INTRODUCTION

Le paysage médiatique brésilien se caractérise par un ensemble de propriétés singulières, parmi lesquelles un nouvel acteur, différent des médias traditionnels, qui a fait son apparition sur la scène de la diffusion de l'information. Dans la panoplie des moyens de communication brésiliens, publics ou privés, de nouveaux supports d'information sont proposés au public par des organisations professionnelles ou sociales, ainsi que certains secteurs des pouvoirs publics.

Une analyse plus poussée de ces moyens de communication montre qu'il s'agit de médias produits et gérés par des acteurs sociaux qui, au Brésil, sont traditionnellement perçus comme de sources d'informations. Et ces sources sont, en majorité, des entités représentatives de groupes d'intérêts 2 ( * ) .

En raison de ce phénomène, le Brésil bénéficie aujourd'hui d'un paysage médiatique diversifié, qui a peu d'égal dans d'autres régions du globe. A côté d'une presse commerciale puissante (écrite et audiovisuelle) et d'un système public extrêmement précaire - limité en pratique au rôle de porte-parole du pouvoir -, la société brésilienne peut se tenir informée, par exemple, au travers des stations radiophoniques du Mouvement des Travailleurs Sans-Terre (MST), de l'Association des Prostituées de Bahia, de l'Armée de Terre, de la Justice ou du Parlement. Les pouvoirs judiciaire et législatif - des municipalités, des Etats et du pouvoir fédéral - possèdent eux aussi des stations de radio, des chaînes de télévision et des services d'agence de presse. Les outils médiatiques sont exploités par des mouvements sociaux aussi divers que ceux des micro-entrepreneurs ou des féministes.

Parmi les entités de classe - patronales ou de travailleurs -, la Central Única dos Trabalhadores (Centrale Unique des Travailleurs, CUT), la Confederação Nacional das Indústrias (Confédération Nationale des Industries, CNI) et le Conselho Federal de Engenharia et Arquitetura (Conseil Fédéral d'Ingénierie et d'Architecture, Confea) interviennent à travers l'outil télévisuel. Le phénomène touche aussi le monde du football. Des équipes comme le Sport Club Corinthians, de São Paulo, et le Fluminense Football Club, de Rio de Janeiro, produisent et diffusent leurs propres programmes télévisés.

Il en est de même pour les groupements religieux. Les Spirites 3 ( * ) , les Catholiques et les Evangélistes possèdent des stations de radio et des chaînes de télévision, et éditent des journaux à gros tirages. L'Église catholique gère un réseau de 200 radios dispersées sur tout le territoire national. Les Spirites possèdent une chaîne par satellite. L'Igreja Universal do Reino de Deus, de ligne néopentecôtiste, en plus d'être propriétaire de la troisième chaîne de télévision ouverte et gratuite par son importance, possède l'hebdomadaire à plus grand tirage du pays. Chaque édition

de la Folha Universal est en effet imprimée à près de deux millions d'exemplaires 4 ( * ) .

L'action informative des sources inclut aussi la production de magazines imprimés et de programmes indépendants de radio et de télé, ainsi que diverses agences de presse, dont certaines sont spécialisées dans la préparation et la fourniture aux médias traditionnels d'informations déjà formatées pour leur diffusion immédiate à la télévision et à la radio, ce qu'on appelle les rádio releases (communiqués radio), les vídeo releases (communiqués vidéo) ou encore les releases eletrônicos (communiqués électroniques). Ces produits sont très bien acceptés par les médias traditionnels, car ils présentent des thématiques et des formats satisfaisants, en plus d'être gratuits, et sont donc adaptés aux structures réduites des rédactions journalistiques.

L'idée initiale de notre thèse est de considérer cette réalité comme une action de la société civile brésilienne, de plus en plus organisée pour s'adresser directement à l'opinion publique, sans passer par l'intermédiaire des médias traditionnels, majoritairement de profil privé et commercial au Brésil 5 ( * ) . Notre hypothèse de recherche est que l'objectif de ces groupes est de s'assurer une visibilité publique pour intervenir dans la sphère publique. Être inséré dans l'agenda médiatique, facilite, comme nous essaierons de le démontrer, l'action politique - et notamment les efforts en vue d'une intervention auprès des décideurs.

