EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Sans sombrer dans la repentance, dans le dolorisme victimaire ou dans la stigmatisation, sans ignorer aucune part de l'identité française, mais parce que l'Histoire fonde nos consciences, la République se doit de mettre fin aux dernières scories de notre droit en renforçant la cohérence de notre régime juridique par une abrogation de l'ensemble des textes coloniaux régissant et organisant l'esclavage.

En mémoire de l'ensemble des victimes de génocides, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité et notamment des Africains réduits en esclavage - A.F.R.E.S - pendant plusieurs siècles, la présente proposition de loi vise à abroger, et donc à supprimer du corpus juridique français, le Code noir, les Lettres patentes de 1723, le code des îles de France et de Bourbon de 1777, le code Decaen de 1804 ainsi que la loi sur la traite des noirs et le régime des colonies du 20 mai 1802.

Au fondement d'un ignominieux droit colonial et esclavagiste spécifique, l'édit royal de mars 1685 ou « Code noir », initialement applicable en Martinique, en Guadeloupe et à Saint-Christophe puis enregistré à Saint-Domingue en 1687 et en Guyane en 1704 avant d'être repris et dupliqué par l'édit de décembre 1723 pour les « Mascareignes » (La Réunion et Maurice) n'a jamais été explicitement abrogé.

Véritables monstruosités juridiques, ces textes réglementant l'esclavage et légalisant l'oppression sont les fruits d'une compilation de droits et d'usages locaux, de textes de police et d'une volonté politique d'affirmation du pouvoir monarchique et de légitimation d'une exploitation économique.

Par une approche éminemment racialiste et donc fondamentalement inhumaine, l'édit de mars 1685 - dont les avant-projets ont été supervisés par Colbert, mais qui n'a été finalisé que sous l'autorité de son fils, le marquis de Seignelay, secrétaire d'État à la Marine - recouvre une dimension à la fois symbolique et juridique par une législation de la discrimination, de la ségrégation sociale et juridique et de l'exploitation humaine.

Au-delà des considérations religieuses et des règles pratiques sur les moyens de subsistance et l'habillement des esclaves, le Code noir détaille scrupuleusement et terriblement des pouvoirs de polices exceptionnels, assigne les Africains réduits en esclavage à un état de biens meubles pouvant ainsi être achetés, vendus, donnés et traités comme tels, assoit l'autorité et l'impunité de leurs maitres et codifie - et donc légalise - les plus odieux châtiments, notamment les mutilations et la peine de mort.

Les colonies françaises n'existant plus et l'esclavage ayant été aboli en 1848, le Code noir comme les Lettres patentes de 1723 et l'ensemble des autres textes régissant l'esclavage auraient, de fait, été l'objet d'une abrogation tacite et n'auraient donc plus aucune portée juridique concrète de nos jours.

Pour autant, comme le rappellent certains spécialistes du droit, il revient en principe au juge administratif de constater l'abrogation implicite d'une loi à la suite d'un recours contre un acte pris en application de cette loi. Dans le cas du Code noir, désormais inapplicable, aucun acte de cette nature ne peut cependant être contesté. Ainsi, en l'absence d'un tel acte d'exécution, aucun contentieux ne peut être porté devant le juge : il en résulte une impasse juridique.

De même, il parait opportun de rappeler qu'une loi ne peut être abrogée que par une loi et qu'un décret ne peut l'être que par un acte réglementaire : ainsi le décret d'abolition de l'esclavage du 27 avril 1848 n'a pas formellement abrogé les anciens textes « législatifs » coloniaux.

Bien que dormants et inopérants, tous ces textes législatifs comme réglementaires demeurent ainsi vivants dans notre corpus juridique. Il convient donc de procéder à leur abrogation.

C'est d'ailleurs dans ce sens que Monsieur le Premier ministre François BAYROU a déclaré le 13 mai 2025 lors d'une séance de question au Gouvernement : « Si le Code noir n'a pas été aboli en 1848, il faut qu'il le soit. Il faut que nous ayons la volonté, la capacité, le choix de réhabilitation historique de réconcilier la République avec elle-même ».

