique monétaire, les relations extérieures, la sécurité et l'ordre public, la convocation de nouvelles élections et la dissolution de l'Assemblée du Kosovo. Le RSSGNU intervient également dans les domaines de la justice et de la gestion des entreprises publiques.

Répondant à l'initiative du Groupe de contact (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Russie) reprise par l'ONU en 2003, la MINUK et les PISG sont principalement chargées de la mise en oeuvre de standards, préalable à toute discussion sur le statut de la province. Le plan initial ( Assesment of Standards for Kosovo et Kosovo Standards Implementation Plan ) prévoit huit domaines d'actions prioritaires : fonctionnement des institutions démocratiques, état de droit, liberté de mouvement, retours et droits des communautés, économie, droits de propriété, dialogue direct avec Belgrade et corps de protection du Kosovo chargé de la sécurité civile (KPC), avec au total plus de 400 critères. Une évaluation des progrès accomplis est prévue pour juillet 2005. En cas de rapport favorable, les négociations sur le statut pourront être lancées. Le gouvernement autonome provisoire a récemment mis en place des groupes de travail chargés de la réalisation et du suivi des standards, impliquant la présence de tous les acteurs locaux. De la participation de toutes les minorités à ce processus dépend le succès d'une telle démarche, essentiellement fondée sur le consensus.

LE KOSOVO EN QUELQUES CHIFFRES

Géographie et Société

Superficie : 10.887 km²

Population : 1,89 Millions d'habitants

Densité de la population : 173 hab/km² en 2003

Croissance démographique : 2,6

Analphabétisme : 20 % en 1991

Population au dessous du seuil de pauvreté : 36 %

Economie

PIB : 1,49 Milliards de dollars en 2003

PIB / Habitant : 790 dollars en 2003

Taux de croissance : 6,5 % en 2004

Taux de chômage : 47 %

Taux d'inflation : 0%

Monnaie : Euro

Exportations : 0,12 Milliard de dollars (21 % du PIB en 2004)

Importations : 1,58 Milliard de dollars (117 % du PIB en 2004)

Clients : sans objet

Fournisseurs : Macédoine (28 %), Union Européenne (16 %), Suisse, Turquie

Relations financières multilatérales

Aides bilatérales : 3,5 Milliards de dollars depuis 2000 (hors financement KFOR et MINUK)

Union Européenne : 42 %

Etats-Unis : 15 %

Institutions Financières Internationales : 6 %

Suisse : 7 %

Japon : 5 %

Aide de l'Union européenne :

1990-1998 : 783 Millions d'euros

1998-2000 : 900 Millions d'euros

Programme de coopération régional CARDS 2004 : 51,5 Millions d'euros

Aide française :

Aide bilatérale : 0,47 Million d'euros

Contribution à la MINUK : 45 Millions de dollars

A - UNE SITUATION POLITIQUE PEU FAVORABLE À UN RÈGLEMENT CONSENSUEL DE LA QUESTION KOSOVARE

Le cadre constitutionnel promulgué le 15 mai 2001 institue un régime parlementaire monocaméral. L'Assemblée, composée de 120 membres élus pour trois ans, légifère sur les compétences transférées par la MINUK. Elle investit également le Premier ministre, sur proposition du Président du Kosovo et son gouvernement, responsables devant elle. L'Assemblée élit le Président du Kosovo, qui demeure sous son contrôle. 20 de ses sièges sont par ailleurs réservés aux représentants des communautés non-Albanaises, dont 10 pour les Serbes, 4 pour les Roms (dont Ashkalis et Egyptiens), 3 pour les Bosniaques, 2 pour les Turcs et 1 pour les Goranis. Les minorités possèdent également 3 sièges de droit au sein du gouvernement (dont 2 pour les Serbes) 15 ( * ) . La dissolution de l'Assemblée est autorisée par le Représentant Spécial du Secrétaire Général, sur proposition du Président du Kosovo.

Le Président du Kosovo est élu à la majorité des deux tiers des membres de l'Assemblée. Cette même majorité peut le démettre de ses fonctions. Tout candidat à ce poste doit être présenté par le parti majoritaire ou par 25 membres du Parlement, limitant l'hypothèse d'une candidature non-albanaise.

Marquée par l'inculpation pour crimes de guerre puis le départ pour le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie du Premier ministre en exercice, M. Ramush HARADINAJ le 8 mars 2005, et un attentat visant le Président élu du Kosovo, M. Ibrahim RUGOVA le 15 mars suivant, la vie politique de la province demeure sujette aux rivalités intestines dans les camps albanais et serbe.

1. LES DISSENSIONS ALBANAISES

Le départ vers La Haye du Premier ministre n'a pas bouleversé l'équilibre politique issu des élections générales du 23 octobre 2004 et la mise en place d'une coalition gouvernementale étroite, associant LDK (parti de M. RUGOVA, majoritaire, 45 % des voix, formation modérée) et AAK (parti de M. HARADINAJ, qui obtient 8 % des voix, formation nationaliste, issue de la lutte armée). Cette alliance rejette dans l'opposition le PDK (branche politique de l'Armée de libération du Kosovo - UCK) de M. Hashim THACI, deuxième force politique de la province (30 % des voix en octobre 2004) et membre du gouvernement avant le scrutin. Les dissensions entre LDK et le PDK n'ont pas permis de reconduire la coalition précédente, soutenue par la Communauté internationale. Compte-tenu de la spécificité des structures partisanes kosovares, essentiellement développées à partir de liens claniques et fondées sur une démarche clientéliste, la mise en place effective d'un jeu politique classique, radicalisant les formations de l'opposition, apparaît quelque peu anachronique au regard de la situation dramatique de la province et de l'exigence de consensus qui en découle. La répercussion de ces oppositions, désormais nettes et tranchées, sur l'activité législative et surtout administrative, peut se révéler tragique pour la mise en oeuvre d'un processus complexe de réconciliation. L'indispensable décentralisation poussée du territoire passe, en outre, par la démonstration de la cohérence des communautés, sous peine de retarder toute avancée.

Souhaitée par la LDK (Ligue démocratique), cette alliance, fut-elle contre-nature, conforte son poids et lui permet d'apparaître comme l'interlocuteur incontournable de la Communauté internationale. Sa position peut pourtant être sujette à caution. Sa modération et son absence de légitimité militaire (la LDK n'était pas partie prenante du conflit armé en 1999) sont critiquées par une partie des Albanais et freinent un rapprochement avec les solutions préconisées par les Nations Unies en vue de pacifier la province. Le discours de M. RUGOVA est à cet égard assez révélateur. Face à la démarche en deux temps de la communauté internationale (adoption de standards démocratiques puis négociations sur le statut institutionnel de la région), la position présidentielle insiste sur la nécessité d'accélérer les discussions sur le statut de la province, élément clé à ses yeux pour la pacification du Kosovo. Le choix d'une alliance étroite avec l'AAK répond de facto à un double objectif : écarter le PDK, formation concurrente, et asseoir sa position dominante tout en captant une partie de l'héritage historique symbolisé par l'AAK, et son charismatique fondateur, M. Ramush HARADINAJ, considéré par les Albanais comme un des héros de la guerre de libération.

Egalement issu de l'AAK, le nouveau Premier ministre, M. Bajram KOSUMI, ne possède pas le même cursus militaire que son prédécesseur. Intellectuel, critique de l'action de M. RUGOVA, M. KOSUMI, compense son manque d'aura par un discours sans doute plus combatif. Alors que le gouvernement HARADINAJ s'est attaché à relancer la mise en oeuvre des standards internationaux, la question du statut semble redevenir le seul message audible. Un climat tendu, en partie lié à la conception clanique de la politique et marqué par une montée de la violence au sein de la communauté albanaise (vendettas entre les familles MUSAJ et HARADINAJ, attentat le 17 avril 2005 contre la petite formation politique modérée d'opposition ORA, représentée par 6 députés au Parlement) contribue à cette radicalisation des options affichées. Le poids des organisations d'Anciens Combattants (25.000 hommes répartis entre trois associations), comme l'absence de perspective économique pour la jeune génération, favorisent également un tel état d'esprit.

2. DES INTERLOCUTEURS SERBES NOMBREUX, SANS REPRÉSENTATIVITÉ OU FRAGILISÉS PAR LES HÉSITATIONS DE BELGRADE

Perçues comme une véritable entreprise d'épuration ethnique, les trois journées d'émeute des 17, 18 et 19 mars 2004 (19 tués dont 8 Serbes, 900 blessés, 4.000 déplacés, 700 maisons serbes détruites, 32 lieux de cultes orthodoxes profanés) ont contribué à une crispation des positions serbes sur l'avenir de la province, tant à Mitrovica qu'à Belgrade. Traduction d'un refus de collaborer avec les Albanais et d'une perte de confiance dans la Communauté internationale, le boycott des élections législatives d'octobre 2004 en est la principale manifestation. En rompant avec l'Assemblée du Kosovo, la communauté serbe prend toutefois le risque de bloquer la mise en place des standards et de retarder les négociations à venir sur le statut de la province, concourrant indirectement à une remontée des tensions. En s'excluant d'elle-même, elle pourrait également inciter la Communauté Internationale à ne pas retarder le processus et passer rapidement à la négociation sur les statuts. Représentée par les 22 députés de la KOALITION POVRATAK (KP) de M. Dragisa KRSTOVIC (DS - centre gauche) avant les élections législatives, les Serbes n'en comptent plus que 10, soit le quota prévu par le cadre constitutionnel. Les élus hésitent par ailleurs sur une participation aux travaux du Parlement, susceptibles de cautionner à terme la démarche indépendantiste.

Répondant au souhait du Président de la Serbie, M. Boris TADIC, seules deux formations ont appelé à la participation au scrutin du 23 octobre 2004. Héritière de la KP et proche du SDP de M. Nebojsa COVIC, animateur du Centre de Coordination pour le Kosovo, le SLKM de M. Oliver IVANOVIC détient la majorité des sièges serbes au Parlement (8).

Présence serbe au Kosovo

Elus avec 0,14 % des voix (soit environ 1.000 suffrages), ses députés restent, selon leur leader, peu représentatifs. Frustré de sa faible audience et confronté aux hésitations et aux contradictions de Belgrade sur la conduite à tenir à l'issue des élections, le SLKM ne siège pas pour l'instant au Parlement. Il n'occupe pas non plus le poste ministériel qui lui est réservé. M. IVANOVIC a néanmoins indiqué au groupe d'amitié que cette absence ne durerait pas. Les deux mandats restant ont été attribués au GIS (Initiative Citoyenne Serbe), groupe inconnu avant le scrutin, dirigée par un inconnu, ancien soldat serbe en Bosnie-Herzégovine, M. Slavisa PETKOVIC. Considéré comme pro-albanais et désavoué par Belgrade, son leader est entré au Gouvernement d'Autonomie Provisoire, au sein duquel il est titulaire du très important portefeuille des retours des déplacés. Cette fonction est toutefois convoitée par le SLKM qui entend détenir les deux ministères réservés.

