EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Jusqu'à présent, et depuis des décennies, les dispositions d'une ordonnance relevant du domaine de la loi n'étaient considérées comme législatives qu'à compter de leur ratification par le législateur. Et l'on sait que, en 2008, le Constituant avait tenu à affirmer, sans ambiguïté aucune, que les ordonnances « ne peuvent être ratifiées que de manière expresse ».

Revenant partiellement sur cette volonté résolument affichée du Constituant, la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020, affinée le 3 juillet suivant, consiste à considérer désormais les ordonnances comme législatives, du moins au regard de certaines dispositions constitutionnelles, dès l'expiration du délai imparti au Gouvernement pour adopter l'ordonnance dont elles relèvent, quand bien même celle-ci n'aurait pas été ratifiée.

Par cette décision, le Conseil constitutionnel s'est attribué la faculté de contrôler une disposition d'une ordonnance prise dans le domaine de la loi dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité dès l'expiration du délai d'habilitation. Ladite disposition étant dorénavant regardée comme législative au sens de l'article 61-1 de la Constitution, elle peut effectivement être soumise à ce contrôle sans attendre sa ratification, quand bien même, jusqu'à cette date, l'ordonnance resterait par principe un acte règlementaire.

Ainsi envisagé, ce revirement de jurisprudence est présenté comme une pierre supplémentaire à l'édifice d'un État de droit en constante construction.

Mais, quelle que soit l'intention qui l'a animé, il porte en lui trop d'effets nocifs auxquels il appartient au pouvoir constituant de remédier d'urgence, sans marquer pour autant le moindre recul dans la protection des droits et libertés garantis par la Constitution.

I. Les effets négatifs de la décision de la nouvelle jurisprudence du Conseil constitutionnel

La nouvelle jurisprudence relative au régime juridique des ordonnances emporte notamment des conséquences négatives non négligeables au regard des piliers essentiels de notre République que sont :

• Les exigences inhérentes au débat démocratique

Le Constituant de 2008 avait expressément fait valoir, à l'appui de la ratification explicite, sa volonté d'une discussion parlementaire préalable à toute modification du paysage législatif. Cette volonté relevait de l'essence même du régime représentatif : la loi, expression de la volonté générale, ne peut naître que de la délibération publique.

En allant à l'encontre de cette exigence du Constituant, le Conseil constitutionnel a inventé la « législation par voie gouvernementale » , simplement conditionnée par une habilitation du législateur : désormais, des dispositions adoptées par le Gouvernement, seront regardées comme ayant valeur législative sans avoir été discutées, et encore moins adoptées, par la représentation nationale.

Ce concept de législation par voie gouvernementale qui s'apparente à un oxymore constitutionnel au regard de l'essence même du régime représentatif repose implicitement sur une conception de la ratification vue comme une formalité, appelée à s'effacer devant d'autres considérations. Cette vision est difficile à admettre quand on sait que, selon une étude de la Direction de la Séance du Sénat, près d'une ratification d'ordonnance sur deux est accompagnée de modifications directes ou - par la modification des dispositions codifiées résultant de l'ordonnance - indirectes.

On ne peut d'ailleurs manquer d'observer que la nouvelle jurisprudence sur les ordonnances confère à la législation par voie gouvernementale plus de crédit qu'à la législation par le peuple lui-même puisque tout référendum sur le fondement de l'article 11 de la Constitution est désormais nécessairement précédé non seulement d'une discussion parlementaire, mais aussi d'une « discussion citoyenne » dans le cadre de la campagne préalable au vote. La nouvelle jurisprudence du Conseil constitutionnel ouvre la porte à ce qu'une disposition délibérée uniquement en Conseil des ministres modifie ou même abroge une disposition discutée et adoptée par la représentation nationale, voire directement par le souverain lui-même.

• La clarté du droit et la sécurité juridique

L'autre raison invoquée par le constituant de 2008 à l'appui d'une ratification nécessairement expresse des ordonnances était tirée du souci de sécurité juridique : il s'agissait de prévoir que le basculement d'une ordonnance dans la sphère législative fût décidé expressément - ce dont il se déduisait que l'ordonnance, dans ses dispositions matériellement législatives, demeurait règlementaire jusqu'à cette décision explicite du législateur.