En outre, c'est dans cette même logique de réparation que l'auteur de la présente proposition de loi avait initié et fait adopter par le Parlement en 2016 et en 2017, dans le cadre de l'examen du projet de loi « égalité et citoyenneté » porté par Monsieur Patrick KANNER, alors ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, deux abrogations majeures de textes coloniaux :

- l'abrogation de l'ordonnance de Charles X du 17 avril 1825 ;

Pour rappel, la révolte des Africains réduits en esclavage dans le territoire français de Saint-Domingue a abouti en 1793 à une première abolition française de l'esclavage qui sera par la suite généralisée par la convention à l'ensemble des colonies françaises le 16 pluviôse an II (4 février 1794). Cependant, sous l'influence des colons propriétaires, Napoléon Bonaparte envoya une expédition armée pour rétablir l'esclavage dans l'île, mais se heurta à une forte résistance qui aboutira à la proclamation d'indépendance du pays le 1er janvier 1804. Pendant deux décennies, la France tenta à plusieurs reprises de mener des négociations avec les responsables d'Haïti pour reprendre possession de l'île.

Le 17 avril 1825, Charles X imposa, à la suite de l'envoi d'une armada de 14 bâtiments de guerre, une ordonnance royale « voulant pourvoir à ce que réclament l'intérêt du commerce français, les malheurs des anciens colons de Saint-Domingue, et l'état précaire des habitants de cette île ». Par cette ordonnance, la France « concéda » à la République d'Haïti son indépendance moyennant le versement à la Caisse des dépôts et consignations d'une indemnité de 150 millions de francs-or pour dédommager les anciens colons et l'assurance d'échanges commerciaux privilégiés en faveur de la France. Un premier emprunt de 30 millions, remboursable en vingt-cinq ans, a ainsi été souscrit par Haïti au taux de 6 % l'an.

Face à l'incapacité pour le jeune État d'honorer sa « dette », le pays signa un traité de paix et d'amitié avec son créancier le 12 février 1838 par lequel la France accepta de reconnaître l'indépendance pleine et entière de la République d'Haïti tout en acceptant de réduire les sommes dues à 60 millions.

Au total, l'indemnité aura donc été de 90 millions de francs-or, financée par un système bancaire français permettant à la France de contrôler les finances haïtiennes jusqu'au début du XXe siècle.

Selon les chercheurs et historiens, la « double dette » d'Haïti - l'indemnité et l'emprunt contracté pour la payer - est la conséquence d'une volonté de la France de s'assurer que l'ancienne colonie emprunte à des banques françaises pour s'acquitter de ses paiements. Le principal bénéficiaire de ces prêts fut le crédit industriel et commercial (CIC - aujourd'hui filiale du Crédit Mutuel) qui, plus tard, prendra part à la création et à la subordination de la banque nationale d'Haïti, elle-même absorbée par la suite par la First National City Bank de New York qui deviendra Citigroup.

Cette prédation et ces extorsions par des groupes bancaires qui continuent de prospérer devront tôt ou tard être élucidées et réparées.

Cette « double dette de l'indépendance » due à la France ne sera acquittée qu'en 1883 par Haïti.  Selon un magistral travail d'enquête approfondie réalisé par le New York Times en 20221(*), Haïti aurait « déboursé environ 560 millions de dollars en valeur actualisée. Mais cette somme est loin de correspondre au déficit économique réel subi par le pays. Si elle était restée dans l'économie haïtienne et avait pu y fructifier ces deux derniers siècles au rythme actuel de croissance du pays -- au lieu d'être expédiée en France sans biens ni services en retour -- elle aurait à terme rapporté à Haïti 21 milliards de dollars. (...) En d'autres termes, et d'après l'étude récente d'une équipe internationale d'universitaires, si Haïti n'avait pas eu à indemniser ses anciens maîtres, son revenu par habitant en 2018 aurait pu être près de six fois plus élevé ».