Le faible nombre de voix (environ 1.300) portées sur ces deux formations souligne en creux le poids pris par d'autres structures politiques au sein de la Communauté serbe. Implanté dans la zone située au Nord de Mitrovica, le Conseil National Serbe Nord Kosovo (SNV-NK) est, avec l'Eglise orthodoxe serbe, le groupe de pression le plus puissant. Proche du Premier ministre de Serbie, M. Vojislav KOSTUNICA, le SNV-NK de MM. Milan IVANOVIC et Marko JAKSIC incarne une ligne dure, favorable à une large autonomie des enclaves serbes et laissant à Belgrade la conduite des négociations sur l'avenir de la province, le cas kosovar relevant à ses yeux de la sécession. Ayant déjà boycotté les premières élections législatives du 17 novembre 2001, le SNV réserve sa participation politique aux seuls scrutins locaux, comme en témoigne sa présence partielle aux municipales du 26 octobre 2002. Le SNV n'a en effet proposé des candidats que dans les municipalités à majorité serbe (essentiellement trois : Leposavic, Zvecan et Zubin Potok). Les scores obtenus témoignent de l'importance de son assise électorale, supérieure à celle de l'ancienne KP, jugée de facto illégitime. L'audience du SNV est toutefois progressivement remise en cause. Conscient de cette faiblesse, ses dirigeants utilisent également l'Association des Déplacés du Kosovo comme canal supplémentaire.

L'opposition entre le SLKM et le SNV est à relier aux divergences belgradoises entre le parti du Président TADIC (DS) et celui de son Premier ministre, le DSS. Les contradictions relevées entre les deux hommes sur l'avenir du Kosovo sont aussi nettes que fluctuantes, ces derniers mois étant marqués par une inversion des points de vue tant sur la scène belgradoise que dans la province. Partisan d'une ligne modérée, réformiste, pro-européen, M. TADIC se fait désormais l'écho d'une conception plus étroite, refusant le dialogue bilatéral, réputé légitimer la marche vers l'indépendance. M. KOSTUNICA milite quant à lui pour une autonomie accrue et avait accepté, avant de se rétracter, le principe de négociations bilatérales. Suivistes, les formations kosovares serbes s'adaptent pour partie à ces changements. Signe d'une certaine lassitude, M. Oliver IVANOVIC a néanmoins indiqué qu'il informerait l'ensemble des responsables de Serbie-Monténégro de son retour au sein du Parlement et considèrerait sa démarche légitime en cas d'absence de réponse.

Cette implication de Belgrade dans la vie politique locale est également matérialisée par la multiplication des structures para-gouvernementales en charge du Kosovo. Créé en août 2001, et présidé par Nebojsa COVIC, le Centre de Coordination pour le Kosovo est une institution gouvernementale, dont la mission principale consiste en un soutien matériel et financier aux Serbes du Kosovo. Non exempte de considérations politiques, elle travaille en liaison avec la MINUK. Fondé en février 2005, le Conseil d'Etat pour le Kosovo est directement associé au gouvernement serbe. Composé de 35 membres, représentant aussi bien Belgrade que les Serbes du Kosovo (SLKM, SNV, Eglise), il est conçu comme une force de proposition destinée à alimenter le gouvernement serbe. Réunion informelle chargée d'élaborer une stratégie commune pour le Kosovo, le Groupe des 5, composé du Président de l'Etat Commun, de son Ministre des Affaires Etrangères, du Président de Serbie, de son Premier ministre et du Président du CCK est la dernière instance créée par Belgrade. Représentative de toutes les parties institutionnelles en présence, sa première prise de position sur le futur statut (« plus que l'autonomie, moins que l'indépendance ») est, en dépit de son caractère relativement imprécis, une tentative adroite de fédérer les différentes voix derrière un interlocuteur unique. Elle manifeste également le souhait de Belgrade d'être présente à la table des négociations sur le statut. Elle reste toutefois tributaire des déclarations et des effets d'annonce individuels des membres la composant.

Le poids de l'Eglise orthodoxe serbe est également à relever, tant l'influence de l'archevêque ARTEMIJE sur la vie politique locale est importante. Visé lors des émeutes de mars 2004 (30 églises et 2 monastères ont été détruits), le clergé a appelé au boycott du scrutin d'octobre suivant, arguant du fait que l'atteinte aux signes religieux n'était qu'une première étape de l'épuration ethnique. En pointe lors du premier anniversaire desdits événements, refusant tout compromis, l'Eglise, après avoir initialement donné son accord, a refusé de participer au Groupe de travail sur la reconstruction des monastères et expulsé les équipes de l'UNESCO qui inspectaient ses lieux de culte. L'influence du CCK a néanmoins permis de faire évoluer le Saint Synode serbe. Le groupe d'amitié a par ailleurs pu observer la construction d'une nouvelle basilique sur les hauteurs de Mitrovica Nord, signe indéniable de la vitalité du culte mais également de la visibilité symbolique qu'elle entend conserver. A ce titre, la bonne tenue des négociations au sein du Groupe de travail apparaît essentielle. Les conditions imposées par l'Eglise comme le CCK, non-participation du ministre de la Culture kosovar ou refus de l'emploi du terme byzantin pour la qualification des lieux, révèlent cependant l'extrême fragilité de la base de négociations et le poids important des considérations spécifiquement culturelles dans le règlement du conflit.

3. DES ACTEURS INTERNATIONAUX TROP NOMBREUX EN PERTE DE CRÉDIBILITÉ ?

La nomination du gouvernement HARADINAJ comme celle du cabinet KOSUMI a révélé les différences d'appréciation sur l'avenir politique de la province, entre M. Soeren JESSEN-PETERSSEN, RSSG, appuyant la petite coalition souhaitée par le Président RUGOVA d'une part, le Groupe de contact ainsi que l'Union Européenne, représentée par M. Javier SOLANA, favorables à une large coalition, de l'autre. Les réserves exprimées par M. JESSEN-PETERSSEN sur l'inculpation puis le départ pour La Haye de M. HARADINAJ peuvent également laisser sceptique, quand la démarche du TPIY est appuyée par l'essentiel de la Communauté internationale. Le soutien marqué du représentant de la MINUK à l'ancien Premier Ministre ne peut manquer d'affecter les relations avec Belgrade, et fragiliser au delà l'image de la Communauté internationale sur place.

L'influence du Groupe de Contact peut également être sujette à caution. En doublonnant la MINUK par certains points (initiative sur les standards), le groupe souligne au grand jour les défaillances et le manque de projection de la MINUK. Le ralliement croissant des membres du groupe au concept d'indépendance conditionnelle pour le Kosovo est une expression de son avance sur les Nations-Unies. Considéré comme un interlocuteur à part entière, son action n'est pas pour autant totalement rectiligne. Les divergences d'appréciation entre ses membres (la position russe, jusque là pro-serbe, a pu occasionner quelques difficultés) peuvent également s'avérer bloquants, même si la fermeté russe sur l'avenir de la province semble moins prégnante depuis quelques semaines.

Les difficultés rencontrées pour l'application du pilier I (police et justice) sont également significatives des problèmes de coopération entre la MINUK et la KFOR. La lutte contre la criminalité organisée, élément clé pour l'avenir du Kosovo pour la MINUK, ne peut, selon la KFOR, être encadrée par les militaires, dont les compétences et les moyens tant financiers qu'humains ne sont pas adaptés. La diminution progressive du nombre de policiers internationaux (3.500 aujourd'hui, 1.600 l'an prochain) ne semble pas indiquer qu'une telle mission puisse lui être confiée. Reste donc un objectif majeur, sans véritable acteur. Le Commandant de la KFOR, le Général français Yves de KERMABON, a souligné lors des son entretien avec le groupe d'amitié, combien la dépendance à l'égard de la KFOR était forte et à quel point elle n'était pas forcément la plus adaptée sur ce type de projet. Il a par conséquent appelé de ses voeux une prise en main directe par la MINUK ou l'Union Européenne. La formation et la mise en place d'un service de police autonome (KPS) sont elles-mêmes subtilement réparties entre la police internationale et l'OSCE, au risque de générer des conflits de compétence.

On relèvera également les difficultés de mise en oeuvre du pilier 4 (Economie). Les problèmes rencontrés par la Kosovo Trust Agency (organisme chargée de la privatisation des entreprises d'Etat et dont la gestion a été déléguée à l'Union Européenne par l'ONU) avec les autorités serbes sur le régime juridique des entreprises d'Etat situées au Kosovo (la KTA a été mise en cause devant une cour américaine) soulignent à quel point la question du droit de propriété est conditionnée par le statut institutionnel, reflétant sur ce point là l'incohérence de la démarche en deux temps.

Enfin, et même si ces organismes ne font pas partie intégrante du dispositif international en place au Kosovo, les conclusions de l' International Crisis Group 16 ( * ) , composé notamment de l'ancien Commissaire européen Chris PATTEN et du Général Wesley CLARK, ancien Commandant en chef de l'OTAN au Kosovo, comme le rapport de la Commission Internationale sur les Balkans 17 ( * ) dirigé par l'ancien Président du Conseil italien Giuliano AMATO peuvent parasiter le processus en cours. Le parti-pris de l'indépendance kosovare conjugué à la crédibilité de leurs auteurs peuvent rendre plus délicate encore la recherche d'un consensus pour les parties en présence.

Les événements de mars 2004 ont pour leur part fragilisé la crédibilité de l'intervention militaire internationale auprès des minorités. Chargée de protéger celles-ci, la KFOR n'a pu endiguer la montée des violences. La réduction de son format (la KFOR comptait 40.000 hommes en 1999 contre 17.500 aujourd'hui), l'inadaptation d'une partie de ses troupes à certaines de ses missions (contrôle de foule), les disparités organisationnelles (les règles d'engagement du combat diffèrent entre les 35 contingents nationaux, l'usage des armes létales n'est pas entièrement partagé), l'absence de collecte d'information en amont, l'inefficience des saisies d'armes au sein d'une population kosovare en large majorité armée sont autant de facteurs explicatifs de cet échec. Ils ont conduit à repenser l'action de la force euro-atlantique face à une situation au calme trompeur.

