Avis n° 651 (2020-2021) de Mme Martine BERTHET , fait au nom de la commission des affaires économiques, déposé le 2 juin 2021

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N° 651

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Enregistré à la Présidence du Sénat le 2 juin 2021

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des affaires économiques (1) sur la proposition de loi visant à améliorer l' économie du livre et à renforcer l' équité entre ses acteurs
(procédure accélérée),

Par Mme Martine BERTHET,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas , présidente ; M. Alain Chatillon, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Patrick Chaize, Mme Viviane Artigalas, M. Franck Montaugé, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Jean-Pierre Moga, Bernard Buis, Fabien Gay, Henri Cabanel, Franck Menonville, Joël Labbé , vice-présidents ; MM. Laurent Duplomb, Daniel Laurent, Mme Sylviane Noël, MM. Rémi Cardon, Pierre Louault , secrétaires ; M. Serge Babary, Mme Martine Berthet, M. Jean-Baptiste Blanc, Mme Florence Blatrix Contat, MM. Michel Bonnus, Denis Bouad, Yves Bouloux, Jean-Marc Boyer, Alain Cadec, Mme Anne Chain-Larché, M. Patrick Chauvet, Mme Marie-Christine Chauvin, M. Pierre Cuypers, Mmes Marie Evrard, Françoise Férat, Catherine Fournier, M. Daniel Gremillet, Mme Micheline Jacques, M. Jean-Marie Janssens, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Claude Malhuret, Serge Mérillou, Jean-Jacques Michau, Mme Guylène Pantel, MM. Sebastien Pla, Christian Redon-Sarrazy, Mme Évelyne Renaud-Garabedian, MM. Olivier Rietmann, Daniel Salmon, Mme Patricia Schillinger, MM. Laurent Somon, Jean-Claude Tissot .

Voir le numéro :

Sénat :

252 (2020-2021)

RAPPORT

I. LE COMMERCE EN LIGNE DE LIVRES : UN MARCHÉ LARGEMENT DOMINÉ PAR QUELQUES GRANDS ACTEURS DONT LES PRATIQUES FRAGILISENT L'EFFECTIVITÉ DE LA LOI DU PRIX UNIQUE DU LIVRE

A. UNE LARGE DOMINATION DE LA VENTE EN LIGNE DE LIVRES PAR QUELQUES GRANDS ACTEURS CAPABLES D'ABSORBER LES COÛTS DE LIVRAISON

1. La vente de livres : un marché qui mêle différents canaux de distribution

Le marché du livre (en librairies physiques et en ligne) a représenté 435 millions d'ouvrages vendus en 2019 1 ( * ) (livres imprimés, livres numériques et livres audio). Hors scolaire, le nombre d'exemplaires vendus s'est élevé environ à 380 millions d'exemplaires. Ce marché a représenté en 2019 4,1 milliards d'euros.

La décomposition de ce marché est retracée dans le graphique ci-dessous.

Répartition des parts de marché des acteurs de la distribution
de livres en France en 2019

Source : baromètre multi-clients Achats de livres Kantar TNS Sofres pour MC/DGMIC-SLL,
panel de 3000 personnes de 15 ans et plus.

En 2019, les ventes par internet ont représenté 21 % de la valeur totale des ventes de livres neufs, et environ 17 % du volume, soit un peu plus de 70 millions d'ouvrages 2 ( * ) . Le principal canal de vente reste donc le canal physique, les librairies indépendantes représentant environ 40 % des ventes totales.

De façon générale, et bien qu'une légère hausse de la vente globale de livres ait été constatée en 2019, on observe sur une longue période une baisse constante de la part des livres, de la presse et des articles de papeterie dans les dépenses culturelles des Français, passée de 20 % en 2000 à 14,4 % en 2018.

Cette baisse des achats a impacté le maillage du territoire en librairies, ces dernières ayant diminué de 4 % entre 2007 et 2017, passant de 2 344 à 2 244. À ce chiffre doivent être ajoutées environ un millier de librairies tenues par le seul gérant, portant le nombre de librairies en France à 3 300 environ, soit l'un des réseaux les plus denses au monde.

Au total, le nombre de lieux de vente du livre se situe en France entre 20 000 et 25 000, dont 15 000 ont une activité régulière de vente de livres.

Il est à noter toutefois que si les ventes en librairie s'érodent d'année en année, ayant reculé de 3,1 % entre 2010 et 2019, celles réalisées sur internet sont en constante augmentation 3 ( * ) .

Évolution de la part de marché des ventes dans des lieux physiques
par rapport aux ventes sur internet

Source : baromètre multi-clients Achats de livres Kantar TNS Sofres pour MC/DGMIC-SLL,
panel de 3000 personnes de 15 ans et plus.