De notre point de vue, en raison du développement de ce phénomène, la presse, considérée comme un spectateur extérieur aux faits, perd peu à peu la maîtrise totale de la scène informative. Produire une information journalistique au Brésil cesse d'être réservée aux entreprises médiatiques, qui trouvent, dans cette activité, leur raison d'être 6 ( * ) . L'opinion publique, de son côté, se met à disposer d'informations collectées, sélectionnées, filtrées, traitées éditorialement et diffusées par des entités ou des mouvements sociaux, autrement dit par des corporations porteuses d'intérêts corporatifs. Des corporations au sens le plus large du terme, c'est-à-dire qui visent à rassembler des groupes d'individus, d'entreprises ou d'entités détentrices d'objectifs communs et dont l'intention est de défendre leurs propres intérêts 7 ( * ) . Il s'agit d'un éventail d'acteurs extrêmement large, diversifié et décentralisé, qui intervient dans la reformulation du pacte social, comme le souligne JOBERT 8 ( * ).

Cet univers nous a intrigués. Cette thèse se consacre à l'explorer. Au-delà d'une analyse du phénomène en tant que tel, nous proposons un concept qui permet de mieux catégoriser ces moyens de communication, en les différenciant de la presse traditionnelle et des expériences alternatives de presse déjà connues, ainsi que des techniques habituelles de journalisme institutionnel. À cet effet, nous nommerons ces moyens de communication les médias de source (MS), mais ces nouveaux médias pourraient également être qualifiés de médias corporatifs.

Nous proposons de démontrer que leur préoccupation ne se limite pas à la seule transmission d'informations intracorporis ; elle est notamment d'introduire dans l'agenda médiatique leur point de vue sectoriel sur des sujets corporatifs, mais aussi sur des événements généraux intervenus dans le pays. Ces médias de source cherchent, selon notre hypothèse, à intervenir sur la presse traditionnelle dans le processus de construction de l'information (newsmaking). Ce sont des supports également capables d'apporter à la société la perspective du segment sociopolitique qui les maintient, et qui permettent également d'intervenir dans le modelage de la sphère publique et la formation de l'imaginaire social collectif 9 ( * ) .

La structure de la scène informative brésilienne conduit à formuler l'hypothèse d'une transformation, non seulement de la scène médiatique, mais également du journalisme, dans le sens d'une agrégation des sources au processus de production et de diffusion d'information. Pour remplir leurs fonctions, la plupart de ces nouveaux médias cherchent, à l'instar de la presse traditionnelle, à s'adjoindre la compétence de professionnels habituellement liés aux services d'informations, à savoir les journalistes. L'exclusion de l'amateurisme et l'utilisation d'industry standars of professionalism 10 ( * ) deviennent une nécessité pour capter et fidéliser l'attention du public, qui se révèle exigeant, même envers les moyens alternatifs de communication. Selon les représentations sociales dominantes, la qualité et la crédibilité informative reposent sur l'expérience de professionnalisation du journalisme 11 ( * ) .

La transformation à laquelle nous faisons référence découlerait, selon notre hypothèse, du croisement au Brésil d'une série de facteurs socio-économiques, politiques et culturels. Les informations diffusées par ce nouvel acteur apparaissent comme une modalité différente de la pratique journalistique. Une modalité que nous nommerons journalisme de source (JS).

L'existence de ces nouveaux médias et le flux informatif qu'ils produisent constituent des thèmes de recherche de grand intérêt pour l'étude du monde contemporain. Or aucune étude n'a été réalisée sur les médias de source et leurs effets. Nous sommes donc poussés à réfléchir sur l'action des journalistes qui travaillent pour ces médias et sur la délimitation du territoire professionnel qui se construit à partir de cette nouvelle réalité. L'observation des pratiques et des représentations collectives de ces journalistes de source, permet de comprendre leurs paradigmes 12 ( * ) et routines journalistiques. Elle permet également de saisir le phénomène de renforcement de cette action informative au Brésil, et la manière dont elle se différencie d'autres pratiques de secteurs d'activité proches, telles que la publicité et les relations publiques.

Le MS constitue-t-il effectivement une stratégie d'intervention sur l'espace public ?

Les informations nécessaires pour répondre à ces questions et nos hypothèses, sont tirées d'une série d'observations menées, entre 2002 et 2005, sur un ensemble de médias correspondant à ce profil, et qui intervient sur la scène informative brésilienne. Nous nous sommes penchés de façon plus précise sur le système médiatique créé par le Senado Federal du Brésil et sur l'action des journalistes qui y travaillent. Les informations et les données collectées sont présentées dans ce texte en vue de soutenir nos analyses et nos hypothèses. À savoir :

Les médias de source interférent-ils de manière effective sur l'action journalistique de la presse et des journalistes traditionnels ?

Leur action informative peut-elle être classée comme une forme de journalisme ?

Les MS représentent-ils un nouveau paradigme journalistique ? Est-il légitime de postuler l'existence d'un journalisme de source ? Ce journalisme de source équivaut-il à un journalisme d'Influence, qui chercherait à intervenir sur les agendas médiatique et social ?

