INAUGURATION DU MONUMENT DE STAUFFEN

ALLOCUTION DE M. Gaston MONNERVILLE,
Député de la Guyane

Discours d'inauguration du Monument de STAUFFEN
(7 juillet 1949)

Frères et Soeurs d'Alsace,

C'est moi qui vous dois gratitude.

Je vous remercie de m'avoir associé à une cérémonie aussi émouvante et qui revêt un si haut symbole. C'est pour moi un honneur d'avoir été convié à l'inauguration d'un monument qui consacre et perpétue la volonté d'une province qui, tout au long de son histoire, a résisté à toutes les oppressions ; d'une province dont les efforts ont toujours été tendus vers la sauvegarde de la Liberté et dont, depuis plus de cent-cinquante ans, il a été dit : "Ici commence le pays de la Liberté".

Je suis parmi vous depuis hier. Avant de monter au Stauffen, j'ai voulu visiter votre région. J'ai voulu parcourir ce pays si cruellement meurtri par la guerre, voir cette plaine d'Alsace où, au cours des terribles conflits de ce demi-siècle, sont tombés tant de fils de France et tant de mes frères d'Outre-Mer.

En parcourant vos villages dévastés, vos bourgs réduits en ruines, en voyant vos maisons blessées dont vous avez pudiquement aveuglé les brèches encore saignantes, j'ai senti et trouvé partout une dignité, une inflexible volonté de reconstruire et de recréer la vie qui a provoqué en moi une émotion qu'ont parfois trahie quelques larmes.

Amis d'Alsace, j'appartiens à une génération qui vous connaît depuis longtemps, celle d'avant l'autre guerre. Une génération qui vibrait aux dessins d'Hansi, image et traduction de votre esprit frondeur si justement réputé, et de votre amour de l'indépendance. Une génération qui a grandi dans le culte des souffrances subies par votre chère province arrachée à la Mère-Patrie.

A plus de sept mille kilomètres d'ici, de l'autre côté de I'Océan Atlantique, dans ce lambeau du continent américain qu'est mon pays natal, l'enfant que j'étais a appris, sur les bancs de l'école publique, "La dernière classe", d'Alphonse DAUDET. Et, chaque samedi, après la classe de l'après-midi, mon instituteur - un instituteur comme les vôtres - nous faisait chanter, debout ce chant qui symbolise votre refus de l'oppression : "Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine".

Cette Alsace patriote, je l'ai mieux connue encore lorsque, plus tard, mes études m'ont permis de lire et de comprendre l'admirable protestation solennellement déposée en 1871 à l'Assemblée de Bordeaux, par tous vos représentants. Parmi eux, se trouvait l'inlassable champion de la défense de la Patrie, le plus ardent des Résistants de l'époque, celui qui exprima de façon immortelle la volonté incoercible des patriotes d'alors, et que la reconnaissance de vos pères a librement choisi pour les représenter : Léon GAMBETTA.

Puisque j'ai le privilège de représenter au Parlement le département où il est né, je ne veux pas manquer de rappeler ici, dans cette Alsace qu'il appelait « le berceau du patriotisme » que les Alsaciens furent toujours fidèles à la mémoire de GAMBETTA. Dans la modeste maison des Jardies où, après sa mort, reposa son coeur, les Alsaciens allèrent longtemps en pèlerinage, orner de fleurs le petit reposoir entouré des armes de toutes les villes d'Alsace et de Lorraine, avec ces mots : « Dans la défaite, l'honneur ; dans le deuil, l'espérance. »

Vous n'avez donc pas attendu 1940 pour apprendre ce qu'est la Résistance à l'ennemi. Chaque fois qu'une puissance d'oppression a voulu conquérir votre pays, et se maintenir sur votre sol, vous l'en avez chassée ; et vous avez eu raison. Car vous savez, avec DEROULEDE, que "le pied mis sur le sol, l'est aussi sur les fronts."

Aussi la Résistance est-elle née spontanément chez vous dès que l'Allemand envahit votre province. Votre ténacité légendaire. votre sang-froid, votre goût farouche pour la liberté ont triomphé une fois encore de sa force et de sa brutalité.

L'occupation systématiquement destructrice avait fait de la France une prison ; l'Alsace était une prison plus étroite encore dans la France jugulée. Mais les hommes libres de chez vous n'ont pas rompu le combat pour autant ; ce monument en atteste. Je les salue avec douleur; je les salue avec fierté. Jamais nous ne leur infligerons la suprême mort de l'oubli.

L'Allemand fit une campagne ardente. constante et haineuse contre la France ; il n'entama pas l'attachement de l'Alsace à la France.

Il s'en prit à tout ce qui vous était cher, même aux arbres de la Liberté plantés dans vos villages. Quand il les tronçonna, la souche était, la nuit même, comme à Sélestat, peinte aux couleurs tricolores, avec ces simples mots :

« Il renaîtra ! ».