2. La vente en ligne de livres est dominée par deux principaux acteurs : Amazon et le groupe Fnac-Darty

Bien qu'une grande partie des librairies indépendantes soient aujourd'hui présentes dans la vente en ligne, et qu'un millier d'entre elles adhèrent à l'un des portails internet de librairies indépendantes nationales ou régionales rassemblés depuis 2017 sous la bannière du site « Librairiesindépendantes.com », le marché du commerce en ligne de livres reste largement dominé par deux acteurs.

La Fnac a ainsi vendu environ 42 millions de livres en 2020, dont 36 % par internet (livraison à domicile : 27 % et commande-retrait en magasin : 9 %), soit environ 15 millions d'ouvrages.

Si les chiffres de ventes d'Amazon ne sont pas publics, plusieurs estimations convergent vers une part de marché de 10 % dans le total des ventes de livres en valeur, soit près de 400 millions d'euros de chiffre d'affaires pour cette activité. En termes de volume, dans l'hypothèse d'un prix moyen d'un livre neuf de 11,5 euros 4 ( * ) , Amazon vendrait environ 40 millions d'ouvrages. Interrogée à ce sujet par la rapporteure, l'entreprise a indiqué : « des dizaines de millions », sans plus de précision.

À eux deux, la Fnac et Amazon vendraient donc 55 millions de livres par internet, soit près de 80 % des ventes totales en ligne 5 ( * ) .

L'essor du commerce en ligne de livres, dont il convient de rappeler qu'il s'agit de l'activité historique d'Amazon, s'explique par un ensemble de facteurs : possibilité d'être livré sans se déplacer, profondeur monumentale de l'offre, algorithmes proposant des titres susceptibles de plaire au client car fondés sur ses achats passés, possibilité de constituer des paniers mixes, etc.

De fait, ces atouts surcompensent le fait qu'un achat de livre réalisé en ligne soit un peu plus onéreux pour le consommateur : en effet, il n'est plus possible de proposer au client le rabais de 5 % sur le prix de vente lorsqu'il se fait livrer à domicile (rendant l'achat ou le retrait en magasin relativement plus compétitif) ; pour autant, les ventes en ligne continuent de croître et celles en librairie de décroître.

Au sein du marché de la vente en ligne de livres, la position dominante d'Amazon et de la Fnac par rapport aux librairies s'explique en outre par un facteur supplémentaire, fondamental : elles disposent des réserves financières leur permettant de proposer la quasi-gratuité des frais de livraison, là où les libraires indépendants sont contraints de répercuter ces frais sur le prix de vente final, diminuant automatiquement leur compétitivité.

B. LA QUASI-GRATUITÉ DES FRAIS DE LIVRAISON, ENTORSE À L'ESPRIT DE LA LOI ENCADRANT LE PRIX DU LIVRE, A RÉDUIT L'INTENSITÉ CONCURRENTIELLE DU MARCHÉ DE LA VENTE EN LIGNE DE LIVRES

1. Les règles actuelles en matière de tarification des livres sont principalement issues de la loi de 1981 et de celle de 2014
a) La loi « Lang » de 1981 sur le prix unique du livre...

Jusqu'en 1981, les libraires étaient libres de vendre les livres avec des remises, voire avec des majorations. La pérennité des libraires indépendants s'est par conséquent trouvée menacée par l'essor des grandes surfaces culturelles dans les années 1970, qui pratiquaient une politique offensive de promotions importantes sur les livres.

La loi du 10 août 1981 6 ( * ) , adoptée par le Parlement à l'unanimité, a introduit une exception à ce principe de libre fixation des prix : le prix de vente est désormais fixé par l'éditeur, et non par le détaillant, excluant ainsi toute concurrence par les prix entre les différents points de vente.

La loi prévoit toutefois trois dérogations principales :

• chaque détaillant peut proposer un rabais jusqu'à 5 % à ses clients ;

• pour certains organismes ou opérateurs (bibliothèques, établissements d'enseignement, de formation ou de recherche, collectivités territoriales, syndicats, comités d'entreprise), le rabais peut atteindre 9 % ;

• les « soldes de livre », chaque détaillant pouvant fixer librement le prix des livres lorsqu'ils sont publiés depuis plus de deux ans et que leur dernier approvisionnement remonte à plus de six mois.

b) ...s'est révélée inadaptée au commerce en ligne de livres, conduisant le législateur à modifier en 2014 la loi de 1981

Si les dispositions de la loi de 1981 sont claires dans leur esprit et simples dans leur mise en oeuvre, la crainte d'un impact néfaste de la révolution numérique sur le secteur des librairies a rendu nécessaire son évolution.