Désormais fondée sur la mobilité des troupes, moins assignées à l'un des quatre secteurs opérationnels (concept de task force) et bâtie autour d'un message simple « Restaurer la confiance », l'action de la KFOR est beaucoup plus préventive qu'auparavant. Le recueil de renseignements sur un territoire fermé par culture est devenu une priorité. Parallèlement, la KFOR s'emploie désormais à lutter contre la propagation des rumeurs, à la base des événements de 2004. Afin d'unifier la procédure d'engagement du combat, la KFOR a établi en concertation avec les services juridiques des contingents concernés des règles communes d'intervention autour de 10 sites stratégiques (Pec, Decane, aéroport de Pristina, Obilic, Gravanica, Gnijilane, Vitina, le pont de Mitrovica et les trois tours de Mitrovica). 2 types d'actions y sont préconisés. L'une est fondée sur la dissuasion par blocage des routes et emploi d'unités de contrôle de foules (Blue Box). L'autre réduite à un petit périmètre autour du site défendu prévoit l'usage des armes (Red Box). Ce nouveau cadre n'a pas rétabli pour autant une totale confiance entre la MINUK et les minorités : malgré la mise en oeuvre d'une défense plus mobile, l'ouverture progressive du pont de Mitrovica reste redoutée par les Serbes de la partie Nord, stigmatisant l'abandon supposé de leur communauté par la KFOR.

Composition ethnique de Mitrovica. Le mélange au sein des quartiers des différentes communautés (KOS = Serbes, KOA = Albanais, KOT = Turcs, KOB = Bosniaques, KOM-ROM = Roms) rend plus qu'ardue la sécurisation de la ville dont est chargée le 8 ème bataillon français.

Source : Brigade Multinationale Nord Est de la KFOR

B - LA NÉCESSAIRE RÉFLEXION SUR LE STATUT

1. LA DIFFICILE RÉALISATION DES STANDARDS

La réelle implication de l'ancien gouvernement HARADINAJ dans la réalisation des standards (création de groupes de travail réunis toutes les trois semaines, nomination de coordonnateurs municipaux) ne saurait masquer l'absence d'avancée sur certains d'entre eux. La faible adhésion des municipalités en charge de l'application concrète du projet, qu'elles soient serbes ou albanaises, comme les difficultés inhérentes à leur mise en oeuvre (compétences partagées avec la MINUK, rédaction des standards par la MINUK imprécise, inexistence d'une véritable culture de gestion au sein d'administrations issues des structures parallèles) fragilisent en effet la réalisation globale des normes, la contrainte du calendrier (un rapport d'étape a été déposé le 27 mai 2005 aux Nations-Unies et a permis de lancer une évaluation prévue qui doit aboutir en juillet 2005) et les conséquences politiques de celui-ci (l'idée d'un report des négociations sur le statut semble complètement écartée par les kosovars) poussant à une évaluation partielle.

• Fonctionnement des institutions démocratiques

L'absence de participation des députés serbes aux travaux de la Commission des droits des communautés de l'Assemblée a rendu impossible toute avancée. Ladite Commission est en effet chargée de défendre les intérêts des minorités, en proposant des amendements ad hoc aux projets de lois présentés au Parlement. Un député serbe devait en assurer la Présidence. Le retour annoncé des députés serbes à la table des négociations devrait permettre de redynamiser la réalisation de ce standard, sans pour autant rattraper les retards accumulés.

Cette situation se retrouve également au sein des administrations centrales et municipales, où le taux de présence des Serbes et des minorités non-albanaises reste insuffisant. L'absence de réel programme de recrutement vient d'être cependant comblée en partenariat avec l'OSCE, chargé de faciliter la transmission des offres d'emplois en direction de la communauté serbe. Celles-ci étaient jusqu'à présent relayées par la seule presse locale albanaise.

Un des paramètres essentiels du bon fonctionnement des institutions démocratiques demeure l'égal accès aux services publics. Si l'entité serbe située au nord de Mitrovica bénéficie d'aides directes de Belgrade (la municipalité de Zubin Potok, dont le budget s'élève à 1,3 million d'euros, bénéficie d'une subvention serbe de 4,5 millions d'euros qui permet de financer la voirie, les télécommunications, l'eau, les allocations familiales, des écoles, une antenne universitaire et les salaires des fonctionnaires) 18 ( * ) , la situation des enclaves est plus délicate, l'obligation de rejoindre Pristina pour bénéficier de soins étant par exemple souvent dissuasive. L'existence sur place de structures parallèles serbes, reprenant la problématique albanaise des années quatre-vingt dix dans des domaines clés comme l'éducation ou la santé, est une réalité. Les municipalités albanaises en charge de la réalisation du projet doivent en tenir compte et développer une collaboration, souvent délicate, avec celles-ci. Le groupe d'amitié s'est à ce titre ému de l'absence d'écoles communes mêlant toutes les minorités et porteuses d'espoir pour l'avenir 19 ( * ) , le bilinguisme devant être prioritaire en vue de l'établissement d'une véritable coexistence pacifique. L'intérêt appuyé de la communauté internationale sur les conditions d'accès mésestime sans doute trop la qualité du service proposé et ses implications futures, légitimant indirectement un discours séparatiste marqué 20 ( * ) .

Le projet de décentralisation mis en oeuvre par le ministère autonome de l'Administration locale apparaît lui aussi peu satisfaisant. Le découpage administratif du Kosovo consacre l'autonomie des « municipalités », regroupement de diverses communes, analogues aux cantons français. Le plan de décentralisation préconisé par les kosovars prévoit le transfert de compétences au sein des ces entités entre villes (à majorité serbe ou albanaise) et enclaves (à majorité albanaise, serbe ou autre). Aussi louable que soit le projet, il ne suscite pas l'adhésion de tous les partis kosovars.

Le PDK, désormais installé dans le rôle d'opposant classique, prône une autre organisation territoriale, prévoyant notamment l'établissement de véritables régions. En outre, sa mise en oeuvre reste expérimentale puisque limitée à 5 projets. Elle devrait débuter après les élections de 2006 et s'étaler sur 18 mois. La décentralisation complète de la province ne doit être en fait effective qu'à partir de 2008 et à condition de répondre à une taille critique, les minorités au sein de chacune des municipalités concernées devant atteindre 5.000 personnes. Le plan n'apparaît pas de surcroît financé, le budget autonome du Kosovo (714 millions d'euros issus des droits de douane et de la TVA) étant proche de la banqueroute.

• Etat de droit

La réalisation de ce standard concerne pour l'essentiel la MINUK et non les PISG. Mal ciblées ou peu traitées, les normes préconisées sont loin d'être totalement mises en oeuvre, suscitant de facto des difficultés avec les institutions autonomes. La mise en place de comités locaux de sécurité au sein des municipalités, chargée notamment de la prévention, est une action jugée prioritaire par l'ensemble des acteurs. Elle reste cependant peu suivie d'effets, la structure probablement établie risquant d'être ralentie par les difficultés de coopération entre municipalités, police autonome et KFOR.

• Liberté de mouvement

Le retour de la sécurité est notable, corroboré par la diminution du nombre de points de contrôle fixes de la KFOR. La visite du check-point de Gojbulja, tenu par un bataillon français, a néanmoins permis au groupe d'amitié de constater que la baisse statistique des violences ne saurait occulter les incivilités quotidiennes à destination des minorités rentrant au sein de leurs enclaves, même si la procédure de dissuasion mise en place depuis avril 2004 limitent toute escalade. On notera également que les exactions en ville sont désormais plus courantes qu'auparavant, comme en témoigne le cas d'habitants de la municipalité d'Obilic.

L'ouverture de lignes d'autocars pour les Serbes des enclaves est également souhaitée par le Ministère des Transports du gouvernement autonome. Cet aspect essentiel est pourtant remis en cause par le Pilier IV de la MINUK qui prévoit la privatisation de la compagnie de transports en commun, sans exigences de service universel. Le gel implicite de l'action économique de la communauté internationale décale d'autant plus le projet.

• Retour et droits des communautés

La gestion du retour des déplacés est intégralement placée aux mains du gouvernement autonome et des municipalités. A l'exception de Decane, toutes les municipalités albanaises prévoient un plan de retour. Coordonnée par le Ministère des Retours créé en février 2005, l'application de ces programmes reste toutefois délicate. La faible crédibilité du ministre, rejeté par Belgrade, l'absence de réels moyens financiers (le budget du Ministère s'élève à 11 millions d'euros), les limites de ses compétences (le ministre est à tort considéré comme un médiateur par les communautés) fragilisent considérablement son action, principalement tournée pour l'instant vers la reconstruction des habitations des enclaves, détruites en mars 2004.

Objectif prioritaire assigné au gouvernement autonome par la MINUK et le Groupe de Contact, la reconstruction des habitations reste un succès quantitatif, plus de 94 % des maisons ayant été réhabilitées (853 maisons sur 897 détruites, compte tenu du refus de réhabilitation exprimé par certains serbes). Ce chiffre ne saurait masquer l'absence de retour effectif au sein des enclaves, la crainte de nouvelles émeutes en étant une des motivations principales. Le déplacement de la délégation dans l'enclave de Svinjare a permis de découvrir un village rénové mais fantôme. Ainsi, seules 3 maisons sur 139 sont actuellement occupées par une veuve, un veuf et un couple de personnes âgées sans enfants. Au sein de ce village agricole, les champs environnants sont travaillés par ses anciens habitants réfugiés à Mitrovica Nord qui préfèrent prendre le train matin et soir plutôt que de coucher sur place, malgré l'effort financier (le coût du billet s'élève à 50 centimes d'euros). La proximité du camp militaire du Belvédère (1.000 soldats) n'est pas jugée rassurante : l'impossibilité juridique des soldats français d'engager le combat en face d'une atteinte aux biens en mars 2004 a, en effet, été très mal ressentie. L'action de la KFOR, désormais établie sur de nouvelles bases civilo-militaires, passe désormais par un intérêt soutenu pour ces problématiques (aide à la reconstruction notamment) au risque d'effectuer des missions de garde-champêtre (surveillance des voies de chemin de fer, photographie et contrôle de la propriété des têtes de bétail) en l'absence de surveillance kosovare fiable (la police autonome KPS est majoritairement albanaise).

Sur l'ensemble du Kosovo, plus de la moitié (450) des maisons rénovées reste inhabitées. En dehors de la question de la sécurité, les Serbes font valoir que les maisons n'ont pas été reconstruites à l'identique (absence de réhabilitation d'une grange ou d'un poulailler, malfaçons liées à une construction rapide). L'absence de réelle compensation financière pourtant prévue initialement est également défavorable : 2.000 € devaient ainsi être versés aux propriétaires désireux de racheter du mobilier et d'équiper leur maison au titre de l'assistance élémentaire, mais seules 175 indemnités ont été accordées, sur 634 dossiers déposés. Un forfait de 10.000 € était également prévu pour l'indemnisation des destructions de bâtiments secondaires (étable, garage ou atelier), mais seules 18 demandes sur 338 ont été satisfaites. L'enclave de Svinjare attend ainsi 2.300 € pour rénover un atelier de serrurerie et ouvrir ainsi une perspective de micro-développement économique.

