EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 6 décembre 2024, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et les chefs d'État de quatre pays du bloc commercial du Mercosur1(*) - Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay - ont annoncé avoir finalisé les négociations en vue d'un accord de partenariat entre l'Union européenne et le Mercosur, au terme de près de 25 années de négociations et après un premier échec en 2019, dû notamment à l'opposition manifestée alors par la France.

Le Gouvernement français avait en effet posé certaines conditions pour pouvoir soutenir un accord, à savoir : la mention de la mise en oeuvre effective de l'Accord de Paris sur le climat ; le respect des normes environnementales et sanitaires et l'inscription explicite du principe de précaution dans l'accord (principe de réciprocité) ; la protection des secteurs économiques susceptibles de pâtir de l'accord, notamment certaines filières agricoles et alimentaires (clause de sauvegarde).

Un protocole supplémentaire, centré sur le développement durable, notamment la lutte contre la déforestation et le changement climatique, a ainsi été négocié par la Commission européenne pour s'adosser à l'accord finalisé en 2019.

Le 3 septembre dernier, le collège des commissaires a officiellement adopté le projet d'accord UE-Mercosur et décidé de scinder l'accord en deux textes juridiques parallèles, à savoir un accord de partenariat2(*) et un accord commercial intérimaire3(*) ayant vocation à expirer dès l'entrée en vigueur de l'accord de partenariat.

Si l'accord de partenariat est un accord mixte, requérant l'approbation unanime du Conseil, l'approbation du Parlement et la ratification des 27 États membres conformément à leurs procédures constitutionnelles respectives pour entrer en vigueur, l'accord commercial intérimaire ne comprend que les dispositions commerciales de l'accord de partenariat relevant de la compétence exclusive de l'Union : il ne requiert par conséquent qu'une majorité qualifiée au Conseil et l'approbation du Parlement européen à la majorité simple pour entrer en vigueur.

Ainsi, si l'approbation de l'accord de partenariat apparaît très incertaine et devrait s'étaler sur une période pouvant prendre plusieurs mois voire années, celle de l'accord commercial intérimaire pourrait en revanche être beaucoup plus rapide et intervenir dès le début de l'année 2026.

En dépit de cette scission - anticipée mais vivement combattue par le Parlement français - de l'accord, permettant de s'affranchir de la règle de l'unanimité, la ratification de l'accord commercial intérimaire ne semblait pas acquise ces derniers mois, l'issue du scrutin au Conseil demeurant incertaine. Depuis l'annonce de la finalisation des négociations en décembre 2024, plusieurs États membres, dont la France, avaient en effet tenté de mettre sur pied une minorité de blocage au Conseil empêchant la signature et la conclusion de l'accord.

Pour empêcher l'obtention de cette minorité de blocage, la Commission européenne s'est engagée à « opérationnaliser » les clauses de sauvegarde bilatérales prévues par l'accord, en précisant l'interprétation qu'en fait l'exécutif européen. Le 8 octobre dernier, la Commission a donc publié une proposition de règlement sur les sauvegardes bilatérales pour les produits agricoles sensibles dans le cadre de l'Accord UE-Mercosur. En pratique, ce texte répertorie vingt-trois produits sensibles soumis à une surveillance renforcée de la Commission, et qui pourront faire l'objet d'enquêtes ou de mesures de sauvegarde dans des délais accélérés s'il existe un risque suffisant de préjudice. Le Conseil et le Parlement européen seront tenus informés par la Commission, tous les six mois, de l'incidence de ces importations sur les marchés de l'Union européenne.

En dépit des garanties supplémentaires qu'elle comporte, force est de constater que cette proposition de règlement ne revêt aucune portée juridique contraignante envers les pays du Mercosur et qu'en tout état de cause, ces derniers ne l'ont pas formellement endossée à ce jour. Les conditions d'activation de la clause de sauvegarde4(*) apparaissent en outre des plus incertaines. Plusieurs États membres initialement hostiles à la conclusion de l'accord ont néanmoins laissé entendre au cours des dernières semaines que leur position était susceptible d'évoluer au regard des mesures de sauvegarde prévues, dans un contexte marqué en outre par le protectionnisme de l'Administration Trump qui perturbe le commerce transatlantique.

