3. Les routines

Les journalistes du groupe test sont soumis à un processus de construction de la nouvelle plus hiérarchisé et avec un pouvoir de prise de décision plus centralisé que leurs collègues. Deux types de hiérarchisation ont été identifiés. Pour une petite majorité, un contingent équivalent à 53 % des professionnels du Sénat, la liste des thèmes qui devront être suivis est définie quotidiennement dans les instances journalistiques supérieures et fournie aux journalistes. Ce groupe rassemble la plupart des reporters, rédacteurs et producteurs liés aux journaux (journal télévisé, radiojournal, agence de presse et journal imprimé). Le second groupe réunit majoritairement des professionnels impliqués dans des programmes d'interviews et de débats en studios (radio et télévision) et appartenant à des groupes de production de produits spéciaux, comme les documentaires et les programmes spéciaux. Il y a généralement dans ce cas une inversion, la sélection des thèmes est faite par les professionnels de base, mais ils sont soumis à l'approbation des supérieurs.

Normalement, la sélection des sujets, qu'elle soit quotidienne ou hebdomadaire, a lieu durant des réunions coordonnées par le rédacteur en chef, auxquelles participent les chefs de reportages de chaque horaire et les chefs d'édition des produits journalistiques (journaux télévisés, actualités radiophoniques, journal imprimé, etc.). Les suggestions des reporters peuvent être analysées, mais il est rare qu'ils participent au processus délibératoire.

Dans le critère qui préside à la distribution des journalistes, l'espace physique institutionnel prévaut sur le référentiel thématique. Ainsi, un reporter qui couvre la Commission des Affaires Sociales (CAS), par exemple, pour l'Agência Senado de Notícias, écrira sur tous les thèmes qui y sont traités. Dans une même journée, la CAS pourra analyser des sujets aussi distincts que la santé, l'éducation, la culture, les droits sociaux, les minorités, la télé radiodiffusion, etc. Une proposition approuvée par la CAS suivra ensuite pour analyse par une autre commission ou vote final en Séance Plénière, mais le reporter de l'Agência ne poursuivra pas sur les mêmes sujets. Un autre professionnel héritera du thème, celui qui est désigné pour couvrir l'espace physique institutionnel suivant.

Le choix des sujets tient compte des travaux prévus pour les diverses instances internes du Parlement, tels que les analyses et les votes de projets, les audiences publiques, le travail des commissions permanentes et temporaires, l'ordre du jour de la séance plénière, entre autres. L'agenda de ces activités est envoyé aux médias du Sénat par les services administratifs des diverses instances internes du Parlement. Les attachés de presse des parlementaires ont aussi l'habitude d'envoyer des suggestions de sujets relatives aux actions de chacun d'eux, tels que les discours et les projets qu'ils vont présenter.

Des entités externes au Parlement cherchent également à influencer la sélection des sujets et le contenu qui sera diffusé par les MSSF. Tous les jours, des suggestions de thèmes et de personnes à interviewer sont envoyées. Normalement, les suggestions tournent autour d'un thème qui est analysé à ce moment-là par le Congrès National. Par exemple, en 2005, les ONG et les entités écologistes ont cherché à mettre à l'ordre du jour leurs points de vue sur le Code Forestier Brésilien voté cette année-là. Des entreprises et des institutions liées aux questions d'aviation civile, l'exploitation et de distribution de gaz, des micro et petites entreprises, etc., ont agit de même. Ces thèmes étaient en phase de réglementation par de nouvelles propositions de loi et les secteurs concernés ont cherché à être présent dans l'agenda des médias du Parlement. De cette façon ils pourraient avoir plus de visibilité auprès de l'opinion publique mais aussi des sénateurs. Face aux divers secteurs de la société, les moyens de communication du Sénat sont soumis à un même schéma d'interférence, aux mêmes techniques de source de faire l'agendamento.

À la TV Senado, les sujets approuvés lors de ces réunions sont confirmés dans un document nommé Jornal da Pauta. Le mot pauta signifie en portugais la liste de sujets que les journalistes doivent couvrir au long de la journée. Des versions imprimées sont mises à disposition dans la rédaction et une copie électronique est envoyée par Intranet à tous les professionnels concernés. Ce document, qui peut atteindre une dizaine de pages, possède une édition quotidienne et peut être modifié au cours de la journée face à l'évolution des faits et les événements non prévus.