Village de Svinjare : les traces des émeutes de 2004 sont encore visibles, le gouvernement kosovar n'ayant pas souhaité abattre les murs encore debout pour des raisons juridiques

A ce problème de reconstruction s'ajoute celui des coupures d'électricité. A la différence des enclaves homogènes du nord du Kosovo (Leposavic et Zvecan), les petites enclaves situées au sud de Mitrovica ne bénéficient pas du réseau électrique serbe et sont alimentées par le vétuste consortium kosovar KEK, et donc exposées à de fréquentes coupures. Le problème de l'eau est également une donnée essentielle : là aussi les coupures sont nombreuses, comme a pu le constater la délégation à Pristina.

L'injonction internationale de reconstruction a de fait été scrupuleusement respectée par les autorités gouvernementales provisoires. En l'absence d'exigence concrète sur les retours, ce programme de reconstruction demeure toutefois une coquille vide, valorisant uniquement l'efficacité quantitative du gouvernement de Pristina. Il ne résout en rien la question fondamentale de la coexistence pacifique des communautés et du droit des minorités à vivre une vie quasi-normale. Le cas de l'enclave de Priluzje (Roms et Serbes) au nord-est du Kosovo est à cet égard révélateur : l'absence d'électricité dans l'enclave depuis le 17 janvier 2005 a conduit à une augmentation des suicides, l'école élémentaire ne bénéficie plus de chauffage. Cette absence de volonté politique est de surcroît corroborée par des limites budgétaires : le coût d'opérations de retour est trop important (800.000 € pour 1.000 Roms à reloger à Mitrovica Sud) pour le seul budget autonome et n'est pas pris en charge par la MINUK.

Reconstructions de maisons dans les enclaves du Nord-Est du Kosovo

Source : Brigade Multinationale Nord Est de la KFOR

Manifestation de l'échec d'une conception multiethnique du Kosovo, le problème du retour des communautés traduit également une certaine passivité des organisations internationales tant dans la gestion politique de ce dossier que pour son suivi financier. Il est en effet plus que regrettable que la MINUK ait avalisé le choix de M. PETKOVIC, non représentatif, au poste de Ministre des retours, dont le succès de l'action dépend de bonnes relations avec Belgrade. Il apparaît en outre dramatique que des crédits substantiels ne soient pas mis en place pour aider au retour économique (rénovation d'ateliers, rachat de têtes de bétail ou de matériel agricole), tant les sommes apparaissent modiques au regard de leur impact.

• Economie et Droits de propriété

La question de la propriété est à la base de toute relance économique du Kosovo. Au delà des difficultés juridiques rencontrées par la Kosovo Trust Agency et l'Agence Européenne de Reconstruction (AER) pour privatiser les infrastructures économiques de la province, l'absence des Serbes aux négociations en cours au sein des groupes de travail est une donnée importante et contribue à la paralysie observée dans la réalisation de ce standard.

Le contentieux serbo-albanais sur la terre oppose les spoliations des Kosovars effectuées à la suite du conflit et du déplacement des populations Serbes aux expropriations effectuées visant les Albanais entre 1989 et 1999. L'absence de cadastre viable depuis le départ de l'administration serbe avec les documents correspondants empêche pour partie l'adoption d'une législation conforme aux normes européennes, aucune décision de justice ne pouvant de surcroît clarifier cette situation.

• Dialogue direct

L'absence de réelle stratégie de Belgrade a longtemps empêché l'établissement d'un dialogue direct avec Pristina. Depuis l'adoption d'une position commune au sein du groupe des Cinq (« plus que l'autonomie, moins que l'indépendance »), le dégel semblait néanmoins inexorable. Les demandes de rencontre de MM. TADIC et KOSTUNICA ont ainsi été accueillies favorablement dans un premier temps par le gouvernement kosovar. Les réponses de MM. RUGOVA et KOSUMI formulées à la fin mai ont néanmoins suscité l'ire de Belgrade, Pristina souhaitant par ces entretiens légitimer officiellement l'indépendance du Kosovo. La condamnation des propos de M. Goran SVILANOVIC, ancien ministre des Affaires Etrangères et député serbe, reconnaissant la probable indépendance de la province, par les plus hautes instances politiques de la Serbie est à cet égard révélatrice d'une fermeté serbe sur le refus du séparatisme et l'impossibilité d'un dialogue direct sans médiation internationale.

Les rencontres s'effectuent donc à un niveau moindre comme en témoignent les échanges entre les ministres de la Culture serbe et kosovar, ou les programmes de travail commun sur le dossier des personnes disparues.

• Corps de protection civile kosovar (KPC)

La création d'un corps de protection civile autonome est suivie par la KFOR et la MINUK. La communauté internationale souhaite que 10 % des ses effectifs (3.000 hommes sont actuellement employés par le KPC) soient issus de la minorité serbe. Le déficit d'image du KPC auprès de celle-ci fragilise l'atteinte d'un tel objectif, le corps étant considéré comme le rassemblement d'anciens soldats de l'UCK. L'absence de réel financement limite en outre le développement de ses compétences, le KPC étant à l'heure actuelle sous employé.

L'examen des résultats obtenus dans les huit domaines d'actions considérés comme prioritaires par la MINUK et le Groupe de Contact révèle donc que les objectifs ne sont que très partiellement atteints. Les critères d'évaluation de la Communauté internationale semblent d'ailleurs se concentrer sur trois normes : la liberté de déplacement, la décentralisation et la protection physique concomitante, dont les résultats sont jugés, de façon très diplomatique, suffisamment satisfaisants pour entamer des négociations sur le statut. Cette appréciation limitée se fonde sur une prise de conscience des obstacles politiques, juridiques, voire psychologiques à la réalisation des autres standards, conjugués à l'impatience, pour partie légitime, des autorités kosovares, six ans après la mise sous tutelle internationale du Kosovo. L'absence de perspective économique dans cette situation bloquée accentue d'ailleurs un peu plus les frustrations d'une large partie de la population et le risque de déclenchements de nouvelles émeutes, sans doute plus violentes et encore plus nuisibles pour l'image de la MINUK et de la KFOR qu'en 2004. Le passage à la négociation sur le statut devient donc une nécessité.

2. L'ABSENCE DE PERSPECTIVE ÉCONOMIQUE

Au delà des négociations politiques, le Kosovo présente une situation économique fortement dégradée. Economie essentiellement agricole (les exploitations assurent les deux tiers de la demande), le chômage touche plus de 50 % de la population active et frappe surtout les jeunes. Les indicateurs de développement font de la province une des zones les plus pauvres d'Europe : en 2003 le PIB par habitant s'élevait à 790 dollars en 2003), 36 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1,65 dollar par jour). 15 % sont placés dans une situation d'extrême pauvreté (moins de 2.100 calories par jour et par adulte). L'analphabétisme touche 20 % de la population, 35 enfants sur 1.000 n'atteignant pas l'âge de cinq ans.

Bien qu'il possède un sous-sol relativement riche en minerais (plomb, zinc, lignite, magnésite, chrome, fer, nickel), le Kosovo ne possède pas d'industrie moderne adaptée à son extraction, l'ancien appareil productif yougoslave étant largement dépassé et pour partie abandonné (conglomérat de zinc de Trepca fermé en 1999 avec la mise au chômage concomitante de 15.000 employés). La pollution industrielle est par ailleurs une donnée importante, frappant notamment la communauté rom du Sud de Mitrovica (saturnisme). La privatisation rendue impossible par l'absence d'un statut institutionnel adéquat empêche par ailleurs toute modernisation, qu'il s'agisse des 500 sociétés à propriété collective ou des conglomérats énergétiques, incapables de satisfaire la demande hivernale, malgré l'importance de leur potentiel.

Les ressources financières de la région sont principalement constituées des aides octroyées par la communauté internationale (2,2 milliards de dollars) et des dons de la diaspora kosovare (150.000 albanais vivant en Suisse, 150.000 en Allemagne et plus de 100.000 aux Etats-Unis). Du simple piratage de lignes électriques aux trafics mafieux (drogue, armes, prostitution) en direction de l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse ou l'Italie, l'impact de l'économie informelle est également extrêmement important (20 à 30 % de la population active principalement jeune) et permet de compenser l'absence de revenus d'une majorité de la population.

La reconstruction économique orchestrée par la Communauté internationale a néanmoins permis une réhabilitation des infrastructures essentielles (près de 51.000 habitations reconstruites et 1.400 kilomètres de routes réaménagées) et une modernisation des structures financières (passage à l'euro, rationalisation du secteur bancaire). Elle a également facilité l'émergence de 30.000 petites entreprises (constructions, services) prospérant sur la présence internationale. Ce tissu économique reste néanmoins fragile, tant il est dépendant de la présence sur place de la Communauté internationale, et en particulier des troupes dont les effectifs sont appelés à se réduire.

Des mesures d'accompagnement spécifiques visant le coût du crédit ou le secteur agricole devraient être initiées, en vue de répondre au formidable défi économique qu'impliquent les caractéristiques démographiques du Kosovo (50 % de la population a moins de 25 ans) et les conséquences politiques qui s'y attachent. Il apparaît toutefois évident que l'absence de clarification du statut de la province constitue un obstacle insurmontable à l'afflux de capitaux étrangers.

3. QUEL STATUT ?

L'examen des standards en juillet 2005 ne devrait pas constituer un obstacle à l'ouverture des négociations sur l'indépendance conditionnelle du Kosovo, probablement acquise au cours de l'année 2006, en dépit du refus maintes fois réaffirmé de la Serbie et des réserves de façade affichées par certains membres du Groupe de Contact quant à l'absence de résultats tangibles. La situation actuelle du Kosovo ne permet pas d'autre alternative, les conditions démographiques, économiques, et politiques jouant en faveur de cette solution adaptée aux réalités de la province. Elle souligne en creux l'inefficience de la méthode en deux temps préconisée par la Communauté internationale.

Le repli forcé des Albanais sur eux-mêmes au cours de la dernière décennie du vingtième siècle est sans doute la raison essentielle de l'affirmation du séparatisme kosovar. Le recul du bilinguisme au sein des jeunes générations, les exactions commises par les deux parties pendant le conflit, le départ massif des Serbes et l'absence de perspective claire de retour apparaissent comme autant de difficultés insurmontables pour le maintien d'une structure commune avec la Serbie, fut-elle largement décentralisée. Le projet d'une Fédération lâche Serbie-Monténégro-Kosovo, telle qu'esquissée par la proposition du Groupe des Cinq, « plus que l'autonomie moins que l'indépendance », ne semble également pas viable, le départ prévisible du Monténégro de l'actuel Etat Commun ruinant la viabilité de cette perspective.