Dans le commentaire de sa décision du 3 juillet 2020 publié dans ses Cahiers, le Conseil constitutionnel a indiqué : « la portée de la décision n° 2020-843 QPC est seulement de reconnaître aux dispositions d'une ordonnance non ratifiée, passé le délai d'habilitation, la qualité de dispositions législatives exigée par certaines dispositions de la Constitution et notamment l'article 61-1 ».

En d'autres termes, le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence qui s'applique à « certaines dispositions » de la Constitution, dont on ignore à quoi elles correspondent, mais pas à d'autres.

La jurisprudence constitutionnelle se traduit donc par le fait que des dispositions contenues dans des ordonnances seront tantôt législatives, tantôt règlementaires selon les règles invoquées devant le juge constitutionnel et en fonction d'une clef de répartition qui reste à préciser.

Dans ces conditions, il devient difficile de soutenir que cette jurisprudence présenterait un intérêt en termes de clarté et de sécurité juridiques.

• Le bon fonctionnement de la justice

La nouvelle jurisprudence du Conseil constitutionnel complexifie sensiblement le régime contentieux des ordonnances non ratifiées.

Auparavant, le Conseil d'État avait « pleine compétence » pour connaître d'un recours par voie d'action intenté contre les dispositions prises dans le domaine de la loi d'une ordonnance qui n'avait pas été ratifiée (puisque lesdites dispositions étaient regardées comme pleinement règlementaires jusqu'à la ratification). Il pouvait ainsi contrôler leur légalité et leur conformité aux exigences constitutionnelles - et à toutes les exigences constitutionnelles.

Désormais, saisi d'un recours pour excès de pouvoir contre une disposition d'une ordonnance prise dans le domaine de la loi et qui n'a pas encore été ratifiée, le Conseil d'État peut examiner tous les moyens tirés d'une méconnaissance de la loi ou de la Constitution (puisque ces dispositions demeurent règlementaires), sauf, une fois expiré le délai d'habilitation, ceux qui argueraient d'une atteinte à un droit ou une liberté garanti par la Constitution (puisque, au regard d'une QPC, et donc lorsqu'un tel moyen est soulevé, ces dispositions sont législatives et échappent ainsi à la compétence du Conseil d'État) et éventuellement d'autres selon les dispositions constitutionnelles à l'égard desquelles, en sus de l'article 61-1, les ordonnances non ratifiées seront regardées comme législatives.

Dans le cadre d'une même requête, le Conseil d'État contrôle désormais la constitutionnalité d'une ordonnance non ratifiée à l'égard de certaines exigences constitutionnelles mais doit renvoyer au Conseil constitutionnel pour le contrôle à l'égard d'autres exigences constitutionnelles.

Même si l'on peut comprendre le souci de confier à une même juridiction l'appréciation de la conformité de textes relevant de la loi aux droits et libertés garantis par la Constitution, force est de constater que l'unification de la compétence ainsi recherchée n'a pas été poussée jusqu'au bout (à supposer que cela fût possible) puisqu'elle aurait dû conduire à ce que la même juridiction exerce le contrôle de constitutionnalité à l'égard de toute la Constitution, et non d'une partie.

Au final, cette quête d'unification aboutit à des procédures de renvois entre le juge administratif et le juge constitutionnel qui peuvent porter préjudice aux citoyens alors même que des droits ou libertés fondamentaux sont nécessairement en cause.

• Le risque d'une substitution de fait de l'exécutif au législatif

Dans son commentaire précité, le Conseil constitutionnel a expliqué : « En deuxième lieu, dans l'exercice de son contrôle, le Conseil constitutionnel est fréquemment conduit, pour s'assurer du respect d'un droit ou d'une liberté, à vérifier l'existence de garanties légales, trouvant en particulier leur fondement dans l'article 34 de la Constitution. Dans la décision n° 2020-843 QPC, c'était l'article 7 de la Charte de l'environnement qui était en cause, en ce qu'il impose que les conditions et limites du principe de participation du public aux décisions en matière d'environnement soient définies « par la loi ».

