Elections et territorialité

Jean BAECHLER,
Membre de l'Institut

Il convient de se méfier des fausses évidences. Le rapport entre élections et territorialité impose que des circonscriptions électorales soient des territoires. En outre, il est admis que les résultats doivent refléter la volonté des électeurs. Ces deux affirmations sont fausses, dans la mesure où elles stipulent que la territorialité est une contrainte. Quelle est la finalité des élections en démocratie ? Pourquoi la territorialité est-elle perçue comme une contrainte ?

Dans une démocratie, toute position de pouvoir doit être justifiée par un objectif commun à tous ceux qui obéissent, et occupée par des acteurs délégués par les obéissants pour les conduire au succès, en vertu de leurs compétences supposées à cette fin. Nous devons donc définir ce qu'est un objectif commun. Les obéissants-délégants sont les citoyens d'une politique, c'est-à-dire d'un groupe d'humains réunis par l'Histoire et par le sort, et décidés à rechercher ensemble les conditions communes du bonheur de chacun.

Abordons les conditions communes du bien-être commun. La paix est la résolution non violente des conflits. Elle doit être atteinte par la justice, le Droit, la loi et l'équité. Ainsi, les positions de pouvoir à pourvoir sont celles indispensables à la réalisation du bien commun. En outre, les délégants ne peuvent être que les citoyens définis en tant qu'intéressés au bien commun. Ils doivent donc disjoindre l'intérêt commun de leur intérêt personnel. Enfin, les délégués sont les individus les plus compétents aux yeux des délégants, afin de réaliser le bien commun et non les intérêts particuliers.

Deux contraintes sont imparables. Le bien commun n'est susceptible d'une définition univoque. Ainsi, il n'existe que des interprétations variées du bien commun et des modalités de sa réalisation. Le bien commun est donc frappé d'une incertitude. L'incompétence éventuelle des candidats ne peut être appréciée pleinement par les délégants. Les citoyens sont donc condamnés à choisir entre plusieurs interprétations incertaines et parient sur les compétences des candidats. L'élection est donc une technique permettant aux citoyens de parier. D'autres techniques existaient dans certaines démocraties : la cooptation, l'ancienneté et le tirage au sort.

La territorialité apparaît comme une nuisance et une contrainte. En effet, l'Histoire, la géographie et les problèmes caractérisent le territoire. Les citoyens sont donc encouragés à substituer à l'intérêt commun l'intérêt particulier du territoire qu'ils habitent. En outre, les délégants inclinent à se prononcer en calculant le bénéfice qu'ils sont censés tirer de leur choix. Enfin, les délégués ont intérêt à se présenter comme défenseurs d'intérêts particuliers. La territorialité des élections constitue donc un risque de corruption pour la démocratie. Cette dernière devient alors un marché politique, où sont échangés des appuis aux politiciens contre les bénéfices retirés par les citoyens.

La seule alternative au découpage de circonscriptions électorales est l'établissement d'une seule circonscription. L'adoption du scrutin proportionnel serait alors nécessaire, mais elle présente des défauts. En outre, la proximité entre les délégants et les délégués favorise la connaissance réciproque, facilite les choix et diminue l'incertitude. Bien que le progrès technique change ces données de manière radicale, la circonscription unique ne saurait être la solution. Cependant, l'annulation des coûts de transaction pourrait favoriser une disjonction radicale entre territoires et circonscriptions. Une circonscription constituerait donc un pool d'électeurs. Deux possibilités s'ouvrent alors : chaque circonscription reflète exactement la composition de la population générale de la politique, ou le tirage au sort fixe la composition d'une circonscription. Les deux solutions peuvent être utilisées simultanément.

Toutefois, les territoires constituent des réalités dont les habitants ont des intérêts communs. Cependant, tout groupement d'humains présente des intérêts communs. Du principe de subsidiarité découle le fait que tout groupe humain définit des intérêts communs dépassant les intérêts individuels. Les sociétés humaines résultent donc de l'intégration de groupes variés.

A l'échelle européenne, il conviendrait d'envisager des circonscriptions non territorialisées, car les circonscriptions nationales masquent les intérêts communs.

Jean-Michel LEMOYNE DE FORGES

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