Le paramètre démographique est à tous égards déterminant. A l'image de la municipalité d'Obilic, majoritairement serbe avant le conflit (60 %) et où les albanais sont désormais en position de force (24.000 Albanais, 3.500 Serbes et 1.000 Roms), le poids de la majorité albanaise (95 % de la population) fait désormais du Kosovo une entité géographique ethniquement cohérente. Le faible taux de fécondité relevé chez la minorité serbe ne peut qu'accentuer l'écart déjà constaté. Exception faite de trois municipalités à dominante serbe sur les 30 existantes, l'essentiel des pouvoirs politiques sont d'ailleurs dans les mains des Albanais, qui ne pourraient envisager en conséquence le maintien d'une tutelle serbe. Celle-ci pouvait sans doute se comprendre dans une Yougoslavie elle-même fondée sur des bases multiethniques. Le départ prévisible du Monténégro accentue un peu plus l'idée d'une redéfinition géopolitique des Balkans, la structure fédérale laissant définitivement la place à des petits Etats aux identités nationales marquées, exception faite de l'artificielle Bosnie-Herzégovine et du très politique séparatisme monténégrin.

La reconnaissance de l'indépendance du Kosovo suppose cependant un éclatement plus profond de l'ancienne structure fédérale yougoslave et la remise en cause des frontières des anciennes Républiques. Une accession à l'indépendance, fut-elle conditionnelle, pourrait remettre en cause l'équilibre régional mis en place depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. L'irrédentisme concernant la Republika Sprska pourrait s'affirmer alors avec davantage d'acuité et d'écho à Belgrade, Sarajevo et Banja Luka, la Republika Sprska comme le Kosovo n'ayant jamais obtenu le statut républicain au sein de l'ex-Yougoslavie. Si un nouveau conflit balkanique n'est pas envisageable au point de vue militaire, l'hypothèse de troubles dans l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine et d'un scénario de type kosovar est plus plausible.

L'adoption d'un nouveau statut ne peut par ailleurs supposer un abandon par la communauté internationale, la question de la sécurité physique des minorités restant toujours d'actualité. La protection par une force d'interposition demeure donc essentielle, l'éventualité d'un relais par une force armée locale formée par l'OTAN demeurant encore lointaine, tant les problèmes de composition ethnique y sont prégnants. La souveraineté accordée au Kosovo ne peut donc être encore pleine et entière. Cette indépendance sera par ailleurs également assortie d'autres conditions : le refus de partition de type bosnien du nouvel Etat, l'impossibilité de s'unir avec l'Albanie et l'absence de droit de regard sur la vallée de Presevo, territoire du sud de la Serbie à majorité albanaise. Il est toutefois légitime de s'interroger sur la validité de la première condition, tant la séparation entre les communautés semble se consolider au fur et à mesure des années. L'indépendance accordée pourrait à cet égard conduire à une ultime balkanisation du conflit, opposant le nord du Kosovo, dominé par les Serbes au reste du territoire. Selon M. Oliver IVANOVIC, une indépendance, même formelle, conduirait en effet au départ des Serbes résidant au sud de l'Ibar (rivière qui traverse Mitrovica et le nord du Kosovo) vers leur patrie d'origine, la communauté vivant au nord restant sur place (30.000 Serbes environ). Les conditions d'une telle migration devrait s'avérer être un défi colossal tant au point de vue sanitaire que juridique pour la communauté internationale. Elle pourrait également être analysée par Belgrade comme l'ultime étape d'une épuration ethnique, cette fois légitimée par la Communauté internationale.

L'adoption d'un nouveau statut part également du constat de l'impossibilité pour l'ONU de maintenir une administration en régie directe de la province. Le groupe d'amitié a ainsi pu constater que toutes les municipalités étaient dotées d'un bureau de liaison de la MINUK sur place (monitoring). L'indépendance conditionnelle doit de fait être envisagée comme une ultime responsabilisation. Le relais éventuel de l'Union Européenne se substituant, après adoption du statut, à l'ONU ne conduirait pas à une extinction du monitoring, mais celui devrait se concentrer sur la protection des minorités, la lutte contre l'économie souterraine et le développement économique. L'absence d'une véritable culture de gestion incite en outre au maintien de cette aide spécifique. Le combat contre la criminalité organisée est essentiel, l'Union Européenne ne pouvant tolérer à ses frontières une entité géographique dominée par le crime organisé et livrée de facto à l'anarchie. Outre qu'elle réponde à une logique territoriale claire, la possible intervention européenne est également liée aux velléités de départ des troupes non-européennes et en particulier américaine, Washington souhaitant une mutation de ses soldats en Irak ou en Afghanistan.

L'effort est actuellement coûteux pour la Communauté internationale, et en particulier pour la France qui dispose de 2.600 hommes sur le terrain (2 ème force armée après l'Allemagne). Il convient sans doute, à l'image de la réflexion menée en Grande Bretagne, de s'interroger sur l'efficacité politique d'un tel investissement. En dépit du concept de task force, la force militaire française reste concentrée sur Mitrovica et peut apparaître comme pro-serbe. En outre, à la différence des Britanniques (qui ont progressivement retiré leurs forces militaires), l'effort militaire n'est pas relié à une forte présence au sein des organes de la MINUK (3 hauts fonctionnaires sur 25) et ne se traduit pas par conséquent par une forte influence politique sur l'avenir de la province. La position d'attente de la France au sein du Groupe de contact sur l'évolution institutionnelle du Kosovo paraît à ce titre révélatrice. Cette posture, justifiée par le souhait de ramener la Serbie à la table des négociations, risque d'être analysée au mieux comme passive et au pire comme fondamentalement pro-serbe, par nos partenaires (l'Allemagne, l'Italie et les Etats-Unis militent déjà pour l'indépendance conditionnelle) et par Pristina. Le concept d'indépendance conditionnelle ne doit pas être analysé comme antithétique à notre volonté d'inclure les Serbes dans le processus de négociations, celui-ci pouvant intégrer le principe d'une coopération transfrontalière forte entre la Serbie et sa minorité résidant au Kosovo, inspirée les liens unissant par le Haut Adige italien à l'Autriche ou par l'accord du Vendredi Saint en Irlande du Nord. La perspective d'une intégration européenne en échange d'un accord des Serbes sur le statut futur du Kosovo permet également de maintenir une coopération étroite avec la Serbie, sans pour autant rejeter la création d'un nouvel Etat, dont la stabilité deviendrait un élément primordial de la sécurité européenne.

S'il est lourd, l'investissement militaire n'en demeure pas moins plus que louable, tant l'implication civile de nos troupes peut être décisive dans les enclaves : l'école de Priluzje est ainsi chauffée par le bois acheté par le 8 ème Bataillon français de Mitrovica. Cette intervention révèle par défaut l'absence d'une réelle politique civile de coopération : les crédits du Bureau de liaison français de Pristina, ambassade qui cache son nom dans l'attente du nouveau statut, équivalent ainsi au dixième de ceux accordés à l'Ambassade de France à Berne.

La mise en place d'une coopération décentralisée peut dans une toute autre mesure améliorer la visibilité de la politique française dans la province. Déjà mise en oeuvre en 1999-2000 lors du mandat de M. Bernard KOUCHNER à la tête de la MINUK par la Communauté urbaine du Havre et les villes de Marseille et de Montpellier, ces opérations permettraient un affichage autre que celui de la présence militaire, pas toujours bien ressentie par la majorité albanaise et ne semblent pas financièrement a priori insurmontables. Le groupe d'amitié souhaite également attirer l'attention sur l'opportunité du développement de micro-crédits à destination des enclaves tant les besoins fondamentaux apparaissent modiques en termes financiers (achats de tête de bétail ou réfection du système électrique d'une école).

III. LA SERBIE « ETROITE » ET SON AVENIR

A - UNE DÉMOCRATIE ENCORE FRAGILE QUI N'A PAS ENCORE TOTALEMENT ROMPU AVEC LE PASSÉ

Liée au Monténégro dans le cadre d'un Etat commun dont le maintien ne doit qu'à la pression européenne, encore attachée de manière formelle voire fictive au Kosovo, la Serbie est à la croisée des chemins. Jeune démocratie, elle entretient un rapport trouble avec son passé, le nationalisme restant la base de tout discours politique, mais se place en même temps dans une perspective européenne, synonyme de modernité.

1. L'ÉCHEC D'UNE UNION SACRÉE

Unis dans la résistance à M. Slobodan MILOSEVIC, les 18 partis qui constituaient la DOS (Opposition démocratique), victorieuse aux législatives de décembre 2000, se sont très vite déchirés face à l'exercice du pouvoir, entraînant les législatives anticipées du 28 décembre 2003. Deux partis apparaissent comme les éléments moteurs de la DOS : le Parti Démocrate (DS - centre gauche) de MM. Boris TADIC et Zoran DJINDJIC, Premier ministre assassiné le 12 mars 2003, et le Parti Démocrate de Serbie (DSS - Droite modérée) de M. Vojislav KOSTUNICA, élu Président de la république Fédérale de Yougoslavie en octobre 2000. L'opposition entre les deux partis prend corps au printemps 2001 suite à l'arrestation puis au transfert à La Haye de M. MILOSEVIC, décidé sans l'aval de M. KOSTUNICA, alors président de l'ex-Yougoslavie. Son parti quitte le gouvernement au printemps 2002. Manifestation d'une radicalisation du climat politique, le 11 juin 2002, quatre jours après la nomination d'un gouvernement fantôme par M. KOSTUNICA, 21 députés du DSS sont révoqués du Parlement pour absentéisme, le DSS étant officiellement exclu de la DOS.

Parti d'opposition, érigeant dès le départ un nationalisme serbe à la fois modéré et exigeant en programme politique, le DSS s'allie de fait avec les socialistes du SPS (certaines coalitions municipales préfigurent déjà cette entente), toujours fidèles à Slobodan MILOSEVIC, les radicaux (SRS) de M. Vojislav SESELJ, inculpé et détenu à La Haye pour son action en Croatie et en Bosnie-Herzégovine durant les guerres de sécession, ainsi que les extrémistes fidèles au commandant ARKAN du Parti de l'Unité Serbe (SSJ) pour pratiquer une obstruction parlementaire fatale au gouvernement de M. Zoran ZIVKOVIC (DS), Premier ministre nommé à la suite de la mort de M. DJINDJIC. L'opposition s'unit également au G 17 + (parti pro-européen issu d'une association, formé d'économistes et d'intellectuels) pour dénoncer la corruption de membres de la DS et l'appui de ceux-ci aux milieux d'affaires proches de Slobodan MILOSEVIC.