L'existence des MS implique-t-elle la délimitation d'un nouveau territoire professionnel et l'émergence d'un nouveau type de journaliste, le journaliste de source ?

Les MS représentent-ils une transformation profonde du journalisme ?

SECTION 1 - JOURNALISME DE SOURCE- UNE LUTTE POUR UN ESPACE DANS LA SPHÈRE PUBLIQUE : LA PROBLÉMATIQUE

Selon notre hypothèse, l'existence de mécanismes de diffusion d'idées, de valeurs, de messages et de concepts par des moyens de communication de masse distincts des médias traditionnels peut être considérée comme la quête d'une place dans l'espace public 13 ( * ) , et/ou l'élargissement de ce dernier. L'espace public est ici entendu comme le(s) milieu(x) où la population, le peuple dans toute sa diversité, est présent et interagit avec lui-même et avec les moyens de communication.

L'espace public est un espace de communication. Cette communication est parfois orientée vers l'intercompréhension, mais elle vise aussi à la persuasion - observe DACHEUX 14 ( * ) . Nous devrions concevoir les médias de source comme un outil tactique pour exercer cette communication en faveur d'une compréhension mutuelle et/ou d'une persuasion, dans le but de conquérir une « place au soleil », grande ou petite, hégémonique ou non, dans la société brésilienne contemporaine. L'apparition successive de différents modes et médiums de communication, - souligne GOUPIL - contribue à la redéfinition de l'espace public, ainsi qu'au redéploiement de l'action citoyenne 15 ( * ) .

Notre référence est la lutte pour un espace au sein de la sphère publique 16 ( * ) , selon les bases définies à l'origine par HABERMAS - l'espace de la société où se forme l'opinion publique et où se développe une conscience politique - et ultérieurement élargies au concept contemporain d'espace public 17 ( * ) , lieu métaphorique où prédominent les questions sociales 18 ( * ) , où se définit l'opinion publique et le sens dans lequel elle communique. Selon HABERMAS, les opinions qui prévalent parmi les diverses manifestations existantes au sein de la sphère publique se transforment en opinion publique. Comprise comme la voix provenant de la sphère publique et qui tente d'agir sur les critères d'organisation et de fonctionnement des sociétés 19 ( * ) , l'opinion publique correspond à une large acceptation des positions prévalentes. Le concept d'espace public est ainsi intimement lié à celui d'opinion publique. C'est en son sein que les citoyens organisés collectivement tentent de mobiliser d'autres secteurs sociaux. Les deux côtés sont influencés par l'information diffusée par les moyens de communication.

L'existence d'une opinion publique exige ainsi celle d'un public qui se présente à la fois comme récepteur et comme formulateur de cette même opinion publique 20 ( * ) . Dans la situation médiatique actuelle, l'existence d'un espace public présuppose la capacité des sociétés à communiquer entre elles et en leur sein. L'espace public est le médium dans lequel l'humanité se donne à elle-même en spectacle - remarque FERRY 21 ( * ) .

L'espace public de l'actualité n'est pas le seul, il est une mosaïque de plusieurs sous-espaces et présente de multiples facettes 22 ( * ) , qui peuvent même inclure une sphère publique plébéienne. Elle se fragmente en divers segments sans cependant perdre la condition d'arène privilégiée où se noue une lutte symbolique pour la définition des réalités sociales. Les actions des mouvements sociaux se déploient dans cet espace symbolique, ce locus, cet espace de représentation, partage et discussion, selon les termes de CHARAUDEAU 23 ( * ) . En quête de modifications sociales, de tels mouvements doivent construire collectivement et intersubjectivement d'autres sens sur eux-mêmes, sur le monde et sur les relations sociales 24 ( * ) . Les acteurs sociaux ont besoin de rechercher une visibilité dans l'espace que ARENDT a nommé polis 25 ( * ) . Ils cherchent à être visibles pour le public, entendus et compris dans cet espace virtuel qui, selon l'auteur, est le lieu où sont exposées et inscrites les actions à l'intérieur du monde. Une telle construction exige l'existence de visibilité, de publicité et d'échanges argumentatifs publics. L'élaboration d'une nouvelle proposition sociale dépend d'une panoplie d'outils informatifs qui agit à la fois comme médiateur des idées et comme médiateur des actions politiques 26 ( * ) .

L'auto-expression devant les autres participants de cette même polis est nécessaire, tout comme, en retour, la considération de leurs perspectives. Les résultats de cette lutte symbolique dépendent donc de plus en plus de l'action des médias 27 ( * ) , ce qui contraint les acteurs sociaux à trouver les moyens les plus inventifs possibles, d'avoir accès aux moyens informatifs.