Traiter les ordonnances non ratifiées et qui ne sont plus susceptibles de modifications par le pouvoir exécutif comme de simples dispositions réglementaires, en dépit de tous les éléments qui les rattachent à la loi, aurait pu conduire le Conseil constitutionnel à refuser de considérer satisfaites les exigences constitutionnelles qui imposent que certaines garanties soient inscrites dans des normes législatives, dès lors que ces garanties proviendraient de telles ordonnances.

La décision n° 2020-843 QPC a donc avant tout pour effet d'établir que des dispositions matériellement législatives, figurant dans une ordonnance non ratifiée qui ne peut plus être modifiée que par le législateur, peuvent constituer des garanties légales susceptibles d'être prises en compte dans le contrôle de constitutionnalité tout autant que si elles figuraient dans une loi adoptée par le Parlement ou dans une ordonnance ratifiée. »

Dans cette argumentation, le Conseil constitutionnel annonce qu'il regardera comme des dispositions législatives (donc comme traduisant la volonté du souverain bien que n'ayant été exprimée ni par le peuple, ni par ses représentants) toutes les dispositions relatives à l'exercice de garanties légales telles que, selon ses propres exemples, celles trouvant leur fondement dans l'article 34 de la Constitution et dans l'article 7 de la Charte de l'environnement. Mais on peut y ajouter tous les cas dans lesquels des garanties sont renvoyées à la loi, à commencer par l'essentiel de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, d'autres dispositions de la Charte de l'environnement ou des articles figurant dans le corps même de la Constitution de 1958 (de l'article 3, pour les garanties applicables à l'exercice du droit électoral, aux articles 72 et suivants relatifs aux garanties en matière de libre administration des collectivités territoriales, en passant par l'article 66 sur la liberté individuelle).

Quoi qu'il en soit, plus le champ des dispositions automatiquement regardées comme législatives sera large, moins une ratification explicite sera nécessaire et plus son inscription à l'ordre du jour des assemblées , structurellement encombré, se fera attendre, à supposer qu'inscription il y ait .

Le risque est donc fort d'une substitution de fait de l'exécutif au législatif dans un grand nombre de cas, étant entendu que, toujours selon l'étude précitée de la Direction de la Séance du Sénat, 51 % des textes intervenus dans le domaine législatif entre 2007 et 2020 provenaient d'ordonnances, c'est plus d'une loi sur deux (à supposer que cette moyenne reste stable, ce qui est loin d'être acquis) qui pourrait être adoptée sans être votée par le Parlement - en dépit du fait que le vote de la loi soit la première des missions que lui assigne l'article 24 de la Constitution. Et cette perspective n'a rien de théorique dès lors que, en annonçant son intention de considérer les dispositions des ordonnances comme législatives au regard des exigences constitutionnelles qui justifiaient le plus fortement l'intervention du législateur, le Conseil constitutionnel a forcément réduit l'intérêt pour le Gouvernement d'obtenir une ratification .

• Les critères de l'État de droit

Aucun des piliers de l'État de droit n'est épargné par la nouvelle jurisprudence constitutionnelle, qu'il s'agisse de la séparation des pouvoirs, de la hiérarchie des normes ou de la garantie des droits.

En ce qui concerne la séparation des pouvoirs, dire que la « législation par voie gouvernementale » y contrevient relève de l'évidence.

En ce qui concerne la hiérarchie des normes, la réduction probable du nombre de lois de ratification (ou, au mieux, l'allongement des délais de ratification expresse) réduira automatiquement les saisines à leur sujet du juge constitutionnel sur le fondement de l'article 61 (ou, au mieux, aboutir à une saisine tardive) . Certes, une méconnaissance par une ordonnance non expressément ratifiée d'une règle constitutionnelle (et, une fois le délai d'habilitation expiré, sous la réserve non négligeable qu'il ne s'agisse pas d'un droit ou d'une liberté garantie par la Constitution), pourrait être sanctionnée par le Conseil d'État. Toutefois, le champ d'intervention du Conseil d'État sera nécessairement réduit par le nombre de dispositions prises par ordonnances appelées à devenir automatiquement législatives. Cette réduction n'est pas encore mesurable, mais elle s'annonce d'ampleur.

