EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Les émeutes insurrectionnelles qui ont commencé le 13 mai 2024 ont ravagé la Nouvelle-Calédonie au lendemain du vote du projet de loi constitutionnelle1(*) et l'ont plongée dans une crise politique et économique sans précédent dont on cherche désespérément l'issue.

Au lendemain du troisième référendum qui a eu lieu le 12 décembre 2021, une nouvelle page de l'histoire calédonienne aurait dû s'écrire autour d'un projet de société et de développement commun qui prenne le relais de l'accord de Nouméa. Tous l'attendent.

Cependant, malgré tous les efforts réalisés par le Gouvernement depuis 3 ans pour asseoir autour de la table les différentes forces politiques calédoniennes afin de déterminer l'avenir politique et institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, force est de constater qu'aucun accord n'a pu se dégager des récentes négociations du Conclave de Gouaro-Deva qui ont eu lieu du 5 au 7 mai 2025. Or, la Nouvelle-Calédonie n'a plus le luxe du temps. L'économie s'effondre, la société est profondément fracturée et les Calédoniens s'interrogent sur l'avenir d'un territoire dont le destin et la paix restent suspendus à la conclusion d'un nouvel accord.

Afin de sortir de cette situation de blocage politique, dans un État démocratique comme le nôtre, le recours doit toujours être le retour devant le détenteur du suffrage, en l'espèce, les citoyens calédoniens.

Les élections provinciales ont déjà été reportées à deux reprises2(*). Sans accord, compte tenu du délai minimum de préparation des listes spéciales pour ces élections, le nouveau délai du 30 novembre 2025, terme ultime du report de 18 mois accordé par le Conseil d'État, sera également bientôt dépassé. Or les élections provinciales doivent se tenir le plus rapidement possible, afin que la Nouvelle-Calédonie retrouve des élus à la légitimité renouvelée, dont le mandat pour négocier l'avenir sera clair et qui sauront tirer les enseignements de l'année 2024.

Mais qui dit élections, dit détermination du corps électoral, ce qui replace le débat inévitablement sur un des points sur lequel il achoppe.

L'avis du Conseil d'État du 26 décembre 2023 est à cet égard éclairant et offre des perspectives d'actualisation du corps électoral à minima, sans réforme constitutionnelle, permettant la tenue d'élections provinciales futures selon un format de compromis. L'heure est peut-être venue d'utiliser cette porte étroite.

Le Conseil d'État a en effet été saisi par le Premier ministre le 16 novembre 2023 pour statuer sur la continuité des institutions en Nouvelle-Calédonie. Cette saisine intervenait déjà dans le même contexte de blocage politique, d'absence de consensus entre les acteurs locaux sur la réforme du corps électoral et d'impossibilité de tenir, dans les délais impartis, les élections provinciales initialement prévues en mai 2024.

Le Gouvernement souhaitait ainsi obtenir un avis sur les marges de manoeuvre juridiques disponibles pour adapter le droit applicable en Nouvelle-Calédonie après la fin du processus référendaire, modifier les règles électorales et élargir le corps électoral, préciser la compétence du législateur organique en la matière et enfin, évaluer la possibilité et les conditions d'un report des élections :

1) Sur le cadre juridique applicable après la consultation référendaire de 2021, le Conseil d'État a constaté que l'accord de Nouméa avait été pleinement mis en oeuvre, la troisième consultation référendaire ayant eu lieu et ayant abouti à un vote négatif sur l'indépendance. Toutefois, la Nouvelle-Calédonie reste toujours régie par le cadre défini par l'article 77 de la Constitution et la loi organique de 19993(*). Tant qu'une réforme constitutionnelle ne sera pas adoptée à la suite d'un nouvel accord, les institutions actuelles continueront de fonctionner selon ces règles ;