Le Jornal da Pauta contient un relevé préliminaire d'informations sur chaque thème sélectionné, des données complémentaires qui peuvent servir de supports (statistiques, biographies, contacts téléphoniques, opinions de groupes d'intérêt, état d'avancement lorsqu'il s'agit de projets de lois, conséquences éventuelles, etc.), ainsi que les sources possibles à consulter, leurs téléphones, leurs lieux de travail, etc. Ce matériel est élaboré au préalable par une équipe nommée Production. Cette équipe est formée de journalistes qui travaillent la plus grande partie de leur temps dans la rédaction, à réaliser des contacts téléphoniques, programmer des interviews, accompagner les nouvelles et les informations diffusées sur Internet, collecter des données préliminaires auprès de toutes les sources possibles (documentaires et humaines). Une activité particulière des producteurs est d'analyser et de traduire en jargon populaire des expressions et des documents techniques. Il existe une grande préoccupation de rendre simples et compréhensibles au citoyen lambda les rouages de la politique nationale et du Parlement. Les articles doivent être clairs et concis. Le reporter doit toujours opter pour la simplicité, écrire de façon directe, dans un langage accessible, et éviter de s'étendre sans nécessité - recommandent les normes éditoriales internes 1129 ( * ) .

Le Jornal da Pauta est un mécanisme qui a pour stratégie d'optimiser le travail du reporter sur le terrain, en permettant qu'il mette en oeuvre avec plus de rapidité le développement de sa liste quotidienne de sujets, qui dans de nombreux cas représentent plus d'un reportage dans la même journée. Il permet en outre de mieux profiter des ressources techniques, en particulier des caméras vidéos, dont le nombre est inférieur à celui des reporters qui en ont besoin. Il n'est pas rare que le journaliste soit obligé de partager son reporter-cinématographique avec un collègue de travail qui a un autre thème à couvrir. Il est aussi fréquent de demander à un unique reporter de recueillir des interviews auprès de diverses sources, qui seront utilisées dans des reportages distincts, menés par d'autres reporters.

Outre le thème, le document définit aussi le professionnel qui l'exécutera. De ce point de vue, la situation dans les médias du Sénat est similaire au cas anglais, étudié par SCHLESINGER. À la BBC, où les reporters suivent rarement des sujets qu'ils ont eux-mêmes choisis, c'est le chef d'édition de service qui décide qui va faire quoi. Le professionnel doit développer le thème reçu, même s'il n'a pas d'informations préalables, de background, sur le thème 1130 ( * ) . Au Parlement Brésilien, les reporters, lorsqu'ils arrivent à la rédaction au début de leur journée de travail, ont l'obligation de prendre connaissance de leur tâche du jour en lisant le Jornal da Pauta qui est disponible dans leur courrier électronique. Il leur revient de compléter le relevé préliminaire d'informations et se déplacer jusqu'au lieu de couverture avec l'équipe technique - reporter cinématographique et assistants. Ces routines sont explicitées dans le Manuel de Rédaction de la TV, qui les décrit ainsi :

3.3 - En arrivant à la rédaction, le reporter devra prendre connaissance des sujets et recueillir les informations produites par la Production. Il devra aussi agir en tant que producteur de son sujet, en complétant les informations transmises par la Rédaction 1131 ( * ) .

Le Jornal da Pauta délimite aussi la façon dont les chefs de reportages de chaque tranche d'horaire (matinal et vespéral) administrent leurs équipes de reportage. La marge de manoeuvre de ces professionnels est restreinte, puisque les priorités éditoriales ont déjà été définies au préalable pour répondre aussi bien aux attentes des éditeurs des produits journalistiques qu'aux priorités politico-éditoriales des instances hiérarchiques supérieures. Une fois le reporter sur le terrain, le développement de son travail est suivi par le responsable de l'édition du produit journalistique (journal télévisé, radiojournal, journal imprimé, etc.) auquel il est destiné. La durée et la taille du reportage, le traitement, le texte, les divisions, la nécessité d'utilisation d'infographies, d'images d'archives, répercussions et dédoublages, tout est l'objet d'une entente permanente entre le reporter qui est sur le terrain et son éditeur qui reste dans la rédaction. Une entente prévue et réglementée par les normes internes :

Avant d'écrire, le reporter doit établir une entente avec la direction de reportage visant à établir le nombre d'articles qui devront être rédigés et le nombre de lignes de chaque texte. Les articles seront alors mis à l'ordre du jour et il incombera au reporter, excepté dans des situations particulières, de respecter le nombre de lignes convenu - établit le Manuel de Rédaction de l'Agência Senado de Notícias et du Jornal do Senado 1132 ( * ) .

3.4 - Le reporter devra être en contact permanent avec la direction immédiate pour maintenir la rédaction informée sur son article.

3.5 - Le reporter devra discuter avec l'éditeur du texte le script, la rédaction et la durée de son sujet avant d'enregistrer les voix `offs' et en `on' - indiquent en outre les normes de la TV 1133 ( * ) .

