EXPOSÉ DES MOTIFS
« La démocratie n'est pas quelque chose d'épisodique qui se joue tous les cinq ans, c'est quelque chose qui doit se manifester de manière permanente. »
Pierre Mendès France, OEuvres Complètes, mars 1961.
Mesdames, Messieurs,
Si certaines réformes pour créer un véritable statut de l'élu sont nécessaires pour garantir l'exercice de l'engagement des femmes et des hommes politiques dans nos assemblées locales, il ne doit pas nous dispenser de refonder notre démocratie territoriale et son mode de fonctionnement. Conforter la seule distinction statutaire ne permettra pas de rétablir un climat de confiance entre les élus et leurs administrés1(*).
Dans la période institutionnelle inédite que nous connaissons, la démocratie locale demeure fort heureusement un phare de confiance pour les Françaises et les Français. En effet, le baromètre de la confiance politique élaboré par Sciences-Po et le Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po) démontre que nos institutions locales recueillent les plus hauts niveaux de confiance : 58 % pour le conseil municipal, 50 % pour le conseil départemental et 49 % pour le conseil régional2(*). On peut y déceler un rapport étroit entre confiance institutionnelle et proximité.
Ainsi, compte tenu de l'importance de ce lien citoyen attaché au local, nous souhaitons aujourd'hui conforter les rouages de notre démocratie territoriale et en confirmer la vivacité en proposant d'accroître les pouvoirs des assemblées par un nouveau droit : la création d'une motion de censure ou de défiance constructive.
Car le mode de gouvernance des collectivités territoriales fait actuellement montre d'une incongruité qui, à l'échelle locale, contrevient manifestement à l'exigence de responsabilité. Au sein des collectivités, les conseils exécutifs bénéficient en effet d'une irresponsabilité politique qui surprend autant qu'elle interroge, et il nous paraît curieux de maintenir un état de fait selon lequel un exécutif local n'est pas politiquement responsable devant l'assemblée dont il émane. Si bien que nos assemblées locales paraissent comme « figées sur le modèle de l'organe administratif délibérant de la France des notables ruraux des débuts de la IIIème République »3(*).
Notre système démocratique est également focalisé sur l'instant électoral, tendant à faire de la seule élection des membres des assemblées territoriales l'unique moment de la détermination démocratique de l'intérêt local. Si le moment du suffrage universel décide du fait majoritaire, il n'en demeure pas moins indispensable que la démocratie s'exprime de manière permanente durant toute la durée du mandat. Le gouvernement local ne peut se cantonner au suffrage pour fonder sa légitimité ; il doit pouvoir rendre des comptes à tout moment sur l'usage qu'il fait de la confiance qui lui a été accordée lors de sa désignation4(*).
La détresse récente au sein des assemblées de Saint-Étienne et de Saint-Etienne Métropole, afin d'obtenir la démission de celui qui est à la fois maire et président de la Métropole5(*), illustre, tel un cas d'école, l'impasse dans laquelle se trouvent les assemblées locales face à des exécutifs désavoués.
À ce jour, lors de situations de blocage entre exécutif et assemblée délibérante, seul l'État peut intervenir dans le cadre d'une tutelle sur les organes ou encore par la dissolution de l'assemblée locale par décret motivé rendu en conseil des ministres6(*). Si « la démocratie locale participe tout simplement de la démocratie », selon l'expression du professeur Jacques Caillosse, les cas extrêmes de rupture de confiance doivent pouvoir être discutés au niveau des assemblées locales dans le respect du principe constitutionnel de la libre administration et en toute autonomie.
À cet égard, la présente proposition vise donc à lier l'élection d'un organe exécutif désigné par l'assemblée locale au principe de la responsabilité de celui-ci devant celle-là, à travers le recours à une motion de défiance constructive.