L'ennemi mit en oeuvre les pires méthodes d'intimidation et d'extermination ; l'Alsace ne céda pas.

Il usa d'expulsions massives, d'expatriation, de germanisation obligatoire des noms, des biens et des états-civils ; l'Alsace ne se courba pas.

Malgré les condamnations exemplaires, malgré les déportations, les fusillades et la terreur systématique, l'Alsace resta debout dans sa volonté de résister.

Jamais l'occupant ne réussit à soumettre son âme. Car on ne tue pas la Liberté !

Cet esprit de résistance, cette volonté de vivre libre, ce n'est pas seulement à l'intérieur de vos frontières que vous les avez manifestées.

Je me souviens de l'émotion qui me domina lorsque, membre du mouvement « COMBAT » en formation, je me trouvai dans la zone de Macon, après l'armistice de 1940. Des trains d'Alsaciens et de Lorrains expulsés parce qu'ils avaient choisi de rester Français, venaient d'arriver à la ligne de démarcation silencieux, mornes et tristes. Puis, une fois franchie cette ligne maudite qui laissait l'oppresseur derrière eux, jaillirent brusquement de toutes les portières, une multitude de petits drapeaux français, éclaboussant les wagons de bleu, de blanc et de rouge, aux accents frénétiques d'une vibrante "Marseillaise".

Ces hommes, ces femmes, ces enfants venaient d'être arrachés à tout ce qui fait la douceur de la vie, au foyer natal ; mais fidèles à eux-mêmes, ils prenaient résolument la dure et fière route de la liberté.

Beaucoup d'entre eux furent, par la suite, nos compagnons dans les mouvements de la Résistance intérieure ou, ultérieurement, dans les maquis de France. Et j'eus la joie, ce matin même à Thann, d'en retrouver, venus de Mulhouse ou de Colmar, qui furent mes camarades dans les maquis du Cantal.

D'autres purent regagner les Forces Françaises Libres, hors de France, versant sans doute des larmes amères de contrainte et de rage, mais soutenus par la seule richesse qui leur restât : la certitude de l'avenir, la confiance innée et raisonnée dans la justice de la cause pour laquelle ils se sacrifiaient. Ils ne furent ni les moins ardents dans la lutte, ni les moins utiles, tel mon ami, le Président KALB, notre cher Jacques d'Alsace à qui je ne serai jamais assez reconnaissant de m'avoir associé à vous, en ce jour de piété ; Jacques d'Alsace dont la foi si haute, si pure, entretint la nôtre, l'exalta si souvent à la radio de Londres, puis d'Alger. et qui se donna pour mission cet apostolat sacré : maintenir le moral et la volonté de vaincre de ses frères d'Alsace, jusqu'au jour où eux et lui pourraient, les armes à la main, avoir l'incomparable joie de restituer leur province à la liberté.

Dans cette geste mémorable, mes Frères d'Outre-Mer furent mêlés à vous.

Et ma présence parmi vous, aujourd'hui où nous commémorons le souvenir de ceux qui ont donné leur vie pour notre délivrance, s'explique aussi par le désir que j'ai eu d'accomplir, en Alsace, dans le Haut-Rhin, un pèlerinage de reconnaissance que je m'étais proposé depuis longtemps. C'est non loin d'ici, dans la région de Colmar, qu'a pris naissance la famille d'un de vos plus illustres compatriotes, celui dont aucun homme de ma race ne prononce le nom sans la plus profonde vénération : Victor SCHOELCHER.

Victor SCHOELCHER est l'homme qui, au cours du siècle dernier, au prix des plus grands risques, exposant dangereusement, non pas seulement ses biens matériels, mais sa vie même - et le sachant -, bravant l'impopularité et la haine, luttant pour une idée et un idéal dont la seule conception suffirait déjà à honorer un mortel ; Victor SCHOELCHER, faisant montre de cette ténacité calme et infrangible qui est l'une des hautes qualités de votre race, réussit, contre vents et marées, à faire prendre, par le Gouvernement provisoire de la IIème République, en 1848, le décret fameux qui proclama définitivement: "Nulle terre française ne peut plus porter d'esclaves".

C'est Victor SCHOELCHER, c'est votre compatriote, amis d'Alsace, qui a sorti de l'implacable servitude des millions de mes frères, pour les élever à la dignité d'homme. 

Renouvelant le geste du sculpteur passionné qui pétrit l'argile inerte jusqu'à lui donner forme et vie, et burine dans la lumière le visage de son semblable, SCHOELCHER releva le Noir du servile état où il croupissait et, lui ouvrant les bras en un geste de fraternel amour, lui dit : « Toi aussi, mon frère, tu es un homme. »

Cet acte de foi est à l'origine de l'évolution de tous les hommes d'Outre-Mer.

C'est lui qui nous a appris que l'homme ne vaut qu'autant qu'il comprend, aime et défend la liberté.