Enfin, en ce qui concerne le troisième pilier de l'État de droit, il est à craindre que la garantie des droits pâtisse paradoxalement du souci du Conseil constitutionnel de renforcer l'efficacité du dispositif relatif à la QPC, évidemment louable en lui-même, dès lors que le corollaire en sera une réduction des saisines sur le fondement de l'article 61 : au lieu d'intervenir en amont et de faire obstacle à sa promulgation même et à sa mise en application, la censure de dispositions méconnaissant des droits ou libertés garantis par la Constitution sera subordonnée à un litige et prendra la forme d'une abrogation ; elle interviendra alors que les dispositions législatives auront été mises en application, avec souvent des effets regrettables, quand bien même le Conseil constitutionnel userait largement de son pouvoir de déterminer les conditions et limites dans lesquelles les effets que les dispositions ont produits sont susceptibles d'être remis en cause.

Au final, c'est à une inversion totale de l'articulation des deux modes de saisines voulue par le constituant et le législateur organique qu'aboutit la nouvelle jurisprudence, au préjudice de la garantie des droits : la QPC a été conçue comme un dispositif appelé à jouer à titre subsidiaire, lorsque le Conseil constitutionnel n'a pas été saisi sur le fondement de l'article 61 (comme en témoigne l'impossibilité de principe de saisir ce dernier d'une QPC sur une disposition qu'il a examiné sur le fondement de l'article 61) ou parce que l'article 61 n'existait pas à l'époque de l'adoption de certaine lois ; à l'égard des dispositions adoptées par voie d'ordonnance et devenues automatiquement législatives, la QPC sera, dans l'attente d'une très hypothétique ratification expresse, le principal mode de saisine (parfois même l'unique) du juge constitutionnel.

II. Une nouvelle jurisprudence fondée sur des justifications discutables

Dans ses « Cahiers », le Conseil constitutionnel a présenté quatre arguments en faveur de sa nouvelle jurisprudence. Nous les examinerons successivement :

« En premier lieu, si cet acte est certes pris par le pouvoir exécutif, d'une part, il l'est sur le fondement d'une habilitation législative adoptée par le Parlement. D'autre part, il intervient dans le domaine législatif et s'impose, dans la hiérarchie des normes, aux actes réglementaires. Enfin, il ne peut plus être, passé ce délai, modifié ou abrogé que par le législateur. Dès lors, il s'apparente organiquement et, surtout, matériellement et normativement, au moins autant à la loi qu'à un acte réglementaire ».

Observons à cet égard que le fait que les ordonnances aient les apparences de la loi ne les destine pas nécessairement à être soumises au régime juridique des lois. Cette apparence existe d'ailleurs depuis l'origine et n'a pas empêché, le Conseil constitutionnel de considérer pendant plus d'un demi-siècle que les ordonnances acquièrent forme législative avec leur ratification (10 mars 1966) et, inversement, « demeurent des actes de forme réglementaire tant que la ratification législative n'est pas intervenue » (29 février 1972) ; quant à la valeur (et non plus simplement la forme), il y a également longtemps que le Conseil constitutionnel a jugé qu'une ordonnance « demeure dans sa totalité, jusqu'à l'intervention d'une loi la ratifiant, un texte de valeur réglementaire » (23 janvier 1987), malgré une légère nuance apportée en 1999. Dans ces conditions, considérer que, finalement, une telle ordonnance peut dans une certaine mesure être regardée comme législative nécessite évidemment d'autres justifications que ce simple souci « esthétique » qui, de surcroît, et comme on l'a vu, paraît bien secondaire par rapport aux conséquences néfastes d'un tel revirement.

Le deuxième argument, déjà rencontré, n'est pas meilleur :

« É tablir que des dispositions matériellement législatives, figurant dans une ordonnance non ratifiée qui ne peut plus être modifiée que par le législateur, peuvent constituer des garanties légales susceptibles d'être prises en compte dans le contrôle de constitutionnalité tout autant que si elles figuraient dans une loi adoptée par le Parlement ou dans une ordonnance ratifiée ».

