EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Un Français sur 10 est victime d'inceste1(*).

Et pourtant, la très grande majorité des agresseurs ne sont pas jugés.

L'inceste tire sa violence de ce qu'il trahit le lien familial. Il bouleverse la place de l'individu dans sa filiation et ébranle l'équilibre symbolique de toute la famille. Il prive l'enfant d'un socle familial stable et protecteur, pourtant essentiel à sa construction.

Les violences sexuelles incestueuses ne relèvent pas d'un simple huis clos entre une victime et son bourreau. Elles se déploient sous le regard d'un tiers : un proche, une institution, ou la société tout entière. Ce regard, ou son absence, fonde la dimension profondément politique de ces violences. Lorsqu'on choisit de ne pas voir, de ne pas entendre ou de ne pas agir, on devient complice.

Moins de 1 % des plaintes pour viol ou agression sexuelle incestueux aboutissent à une condamnation. Plus de la moitié des victimes tente de se suicider2(*).

Ce constat pose une question fondamentale : « qui voulons-nous protéger ? »3(*)

***

Le 23 janvier 2021, le Président de la République annonçait la création de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE). Cette décision a été motivée par l'onde de choc provoquée par la publication de La Familia Grande de Camille Kouchner. La CIIVISE a été chargée de recueillir la parole des victimes, de formuler des recommandations de politique publique et de contribuer à faire sortir la société du déni structurel dans lequel ces violences s'inscrivent. Sous l'impulsion des co-présidents Edouard Durand et Nathalie Mathieu, plus de 30 000 témoignages4(*) ont été recueillis en deux ans, révélant l'ampleur, la gravité et la répétition de ces crimes, ainsi que l'insuffisance de la réponse judiciaire et sociale apportée jusqu'à présent. Le rapport public de la CIIVISE, remis en novembre 2023, a dressé un constat sans appel : l'inceste est une violence à part entière, un crime généalogique fondé sur l'emprise, le silence, la confusion des rôles et la destruction de l'identité de l'enfant.

Ce travail de vérité et d'écoute a abouti sur 82 préconisations pour prévenir, repérer et réparer. Il a été accompagné d'un premier pas législatif : la loi du 21 avril 2021, dite « loi Billon », qui a permis de renforcer significativement la protection des mineurs contre les violences sexuelles. Ce texte a notamment instauré un seuil d'âge de non-consentement pour les relations sexuelles entre un adulte et un mineur de moins de 15 ans (ou moins de 18 ans en cas d'inceste). Le principe de la prescription glissante a été créé, les peines encourues renforcées et la liste des membres de la famille pouvant être considérés comme auteurs d'inceste a été élargie.

Depuis, la CIIVISE a mis en lumière d'autres carences juridiques importantes, en particulier l'absence de la reconnaissance du crime d'inceste en tant que tel, ou encore la question de l'imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs.

La présente proposition de loi s'inscrit donc dans la continuité des travaux de la CIIVISE et des avancées portées par la loi Billon. Elle vise à adapter notre législation aux réalités spécifiques de l'inceste, telles qu'elles ont été documentées de manière rigoureuse et approfondie. Ce texte poursuit trois objectifs principaux : reconnaître l'inceste comme crime spécifique, élargir aux cousins germains la définition juridique du viol et de l'agression sexuelle incestueux, et rendre imprescriptibles les viols sur mineurs.

À travers ces nouvelles dispositions, il s'agit de tenir l'engagement solennel formulé par les plus hautes autorités de l'État : « On vous croit. Et vous ne serez plus jamais seules. »5(*).

Ainsi, l'article 1er vise à rétablir le paragraphe spécifique consacré à l'inceste. Jusqu'en 2024, il existait au sein de la section 3 du code pénal un paragraphe intitulé « Dispositions communes aux viols et aux agressions sexuelles en cas d'inceste » (Paragraphe 3). Ce dernier, qui ne comportait que deux articles, n'a jamais été pleinement exploité et a progressivement disparu à la suite de modifications législatives successives. L'un de ces deux articles, le 222-31-1, a été repositionné au début de la section 3 par la loi du 21 avril 2021 (via un amendement de coordination du Gouvernement).

L'architecture actuelle du code pénal ne permet pas de traiter l'inceste dans sa globalité ni de rendre compte de sa spécificité. Un viol incestueux ne peut pas être appréhendé de la même manière qu'un autre crime de viol. Le rapport de la CIIVISE souligne à ce titre que « l'inceste est une violence sexuelle radicalement spécifique parce qu'il est une atteinte à la filiation ». La définition et la réponse pénale doivent être harmonisées et isolées, afin de reconnaître la singularité de ce crime. C'est pourquoi l'article 1er propose de rétablir un paragraphe 3 intitulé « De l'inceste », pour permettre un traitement juridique global et cohérent.