L'arrivée d'acteurs majeurs comme Amazon a en effet suscité des craintes de deux ordres :

• économique, cette nouvelle concurrence pouvant entraîner une potentielle disparition progressive des librairies indépendantes (à l'instar de ce qu'il s'est passé pour les disquaires) ;

• culturel, les algorithmes utilisés par ces acteurs étant à l'origine d'une uniformisation et d'une standardisation des contenus proposés aux lecteurs, préjudiciable au pluralisme des idées et à la diversité des oeuvres conseillées.

Les critiques relatives à une distorsion de concurrence entre les acteurs numériques et les libraires indépendants portaient principalement sur le fait que les premiers proposaient à la fois le rabais de 5 % sur le prix des livres et la gratuité des frais de livraison (argument commercial majeur). Le consommateur pouvait donc commander sans se déplacer, et pour un prix plus avantageux.

En outre, des acteurs comme Amazon étaient en mesure de supporter cette gratuité des frais de livraison pour deux raisons principales. Premièrement, leur force de frappe financière, qui leur permet d'encaisser d'éventuelles pertes en la matière, afin de gagner des parts de marché et de fidéliser le client. En particulier, Amazon compense la baisse de rentabilité générée par cette gratuité par d'autres activités économiques et par une optimisation de sa fiscalité. Deuxièmement, des accords préférentiels passés avec des acteurs comme La Poste et ses concurrents (notamment pour les livraisons en zone rurale) leur permettant de s'acquitter de tarifs de livraison plus bas.

À l'inverse, les libraires indépendants souhaitant développer les livraisons en ligne étaient - et sont toujours - dans l'obligation de s'acquitter de tarifs de livraison d'un montant élevé, dissuadant le consommateur de passer par leur canal (ces coûts ne pouvant être absorbés par la marge, déjà faible, de ces structures, ils sont bien souvent répercutés sur le client). Le coût d'un livre expédié par un libraire indépendant peut en effet être renchéri d'un montant compris en moyenne entre 3 et 10 euros, selon les pratiques retenues par les librairies (tarif augmentant avec la valeur de la commande ou, au contraire, diminuant ; quasi-gratuité au-delà d'un seuil d'achat, etc.).

La loi du 8 juillet 2014 7 ( * ) , issue d'une initiative des députés UMP et adoptée à nouveau à l'unanimité du Parlement, a tenté d'encadrer les modalités tarifaires de la vente de livres à distance, au travers de deux leviers :

• le rabais de 5 % ne peut désormais être proposé que dans l'hypothèse où le livre expédié est retiré dans un commerce de vente au détail de livres ( click & collect ). Autrement dit, la Fnac ou une librairie indépendante peut l'appliquer, mais pas Amazon (qui expédie directement chez le client ou en point relais). Tout au plus une décote à hauteur de 5 % du prix de vente peut-elle être appliquée sur le tarif du service de livraison ;

• le service de livraison ne peut plus être proposé gratuitement à titre gratuit.

2. Les grands acteurs ont choisi de contourner l'esprit de la loi en proposant des frais de livraison à un centime d'euro ou des abonnements premium

La loi de 2014 a interdit la gratuité des frais de livraison, mais n'a pas fixé de seuil plancher. Dès le lendemain de son adoption, les principales plateformes (Fnac, Amazon,...) ont donc mis en place deux types de pratique commerciale :

• elles ont proposé une livraison à un centime d'euro 8 ( * ) ;

• elles ont proposé des abonnements à 49 € (Amazon Prime, Fnac Plus) ouvrant droit à la gratuité des frais de livraison (le centime d'euro n'est plus facturé) et, dans le cas de la Fnac, au rabais de 5 % si le client vient récupérer en magasin le livre commandé.

Si le législateur a pu alors être critiqué pour ne pas avoir anticipé un tel contournement de l'esprit de loi, il convient de rappeler qu'il en avait tout à fait conscience au moment de l'adoption de loi, comme en témoignent les débats parlementaires. Le rapporteur de la proposition de loi arguait alors que l'interdiction de la gratuité avait tout d'abord un effet symbolique fort, même si le consommateur ne devait payer qu'un centime d'euro.

Le rapport de l'Assemblée nationale 9 ( * ) sur l'évaluation de cette loi note par ailleurs que la loi a pu faire émerger une forme « d'esprit militant » parmi les libraires et leurs clients, décidés à ne plus privilégier la livraison à domicile au détriment des commerces physiques. Ensuite, la modification des tarifs des frais de livraison a empêché les pure players comme Amazon d'afficher la gratuité des frais de port comme argument commercial.