L'existence de canaux ouvrant un espace aux discours et aux arguments de segments habituellement exclus par la presse contribue, de notre point de vue, à créer davantage d'espace pour l'action civile et à éviter que la sphère publique ne se restreigne à une cour. En tant que support alternatif de diffusion, les médias de source contribueraient à exposer au grand jour des thèmes marginalisés par les mainstream media 28 ( * ) et, dans certains cas, à organiser/encourager la mobilisation sociale. La connaissance et la mobilisation sont des partenaires de l'activisme public 29 ( * ) , entendu ici en tant qu'action civile, en tant qu'exercice de la citoyenneté.

Les moyens d'informations alternatifs ont déjà montré qu'ils possèdent la capacité de donner la parole aux perspectives et aux points de vue marginalisés ou stéréotypés dans la presse traditionnelle 30 ( * ) . Cette action tend à profiter aux communautés les plus proches de ces médias, en apportant des informations et en permettant l'expression d'une opinion sectorielle. Le souhait de divers secteurs d'occuper cet espace provoque cependant des conflits d'ordre idéologique. La quête de la visibilité est une façon de participer à la structuration des sociétés contemporaines et d'intervenir dans les luttes sociales et politiques 31 ( * ) .

Dans l'espace public, les rapports de force entre acteurs sociaux rivaux ne s'expriment pas d'abord par la violence, physique ou symbolique, mais par l'intermédiaire de discours sociaux rivaux qui visent à agréger des collectifs chez ceux qu'ils doivent susciter des réactions d'adhésion et/ou réprobation -affirme DELFORCE 32 ( * ) .

Les médias de source viseraient, selon notre perspective, à doter les sphères publiques alternatives d'instruments d'expression de leurs propres opinions. 33 ( * ) Cette alternative médiatique ne représente pas nécessairement une opposition, mais plutôt la capacité de fonctionner en tant qu'autre proposition, même en coexistant avec les structures hégémoniques 34 ( * ) . Nous prétendons démontrer que ces nouveaux médias représentent un véritable arsenal, très utilisé au Brésil, dans cet affrontement politico-social pour la conquête de l'espace public.

A. LES MÉDIAS COMME INSTRUMENTS D'EXERCICE DU POUVOIR.

L'emploi des moyens de communication représente une forme de pouvoir, le pouvoir médiatique35 ( * ) ; en conséquence, les médias en tant qu'instrument d'exercice de ce pouvoir et les contenus des messages qu'ils divulguent sont au centre d'une querelle sociale. Le Brésil présente un profil où prévaut l'oligopole de la propriété des moyens de communication concentrés, principalement, dans les mains des hommes politiques et des oligarchies traditionnelles, comme on peut le voir dans les tableaux 1.1 et le 1.3, ce dernier dans le Chapitre I-1, item 1.1 - Les influences politico-économiques et l'indépendance journalistique. En d'autres termes, le pouvoir médiatique national ne constitue pas un espace démocratique.

Sur la scène brésilienne, six groupes économiques, pour la plupart des possessions familiales, se partagent les six plus grandes chaînes de télévision du pays. Bien que la législation en vigueur limite à cinq le nombre de chaînes dont un même groupe économique peut être propriétaire, les réseaux nationaux déjouent la règle en s'associant aux chaînes d'autres propriétaires, qui fonctionnent comme de simples répétitrices locales ou régionales de la programmation nationale. De façon similaire au fonctionnement des chaînes internationales de sandwichs, ces entreprises associées, nommées affiliées, sont obligées de suivre les formats et contenus imposés par la chaîne tête de réseau et de repasser à cette dernière une partie de leurs recettes locales. En utilisant ce modèle de franchises médiatiques, les six groupes nationaux détiennent également le pouvoir de décision sur 138 groupes régionaux de communication affiliés, ce qui représente 667 supports médiatiques (journaux, stations de radio et chaînes de télévision), parvenant dans 87 % des résidences et dans 98 % des villes brésiliennes. L'ensemble de ces six groupes privés domine 90 % des chaînes de télévision brésiliennes 36 ( * ) . Les pouvoirs publics, en tant qu'acteur médiatique, sont pratiquement absents.

Ce profil provoque le rétrécissement du contenu informatif et de la pluralité des sources, ce qui entraîne une concentration de sources consultées et la réduction de l'éventail de thèmes et de positions proposés au débat public. Le journalisme brésilien est clairement officiel, souligne le journaliste Gilberto Dimenstein37 ( * ). Il existe un déséquilibre informatif qu'il qualifie d'apartheid éditorial.