Au sein de ce paragraphe, il est proposé :

1. La transformation de la qualification des viols et agressions sexuelles incestueux en une définition générale de l'inceste

« L'inceste n'est pas défini par la loi pénale. »6(*) La qualification des viols et des agressions sexuelles incestueux, définie à l'article 222-22-3 du code pénal est insatisfaisante, car elle ne permet pas d'appréhender l'inceste dans sa globalité. Il est donc proposé d'insérer, au sein du paragraphe 3, un article 222-31-1 visant à substituer à la qualification existante une définition d'ensemble. Les articles suivants auront pour objet de définir les infractions incestueuses (viols et agressions sexuelles), leurs périmètre et sanction. Cette distinction entre la définition générale de l'inceste et la qualification des infractions incestueuses permettra de nommer toutes les situations d'inceste bien qu'elles ne soient pas toutes poursuivables.

L'article 222-31-1 vise également à inclure les descendants dans le périmètre de l'inceste et à supprimer l'impératif d'autorité de droit ou de fait pour les conjoints ou concubins.

2. La redéfinition du viol et de l'agression sexuelle incestueux pour inclure les cousins germains et les agresseurs mineurs de plus de 15 ans

Toujours au sein du paragraphe 3, les articles 222-31-2 et 222-31-4 procèdent à une réécriture des articles 222-23-2 et 222-29-3 du code pénal afin de renforcer et d'élargir les définitions du viol et de l'agression sexuelle incestueux.

Ils étendent aussi la liste des auteurs aux cousins germains (recommandation n°22 de la CIIVISE). Selon la Commission, un agresseur d'inceste sur cinq est un cousin. Ce constat est extrêmement préoccupant et ne peut être ignoré. D'autant plus que l'attente sociale est forte : plus de neuf Français sur dix se déclarant favorables à l'élargissement de la définition de l'inceste aux cousins germains7(*).

La rédaction de ces articles évite tout conflit avec le code civil qui ne proscrit pas le mariage entre cousins germains : une distinction très nette est faite entre le cas d'adultes consentants (dans le cas du mariage) et celui du mineur contraint (dans le cas d'un viol ou d'une agression sexuelle).

Par ailleurs, ces mêmes articles proposent d'apporter une réponse au vide juridique existant concernant l'inceste entre mineurs. Aujourd'hui, alors que 30 à 50 % des violences sexuelles sur mineurs sont commises par des mineurs eux-mêmes8(*), et que la moitié de ces violences surviennent dans le cercle familial9(*), les auteurs mineurs ne sont toujours pas pris en compte dans la réponse pénale.

Il est donc proposé d'inclure, pour les viols et agressions sexuelles incestueux, les auteurs mineurs âgés de plus de quinze ans lorsqu'ils agressent un proche âgé de moins de quinze ans. Le texte précise également qu'entre deux mineurs de plus de quinze ans, les définitions générales du viol et de l'agression sexuelle continuent de s'appliquer et que, si les faits sont établis, leur caractère incestueux est reconnu.

Enfin, il est à nouveau proposé de supprimer la condition d'autorité de droit ou de fait, qui présente une inégalité d'application. En effet, dans la définition actuelle de l'inceste, cette condition ne concerne que les conjoints et concubins (article 222-22-3), tandis qu'elle s'étend à l'ensemble des collatéraux dans la définition du viol incestueux et de l'agression sexuelle incestueuse (articles 222-23-2 et 222-29-3).

3. Le regroupement et le renforcement des sanctions du viol incestueux

L'article 222-31-3 précise les sanctions correspondantes au crime de viol incestueux. Il crée une circonstance aggravante lorsque le viol a été précédé ou suivi de pressions psychologiques, de comportements, violences, menaces ou tout autre acte d'intimidation, y compris physiques, ayant pour effet de contraindre la victime. Cette disposition permet de mieux appréhender la spécificité de l'inceste, crime souvent prémédité, fondé sur des stratégies d'emprise, de silence et d'isolement. L'inceste repose sur la répétition des actes, la domination et le chantage affectif, dans un climat de peur et de dépendance qui entrave la parole de la victime.

En conséquence, la deuxième partie de l'article 1er procède aux coordinations nécessaires au sein du code pénal.