Outre que, là encore, ce souci aurait pu être dégagé depuis bien longtemps, l'argument peut être retourné : n'est-ce pas précisément lorsque sont en cause des dispositions relatives à la définition ou à l'encadrement de garanties pour les citoyens que l'intervention du Parlement est éminemment souhaitable , et même incontournable ?

En troisième lieu, le fait que les ordonnances non ratifiées échappent à tout contrôle du Conseil constitutionnel et relèvent, par voie d'action, du seul Conseil d'État était naturel avant l'introduction de la QPC en 2008, dès lors que l'office du Conseil constitutionnel se limitait, en matière législative, au contrôle prévu à l'article 61 de la Constitution.

Or, la QPC a désormais étendu cet office, en y ajoutant un contrôle a posteriori, par définition moins centré sur l'élaboration de la loi et susceptible de porter sur des textes très anciens, notamment antérieurs à la Constitution de 1958. En faisant référence à « une disposition législative », et non à la loi adoptée par le Parlement, l'article 61-1 de la Constitution permet ainsi au Conseil constitutionnel de se prononcer sur des dispositions qui n'ont pas nécessairement été adoptées par le Parlement. Ce constat vaut également pour des dispositions prises sous l'empire de la Constitution de 1958. C'est ainsi que le Conseil constitutionnel accepte sans difficulté, depuis l'entrée en vigueur de la QPC, de contrôler les dispositions prises dans les premiers mois de la Vème République par les anciennes ordonnances de l'article 92 de la Constitution, qui leur accordait « force de loi ».

Dès lors, d'une part, le fait que le Conseil constitutionnel puisse connaître d'actes assimilés à des lois, alors même qu'ils ont été édictés par le pouvoir exécutif, sans ratification par le Parlement, n'est pas sans précédent. D'autre part, il paraît cohérent qu'un seul et même juge se prononce sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit, au sens de l'article 61-1 de la Constitution, de toutes les dispositions intervenant dans les domaines relevant de la loi et soustraites à la compétence du pouvoir exécutif.

On peut partager l'observation selon laquelle il est préférable que le même juge se prononce, dans les domaines relevant de la loi, sur le respect des droits et libertés garantis par la Constitution. On peut également admettre que la QPC conduit effectivement le Conseil constitutionnel à se prononcer sur des dispositions potentiellement fort anciennes et qui n'ont pas été toutes adoptées par le Parlement. Toutefois, il n'est pas évident que ces précédents justifient que le Conseil constitutionnel se prononce par QPC sur des ordonnances non ratifiées :

- En ce qui concerne les dispositions législatives antérieures à 1958, elles ne constituent pas des précédents topiques. En effet, elles ont par hypothèse été adoptées à une époque où le contrôle de constitutionnalité de l'article 61 (voire le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'État) n'existait pas, si bien qu'il est dans la logique de la QPC (logique, rappelons-le, de subsidiarité pour pallier, en principe, la non-utilisation de l'article 61 avant promulgation d'une loi) de s'exercer à leur égard ; la question des ordonnances de l'article 38 se pose évidemment en des termes différents, le Conseil pouvant exercer un contrôle dès la loi d'habilitation puis, surtout, lors de la ratification.

- Quant aux ordonnances de l'article de l'article 92, elles semblent au contraire plaider à l'encontre de la nouvelle jurisprudence : si ces ordonnances, effectivement non ratifiées, sont regardées comme législatives, c'est précisément, comme le soulève le Conseil constitutionnel, parce que le constituant l'a décidé expressément : l'article 92 indiquait que les ordonnances prises sur son fondement avaient « force de loi ». Cette indication n'ayant pas été apportée pour les ordonnances non ratifiées de l'article 38, il faudrait plutôt en conclure, contrairement à ce que fait le Conseil constitutionnel, que le constituant n'a pas entendu leur conférer force de loi. Cette conclusion est d'autant plus soutenable que, lorsqu'il a modifié l'article 38, le Constituant savait parfaitement que des ordonnances non ratifiées avaient valeur règlementaire ; s'il avait voulu qu'il en fût autrement, il n'aurait évidemment pas manqué de l'écrire. Il ressort d'ailleurs clairement des travaux préparatoires, notamment du rapport au Sénat de M. le Président Jean-Jacques Hyest, que l'exigence de ratification expresse avait pour but de savoir exactement à quel moment une ordonnance acquiert valeur législative : en choisissant la date de la ratification expresse, le constituant a nécessairement exclu la date de l'expiration du délai d'habilitation.