Cette abrogation était donc nécessaire.

- l'abrogation de la loi n° 285 du 30 avril 1849 relative à l'indemnité accordée aux colons par suite de l'abolition de l'esclavage.

Pour rappel, « considérant que l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine », le Gouvernement provisoire prononça dans l'article 1er du décret du 27 avril 1848 l'abolition de l'esclavage quand l'article 5 du même décret trancha de manière radicale la question des « réparations » de ce crime en précisant que « l'Assemblée nationale [règlerait] la quotité de l'indemnité qui devra être accordée aux Colons ».

Ainsi, alors même que la France accordait l'émancipation aux Africains réduits en esclavage, elle remboursait les anciens maîtres de leur crime : l'émancipation pour les esclaves, l'indemnisation pour les maîtres. Quelques 12 millions de francs seront ainsi versés, sur 20 ans, aux colons ! 

La loi du 30 avril 1849 prévoyait par ailleurs dans son article 7 que « sur la rente de six millions, payable aux termes de l'article 2, le huitième de la portion afférente aux colons de la Guadeloupe, de la Martinique et de La Réunion, sera prélevé pour servir à l'établissement d'une banque de prêt et d'escompte dans chacune de ces colonies ». L'établissement des banques coloniales devait permettre, dans l'esprit des législateurs de l'époque, de pallier les difficultés engendrées par le passage d'une société esclavagiste à une société libérale.

Dès 2017, l'auteur de la présente proposition de loi a donc tenu à faire voter une réparation morale du préjudice subi par les A.F.R.E.S en abrogeant les dispositions relatives à l'indemnisation des colons.

Cette abrogation était donc nécessaire.

La présente proposition de loi s'inscrit dans cette démarche symbolique et morale d'abrogation des textes régissant et organisant l'esclavage.

L'article 1er de la présente proposition de loi vise ainsi à abroger le Code noir.

Son article 2 vise à abroger les Lettres patentes de décembre 1723 ou « Code noir des Mascareignes », par lesquelles le roi Louis XV a réglementé l'esclavage dans les colonies de l'île Bourbon et l'île de France (aujourd'hui La Réunion et l'île Maurice), par la suite appelées code Delaleu ou code jaune en 1777 à la suite des actualisations et mises à jour à travers le code Decaen publié en 1804 pour les Mascareignes.

Son article 3 vise à abroger la loi sur la traite des noirs et le régime des colonies du 20 mai 1802 (30 floréal an X) qui maintient ou rétablit l'esclavage en renonciation du décret du 4 février 1794 (16 pluviôse an II) qui avait aboli l'esclavage et la traite dans toutes les colonies de la République française.

La loi ne pouvant abroger des textes réglementaires, l'article 4 propose que le Gouvernement remette au Parlement un rapport relatif à :

- l'abrogation de l'article 5 du décret relatif à l'abolition de l'esclavage dans les colonies et les possessions françaises du 27 avril 1848 qui prévoyait que « l'Assemblée nationale [règlerait] la quotité de l'indemnité qui devra être accordée aux Colons » ;

- l'abrogation du décret du 24 novembre 1849 pour la répartition de l'indemnité coloniale ;

- l'abrogation des décrets du 13 février et du 27 mars 1852 qui régissent le statut, les droits et les devoirs des engagés et des engagistes à La Réunion et à Maurice. L'engagisme ou travail sous contrat d'engagement dénomme un système d'utilisation de la main-d'oeuvre forcée et déportée qui connut un véritable essor à compter des abolitions de 1848 dans l'espace colonial français. Entre 1828 et 1933, on estime que ce véritable servilisme moderne a fait 200 000 victimes à La Réunion et 462 800 à l'île Maurice.

Enfin, l'article 5 propose la création d'un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer les préjudices subis et d'examiner les conditions de réparations dues au titre du crime reconnu par la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité.

* 1 https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html

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