L'article 2 vise à renforcer les dispositions relatives aux délits de non-dénonciation de crime ou de mauvais traitement ou d'agression sexuelle commis sur un mineur. Aujourd'hui, la non-dénonciation d'un crime commis sur un mineur est paradoxalement moins sévèrement sanctionnée (3 ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende) que la non-dénonciation d'un délit commis sur un mineur de quinze ans (5 ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende). Cet article propose donc d'aligner la peine encourue pour la non-dénonciation d'un crime sur mineur sur celle applicable en cas de non-dénonciation de mauvais traitements ou d'agressions sexuelles commis sur un mineur de moins de quinze ans.

Il prévoit également d'inclure dans les circonstances aggravantes prévues à l'article 434-3 le cas des agressions sexuelles incestueuses sur un mineur.

Enfin, il propose d'allonger de dix ans le délai de prescription du délit de non-dénonciation (en cas d'atteinte sexuelle ou de crime sexuel commis sur un mineur), afin de l'aligner sur les délais actuellement applicables aux crimes et délits sexuels commis sur mineurs.

L'article 3 vise à rendre imprescriptibles les viols commis sur un mineur. Les violences sexuelles subies dans l'enfance entraînent des conséquences psychologiques profondes et durables, qui empêchent souvent les victimes de porter plainte rapidement. Par exemple, selon les données de la CIIVISE, 50 % des victimes d'inceste souffrent d'amnésie dissociative, un mécanisme de survie qui peut durer plusieurs décennies. Ce silence imposé entrave gravement l'accès à la justice.

Actuellement, une victime de viol survenu dans l'enfance peut porter plainte jusqu'à l'âge de 48 ans. Cependant, de nombreux témoignages montrent que certaines victimes ne retrouvent la mémoire ou ne sont en capacité de dénoncer les faits que bien au-delà de ce délai : en 2023, 75 % des témoignages recueillis par la CIIVISE concernaient des faits prescrits.

Ces chiffres appellent à une réévaluation des délais de prescription. La prescription organise l'impunité des agresseurs. Ce n'est pas aux victimes de s'adapter au droit, mais au droit de s'adapter au rythme de leur reconstruction. À ce titre, l'imprescriptibilité constitue une réponse judiciaire à la hauteur de la gravité des faits. Le viol d'un mineur est un crime contre l'humanité de la personne. Il exige une réponse claire, ferme et sans limite de temps.

À l'échelle internationale, la tendance est d'ailleurs à l'abolition ou à l'allongement des délais de prescription :

• Le 17 juin 2025, le Parlement européen a voté en faveur de la suppression des délais de prescription dans les affaires de violences sexuelles sur des mineurs ;

• En 2024, le Comité de Lanzarote a rappelé que la suppression de la prescription était « un moyen efficace de garantir un délai suffisant pour engager des poursuites » ;

• En 2020, le Conseil de l'Europe a exhorté les États à supprimer la prescription pour les violences sexuelles sur mineurs. 18 pays européens ont déjà rendu ces infractions imprescriptibles ou ont fortement allongé les délais.

En 2025, 90 % des Français se disent favorables à l'imprescriptibilité des crimes d'inceste10(*).

Dans un souci de cohérence, cet article prévoit également l'imprescriptibilité pour les crimes de meurtre, d'assassinat, de tortures ou d'actes de barbarie commis sur un mineur. En parallèle, il supprime la prescription glissante, devenue sans objet.

Cet article est une première réponse à la préconisation n° 60 de la CIIVISE : Déclarer imprescriptibles les viols et agressions sexuelles commis contre les enfants.

* 1 Sondage IPSOS & Face à l'inceste, novembre 2023

* 2 Dossier de presse Sondage IPSOS & Face à l'inceste, juin 2025

* 3 Propos du Juge Édouard Durand au cours de l'audition de la Délégation aux droits des femmes du Sénat le 9 novembre 2023

* 4 Rapport public de la CIIVISE, Violences sexuelles faites aux enfants : « On vous croit », 20 novembre 2023

* 5 Extrait du message du Président de la République Emmanuel Macron sur les violences sexuelles faites aux enfants, 23 janvier 2021

* 6 Rapport public de la CIIVISE, Violences sexuelles faites aux enfants : « On vous croit », 20 novembre 2023

* 7 Dossier de presse Sondage IPSOS & Face à l'inceste, juin 2025

* 8 Rapport Audition publique « Parcours des mineurs auteurs de violences sexuelles », FFCRIAVS, 2025

* 9 Rapport « Les parcours des mineurs auteurs d'infractions à caractère sexuel à la protection judiciaire de la jeunesse, entre singularités et pluralités », Marie Romero, DPJJ, août 2024

* 10 Sondage IPSOS & Face à l'inceste, juin 2025

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