À l'instar de ce qui a été constaté par SCHLESINGER à la BBC de Londres, la fonction clé des chefs de reportages de chaque service est de nature bureaucratique et vise à concrétiser les objectifs planifiés par la hiérarchie éditoriale. L'opinion personnelle de ce professionnel a peu d'influence sur le guidage des reporters et le contenu de leurs travaux. Ce sont les éditeurs qui sont chargés de cette tâche. La particularité de cette tâche éloigne de nombreux journalistes de cette fonction, en particulier à la TV Senado, qui y voient un lieu administrativo-bureaucratique sans valeur journalistique et avec peu d'autonomie. Si dans le cas anglais, l'auteur considère l'éditeur de service comme the God of the day 1134 ( * ) , nous pourrions dire que dans les médias du Sénat, le pouvoir est détenu par le Jornal da Pauta. C'est la Bible du jour.

Dans le processus industriel du journalisme, comme le souligne l'historien nord-américain et ex-reporter du New York Times, Robert Darnton, le pouvoir de l'éditeur sur le reporter, tout comme celui du directeur sur l'éditeur, crée réellement une tendance dans la manière de rédiger les nouvelles 1135 ( * ) . Et TRAVANCAS d'ajouter : Le professionnel peut suggérer ou même discuter avec son chef de son importance et de sa mise en valeur, mais il n'aura pas le pouvoir de décision 1136 ( * ) . Elle souligne qu'il est fondamental que le journaliste fasse attention à éviter que les pressions internes soient néfastes à la réalisation d'un travail de qualité. En France, MATHIEN a observé une routine équivalente :

Il n'est pas habituel, en effet, qu'un journaliste impose un article sur un sujet de son choix à son chef de service. L'initiative d'un article original suppose l'accord hiérarchique sur l'opportunité aussi bien du sujet que du moment où le journaliste sera disponible pour le traiter. Le contrôle avant décision est donc une pratique courante à laquelle les journalistes se soumettent bon gré mal gré, mais dans l'intérêt du fonctionnement du système rédactionnel auquel ils participent. Rédiger un article sur un sujet ne relevant pas de sa compétence directe, ou entraînant des coûts, implique un projet (souvent verbal ou parfois écrit) à soumettre au chef de service ou au rédacteur en chef 1137 ( * ) .

Le reporter est ainsi une espèce de soldat de l'infanterie 1138 ( * ) qui obéit aux ordres et aux plans de ses commandants. Même s'il prend l'initiative sans autorisation préalable de couvrir un thème ou un événement, la divulgation de son travail dépendra de l'accord de ses supérieurs.

Dans le modèle Brésilien de production journalistique, à l'instar du modèle nord-américain, la liberté d'action des reporters n'est jamais pleine et totale 1139 ( * ) . Bien que cette situation se retrouve dans diverses structures journalistiques de par le monde, celle des médias du Sénat révèle toutefois une concentration du pouvoir de décision plus importante que celle observée chez les professionnels du groupe contrôle. À titre de comparaison, le pourcentage de correspondants parlementaires qui reçoivent la liste de sujets définie sans y participer est quatre fois moins importante, elle est de 12 %.

Dans la couverture du Parlement Brésilien, les restrictions ne se limitent pas aux professionnels du Sénat. Dans la presse traditionnelle - où 56 % des journalistes affirment ne pas être libres de couvrir les thèmes qu'ils souhaitent -, tout comme dans les MSSF - qui présentent un contexte plus aigu, 71 % ne se sentent pas libres dans le choix du thème -, la sélection des nouvelles obéit à la logique éditoriale des gatekeepers. Elle suit une planification quotidienne, dans le cas des supports quotidiens, résultante d'une architecture qui se matérialise dans le journal imprimé du jour suivant ou dans les nouvelles du jour de la TV ou de la radio.

Cette situation confirme la perception de MATHIEN, pour qui tout moyen de communication est un filtre commandé et pour qui la liberté du professionnel de l'information a pour limite le projet de l'entreprise médiatique 1140 ( * ) . Ces limitations sont communes à presque toutes les rédactions, indépendamment de la nature du profil éditorial. Du point de vue de cet auteur, elles agissent comme des mécanismes de censure exécutés par des journalistes détenteurs du pouvoir de décision éditoriale. Les gatekeepers, selon cet auteur, sont des personnes qui permettent que la censure s'installe dans le milieu professionnel.