Cette initiative, loin d'être nouvelle, fait, au contraire, figure de serpent de mer de l'organisation institutionnelle des collectivités territoriales. Un premier précédent nous vient de loin, dès les travaux préparatoires de la Constitution du 27 octobre 1946. Le projet communiste de Constitution, déposé devant la première Assemblée nationale constituante, proposait en effet l'instauration de la responsabilité politique des exécutifs communaux et départementaux7(*).
De la même manière, plusieurs propositions allant dans ce sens ont, par le passé, été déposées à intervalles réguliers devant les deux assemblées. En 1997 déjà, une proposition de loi portée par Jean-Marc Ayrault suggérait d'introduire une motion de renvoi, nommée dans un premier temps « de défiance », lors de la procédure d'adoption sans vote du budget au sein des conseils régionaux. Ce qui fut dès lors appelé le « 49.3 régional » resta en vigueur entre 1999 et 2004, jusqu'à la réforme des modes de scrutin pour les élections régionales. Le Conseil constitutionnel estimait alors que ce mécanisme rendait plus effectif la libre administration des collectivités territoriales car elle évitait le recours au préfet8(*).
Le présent texte vient également traduire dans notre code général des collectivités territoriales l'un des points cardinaux mais ignoré de la Charte européenne de l'autonomie locale en son article 3-2 : « Ce droit de l'autonomie locale est exercé par des conseils ou assemblées composés de membres élus au suffrage libre, secret, égalitaire, direct et universel et pouvant disposer d'organes exécutifs responsables devant eux. » Cette disposition fut, dès 1991, le principal point d'achoppement avancé par la France pour ne pas ratifier la Charte. Dernier État signataire à l'avoir ratifiée, le gouvernement français, fort de sa tradition centralisatrice, précisait dans une déclaration interprétative que la responsabilité politique ne pouvait pas être considérée comme une obligation mais comme une simple faculté9(*).
Or, lors d'une récente audition par la délégation aux collectivités territoriales du Sénat le 26 avril 2025, Mélanie Lepoultier, présidente de la délégation française au congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe (CPLRE), est venue rappeler que le principe de responsabilité des membres élus des autorités locales constitue l'un des critères de l'autonomie locale10(*).
En outre, notons que, dans notre droit positif cette fois, l'Assemblée de Martinique11(*) comme l'Assemblée de Corse12(*) disposent d'ores et déjà de la possibilité du recours à une motion de défiance tout comme la Polynésie française13(*), Saint-Barthélemy14(*), Saint-Martin15(*) et Saint-Pierre-et-Miquelon16(*).
Ainsi, donner aux élus la possibilité d'engager la responsabilité de l'exécutif local, ne serait-ce que pour lui demander de rendre des comptes ou de permettre sa destitution, nous paraît hautement nécessaire pour amorcer une revitalisation de la démocratie représentative locale. Comme l'indiquait Jean Jaurès dans sa défense d'un tel mécanisme au niveau parlementaire, dans le cas où l'exécutif serait une nouvelle fois confirmé par un nouveau vote, « vote qui n'aurait pour effet que de retremper son autorité »17(*).
Comme l'énoncent très clairement les constitutionnalistes Bastien François et Agnès Michel : « Même la Vème République, pourtant obsédée par la question de la stabilité du pouvoir exécutif, prévoit la possibilité d'une motion de censure... »18(*). L'absence d'un tel outil de censure au sein de nos assemblées locales fait que « la démocratie représentative locale », selon les mots de Marion Paoletti, « reproduit en pire les travers de la Vème République : présidentialisation, personnalisation, inféodation des assemblées, puissance de l'exécutif, faiblesse des contre-pouvoirs, absence de contrôle, montée en puissance des technostructures. Les lois de décentralisation ne s'attaquent jamais à ces anomalies démocratiques »19(*).