2) Sur le corps électoral et sa possibilité de réforme, le Conseil d'État a rappelé que le cadre électoral actuel repose sur l'article 77 de la Constitution, qui impose le respect des « orientations définies par l'accord de Nouméa ». Ces règles électorales ne peuvent a priori être modifiées sans une révision de la Constitution, nécessaire pour s'écarter de ces orientations, et notamment pour modifier les dérogations aux règles et principes de valeur constitutionnelle que l'accord comporte. Toutefois, il constate que l'ampleur des dérogations particulièrement significatives aux principes d'universalité et d'égalité du suffrage, à défaut de modification des règles applicables, ne pourront que s'accroître avec l'écoulement du temps :

Aussi, le Conseil d'État a reconnu que les évolutions démographiques permettaient d'envisager des ajustements par la voie organique4(*) pour deux raisons :

Ø Tout d'abord, il procède par extrapolation pour ouvrir la voie à une extension du corps électoral par loi organique, en particulier pour inclure les descendants des électeurs inscrits sur les listes de 1998 (point 13). En effet, il constate que ni les partenaires de l'accord, ni le Constituant n'ont entendu donner au corps électoral restreint une définition pouvant mener à sa disparition par l'écoulement du temps. Dès lors, sans réforme constitutionnelle, une correction s'avère inévitablement nécessaire pour conserver le fonctionnement démocratique normal de l'organisation politique mise en place à la suite de l'accord de Nouméa ;

Ø D'autre part, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel5(*), les dérogations prévues par l'accord de Nouméa à un certain nombre de règles ou principes de valeur constitutionnelle sont d'interprétation stricte, de sorte que, dans le cas où l'accord de Nouméa peut admettre deux interprétations, la lecture la moins dérogatoire doit être retenue. Dès lors, l'évolution de la situation démographique correspond à un changement des circonstances de droit et de fait6(*) qui peut donner lieu à deux interprétations de la stipulation selon laquelle l'organisation politique de la Nouvelle-Calédonie doit demeurer inchangée en cas de réponse négative à la troisième consultation, concernant le maintien des dérogations précitées. Selon la lecture la moins dérogatoire, seule susceptible d'être retenue, il y a lieu de considérer que certaines de ces dérogations ne sont dès à présent plus strictement nécessaires à la mise en oeuvre de l'accord et que, à tout le moins, leur ampleur a vocation à se réduire7(*).

Il conclut ainsi qu'à défaut de l'intervention rapide d'une modification de la Constitution permettant d'établir un cadre pleinement adapté aux évolutions démographiques et à leurs perspectives, l'intervention du législateur organique sera nécessaire8(*), dans le respect des principes consacrés par l'article 77 de la Constitution et, en particulier, du principe d'un corps électoral « restreint aux personnes établies depuis une certaine durée », tel que l'exige le point 5 du préambule de l'accord de Nouméa.

Cette conclusion du Conseil d'État a amené certains constitutionnalistes à estimer qu'en sus des descendants, les natifs, dès lors que ces derniers remplissent une condition de durée de résidence, en cohérence avec la notion de corps électoral restreint prévue par l'accord de Nouméa, pourraient également y être ajoutés sans trahir les orientations de l'accord. Cette disposition fait depuis longtemps l'objet d'un consensus au sein des différentes forces politiques calédoniennes.

Le XVIe comité des signataires avait ainsi acté le 2 novembre 2017 un accord précisant les conditions de mise en oeuvre d'une des catégories d'électeurs conduisant, dans les faits, à l'admission de très nombreux natifs pour les consultations référendaires. Cet accord politique avait conduit à la modification de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 par l'introduction d'un article 218-3 (loi organique n° 2018-280 du 19 avril 2018). Ainsi les natifs qui pouvaient justifier de 3 ans de résidence à la date des scrutins bénéficient d'une présomption simple de détention du centre des intérêts matériels et moraux en Nouvelle-Calédonie9(*).

Dès lors, en reprenant ces catégories qui ont fait l'objet d'un accord politique, le Conseil constitutionnel pourrait admettre cette interprétation extensive par nécessité politique et démocratique ;

3) Enfin sur la possibilité d'un report des élections, le Conseil d'État a admis qu'un report des élections provinciales pouvait être justifié par l'intérêt général, mais dans une limite maximale de 12 à 18 mois, dont la date du 30 novembre 2025 est le point ultime. Un nouveau report au-delà de novembre 2025 poserait un problème de légitimité. Il est à noter qu'aucun mandat électoral en France ne dépasse six ans et que le mandat initial de cinq ans des assemblées de province aura, à cette date, atteint une durée de six ans et demi. Pour être juridiquement valide, le Conseil d'État exige que le report soit accompagné d'une réforme du corps électoral ou d'un accord politique suffisamment avancé. Sans réforme ni accord concret, un report supplémentaire serait contraire aux principes démocratiques et dépasserait la périodicité raisonnable requise10(*).