C'est la censure de prévenance par laquelle un gatekeeper veut éviter de déplaire à ses amis ou à une catégorie du public avec laquelle il est en relation personnelle. Son origine est interne, mais relève directement de la situation d'autorité d'un des membres de l'entreprise sur un autre. Il y a, de ce fait, aussi des cas où ce professionnel impose des normes et des valeurs personnelles, indépendamment de la stricte présentation des faits effectués par les journalistes. [...] La censure est la preuve que le système fonctionne. [...] Son exercice - c'est une évidence de le dire - est le résultat d'un phénomène d'influences qui, bien que structurel dans sa manifestation et son application au sein de la rédaction, passe difficilement inaperçu parmi les journalistes 1141 ( * ) .

L'autonomie journalistique du professionnel du Sénat est plus grande en ce qui concerne la définition du contenu, de l'angle 1142 ( * ) de traitement des reportages, ainsi que dans la définition de source à consulter 1143 ( * ) . En ce qui concerne le contenu et le traitement, 51 % des membres du groupe affirment avoir la liberté de décider. Le pourcentage s'élève à 53 % pour ce qui est de la liberté de sélection de source 1144 ( * ) .

* 1129 As matérias devem ser claras e concisas. O repórter deve optar sempre pela simplicidade, escrever de forma direta, em linguagem acessível, e evitar alongar-se sem necessidade. Cf. AGENCIA SENADO et JORNAL DO SENADO, 2003, p. 12

* 1130 SCHLESINGER, Philip, 1987, p. 153.

* 1131 - Ao chegar à redação, o repórter deverá tomar conhecimento da pauta e recolher as informações produzidas pela Produção. Ele deverá agir também como um produtor de sua matéria, complementando as informações repassadas pela Redação. Cf. TV SENADO, in: http://www.senado.gov.br/tv/conheca/manual/intro.htm

* 1132 Antes de escrever, o repórter deve manter entendimentos com a chefia de reportagem visando estabelecer o número de matérias a serem redigidas e o número de linhas de cada texto. As matérias serão então pautadas e caberá ao repórter, salvo em situações especiais, obedecer ao número de linhas combinado. Cf. AGENCIA SENADO et JORNAL DO SENADO, 2003, p. 12

* 1133 3.5 - O repórter deverá estar em contato permanente com a chefia imediata para manter a redação informada sobre sua matéria. 3.6 - O repórter deverá discutir com o editor de texto o roteiro, a redação e o tempo de sua matéria antes de gravar offs e passagens. Cf. TV SENADO, in: http://www.senado.gov.br/tv/conheca/manual/intro.htm.

* 1134 SCHLESINGER, Philip, 1987, p. 144-147.

* 1135 DARNTON, Robert, 1994, p.150.

* 1136 O profissional pode sugerir ou mesmo discutir com seu chefe sobre sua importância e destaque, mas não terá poder de decisão. TRAVANCAS, op. cit. p.93/94.

* 1137 MATHIEN, Michel, 1992, p. 115.

* 1138 Idem. p. 148.

* 1139 McMANE et HERSCOVITZ ont montré que 45 % des journalistes nord-américains et 43,3 % des brésiliens indiquaient ne pas être libres de couvrir ce qu'ils souhaitaient. HERSCOVITZ, 2000, p. 77.

* 1140 MATHIEN, Michel, 1992, p. 270.

* 1141 MATHIEN, idem, p. 222-224.

* 1142 Nous utilisons ici la notion d'angle détaillée par RUELLAN (1993, 153-154), qui couvre différents aspects, notamment la notion d'importance quantitative, la profondeur, le style de rédaction ou le point d'observation. La définition de l'angle peut retentir sur la façon de développer le travail, la manière de rapporter les faits (par exemple, l'utilisation d'un personnage pour symboliser une réalité collective), d'écrire (en privilégiant le point de vue d'une source ou de plusieurs). Elle peut aussi être appliquée à la manière d'observer, un point de vue propre à celui qui informe. Pour cet auteur, l'angle doit être défini comme étant le mode spécifique, le choix des questions et des manières dont un journaliste interroge la complexité du réel. L'angle est la pré-rationalisation, le premier acte par lequel l'observateur va isoler, au sein de la diversité du réel, une gamme d'aspects qui auront la priorité dans l'information produite. L'angle est ainsi le centre du processus de rationalisation de l'information. Il se présente dès le début du travail, dans la phase initiale de définition des priorités d'investigation.

* 1143 Ce comportement vis-à-vis du contenu du reportage est opposé à celui observé à São Paulo et aux EU. Dans le premier cas, seul un journaliste sur trois se disait autonome, et dans le second, le manque de liberté a atteint 49 %.

* 1144 L'autonomie journalistique apparaît plus forte au sein du groupe contrôle, où 58 % se sentent libres pour définir les contenus et le traitement et 80 % pour définir les sources à consulter.

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