Vous, Général KOENIG, qui avez connu les soldats d'Outre-Mer, en Afrique, à Brazzaville, à Bir-Hakeim et sur nombre de champs de bataille, n'est-ce pas au geste de SCHOELCHER qu'ils répondaient, lorsqu'ils vous suivaient ou suivaient LECLERC, de LATTRE de TASSIGNY, dans les batailles d'Afrique et d'Europe ?

N'est-ce pas cette leçon de SCHOELCHER que se rappelait, le 18 juin 1940, mon congénère, le Gouverneur général EBOUE, lorsque, répondant à l'appel historique du Général de GAULLE, il rallia le Tchad, puis l'Afrique Equatoriale Française à la France Libre ?

Félix EBOUE, descendant, comme moi-même, de ces hommes dont Victor SCHOELCHER avait fait des citoyens libres, estima que tant qu'il resterait une parcelle de terre française libre, la France ne devait pas renoncer ; car si elle venait à périr, c'est la Liberté qui périrait avec elle.

Cette liberté, ce bien suprême à reconquérir pour la France, c'est chez vous, en Alsace, dans le pays de SCHOELCHER, que, par une curieuse rencontre, LECLERC en fixait le symbole, lorsqu'il fit jurer à ses compagnons de ne pas cesser la lutte tant que les couleurs de la Patrie ne seraient pas hissées à la flèche de la cathédrale de Strasbourg.

Pour la rendre à la France meurtrie et baillonnée, ces fils d'Outre-Mer partiront avec fougue pour la croisade de la Libération. C'est ici le lieu de rappeler ce que j'ai eu I'occasion de proclamer ailleurs. Partis du Tchad, progressant à travers le Fezzan, parcourant victorieusement la Lybie, la Tripolitaine, la Tunisie, se joignant en Afrique du Nord ou en Angleterre, à d'autres compatriotes d'Outre-Mer, débarquant les uns en Normandie, d'autres en Provence d'où ils remontèrent la vallée du Rhône, ces hommes d'Outre-mer atteignirent enfin l'Alsace où, mêlant leur sang rouge au sang rouge de leurs frères blancs", ils libérèrent l'Alsace et Colmar le berceau de leur libérateur.

Vous comprenez mon émotion, vous partagez ma fierté de rendre ici, de ce haut lieu de Stauffen, l'hommage de ferveur que je devais à l'un des vôtres, Victor SCHOELCHER, notre Libérateur.

Délivrer l'Alsace, dans l'effort commun avec ses fils, c'était rester fidèle à SCHOELCHER et à son idéal, c'était reconquérir la liberté au pays même qui avait donné naissance à "La Marseillaise".

Je veux voir en cela à la fois un éloquent retour de l'histoire et un très haut symbole.

Des hommes de bonne volonté viennent d'y ajouter un autre, non moins noble. Ils ont choisi l'Alsace - terre tant de fois victime de la folie guerrière de l'Europe - pour tenter d'y construire la Paix.

Nulle contrée ne paraît mieux désignée pour une telle oeuvre.

Du haut du Stauffen, adossé aux Vosges, non loin du Vieil Armand, témoin de conflits récents et combien sanglant, on a le droit de penser à la Paix. Combien édifiante est la vue de cette magnifique plaine d'Alsace, champs de bataille séculaire où se sont si souvent heurtées les armées d'Europe et où maintenant les cultures, les usines, les puits de mines, témoin du travail et de la peine des hommes, s'harmonisent en une pacifique symphonie. Tout semble y être fait pour l'entente et la Paix.

Et pourtant, elle reste le glacis de l'Est ; elle demeure, par l'imbécile et latente fureur d'une nation à l'impérialisme périodiquement déchaîné, l'éternel bastion avancé de la Liberté.

Aussi est-il naturel que, voulant la Paix, vous n'acceptiez pas n'importe quelle paix. Vous avez votre mot à dire.

La Paix, oui. Mais pas de Paix à tout prix.

La Paix, oui. Mais une paix faite de dignité et d'équité à la fois ; une paix où, selon le mot de MIRABEAU, "Rien ne doit dominer que la justice", une paix à l'échelle des sacrifices consentis. 

Une paix qui garantisse enfin et le sol et les hommes de l'Alsace ; une paix constructive qui, définitivement, fasse respecter les libertés et la personne humaine.

STRASBOURG aura pour tâche de montrer au monde la volonté de paix de la France.

Je voudrais que ce monument du Stauffen, cette Croix de Lorraine qui concrétise, avec une grandeur si simple, les souffrances, les deuils, les luttes et l'espérance de la Résistance alsacienne, soit comme l'étoile qui éclaire la route des hommes de bonne volonté et qui, face à tous les impérialismes, guide leurs efforts pacifiques vers le Monde de l'Esprit.

Gaston MONNERVILLE.