2. UN GOUVERNEMENT MINORITAIRE

Les élections législatives du 28 décembre 2003 sont marquées par la victoire du Parti Radical (SRS) dirigé par M. Tomislav NIKOLIC, lieutenant de M. SESELJ, qui remporte 82 sièges de députés sur 250. Le DS n'en remporte que 37, les libéraux du G 17+ 34 et le DSS 53, le Mouvement Serbe pour le Renouveau (SPO - allié pour l'occasion à Nouvelle Serbie - N.S) de M. Vuk DRASKOVIC, Ministre des Affaires Etrangères de l'Etat Commun, parti de centre droit prônant la transformation du régime en une monarchie constitutionnelle est représenté par 22 députés (ce parti n'était pas intégré à la DOS). Le parti socialiste de M. Ivica DACIC (SPS) conserve 22 sièges au sein de la nouvelle assemblée et se pose, en l'absence d'accord DSS-DS, en arbitre de toute coalition gouvernementale.

Le gouvernement minoritaire, formé le 2 mars 2004 et placé sous la direction de M. KOSTUNICA (DSS), tient compte de cet état de fait. Il réunit le G 17+, le SPO-NS et le DSS et s'appuie sur le soutien sans participation du SPS. La réunion de ces sensibilités diverses s'est effectuée autour de plusieurs points :

• Le renforcement de l'Union serbo-monténégrine ;

• La question du statut de la Serbie et le refus affiché d'une régionalisation du pays ;

• L'hostilité à l'indépendance du Kosovo ;

• Une collaboration plus étroite avec le TPIY prévoyant une aide juridique gouvernementale aux inculpés et le cas échéant une incarcération en Serbie-Monténégro, qui se matérialise par le vote le 30 mars 2004 d'une Loi d'aide aux inculpés (on notera à ce titre que les frais de justice de Slobodan MILOSEVIC étaient pris en charge par le SPS) ;

• La dénonciation des irrégularités observées dans la procédure de privatisation des entreprises publiques.

Ce gouvernement, minoritaire en sièges au Parlement, reste à l'image d'une vie politique serbe extrêmement fragmentée, encadrée de chaque côté par les thuriféraires de l'ancien régime. La coalition gouvernementale semble par ailleurs fondée sur des bases plus qu'instables au regard des ambitions des partis la constituant.

Certains membres du G 17 + de M. Miroljub LABUS, Vice-Premier ministre de Serbie, parti libéral considère le Monténégro comme un frein à l'accession de la Serbie au sein de l'Union européenne et n'apparaît pas hostile à une scission de la Communauté d'Etats. M. LABUS fut en outre opposé à M. KOSTUNICA lors de l'élection présidentielle serbe de novembre 2002.

Le SPO de M. DRASKOVIC prône l'avènement d'une monarchie constitutionnelle. Il a été en outre appelé au gouvernement de M. MILOSEVIC en 1999 tout en considérant ses fidèles comme un parti d'assassins, alors que le SPS soutient aujourd'hui la coalition gouvernementale. De plus, le SPO n'a pas intégré la DOS en 2000. Comme le G 17 +, le SPO s'est abstenu sur la loi sur l'aide aux personnes inculpées par le TPIY du 30 mars 2004.

Le DSS élément moteur de la coalition semble de facto à rebours de certaines thèses développées par ses partenaires gouvernementaux. L'élection de M. Boris TADIC (DS) à la Présidence de la République le 27 juin 2004 apparaît également délicate quant à l'unité institutionnelle de la Serbie. L'opposition entre le nouveau Président et son Premier ministre est franche, malgré la position conciliante de M. TADIC à l'égard du DSS. Le Président n'a pour autant aucun moyen constitutionnel de renvoyer le Premier ministre et son gouvernement.

3. UNE DÉMOCRATIE SANS LÉGITIMITÉ

A ces divergences internes au gouvernement s'ajoute un problème de légitimité démocratique du pouvoir en place. Le choix de M. TADIC au poste de Président de la République s'est effectué au terme du quatrième scrutin en deux ans. Les trois précédentes élections ont dû êtres invalidées faute d'une participation suffisante (moins de 50 % des électeurs). Le dernier scrutin a eu lieu après l'abrogation législative de la nécessité d'un quorum pour valider les résultats. La participation à ce scrutin s'est de fait élevée à 48,7 %. Les élections législatives de décembre ont, quant à elles, réuni 58,75 % des inscrits. Plus d'un électeur sur trois ne se reconnaît pas par conséquent dans les institutions serbes.

L'incertitude sur ses futures frontières, les difficultés économiques classiques d'un pays sortant d'une guerre et d'un régime économique collectiviste, la division manifeste du camp réformateur laissant les partis agiter le boycott de tel ou tel scrutin comme une arme politique (les élections présidentielles du 16 novembre 2003 ont été boycottées par le DSS et le G 17 +) expliquent à la fois un désengagement d'une fraction importante de l'électorat ainsi que la poussée radicale enregistrée lors des derniers scrutins. La présence de M. NIKOLIC au deuxième tour des deux derniers scrutins présidentiels, sa victoire fin 2003 suivie de son invalidation, comme la poussée de son parti aux élections municipales sont assez révélatrices. La victoire à Novi Sad, capitale d'une Voïvodine multi-ethnique, en octobre 2004 est à ce titre toute symbolique de la crispation d'une partie de la population sur son passé, la victimisation de la Serbie, frappée par l'OTAN, contestée par le Monténégro et harcelée au Kosovo, étant perçue par les électeurs comme une réalité à laquelle les partis modérés ne savent pas répondre.

Trace des bombardements de l'OTAN dans les rues de Belgrade

4. UNE COHÉSION NATIONALE TOUTE RELATIVE : LE CAS DE LA VOÏVODINE

La crispation des Serbes sur leur passé et le réflexe identitaire qu'il suppose ne sauraient mésestimer l'importance des différentes communautés ethniques au sein du pays. De leur représentativité dépend pour partie le bon fonctionnement de la démocratie serbe.

La loi sur les collectivités locales en République de Serbie prévoit différents niveaux de collectivités locales déclinés autour de la municipalité, de la ville (composée de plusieurs municipalités urbaines ou arrondissements) et de la ville de Belgrade. Possibilité est laisser aux citoyens de former des sous-ensembles : quartiers, secteurs et autres. Le mandat des représentants municipaux est prévu pour quatre ans. Chaque minorité ethnique dépassant 5 % de la population est représentée au sein d'un conseil des relations multiethniques, visant à promouvoir en conformité avec la Constitution les intérêts desdits groupes. La loi détaille le fonctionnement des institutions municipales (un manager assiste notamment les maires sur les questions économiques, un médiateur élu pour quatre ans contrôle la conformité des missions municipales avec les droits individuels essentiels, la municipalité dispose d'une forte autonomie en matière de création de services publics et peut être habilitée par l'Etat à expérimenter un projet, chacun de ses actes pouvant être contrôlé par le juge constitutionnel saisi par le Gouvernement, à l'inverse une assemblée municipale peut demander au Parlement serbe l'abrogation d'un texte). Mais elle ne précise pas l'autonomie accordée aux régions ou aux districts, un texte étant encore en phase d'élaboration. La Voïvodine comme le Sandjak (forte concentration de Bosniaques) disposent cependant déjà d'assemblées représentatives.

Toutefois, l'absence de représentation des minorités au sein du Parlement élu en 2003, conjuguée à une décentralisation non achevée, risquent d'accentuer un problème de cohésion nationale, notamment en Voïvodine et au Sandjak. Le Parlement élu en 2000 comptait une demi-douzaine de députés d'origine hongroise élus en Voïvodine, qui n'ont pu être élus en 2003, n'ayant pas dépassé le seuil de 5 % des voix. L'adoption d'une nouvelle loi électorale abaissant le seuil de 5 à 3 %, appliquée depuis le 1 er janvier 2004, contribuera sans doute à calmer les esprits. Le cas de la Voïvodine est néanmoins assez symbolique des difficultés de représentativité des minorités, de l'exagération médiatique de toute manifestation de tensions entre membres de communautés différentes, ainsi que de la radicalisation du paysage politique serbe et des divisions du camp modéré.

Possession de l'Empire Romain, envahie au Vème siècle par les Lombards puis les Avars, la Voïvodine est colonisée par les Hongrois au IXème siècle. Des Serbes s'y installent à partir de 1690, fuyant les Ottomans. Annexée par l'Autriche, elle est ouverte aux populations d'Europe centrale. Elle n'est rattachée à la Serbie qu'en 1918. TITO lui accorde un statut d'autonomie en 1946, réévalué en 1974 avant d'être aboli en mars 1989. L'autonomie est finalement restaurée en 1996 avec la création d'un Parlement local, composé de 120 membres.

Constituée de vastes étendues plates occupées par de petites cités issues de l'ancien empire austro-hongrois, la Voïvodine rassemble 2 millions d'habitants dont 57 % de Serbes, 26 groupes ethniques différents y cohabitent, l'administration provinciale utilisant six langues (serbe, hongrois, croate, ruthène, roumain et slovaque). La loi dite Omnibus délègue depuis février 2002 des compétences définies à la province autonome.

Touchée par les conflits des années 1990 (10.000 Croates fuient cependant durant l'été 1992, des purges sont organisées, les réfugiés serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine sont accueillis dans les villages), la Voïvodine est sujette à des tensions depuis près d'un an entre serbes et population d'origine hongroise et croate. Plus médiatisée que les atteintes aux symboles croates (cimetière catholique profané à Novi Sad, violences à Tavankut), la demande d'asile politique effectuée par une famille d'un faubourg de Subotica a suscité une réaction internationale. Cet appel, mis en exergue par M. Josef KASZA, responsable de l'Alliance des Hongrois de Voïvodine (SVM), a suscité l'intervention du Conseil de l'Europe à la demande de Budapest, la venue d'une commission de l'Union Européenne dans six communes de Voïvodine et la visite à Subotica et à Belgrade du Président de la République Hongroise.

Aussi médiatique que soit cette affaire, elle témoigne néanmoins des difficultés rencontrées notamment par la population hongroise en quête de confiance et de représentativité à Belgrade. Alors qu'à la chute de Slobodan MILOSEVIC, M. KASZA était promu Vice-Premier ministre de Serbie, le mode de scrutin (seuil électoral de 5 % des voix) a écarté tous les représentants hongrois de Voïvodine aux élections législatives serbes du 28 décembre 2003. La coalition Ensemble pour la Tolérance regroupait MM. Nenad CAMAK, Josef KASZA et Rasim LAJIC, chefs de file de seize partis régionaux (la ligue des sociaux démocrates de Voïvodine - LSV de M. CAMAK, coalition Sumadija de M. Branko KOVACEVIC) et des minorités de Voïvodine (Roms, Hongrois et Croates) et du Sandjak. Concurrencée par le Parti démocratique rom allié aux Réformistes de Voïvodine (RV) de M. Miodrag ISAKOV, elle a obtenu 4,5 % des voix. Seul un bosniaque, M. Bajram OMERAGIC, a été élu sur une liste nationale du DS. Depuis les premières élections multipartites de 1990, les partis hongrois de Voïvodine avaient toujours obtenu 5 à 9 sièges de députés au Parlement de Serbie.