Le professeur Hugues Portelli souligne lui aussi que « l'absence de séparation des pouvoirs entre organes exécutifs et délibérants aboutit, à travers, d'une part, la direction de l'administration et de la majorité politique par le chef de l'exécutif, d'autre part, les délégations votées à celui-ci par l'assemblée en début de mandat, à limiter drastiquement les pouvoirs réels des assemblées et de leurs membres, qu'ils appartiennent à la majorité ou à l'opposition »20(*).
Par son esprit, l'instauration de la motion de défiance constructive s'inscrit donc le processus d'une décentralisation résolument démocratique, conforme au modèle de la responsabilité politique, tel qu'il est consacré par tout authentique régime parlementaire, garanti au niveau national par le recours à l'article 49, alinéa 2, de la Constitution21(*).
Afin de répondre à l'argument du risque de vide provoqué par le potentiel renversement de l'exécutif, l'exigence du présent texte veut concilier responsabilité politique et stabilité institutionnelle. C'est en ce sens que se justifie le recours au mécanisme de motion de défiance constructive, se devant de proposer un exécutif alternatif en amont de son adoption qui exclut de fait toute paralysie administrative.
Ici, l'inspiration est double. La première est le modèle constitutionnel français lorsqu'il s'agit d'en revenir à une séparation des pouvoirs au niveau local via la responsabilité politique de l'exécutif devant le délibérant. La seconde nous vient de Jean Jaurès qui esquissa dès 1888 ce qui deviendra la motion de défiance constructive inscrite dans la Loi fondamentale allemande en 194922(*).
Si elle permet de renforcer le pouvoir des assemblées locales, l'instauration d'une motion de défiance constructive modifierait également le rôle des oppositions. Elle irait assurément dans le sens d'un renforcement du contrôle, de la délibération et d'une responsabilisation de celles-ci.
L'encadrement de ce nouvel outil, mis à la disposition des élus, rendra son utilisation mesurée et sa seule virtualité sera de nature à transformer en profondeur la praxis du pouvoir local, à repolitiser le fonctionnement de nos assemblées territoriales et à raviver, par la démocratie, une décentralisation enchevêtrée dans des querelles picrocholines.
Ce nouveau pouvoir de censure de l'action du gouvernement local est, selon nous, une première étape à la fois hautement symbolique mais aussi essentielle pour une régénération de notre culture démocratique garanti par la réaffirmation de principes simples : la responsabilité des exécutifs devant leur assemblée délibérante et la séparation des pouvoirs. Cette réforme est conforme à l'exigence démocratique qui veut que les gouvernants ne disposant plus de la confiance des gouvernés, ou de leurs représentants, quittent le pouvoir.
La présente proposition de loi organise donc les conditions de mise en jeu de la responsabilité des conseils exécutifs devant les assemblées locales.
L'article 1er prévoit ainsi que les conseillers municipaux d'une commune de plus de 1 000 habitants peuvent, par une motion de défiance constructive motivée, mettre en cause la responsabilité du maire et des adjoints.
Ce mécanisme est assorti de plusieurs garde-fous. En effet, les conditions de recevabilité et d'adoption de la motion sont calquées sur le modèle de ce qui est prévu pour les assemblées pouvant aujourd'hui recourir à cet outil.
En particulier, la motion doit faire apparaître les noms des candidats appelés à exercer les fonctions visées, tandis qu'un minimum d'un tiers d'élus signataires est nécessaire pour que la motion soit recevable, et que le vote ne peut pas avoir lieu avant un délai de quarante-huit heures suivant le dépôt de la motion. En outre, chaque élu ne peut signer plus d'une motion par année civile, et celle-ci n'est adoptée que si elle recueille la majorité absolue des membres composant l'assemblée. La condition de majorité absolue des membres composant l'assemblée est le seuil le plus couramment retenu pour l'adoption de la motion de défiance23(*).
L'article 2 transpose ce dispositif pour les conseils départementaux.
L'article 3 tient compte du cas particulier de la Métropole de Lyon, collectivité sui generis, qui est dotée d'une commission permanente répondant aux règles applicables aux organes des départements24(*). Ainsi, l'article 3 prévoit aussi la possibilité d'adoption d'une motion de défiance constructive par le conseil de la métropole de Lyon.