La présente proposition de loi organique vise donc à rapprocher les critères du corps électoral provincial de ceux du corps électoral des consultations référendaires. On ne peut en effet imaginer que les Calédoniens qui ont eu le droit de se prononcer sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie ne soient pas reconnus comme des citoyens calédoniens et ne puissent voter aux élections provinciales.

Elle propose donc d'inclure dans le corps électoral provincial les descendants des citoyens calédoniens, les Calédoniens ayant eu le statut civil coutumier et les natifs de Nouvelle-Calédonie et leurs enfants, dans les conditions qui ont fait l'objet en 2017 d'un accord politique du XVIe comité des signataires pour les consultations référendaires, dans le respect des principes fixés par l'accord de Nouméa et des limites de l'article 77 de la Constitution.

Cette actualisation répond à plusieurs impératifs :

- préserver le principe d'un corps électoral restreint sur la base d'un lien initial fort (descendant ou natif) assorti à une exigence de résidence prolongée ;

- donner une légitimité démocratique aux prochaines élections et aux futures négociations en évitant que plusieurs milliers de Calédoniens soient exclus du processus électoral ;

- sortir de l'impasse politique, en favorisant une représentation plus équilibrée et en réduisant les risques de contestation des résultats électoraux.

Cette proposition de loi organique ne reprend en aucun cas les dispositions du projet de loi constitutionnelle voté le 14 mai 2024 car elle tient compte de l'avis du Conseil d'État qui reconnaît au seul constituant la compétence pour modifier le corps électoral provincial. En revanche, elle saisit la possibilité reconnue dans cet avis d'actualiser le corps électoral provincial par voie organique.

Le consensus existant autour de l'intégration des natifs calédoniens et de leurs enfants, des Calédoniens de statut civil coutumier et de tous les descendants des citoyens calédoniens constitue un levier politique conséquent pour légitimer cette proposition de loi organique. Elle permettrait de redonner un souffle démocratique aux institutions locales sans pour autant remettre en cause l'esprit de l'accord de Nouméa, dont la vocation première était de garantir une transition progressive et équilibrée.

Actuellement, le corps électoral appelé à participer aux scrutins des assemblés de province est défini à l'article 188 de la loi organique n° 99-209 relative à la Nouvelle-Calédonie11(*). La présente proposition de loi organique modifie ainsi cet article en y introduisant quatre actualisations dans un article unique.

Le 1° inclut les descendants des électeurs inscrits en 1998, au-delà des seuls enfants, pour garantir la continuité du corps électoral tout en respectant la logique initiale de l'accord, en substituant au terme de « parents » celui « d'ascendants »12(*) ;

Le 2° reprend les d et e de l'article 21813(*) qui définit le corps électoral pour les consultations référendaires en y intégrant : les Calédoniens ayant eu le statut civil coutumier, les natifs de Nouvelle-Calédonie y ayant eu le centre de leurs intérêts matériels et moraux ainsi que leurs enfants y ayant le centre de leurs intérêts matériels et moraux, dans les conditions qui ont fait l'objet en 2017 d'un accord politique du XVIe comité des signataires.

La présente proposition de loi organique vise la tenue rapide d'élections avec un corps électoral provincial « actualisé », conforme aux évolutions démographiques et aux exigences démocratiques, tout en préservant l'esprit de l'accord de Nouméa et en traduisant le consensus politique entre indépendantistes et non-indépendantistes. Elle s'inscrit dans la logique des avis rendus par le Conseil d'État, qui reconnaît que l'inaction prolongée conduirait inévitablement à un essoufflement du processus démocratique en Nouvelle-Calédonie.