Pour être (porteur d') une information au Brésil, il faut avoir une fonction, il faut être député, chef d'entreprise, syndicaliste. [...] Il se passe des choses essentielles au Brésil et personne ne le sait. Un exemple? L'Église (catholique) est l'institution dotée de la plus grande crédibilité aujourd'hui dans le pays, mais elle n'a pas de couverture continue. [...] Les mouvements liés à la question des droits de l'homme, associés à toutes les minorités, n'ont pas de couverture (journalistique) - insiste DIMENSTEIN 38 ( * ) .

Dans la société capitaliste brésilienne, toujours selon ce professionnel, la presse n'intervient plus selon un idéal, mais de façon mercantile. L'élite brésilienne, celle qui achète le journal et qui achète les produits annoncés dans les journaux, est égoïste et ne s'intègre pas dans un projet national.

Le schéma oligopolistique de la propriété médiatique, associé à la possibilité de l'existence de propriété croisée des moyens de communication, contribue à un schéma informatif peu ouvert et peu démocratique. Au contraire de ce qui a lieu dans d'autres pays, au Brésil, un chef d'entreprise peut être propriétaire à la fois de stations de radio et de chaînes de télé (indépendamment de la technologie utilisée - transmission hertzienne, par satellite ou par câble), de journaux, de magazines, de portails Internet, etc. Ce modèle de propriété médiatique contribue aussi à la réduction du volume de journalistes sur le marché, puisque la production informative faite pour un média donné est traditionnellement réutilisée dans un autre média du même groupe. Sans compter les cas où le professionnel est déjà obligé, par contrat, de produire des sujets pour les divers supports d'un même groupe économique.

Le contrôle partiel de réseaux locaux et régionaux de TV et de radio par des hommes politiques professionnels, et l'inexistence d'une presse liée aux intérêts sociaux minoritaires, fait que notre système de médias présente une diversité externe réduite et précaire. Ce tableau adverse de l'offre de sources d'information et d'opinion diversifiées convertit automatiquement la question de la diversité interne en l'un des points cruciaux dans l'examen de l'articulation entre notre système de médias et le système politique - explique AZEVEDO 39 ( * ) .

Il faut aussi tenir compte du fait qu'au Brésil, l'existence d'une sphère publique, où tous peuvent parler et être entendus, a été historiquement limitée, se limitant presque exclusivement aux classes sociales socialement privilégiées 40 ( * ) (voir les détails sur la pénétration des médias sur le territoire brésilien dans la IIe Partie de cette thèse, chapitre II item I-A - Les journaux, magazines et agences et I-B - Les emplois dans le secteur audiovisuel). La presse, principalement la presse écrite - et, plus récemment, celle diffusée sur Internet et par les systèmes de télévision par câble et satellite -, est marquée par l'élitisme et les restrictions économiques et sociales, telles que l'analphabétisme, la faible scolarisation et la pauvreté. Ces facteurs freinent le développement d'une sphère publique plus ample et limite le concept d'opinion publique à des segments sociaux restreints. À la rigueur, face à l'exclusion sociale, les misérables ne sont pas même entendus en tant que sujets, sauf lorsqu'ils sont organisés en institutions politiques comme, par exemple, les paysans dépossédés du Mouvement des Sans-Terre - souligne LEHER 41 ( * ) .

Il s'agit d'une situation qui renforce la nécessité d'alternatives informatives de façon à considérer toutes les facettes de cette mosaïque sociale et éviter un flux informatif monolithique. Pour faire face à cet affrontement de circulation d'idées, l'existence de nouveaux mécanismes de diffusion massive de l'information s'impose. De tels outils sont dotés d'un statut stratégique dans la mesure où nous considérons, comme le fait BOURDIEU, que tous les mots sont des instruments de combat 42 ( * ) . Texts are weapons that agents in a struggle employ in their discursive strategies - renchérit CHALABY 43 ( * ) . Dans la même ligne, SCHLESINGER montre que no such view of society, nor the language for expressing that view, can be innocent or neutral. It caries its own evaluative baggage with it, and necessarily excludes alternatives views 44 ( * ) .

C'est à travers la diffusion médiatique que les mots, les textes et les idées circulent et, dans des situations données, se combattent les uns les autres. Ainsi, toute interaction linguistique, aussi personnelle et insignifiante qu'elle puisse paraître, porte-t-elle les traces de la structure sociale qu'elle exprime et qu'elle contribue à reproduire - explique THOMPSON45 ( * ). L'emploi des moyens de communication a donc pour résultat de nouvelles formes d'exercice du pouvoir, d'action et d'interaction sociales et, selon l'auteur britannique, l'usage des communications transforme l'organisation sociale et temporelle de la vie sociale, créant de nouvelles formes d'action et d'interaction et de nouveaux modes d'exercice du pouvoir 46 ( * ) .