En tout état de cause, ce troisième argument du Conseil constitutionnel, qui ne concerne que l'assimilation des ordonnances aux dispositions législatives au sens de l'article 61-1 (et n'est donc pas valable pour d'autres assimilations contenues en germe dans la nouvelle jurisprudence) n'est pas, lui non plus, un avantage et ne saurait donc être admis pour aller à l'encontre de la volonté du Constituant (à supposer qu'il puisse d'ailleurs en aller ainsi, même en présence d'avantages établis).

Le quatrième argument est tiré de ce que le contrôle du Conseil d'État sur une ordonnance regardée comme règlementaire peut se heurter à la loi d'habilitation, qui fait alors écran entre cette ordonnance et la Constitution. Regarder une ordonnance comme législative permet d'éviter l'écran de la loi d'habilitation qui ne s'impose pas au Conseil constitutionnel.

« En dernier lieu, le contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel n'est pas limité, contrairement à celui mis en oeuvre par les juges ordinaires, par la théorie de la « loi-écran » qui leur interdit de sanctionner l'inconstitutionnalité de l'ordonnance lorsque celle-ci trouve son origine dans la loi d'habilitation. »

Ici encore, la force de l'argument est toute relative.

D'abord, la loi d'habilitation peut tout à fait être soumise au juge constitutionnel qui la purgera alors de son éventuelle inconstitutionnalité ; s'il s'agit d'une inconstitutionnalité potentielle (car il est vrai que le contrôle a priori du Conseil constitutionnel sur une loi d'habilitation ne saurait être aussi poussé que sur une loi « classique »), contenue non pas dans la loi d'habilitation elle-même mais susceptible de résulter d'une mauvaise lecture de celle-ci par le Gouvernement, le Conseil constitutionnel pourra prévenir ce risque en accompagnant sa décision d'une réserve d'interprétation.

En second lieu, la « loi écran » (donc ici, la loi d'habilitation) n'empêche pas l'exercice du contrôle de constitutionnalité a posteriori puisque la loi d'habilitation peut faire elle-même l'objet d'une QPC : dans sa décision du 3 juillet 2020, le Conseil constitutionnel a admis que l'article 61-1 permettait de le saisir « de griefs tirés de ce que les dispositions d'une loi d'habilitation portent atteinte, par elles-mêmes ou par les conséquences qui en découlent nécessairement, aux droits et libertés que la Constitution garantit » (et uniquement de ces griefs).

En outre, il est paradoxal de se fonder sur les inconvénients de la théorie de la « loi écran » pour justifier une décision qui, de fait, ne peut qu'en accroître le champ. En effet, en regardant comme législatives des dispositions qui, jusqu'à présent, étaient règlementaires, le Conseil constitutionnel augmente le nombre d'« écrans » potentiels à des actes règlementaires. Sauf à considérer que, finalement, ces dispositions sont législatives quand elles sont l'objet d'une contestation (c'est à dire dans le cadre d'une QPC) et ne le sont pas lorsqu'elles en constituent le support (dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir).

III. Les réponses de la proposition de loi constitutionnelle : une réaffirmation pragmatique de la volonté du constituant pour garantir le respect des exigences de la démocratie représentative et de l'État de droit

On l'aura compris : il est indispensable de revenir sur une jurisprudence qui emporte de graves inconvénients.

Pour ce faire, une solution simple serait envisageable : mentionner noir sur blanc que seule leur ratification expresse confère valeur législative à des dispositions contenues dans des ordonnances - et bien entendu dès lors qu'elles sont du domaine de la loi.