Cette proposition de loi organique se veut la porte étroite pour restaurer la confiance dans les institutions calédoniennes et réenclencher une dynamique d'espoir.

* 1 Le projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie adopté respectivement les 2 avril et 14 mai 2024 au Sénat et à l'Assemblée Nationale, a été suspendu le 12 juin par la dissolution de l'Assemblée Nationale. Le Premier ministre a annoncé le 1er octobre 2024 qu'elle ne serait pas soumise au Congrès.

* 2 La loi organique n° 2024-343 du 15 avril 2024 a repoussé le renouvellement général des membres du Congrès et des assemblées de province jusqu'au 15 décembre 2024.

La loi organique n° 2024-872 du 15 novembre 2024 a prolongé ce report, fixant la date limite des élections au 30 novembre 2025.

* 3 Loi organique n°99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie.

* 4 « eu égard à ces évolutions, plusieurs considérations peuvent conduire à estimer que les dispositions de l'article 77 de la Constitution, notamment de son dernier alinéa, ne font pas obstacle à ce que le législateur organique puisse, le moment venu et si une révision constitutionnelle n'est pas venue régler plus tôt la difficulté, intervenir pour atténuer l'ampleur des dérogations aux principes d'universalité et d'égalité du suffrage, lesquelles auront, avec l'écoulement du temps, des effets excédant ce qui était nécessaire à la mise en oeuvre de l'accord de Nouméa » (point 12).

* 5 Selon la décision n° 99-410 DC du Conseil constitutionnel du 15 mars 1999.

* 6 Voir la décision n° 2008-573 DC du 8 janvier 2009.

* 7 Point 14 de l'avis du Conseil d'État.

* 8 Point 15 de l'avis du Conseil d'État.

* 9 Article 218-3 : « À titre exceptionnel, l'année de la consultation qui sera organisée au cours du quatrième mandat du congrès et sans préjudice du droit, pour les intéressés, de demander volontairement leur inscription, la commission administrative spéciale procède à l'inscription d'office sur la liste électorale spéciale à la consultation des électeurs nés en Nouvelle-Calédonie et présumés y détenir le centre de leurs intérêts matériels et moraux mentionnés au d de l'article 218, dès lors qu'ils y ont été domiciliés de manière continue durant trois ans, appréciés à la date de la clôture définitive de la liste électorale spéciale et dans les conditions définies au dernier alinéa du même article 218.

« Cette durée de domiciliation, associée au fait d'être né en Nouvelle-Calédonie, constitue une présomption simple du fait qu'un électeur y détient le centre de ses intérêts matériels et moraux. (...) »

* 10 Décision n° 2013-667 DC du 16 mai 2013.

* 11 Il indique que les électeurs doivent satisfaire à l'une des conditions suivantes :

a) Remplir les conditions pour être inscrits sur les listes électorales de la Nouvelle-Calédonie établies en vue de la consultation du 8 novembre 1998 ;

b) Être inscrits sur le tableau annexe et domiciliés depuis dix ans en Nouvelle-Calédonie à la date de l'élection au congrès et aux assemblées de province ;

c) Avoir atteint l'âge de la majorité après le 31 octobre 1998 et soit justifier de dix ans de domicile en Nouvelle-Calédonie en 1998, soit avoir eu un de leurs parents remplissant les conditions pour être électeur au scrutin du 8 novembre 1998, soit avoir un de leurs parents inscrit au tableau annexe et justifier d'une durée de domicile de dix ans en Nouvelle-Calédonie à la date de l'élection.

* 12 Il ressort en effet tant des intentions des partenaires de l'accord de Nouméa que des travaux préparatoires de la loi organique, s'agissant de la composition du corps électoral, que, par l'emploi du terme de parent, il convient d'entendre les seuls ascendants directs d'une personne, et non tout parent de celle-ci.

* 13 d) Avoir eu le statut civil coutumier ou, nés en Nouvelle-Calédonie, y avoir eu le centre de leurs intérêts matériels et moraux ;

e) Avoir l'un de leurs parents né en Nouvelle-Calédonie et y avoir le centre de leurs intérêts matériels et moraux ;

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