Lorsqu'il analyse le pouvoir médiatique, BOURDIEU le définit comme une action qui intervient dans le cadre du symbolisme : un pouvoir de construction de la réalité qui tend à établir un ordre gnoséologique : le sens immédiat du monde (et en particulier du monde social) 47 ( * ) . Le pouvoir symbolique, toujours selon le sociologue français, constitue un pouvoir capable de construire, de faire voir et croire, de confirmer et de transformer la vision du monde et, de cette façon, d'agir sur le monde avec une force aussi puissante que la physique et l'économie 48 ( * ) . Dans la même ligne de pensée, GUARESCHI souligne que

Le contrôle des contenus symboliques circulant d'une société donnée à une époque donnée a toujours constitué l'intérêt des dirigeants de cette période, comme l'attestent les divers moments de `censure de la presse', si fréquents dans les dictatures du XX e siècle. Même en période de `normalité démocratique', les liaisons entre les grandes industries de la communication et le pouvoir économique dominant n'ont déjà été que trop démontrées 49 ( * ) .

Au côté de deux autres natures de pouvoir - le pouvoir économique, fondé sur les moyens de production, et le pouvoir politique, reposant sur l'hégémonie dans les relations sociales - le pouvoir symbolique a pour base la force légitimatrice, dont la potentialité s'accroît à mesure que les moyens de communication se développent et deviennent plus puissants 50 ( * ) .

Au Brésil, en l'absence d'un service public de télé et radiodiffusion, le profil national a catalysé une symbiose de ces trois pouvoirs, puisque le système est privé, mais c'est la classe politique - aux côtés de groupes familiaux - qui est la grande détentrice des moyens de communication de masse, principalement la radio et la TV 51 ( * ) . En 1994, trois chaînes de télévision sur dix et quatre stations de radio sur dix étaient sous le contrôle d'hommes politiques 52 ( * ) (voir tableau 1.1).

Durant le gouvernement social démocrate de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), sa base politique de soutien détenait le contrôle de 73,75 % de l'ensemble des stations de radiodiffusion du pays (3 315 à l'époque). Près de 1 220 stations de radio (37,5 %) étaient exploitées par des hommes politiques du Parti de la Frente Liberal (droite). Des membres du PMDB (centre) détenaient une participation en actions dans une autre part de 17,5 % des stations. Venaient ensuite le PPB (droite), avec 12,5 %, et le PSDB lui-même (6,25 %), le parti auquel le président de la République était affilié 53 ( * ) .

Dans la composition de la Chambre des Députés à la suite des élections législatives de 2006 - formée de 513 parlementaires -, un député sur dix était le propriétaire direct de moyens de communication, bien que ceci soit interdit par la Constitution elle-même. Ce chiffre peut être plus important si l'on comptabilise les députés détenant des concessions au nom de tiers, parents ou employés 54 ( * ) . La politique, pratiquée par divers gouvernements, de concession d'autorisations d'exploitation de services de télé et radiodiffusion au Brésil est habituellement marquée par la condition de monnaie d'échange politique 55 ( * ) .

La lourde emprise de l'intervention politique est très présente dans divers journaux brésiliens, principalement parmi les supports régionaux. Beaucoup sont les propriétés de familles de tradition politique ou d'alliés d'hommes politiques. Ainsi, les journalistes sont obligés d'abandonner le professionnalisme pour suivre une ligne éditoriale qui laisse de côté l'intérêt public et l'indépendance, pour défendre des intérêts privés - expliquent ANDRADE et ANTUNES 56 ( * ) . Pour ALMEIDA, il existe un encadrement politique éditorial très fort dans ces supports. La négligence n'est pas exactement dans ce que le journal publie, mais dans ce qu'il omet de publier - explique-t-elle 57 ( * ) . De même, Jânio de Freitas, un chroniqueur vétéran de la Folha de São Paulo, affirme que le plus grand mal de nombreux moyens de communication et journalistes est l'omission délibérée face à de possibles `dénonciations' et l'utilisation de subterfuges pour désorienter l'opinion publique. Les trucs sont innombrables, depuis le traitement grandiloquent des thèmes périphériques jusqu'à la révélation grave, comme sujet, mais en épargnant les responsables finaux, si ce sont des personnages puissants ou situés à des postes-clé pour l'intérêt du dénonciateur supposé 58 ( * ) .