Les élections de 2003 apparaissent à la fois comme un coup d'arrêt à la représentation des minorités mais également comme le signe manifeste de divisions politiques à l'intérieur de celles-ci. Ecartelée entre la LSV, les RV et le SVM, réunis autrefois au sein du Conseil de Voïvodine (réunion informelle formée le 20 août 1999 en pleine crise kosovare, contestant les projets serbes de remise en cause de l'autonomie provinciale). Cette désunion a fragilisé les revendications visant à inscrire l'autonomie provinciale au sein de la Charte constitutionnelle serbo-monténégrine. L'opposition de style et de stratégie entre la LSV qui détient la présidence de l'Assemblée de la Voïvodine et le SVM qui préconise un regroupement des communes à forte densité hongroise est nette, M. CANAK (LSV) fustigeant tout séparatisme sur le modèle kosovar et préfère un retour au statut prévu par la Constitution yougoslave de 1974. M. CANAK s'oppose à ce titre aux deux partis majeurs de Serbie : le DS et le DSS.

L'absence de représentativité politique nationale des Hongrois est à confronter au départ de quelques 110.000 personnes vers Budapest depuis 1991, encore plus attractive depuis son adhésion à l'Union Européenne. L'internationalisation du problème des Hongrois agit paradoxalement contre les intérêts du SVM, désormais contesté par une frange plus radicale remettant en cause le tracé actuel des frontières héritées du Traité de Trianon à l'issue de la Première Guerre Mondiale. Elle suscite également une polarisation du paysage politique local entre Hongrois et Serbes, de plus en plus sensibles à la rhétorique du Parti Radical (35 municipalités sur les 45 plus importantes de Voïvodine ont accordé leurs suffrages au Parti Radical lors des dernières législatives). Les élections municipales du 3 octobre 2004 ont d'ailleurs confirmé cette tendance : la mairie de Novi Sad, principale ville de Voïvodine, a été conquise par Mme Mala GOJKOVIC, candidate radicale.

L'opposition serbe aux manifestations autonomistes se cristallise également au sein du Mouvement National Serbe Svetozar Miletic, lié pour partie à la frange extrémiste du clergé serbe. Un des animateurs du mouvement, M. Kosta CAVOSKI est un ancien conseil de M. MILOSEVIC au Tribunal Pénal International pour l'ex Yougoslavie de La Haye.

Ces difficultés politiques s'inscrivent parallèlement dans le cadre d'une crise économique importante visant expressément les grandes structures industrielles (SEVER, 29 NOVEMBAR, AZOTORA et ZORKA) en attente de privatisation. Seuls les secteurs de services organisés autour de petites entreprises privées et l'agroalimentaire de qualité (laiterie MLEKARA, Caves à vin PODRUM PALIC, Chocolats PIONIR et Farines et Pâtes FIDELINKA) résistent à peu près. L'économie a également été affectée par les bombardements de 1999 (destruction du Pont de Novi Sad). Toujours considérée comme un grenier à blé, la Voïvodine a fourni jusqu'à 40 % des ressources du budget serbe.

5. UNE RADICALISATION DU PAYSAGE POLITIQUE

A la désaffection électorale, il convient d'ajouter une permanence de la violence héritée des années 90. La position d'hommes politiques favorables à une coopération accrue avec la justice internationale reste encore incertaine, comme ont pu en témoigner l'assassinat de M. DJINDJIC.

Le changement de ton de ce dernier à propos du départ vers La Haye du Général PAVKOVIC et les menaces (motion de censure conjointe avec le Parti radical) qu'il a fait planer sur le gouvernement minoritaire de M. KOSTUNICA, jugé responsable de son transfert, traduisent néanmoins une escalade verbale chez les éléments les plus modérés. Celle-ci peut être analysée comme une des conséquences de la persistance du vote extrémiste à chaque scrutin. La fermeté du discours sur l'avenir du Kosovo et les interrogations publiques sur l'arrestation de criminels de guerre, considérés par certains Serbes comme des héros nationaux, soulignent bien que le renversement de Slobodan MILOSEVIC n'a pas signifié la fin d'une politique nationaliste, et que cette dernière tend à se renforcer lorsque le pays est confronté à des difficultés. L'émergence du mouvement « Forces de la Serbie » de M. Bogoljub KARIC s'inscrit parfaitement dans ce contexte tendu. Tel qu'il nous a été présenté, M. KARIC, homme d'affaires, tente de fédérer, à la manière italienne, les éléments de la droite parlementaire et de l'extrême droite au sein de cette nouvelle force politique populiste, alliant libéralisme économique et nationalisme étroit. Il participe pleinement à cette radicalisation globale du paysage politique, signe manifeste que la Serbie n'a pas totalement réglé ses comptes avec son passé.

La doctrine adoptée quant à la collaboration avec le TPIY reste pourtant relativement peu contraignante, puisque basée sur des redditions volontaires, le départ vers La Haye se fait après négociations entre l'accusé et le gouvernement serbe, sans usage de la force publique et de la procédure d'extradition. Si cette méthode tend à porter ses fruits depuis le début 2005, elle est jugée insuffisante par M. DRASKOVIC, qui pointe la collusion entre criminels de guerre et services secrets serbes et l'absence de résultats symboliques. Ainsi, Radovan KARADZIC et le Général Ratko MLADIC étant toujours en liberté. L'actuel blocage des négociations d'adhésion de la Croatie à l'Union Européenne sur la question de la collaboration avec le TPIY comme l'inculpation de M. HARADINAJ peuvent néanmoins agir comme un levier pour le gouvernement serbe en soulignant que la Serbie n'est pas le bouc émissaire de l'après-guerre et inciter à une collaboration renforcée avec La Haye, à condition que ledit gouvernement ne cède pas aux pressions politiques de l'instant.

B - UN AVENIR NÉCESSAIREMENT EUROPÉEN

1. CONSÉQUENCES GÉOPOLITIQUES D'UNE CRISPATION IDENTITAIRE

La résignation observée par ailleurs chez les interlocuteurs serbes du groupe d'amitié sur l'avenir de l'Union d'Etats avec le Monténégro accentue sans soute la frustration liée à la perte d'influence de leur pays au sein des Balkans. Consciente de sa faiblesse militaire, probablement amputée de ce qu'elle considère être comme le berceau de son peuple, sa position de première puissance régionale est de surcroît contestée par les succès économiques et politiques slovène et croate, cités comme des modèles par les Monténégrins.

La tentation de la compensation n'est pas à ce titre une hypothèse à écarter. Les regards portés sur la Republika Sprska, entité serbe de la Bosnie-Herzégovine, encore furtifs aujourd'hui, pourraient être plus prononcés en cas d'accession du Kosovo à l'indépendance, fut-elle conditionnelle 21 ( * ) . Les difficultés que rencontre actuellement Sarajevo et l'ONU pour obtenir une structure fédérale viable soulignent le refus d'une partie des dirigeants Bosno-serbes de pousser plus loin une intégration à un Etat jugé artificiel. L'indépendance kosovare pourrait à ce titre lancer une deuxième balkanisation de l'ancienne Yougoslavie. Si le Monténégro bénéficiait, à l'instar de la Croatie, de la Slovénie, de la Bosnie-Herzégovine, ou de la Macédoine, du statut républicain, le Kosovo n'était qu'une entité autonome au sein d'une République. L'indépendance du Monténégro suppose donc un droit à la scission au sein de n'importe quelle ancienne République, droit reconnu par la Communauté internationale. Comme le Kosovo, la Republika Sprska n'a jamais obtenu le statut républicain au sein de l'ex-Yougoslavie. Si un nouveau conflit balkanique n'est pas envisageable au point de vue militaire, l'hypothèse de troubles dans l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine et d'un scénario de type kosovar est plus plausible.

Il appartient sans doute à la France de mettre en valeur la perspective d'intégration européenne et de considérer la Serbie comme le moteur des Balkans en vue de l'adhésion, afin de compenser à la fois l'ascendant pris par la Croatie et la tentation d'un repli identitaire. L'ouverture des négociations en vue d'un Accord de Stabilisation et d'Association décidée le 12 avril 2005 contribue à cet effort. L'intégration de la Serbie-Monténégro au partenariat pour la paix de l'OTAN, dont seuls sont exclus à l'heure actuelle seuls Belgrade et la Biélorussie, participerait naturellement de cette politique.

Nos liens séculaires doivent à l'occasion de ces difficultés être également renforcés. Il est presque symbolique que le monument dédié à la France dans les jardins du Kalemegdan à Belgrade soit dégradé. Sa rénovation avec le concours de la France (56.000 €) pourrait être le signe d'un approfondissement de nos liens. La France bénéficie d'une position particulière en Serbie. Francophile, unie à nous par un combat commun en 1914, la Serbie n'est pas restée bloquée sur notre participation au sein de l'OTAN aux bombardements de 1999. Elle attend de Paris à la fois un appui et une aide, tant la tentation d'un hiver politique est prégnante.

Monument dédié aux Français

dans les jardins du Kalemegdan

de Belgrade .

Cette oeuvre du sculpteur serbe Ivan MESTROVIC a été édifiée en 1930. Elle illustre la fraternité d'armes des soldats serbes et français durant la Grande Guerre .

On peut lire sur la base du monument l'inscription suivante :

« Aimez la France comme elle vous a aimé ».

La question kosovare plus que celle de l'éventuelle indépendance du Monténégro reste le noeud gordien en vue de l'achèvement de la transition démocratique et économique en Serbie dite « étroite ». Une collaboration franco-serbe ne doit pourtant en rien affaiblir l'exigence de la France d'un règlement de la question kosovare. Elle doit simplement permettre à la Serbie de dépasser définitivement son histoire récente et s'intégrer dans une nouvelle problématique, cette fois-ci européenne. Diplomatique, cette politique doit également passer par une implication économique importante.

2. UN POTENTIEL ÉCONOMIQUE INDÉNIABLE

L'investissement européen et français dans l'économie serbe semble assez viable. L'alignement de la législation sur les normes communautaires s'effectue à un rythme régulier et satisfaisant. Une résolution du Parlement serbe adoptée en avril 2005 rend obligatoire cette harmonisation. L'agroalimentaire, l'industrie lourde et les services sont les domaines clés de l'investissement. La qualité et la technicité de la main d'oeuvre ne sont plus à démontrer, la Serbie pouvant en outre être perçue comme une porte d'entrée vers le marché russe.

On notera en outre une relative indépendance entre les questions économiques et le débat politique, les mouvements électoraux ne peuvent donc se traduire par une modification de la structure économique en partie libérale qui se met en place. Au delà du déséquilibre de sa balance des paiements, la croissance de la Serbie étroite (8 %) comme la progression du revenu annuel moyen (1.000 dollars en 2000 et 2.800 en 2005) soulignent le dynamisme du pays, qui tend à bénéficier des délocalisations de Hongrie ou de Pologne, désormais soumises à la réglementation européenne en matière sociale et environnementale.