Pour autant, les auteurs de la présente proposition de loi ont voulu prendre en compte les raisons pour lesquelles le Conseil constitutionnel a adopté cette nouvelle jurisprudence. C'est pourquoi, si le coeur de ce texte consiste à réaffirmer et à assurer le respect effectif de la volonté claire du Constituant, il ne va pas jusqu'à proposer un retour pur et simple au statu quo ante et traduit le choix d'une solution pragmatique, conciliant cette volonté avec le souci de surmonter les difficultés que veut résoudre la nouvelle jurisprudence. Cette quête de conciliation permettra d'assurer que la législation par ordonnance s'effectue dans le respect des exigences de la démocratie représentative et de l'État de droit.

1) Le coeur de la proposition de loi constitutionnelle : réaffirmer la volonté claire du constituant

L'objectif principal de la proposition de loi qui vous est soumise consiste à écrire en toute clarté que des dispositions prises par ordonnance dans le domaine de la loi ne sauraient acquérir valeur législative (ou être regardées comme législatives) tant que le législateur ne les aura pas expressément ratifiées.

Pour cela, la rédaction envisagée se fonde sur l'expression retenue par l'ancien article 92 de la Constitution qui conférait expressément « force de loi » aux ordonnances qu'il prévoyait. Concrètement, cela revient à écrire dans l'article 38 que les dispositions des ordonnances prises dans le domaine législatif n'acquièrent force de loi qu'à compter de leur ratification expresse (article 1 er ).

2) Des accompagnements au nom du pragmatisme

Au nom du pragmatisme, deux compléments au coeur du dispositif principal sont prévus par la présente proposition de loi.

a) Un accompagnement pour éviter un « tunnel d'immunité » des dispositions prises par ordonnance entre l'expiration du délai d'habilitation et leur (éventuelle) ratification

Selon le dernier alinéa de l'article 38 de la Constitution, une fois le délai d'habilitation expiré, « les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif ».

Ainsi, à partir de ce moment, le Gouvernement ne peut pas rectifier une disposition d'une ordonnance (sauf, bien entendu, à obtenir une nouvelle habilitation) dont il apparaîtrait qu'elle contrevient à un droit ou à une liberté que la Constitution garanti, ou même, plus généralement, qui contrevient à une exigence supra-législative quelle qu'elle soit. Corrélativement, le Conseil d'État juge donc qu'il ne peut faire droit à une demande d'abrogation d'une telle disposition.

S'il était décidé qu'une telle disposition ne saurait être législative, elle connaîtrait donc un « tunnel d'immunité » juridictionnelle jusqu'à sa ratification expresse - qui pourrait se faire attendre fort longtemps - le Conseil d'État ne serait plus compétent - la disposition ne relevant plus de la compétence de l'Exécutif - et le Conseil constitutionnel ne le serait pas encore - la disposition ne pouvant être regardée comme législative.

Pour éviter un tel « tunnel », la présente proposition de loi prévoit de maintenir un pouvoir de décision de l'Exécutif (et, par voie de conséquence, un contrôle du Conseil d'État) à compter de l'expiration du délai d'habilitation et jusqu'à ratification expresse. Ce pouvoir de décision est circonscrit au strict nécessaire pour assurer le respect de la hiérarchie des normes : purger, et uniquement purger, une ordonnance d'une inconstitutionnalité. Le maintien de cette compétence très ciblée de l'Exécutif n'aurait rien de choquant dès lors, d'une part, que les ordonnances ont encore valeur règlementaire avant leur ratification et, d'autre part et surtout, qu'il s'agirait pour l'Exécutif d'une compétence liée, sans pouvoir d'appréciation en opportunité : dès lors qu'une disposition serait inconstitutionnelle, il y aurait lieu de l'abroger - ou de supprimer les mots qui la rendent inconstitutionnelles. Ce serait un exercice mécanique, qui donnerait le même résultat quelle que soit l'autorité appelée à s'y livrer. Cet exercice étant confié au Gouvernement, la compétence du Conseil d'État s'ensuivrait naturellement : en cas de refus erroné de corriger une inconstitutionnalité, le Conseil d'État pourrait enjoindre l'Exécutif d'y procéder. Il n'y aurait donc plus de tunnel d'immunité.