L'article 4 et l'article 5 étendent respectivement ce mécanisme aux conseils régionaux et aux conseils communautaires.
* 1 Marinette VALIERGUE, « Démocratie locale malmenée : la délibération au secours de la représentation », Fondation Jean Jaurès, 26 oct. 2023.
* 2 Sciences-Po Cevipof, OpinionWay, En qu[o]i les Français ont-ils confiance aujourd'hui ?, Le baromètre de la confiance politique, Vague 16, Février 2025, 29. À titre de comparaison, le Sénat obtient 32 % au même niveau que l'Union européenne, quand l'Assemblée nationale est à 24% et le gouvernement 23 %.
* 3 MANSON, Stéphane, L'opposition dans les assemblées locales, LGDJ, Lextenso éditions, Paris, 2012, p. 164.
* 4 FRANÇOIS, Bastien, MICHEL, Agnès, La démocratie près de chez vous. Pour une 6ème République des territoires, Les Petits Matins, Paris, 2012, p. 19.
* 5 Saint-Étienne Métropole, Procès-verbal du conseil métropolitain du 8 décembre 2022, pp 31-32.
* 6 L. 2121-6, L. 3121-5, L. 4132-3 du CGCT.
* 7 SAUVAGEOT, Frédéric, « II. Pouvoir exécutif et pouvoir délibérant dans les collectivités territoriales françaises », Annuaire des collectivités locales, tome 21, 2001, p. 36-37.
* 8 Cons. Const., déc. 98-397 DC du 6 mars 1998, Loi relative au fonctionnement des conseils régionaux, p. 186.
* 9 VERPEAUX, Michel, « La Charte de l'autonomie locale et la Constitution », AJDA 2006, p. 1865.
* 10 MANSON, Stéphane, op. cit., p. 157 et ss.
* 11 Art. L. 7225-2 du CGCT.
* 12 Art. L. 4422-31 du CGCT.
* 13 Art. 156 de la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française.
* 14 Art. L.O. 6222-4 du CGCT.
* 15 Art. L.O. 6322-4 du CGCT.
* 16 Art. L.O. 6432-2 du CGCT.
* 17 Jean JAURÈS, « Constitution républicaine », La Dépêche, 6 mai 1888.
* 18 FRANÇOIS, Bastien, MICHEL, Agnès, op. cit., p. 15.
* 19 PAOLETTI, Marion, Décentraliser d'accord, démocratiser d'abord. Le gouvernement local en question, La Découverte, Paris, 2007, p. 54.
* 20 PORTELLI, Hugues, « L'opposition dans les assemblées locales », Pouvoirs, 2004/1 n° 108, 2004. p.137-143.
* 21 Arnaud MONTEBOURG et Bastien FRANÇOIS le proposaient dans La Constitution de la 6ème République. Réconcilier les Français avec la démocratie, Odile Jacob, Paris, 2005, p. 181-185.
* 22 Jean JAURÈS, op. cit. ; art. 67 de la Loi fondamentale pour la République fédérale d'Allemagne (Grundgesetz) qui dispose que « le Bundestag ne peut exprimer sa défiance envers le Chancelier fédéral qu'en élisant un successeur à la majorité de ses membres ».
* 23 Ainsi dans le cas des assemblées de Corse, de Polynésie française, de Saint-Martin, de Saint-Barthélemy et de Saint-Pierre-et-Miquelon. Seule l'Assemblée de Martinique, la majorité des trois cinquièmes est requise, mais celle-ci ne s'apprécie pas au regard du nombre de conseillers composant l'assemblée.
* 24 Le dernier alinéa de l'article L. 3631-5 du CGCT précise que « Les articles L. 3122-5 à L. 3122-7 sont applicables à la commission permanente de la métropole de Lyon ».