La France est le cinquième fournisseur de la Serbie-et-Monténégro (onzième en 2001), sa part de marché atteignant 3,7 %. La participation économique française est à mettre au compte des biens d'équipement alors que la livraison de biens de consommation est en net recul. Au sein de l'Union Européenne, la France figure au troisième rang derrière l'Allemagne (13,9 % de part de marché) et l'Italie (10 %). Les biens d'équipement vendus sont liés aux secteurs mécanique, électrique et automobile. Les biens de consommation non alimentaires français sont concurrencés par les produits fournis par les pays à main d'oeuvre bon marché (Chine), adaptés au niveau de vie du pays. Les exportations en direction de la France sont principalement constitués de produits agro-alimentaires transformés (fruits rouges), biens d'équipement, notamment automobiles (pneumatiques TIGAR et TRAYAL, pièces détachées JUCITINVEST livrées à PSA).

La présence de tous les bailleurs de fonds internationaux sur place est une garantie quant à la sécurité de l'investissement. Le développement des infrastructures, la concession de services publics, la distribution et l'agroalimentaire sont parmi les secteurs porteurs pour les entreprises internationales. Les problèmes juridiques, absence de droit de la concurrence ou de loi anti-trusts, devraient se résorber assez rapidement tant la perspective européenne agit comme levier. Toute stratégie de développement doit néanmoins prendre en compte cet aspect ainsi que la force d'une dizaine de conglomérats puissants (dont celui de la famille KARIC), régulateurs officieux du marché.

Le groupe d'amitié appelle de ses voeux la création d'une véritable Chambre de commerce franco-serbe destinée à faciliter l'investissement dans ce petit pays d'avenir. Les efforts faits en ce sens par l'Italie, qui se traduiront par l'organisation d'une exposition commerciale italienne en octobre 2005, doivent inciter la Mission économique de l'Ambassade de France sur place à pousser plus loin ce projet, actuellement réduit à l'état de club informel sans visibilité. Manifestation de liens économiques, la chambre doit également permettre de conforter nos liens politiques, à l'image de la relation qui tend à unir les gouvernements serbe et italien.

CONCLUSION : QUEL APRES-2006 ?

L'année 2006 sera une année charnière pour l'avenir de la Serbie et Monténégro. Confrontée au départ plausible du Monténégro et à l'indépendance du Kosovo, la Serbie se retrouverait soumise à des turbulences politiques logiques, tant la démocratie y est encore jeune et tant la question des frontières est un élément fondamental pour l'équilibre d'un Etat. Accompagnées cette fois-ci par la communauté internationale, ces sécessions ne doivent avoir d'autres conséquences que l'ouverture d'une nouvelle perspective, européenne, pour Belgrade.

Bien qu'encore refoulée par l'Union Européenne, l'indépendance du Monténégro est une hypothèse possible, qui ne devra pas conduire, une fois acquise, à écarter Podgorica du projet européen. Sécession citoyenne, elle est aussi le signe de l'échec d'une stratégie diplomatique peu adaptée à la complexité politique locale et sans réel appui populaire sur place. Elle sonne le glas des constructions artificielles de type bosnien qui, dans le cadre de protectorats internationaux, confirment les séparatismes plus qu'elles ne les annihilent. A ce titre, il conviendra sans doute de repenser les modalités des accords de Dayton visant la Bosnie-Herzégovine, ainsi que l'a proposé dans une récente résolution de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe 22 ( * ) , afin d'accélérer la fusion des entités serbe et croato-musulmane, et éliminer par delà un foyer de tension à la frontière serbe.

Le Kosovo est également un miroir cruel pour la Communauté internationale, qui si elle n'a pas démérité, n'en a pas moins fait preuve d'une certaine passivité et n'a pas su imposer quand il était temps une ligne politique claire à son action. Réalisée dans l'urgence, la démarche en deux temps (standards puis statut) s'avère finalement inadaptée, tant le statut institutionnel peut préjuger de la réalité des normes démocratiques. L'indépendance conditionnelle du Kosovo ne signifie pas pour autant un retrait de la Communauté internationale à court et moyen terme. Elle vient confirmer qu'une présence militaire, qu'elle soit européenne ou euro-atlantique, reste indispensable et qu'elle doit désormais répondre à des objectifs divers, aussi bien civils que sécuritaires. En l'absence d'une scolarité commune aux deux ethnies principales qui permettrait aux jeunes générations de partir sur de nouvelles bases, un retrait des troupes ne pourrait se concevoir que dans le cadre de vastes mouvements de populations, permettant le regroupement des communautés dans des entités cohérentes, coexistant dans une structure étatique hyperdécentralisée, celle-la même qui tend à s'essouffler en Bosnie-Herzégovine...

ECLATEMENT, EUROPE : QUELLES PERSPECTIVES POUR LA SERBIE-ET-MONTENEGRO ?

Le déplacement d'une délégation du groupe interparlementaire France / Serbie-et-Monténégro à Belgrade, Podgorica, Pristina et Mitrovica du 18 au 22 avril 2005, était destiné à recueillir les avis, souvent divergents, des différents acteurs de la scène politique et économique locale concernant l'avenir à court terme de l'Etat Commun, voulu par l'Union Européenne, et du Kosovo, administré par les Nations-Unies depuis 1999.

Un an après les violences de mars 2004 au Kosovo et un an avant le probable référendum d'autodétermination au Monténégro, le groupe interparlementaire a pu mesurer l'extraordinaire complexité de la situation de la Serbie-et-Monténégro, pays aux frontières incertaines, où les réflexions d'ordre historique, culturel voire psychologique se substituent aisément à un discours politique rationnel.

La stabilité relevée par la Commission Européenne dans son avis favorable à l'ouverture des négociations en vue d'un Accord de Stabilisation et d'Association est à ce titre toute relative et ne saurait occulter l'absence de perspectives durables pour l'Etat Commun de Serbie-et-Monténégro, réduit à ses activités militaires et diplomatiques, ainsi que les difficultés rencontrées par les minorités au sein d'un Kosovo sans véritable statut institutionnel et sous perfusion internationale. L'avenir de la région dépend du règlement de ces questions.

La question kosovare plus que celle de l'éventuelle indépendance du Monténégro reste le noeud gordien en vue de l'achèvement de la transition démocratique et économique en Serbie. Une accession à l'indépendance, fut-elle conditionnelle, pourrait également remettre en cause l'équilibre régional mis en place depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. L'entité serbe de Bosnie-Herzégovine, la Republika Sprska, n'a, comme le Kosovo, jamais obtenu le statut républicain au sein de l'ex-Yougoslavie. La reconnaissance de l'indépendance du Kosovo, possible dès 2006, supposerait donc un éclatement plus profond de l'ancienne structure fédérale et la remise en cause des frontières des anciennes Républiques.

* 1 La délégation était accompagnée par M. Sébastien RICHARD, Administrateur-adjoint des services du Sénat, Secrétaire exécutif du groupe France-Serbie et Monténégro .

* 2 La tentative de médiation monténégrine dans le conflit kosovar, effectuée au nom d'une diplomatie indépendante a été à cet égard diversement appréciée à Belgrade.

* 3 La structure des ambassades serbo-monténégrines respecte également le dualisme : si l'Ambassadeur est serbe, son Premier conseiller sera monténégrin et inversement.

* 4 Le groupe interparlementaire avait déjà pu rencontrer les membres de ces comités à Paris le 8 décembre 2004, à l'issue d'une présentation par la Délégation du Sénat pour l'Union Européenne des mécanismes de transposition de la réglementation européenne dans le droit national.

* 5 Ces comités sont par ailleurs présidés par des membres de partis sécessionnistes : le G 17+ serbe et le DPS monténégrin.

* 6 Les Ministères de la Défense et des Affaires Etrangères sont les seuls dotés de postes de suppléants. Ceux-ci, également investis par le Parlement, ne sont pas issus du même Etat membre que le ministre.

* 7 Le Monténégro est en fait divisé en deux : la côte adriatique devient province du Cattaro, annexée par l'Italie, un Governatorato de Dalmatie satellite étant institué dans la partie restante. Bien que les termes d'indépendance ou de souveraineté soient ici galvaudés, le Président du Parlement Monténégrin, M. Ranko KRIVOKAPIC, a néanmoins daté, lors de ses entretiens avec le groupe d'amitié, l'absence d'autonomie entre 1918 et 1941.

* 8 Les valeurs fondatrices du peuple serbe font également partie du patrimoine culturel monténégrin, élaboré notamment sous Pierre II NJEGOS.

* 9 1% de d'habitants sont croates et 0,4 % Roms (seuls 10 % de ces derniers ont été recensés).

* 10 M. VUJANOVIC a été Premier ministre de 1998 à 2002, puis Président du Parlement jusqu'à son élection à la tête de l'Etat le 11 mai 2003, après deux scrutins annulés faute de participation (le quorum de 50 % d'inscrits demandé a été finalement abrogé). M. MAROVIC a également occupé les fonctions de Président du Parlement.

* 11 Pratique courante de l'ancienne Ligue des Communistes, elle est aujourd'hui reprochée à Milo DJUKANOVIC par ses anciens alliés.

* 12 Le PIB s'élevait à 1,5 Milliard de dollars en 2003.

* 13 Il semble à cet égard regrettable que la France ne dispose à Podgorica que d'un simple bureau commun avec l'Allemagne, isolé dans une galerie commerciale, sans même qu'un drapeau ne souligne la présence d'un minuscule corps diplomatique.

* 14 La construction d'un village albanais intégralement financée par le Koweït au Nord Est du Kosovo demeure encore une exception .

* 15 Les ministères concernés sont ceux de l'agriculture (non occupé actuellement), des retours des personnes déplacées et de la santé.

* 16 Kosovo : towards final status

* 17 The Balkans in Europe Future

* 18 L'afflux des capitaux serbes dans les micro-économies des enclaves, leur caractère logiquement discriminatoires n'est pas sans poser problème aux autorités gouvernementales kosovares confrontés dans ces secteurs à des recettes fiscales pourtant médiocres.

* 19 La municipalité d'Obilic compte toutefois une école commune utilisée à des heures différentes par les communautés.

* 20 On notera cependant un effort marqué des municipalités en vue d'établir un véritable bilinguisme administratif. 23 des 27 municipalités albanaises ont ainsi recruté des interprètes, 80 % des débats des assemblées municipales étant dorénavant traduits, contre un tiers des règlements municipaux, des lois ou décrets.

* 21 La météorologie serbe télévisée intègre Banja Luka sur ses cartes .

* 22 Résolution n°1384 du 23 juin 2004

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