Ainsi, au fur et à mesure que s'éloigne la perspective de réunir une minorité de blocage de l'accord commercial intérimaire au Conseil, la saisine de la Cour de justice de l'Union européenne apparaît comme l'ultime recours permettant de clarifier les règles de procédure en matière de négociation d'accords commerciaux, de faire respecter les prérogatives des parlements nationaux et d'empêcher la ratification de cet accord commercial intérimaire porteur de risques majeurs.

En application de l'article 218, alinéa 11, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tout État membre peut solliciter de la Cour de justice de l'Union européenne un avis portant sur la compatibilité d'un accord envisagé avec les traités. En cas d'avis négatif, l'accord ne peut entrer en vigueur, sauf modification de celui-ci ou révision des traités.

Or, le choix de la Commission de scinder l'accord va à l'encontre des directives de négociation initialement émises en 1999 puis réitérées en 2018 par le Conseil ; cette décision pourrait dès lors paraître incompatible avec le respect des principes d'attribution, d'équilibre institutionnel et de coopération loyale, consacrés par les articles 4 et 13 du traité sur l'Union européenne.

Le recours à un subterfuge juridique pour contourner le contrôle exercé par les parlements nationaux fragilise ainsi indéniablement l'assise démocratique de la politique commerciale commune.

L'accord UE-Mercosur comprend, par ailleurs, l'introduction d'un mécanisme de rééquilibrage destiné à compenser l'impact économique de la législation ou des pratiques de l'autre partie, même si celles-ci ne contreviennent pas aux dispositions de l'accord.

Or, en raison de son champ d'application particulièrement large, ce mécanisme pourrait être mobilisé à l'encontre de nombreuses réglementations environnementales européennes, au premier rang desquelles figure le règlement sur la déforestation.

La menace d'un recours à ce mécanisme pourrait, du reste, dissuader l'Union européenne d'adopter ou d'appliquer des mesures en matière de climat, d'environnement, de sécurité alimentaire ou de produits phytosanitaires, alors même que les traités européens imposent d'intégrer les exigences environnementales à l'ensemble des politiques publiques (article 11 du TFUE), de garantir un niveau élevé de protection de la santé humaine (article 168 du TFUE), de veiller à la défense des consommateurs (article 169 du TFUE) et de promouvoir le développement durable à l'échelle mondiale (article 21 §2 du TUE). In fine, le mécanisme de rééquilibrage prévu par l'accord pourrait ainsi porter atteinte à la capacité de l'Union à préserver l'autonomie de son ordre juridique.

Enfin, le chapitre relatif aux mesures sanitaires et phytosanitaires de l'accord prévoit une simplification et un allègement des contrôles, alors même qu'il existe une grande disparité entre les pays du Mercosur et l'Union européenne, s'agissant des réglementations en matière de production alimentaire et de normes sanitaires et vétérinaires. Les stipulations de l'accord intérimaire commercial limitant, de surcroît, l'application effective du principe de précaution, la conclusion de cet accord serait susceptible d'entraîner une baisse du niveau de protection des consommateurs, de la santé et de l'environnement dans l'Union européenne, contrevenant ainsi aux droits énoncés dans la Charte des droits fondamentaux et le traité sur l'Union européenne.

Dans ce contexte, il est de la responsabilité de la France de saisir la Cour de justice de l'Union européenne, dans un geste appelant à la fidélité à l'esprit des traités et au respect du droit.

Après s'être publiquement engagé le 21 juin 2023, devant le Sénat, à s'opposer à toute scission de l'accord UE-Mercosur, le Gouvernement français doit tenir parole, en actionnant le dernier levier à sa disposition pour faire obstacle à la marginalisation des parlements nationaux et empêcher la ratification précipitée d'un accord commercial largement décrié par les citoyens européens.

* 1 Outre les quatre États fondateurs mentionnés, la Bolivie a rejoint le bloc du Mercosur en décembre 2023. La participation du Venezuela au bloc a été suspendue en 2017.

* 2 « Accord de partenariat UE-Mercosur ».

* 3 « Accord intérimaire sur le commerce entre l'UE, le marché commun du sud (Mercosur) et ses quatre pays membres ».

* 4 Augmentation des importations d'un produit de plus de 10 % et prix à l'importation inférieurs de 10 % aux prix européens.

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