La rédaction du dispositif traduisant cette démarche (fin de l'article 1 er ) s'inspire, en substance, de celle prévue par le code des relations entre le public et l'administration (article L. 243-2) pour faire obligation au pouvoir règlementaire d'abroger les règlements illégaux : il est proposé de compléter l'article 38 de la Constitution pour que le Gouvernement soit tenu d'abroger expressément les dispositions d'une ordonnance qui contreviennent à une exigence constitutionnelle - ou, lorsque cette suppression suffit à rétablir leur conformité à la Constitution, d'en supprimer un ou plusieurs extraits.

b) Des accompagnements pour éviter de créer des angles morts dans l'exercice du contrôle de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel

Pour peu qu'elle soit prise au pied de la lettre, l'affirmation de l'absence de force de loi des ordonnances non encore ratifiées pourrait créer un angle mort dans l'exercice du contrôle de constitutionnalité.

Cette situation se présenterait lorsque serait soumise au Conseil constitutionnel une loi « classique » en lien étroit avec une ordonnance non ratifiée (par exemple parce que la seconde modifie la première, ou inversement).

Exemple : une ordonnance modifie un article N dans la partie législative d'un code pour lui donner un contenu N'. La ratification expresse n'intervient pas, si bien que, comme le prévoit la présente proposition de loi, la modification apportée reste règlementaire et n'entre donc pas dans la compétence du Conseil constitutionnel.

Si celui-ci est ensuite saisi d'une QPC contestant N', il est alors impossible pour lui d'y répondre sans prendre en compte l'ordonnance qui a changé N en N', mais comment le pourrait-il s'il lui est interdit de regarder cette ordonnance comme législative au regard de l'article 61-1 ?

Confronté à un tel problème lors de sa décision n° 2013-331 QPC du 5 juillet 2013, le Conseil constitutionnel l'avait résolu en considérant que les modifications apportées à une loi par une ordonnance non ratifiée, bien que n'étant pas de nature législative, n'étaient « pas séparables des autres dispositions » de la loi, et qu'il lui revenait donc « de se prononcer sur celles de ces dispositions qui revêtent une nature législative au sens de l'article 61-1 de la Constitution, en prenant en compte l'ensemble des dispositions qui lui sont renvoyées ».

Le problème peut aussi se poser lorsque le séquençage des textes est inversé : l'ordonnance non ratifiée a créé N qu'une loi ultérieure modifie en N'. Cette modification ne valant plus ratification implicite de l'ordonnance, N reste règlementaire Mais comment le Conseil constitutionnel, s'il est saisi de la loi modificative (dans le cadre de l'article 61 ou de l'article 61-1), pourra-t-il se prononcer sur N' s'il ne peut prendre en compte N ?

Pour permettre au Conseil constitutionnel de résoudre ces difficultés, deux dispositions sont prévues par la présente proposition de loi :

- L'une (article 2) pour combler un éventuel angle mort pour ce qui est du contrôle de constitutionnalité a priori . Il consiste à consacrer dans l'article 61 de la Constitution la jurisprudence dite néo-calédonienne du Conseil constitutionnel en y ajoutant les ordonnances non ratifiées : « La conformité à la Constitution d'une loi déjà promulguée ou, à compter de l'expiration du délai mentionné au premier alinéa de l'article 38, des dispositions d'une ordonnance, même non ratifiée, prises dans le domaine de la loi peut être appréciée par le Conseil constitutionnel à l'occasion de l'examen, en application du deuxième alinéa, de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine » ;

- L'autre (article 3) pour combler un éventuel angle mort pour ce qui est du contrôle a posteriori en consacrant dans l'article 61-1 la substance de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les dispositions des ordonnances non séparables des dispositions législatives proprement dites : « Le cas échéant, la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de la disposition législative en cause s'apprécie en prenant en compte les dispositions non encore ratifiées prises en application de l'article 38 qui n'en sont pas séparables ».

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