Quand les hommes politiques ne sont pas les chefs d'entreprise eux-mêmes, ils représentent sur la scène nationale l'intérêt de la classe économique. Ceux qui profitent du pouvoir symbolique, et donc de la force légitimatrice, sont ceux qui ont accès aux ressources créant et garantissant ce même pouvoir : en d'autres termes, ceux qui ont accès aux moyens de communication 59 ( * ) . Pour cette raison, rappellent GUREVITCH et LEVY, the media are a site on which various social groups, institutions and ideologies struggle over the definition and construction of social reality 60 ( * ) .

TABLEAU 1.1

STATIONS DE RADIO ET CHAINES DE TÉLÉVISION GRATUITES CONTROLEES PAR DES HOMMES POLITIQUES - BRÉSIL 1994.

Stations

Hommes politiques et ex-politiques

Total Brésil

Participation d'hommes politiques

Télévision

94

302

31,12 %

Radio

1.169

2.908

40,19 %

Source : Lima, Venício, 2001, p. 107.

* 2 Selon la classification utilisée par le sociologue français OFFERLÉ (1994: 47) pour identifier les groupes d'intérêt.

* 3 Secte développée par le théologien français Allan Kardec et assez populaire au Brésil. Voir plus de détail dans la note n° 1052.

* 4 Chaque édition de la Folha de São Paulo , le journal commercial brésilien à plus fort tirage, est éditée en moyenne à 700 000 exemplaires.

* 5 Pour une description plus détaillée de cet univers médiatique, voir la IIe Partie de cette thèse (Chapitre II - 2 - Les médias de source, un univers sans limite.

* 6 ARAÚJO, Vladimir C. 2004. p. 4.

* 7 ROBERT, Paul, 1993.

* 8 La diversité des corporatismes est à la mesure de la diversité des institutions visant à l'implication collective des producteurs et particulièrement des salariés dans la régulation politique et sociale. [...] Les évolutions actuelles ont marqué la fin spectaculaire de certaines formes corporatistes, mais elles en ont suscité d'autres, souvent plus décentralisées, qui peuvent être à la base d'un renouvellement du pacte social. JOBERT, Bruno, 1996, p. 34.

* 9 Pour plus de détails sur l'imaginaire collectif, et l'action de la presse, voir LAPLATINE, François et TRINDADE, Liana, 1997.

* 10 ATTON, Chris, 2002, p. 143.

* 11 ARAÚJO, idem.

* 12 Voir les conceptualisations de paradigmes, paradigmes informatifs et paradigme journalistique, selon KUHN, RINGOOT et DE BONVILLE, dans la section 2 - L'analyse du journalisme construit par les sources : l'objectif.

* 13 Le concept d'espace public ou de sphère publique est pratiquement devenu un lieu commun pour désigner de lieu de formation de l'opinion publique propre à l'exercice de la démocratie moderne. GOUPIL, Sylvie, 2004, p. 2

* 14 DACHEUX, Eric, 2003, p. 154.

* 15 GOUPIL, idem, p. 3

* 16 Le débat, traditionnellement engagé et de teneur critique, se développe dans cette sphère. Pour Habermas (1997:91), sous la perspective d'une théorie de la démocratie, la sphère publique doit renforcer la pression exercée sur les preneurs de décision - l'auteur faisait référence aux parlementaires. Pour ce faire, elle doit thématiser, problématiser et dramatiser les problèmes de façon à capter l'intérêt des segments délibératoires. La sphère publique peut être décrite comme un réseau adapté à la communication de contenus, de prises de position et d'opinions; en son sein, les flux communicationnels sont filtrés et synthétisés, au point de se condenser en opinions publiques autour de thèmes spécifiques. De la même façon que le monde de la vie pris dans son ensemble, la sphère publique se reproduit à travers l'agir communicatif, qui implique seulement la maîtrise d'un langage naturel; elle est en syntonie avec la compréhensibilité générale de la pratique communicative quotidienne. (Idem : 92 et 1992 : 195)

* 17 CHAMBAT, Pierre (1995 :65) relie trois concepts d'espaces publics: a) lieu de la constitution d'une intersubjectivité pratique, de la reconnaissance réciproque comme sujets; b) lieu où des signes et des indices sont mis à disposition de ses occupants pour déchiffrer leurs états internes ; c) l'ensemble des scènes, plus ou moins institutionnalisées, où sont exposées, justifiées et décidées un ensemble d'actions concertées et orientées politiquement.

* 18 PAILLIART, Isabelle, FLORIS, Bernard, et MIÈGE, Bernard, 1995, p. 11.

* 19 ESTEVES, João Pissarra, (sous presse) p. 5.

* 20 GUERRA, François-Xavier et LEMPÉRIÈRE, Annicg, 1998, p. 9.

* 21 FERRY, Jean-Marc, 1991, p.21.

* 22 HABERMAS (1993: V), dans la révision de sa théorie initiale, dit qu'il faut considérer l'existence de multiples sphères publiques agissant de manière concurrentielle. Diverses arènes se forment en même temps. À côté de la sphère publique bourgeoise hégémonique, se présentent d'autres sphères publiques sub-culturelles ou particulières aux classes sous des prémisses propres et qui ne sont pas immédiatement susceptibles de compromis.

* 23 CHARAUDEAU, Patrick. 1997.

* 24 MENDONÇA, Ricardo F., 2006, p.13.

* 25 ARENDT, Hannah, 1961.

* 26 PAILLIART, et alli, idem.

* 27 CORREIA, João Carlos, p. 12.

* 28 CHOMSKY, Noam, (1997) définit un mainstream media comme a major and very profitable corporations. Furthermore, most of them are either linked to, or outright owned by, much bigger corporations, like General Electric, Westinghouse, and so on. They are way up at the top of the power structure of the private economy which is a very tyrannical structure. They are the ones with the big resources; they set the framework in which everyone else operates... Their audience is mostly privileged people... people who are wealthy or part of what is sometimes called the political class... They are basically managers of one sort or another. They can be political managers, business managers (like corporate executives), doctoral managers (like university professors), or other journalists who are involved in organizing the way people think and look at things.

* 29 EYERMAN, Ron et JAMILSON, Andrew, 1991, p. 116.

* 30 DOWNING, John, 1995, p. 240.

* 31 VOIROL, Olivier, 2005, p. 92-93.

* 32 DELFORCE, Bernard, 2004, p. 118.

* 33 ATTON, Chris, 2002, p. 155.

* 34 McGUIGAN, Jim, 1992, p. 25.

* 35 HABERMAS, J. 1993, p. XVI.

* 36 HERZ, Daniel, 2002, apud, DUARTE, Rosina, 2004, p. 19.

* 37 Au début des années 1990, Gilberto Dimenstein a dirigé la succursale de Brasilia du journal Folha de São Paulo, il est l'auteur du livre A Guerra dos Meninos, qui décrit la situation des enfants des rues au Brésil.

* 38 DIMENSTEIN, Gilberto, apud VIEIRA, Geraldo, 1991, p. 115.

* 39 AZEVEDO, Fernando A., 2006, p. 101.

* 40 L'application de la théorie de Habermas à la réalité sociale brésilienne - comme dans une grande partie de l'Amérique Latine -, est questionnée en raison, essentiellement, du modèle de développement social adopté dans le Nouveau Monde, qui, entre autres particularités, ne considérait pas la société bourgeoise sous la forme idéalisée par l'auteur. (MOREL, 1998: 312.)

* 41 LEHER, Roberto, 2001, p. 170.

* 42 BOURDIEU, Pierre, 2002, p. 12.

* 43 CHALABY, Jean K., 1998, p. 65,

* 44 SCHLESINGER Philip, 1987, p 168.

* 45 THOMPSON, John, 2001, p. 9.

* 46 THOMPSON, John, 1995-A, p.4, apud VOIROL, Olivier, 2005, p. 96.

* 47 BOURDIEU, Pierre, 2001, p. 204.

* 48 Idem, p. 210.

* 49 GUARESCHI, Pedrinho, 2000, p. 43.

* 50 Idem, p. 64.

* 51 Lors des élections parlementaires d'octobre 2006, 80 parlementaires élus, la majorité affiliés à des partis du centre et de droite, contrôlaient des stations radio ou des chaînes de télévision, selon un relevé réalisé par l'Agência Repórter Social. Pour plus de détails, voir DE CASTILHO, 2006.

* 52 LIMA, Venicio A. 2001, p. 107.

* 53 MAGALHES, Luiz Antonio, 2002.

* 54 RABELLO, João Bosco, 2006.

* 55 Pour plus d'informations sur l'utilisation politique, comme monnaie d'échange, de concessions de stations de radio et de chaînes de télévision au Brésil, consulter le Mémoire de DEA (Mestrado) en Communication de MOTTER, Paulino, 1994 ou MOTTER, P, 1994-A.

* 56 ANDRADE, Patrícia et ANTUNES, Patu, 2003, p.11.

* 57 ALMEIDA, Tânia, apud idem.

* 58 FREITAS, Jânio de, 1997, p.45.

* 59 GUARESCHI, op. cit. p. 43.

* 60 GUREVITCH, Michael et LEVY, Mark R., 1985, p. 19.

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