Il n'en reste pas moins vrai que la distorsion de concurrence entre plateformes et détaillants n'a pas disparu, les libraires indépendants ne pouvant s'aligner sur la pratique de frais facturés à 1 centime d'euro. En outre, les consommateurs n'ont bien souvent pas perçu de différence de prix suite à la suppression du rabais de 5 %, puisque ce dernier était invisible des pages de recherche d'Amazon et n'apparaissait qu'au moment de la consultation de son panier par le client.

Enfin, la facturation à un centime d'euro a même pu donner le sentiment au consommateur qu'il réalisait une bonne affaire, ce montant dérisoire étant par définition bien moindre que le coût réel pour l'entreprise : « la faveur consentie par l'entreprise a ainsi pu apparaître plus nettement au consommateur que du temps où la gratuité était de mise 10 ( * ) ».

Sans surprise, la loi a également eu pour conséquence une augmentation des résultats d'Amazon, l'interdiction du rabais de 5 % s'étant logiquement traduite par une hausse des prix.

Il est à noter par ailleurs que la position de ces deux acteurs principaux vis-à-vis de la quasi-gratuité des frais de livraison diverge : s'il s'agit, à n'en pas douter, d'une pratique commerciale assumée par Amazon 11 ( * ) , il semble que la Fnac ait été contrainte de s'aligner dans une optique défensive, afin d'éviter de perdre des clients dans ses magasins physiques.

En effet, il ressort des auditions de la rapporteure que, toutes choses égales par ailleurs, l'intérêt de la Fnac est plutôt de rendre la livraison à domicile moins attractive que l'achat en magasin ou que l'achat sur internet avec retrait en magasin, car ces canaux de vente ont l'avantage d'inciter le client à augmenter son panier moyen en flânant dans les rayons. Sans mouvement initial d'Amazon, il est donc probable que la Fnac n'aurait pas opté pour cette quasi-gratuité des frais de livraison, qui valorise aux yeux du consommateur l'option « livraison à domicile », au détriment des magasins.

La prise en charge par l'État des frais de livraison des libraires
pendant le deuxième confinement a entraîné une hausse de leurs ventes en ligne

Afin d'encourager le développement des ventes en ligne des librairies, par ailleurs fermées administrativement durant le deuxième confinement, l'État a mis en place un dispositif de prise en charge de leurs frais d'envoi de livres durant cette période.

Ce faisant, les libraires ont été en mesure de proposer à leurs clients un tarif égal au minimum légal, soit un centime d'euro, comme le font les grands acteurs sur internet depuis 2014.

Pour ce faire, les libraires devaient déposer auprès de l'Agence de Services et de Paiement (ASP) une demande de remboursement des coûts d'expédition des commandes enregistrées à compter du 5 novembre. En parallèle, afin de diminuer l'avance de trésorerie et d'encourager les libraires à opter pour la livraison rapide, La Poste a mis en place une remise sur son offre « Proxicourses Librairies », à 2 euros au lieu de 4,5 euros.

II. LE PARADOXE DE L'ARTICLE 1ER DE LA PROPOSITION DE LOI : UN ACTE SYMBOLIQUE UTILE DE TARIFICATION DES FRAIS DE LIVRAISON, MAIS DES CONSÉQUENCES INVERSES À L'OBJECTIF RECHERCHÉ

1. La fixation par arrêté d'un tarif plancher des frais de livraison, dans l'objectif de rééquilibrer la concurrence entre acteurs du livre

Le premier article de la proposition de loi, dont la commission des affaires économiques s'est saisie pour avis, vise à apporter trois modifications à la loi de 1981 sur le prix unique du livre.

Premièrement, il rappelle que le service de livraison du livre ne peut pas être offert par le détaillant à titre gratuit et qu'il doit être facturé « dans le respect d'un montant minimum de tarification fixé par arrêté des ministres chargés de la culture et de l'économie sur proposition de l'ARCEP ». Cet arrêté devrait en outre tenir compte des tarifs offerts par les opérateurs postaux sur le marché de la vente au détail de livres et de l'impératif de maintien sur le territoire d'un réseau dense de détaillants.

Il s'agit là d'une évolution majeure de la loi. En effet, selon l'auteure, « la compétitivité de ces entreprises (les plateformes) s'explique [...] également par une facturation quasi gratuite des frais de port à leurs clients. Cette quasi-gratuité provient d'accords négociés avec le Groupe La Poste pour leur octroyer un tarif postal avantageux. Très peu de librairies physiques ont pu négocier de tels accords ». L'article 1 er introduirait donc un tarif plancher de frais de port qui doit, dans l'esprit de l'auteure, mettre fin à la distorsion de concurrence, ainsi qu'elle l'a précisé à la rapporteure en audition.

Un autre objectif est explicitement poursuivi par cet article 1er : celui de contrecarrer la stratégie commerciale d'Amazon, qui vise à accepter temporairement d'être déficitaire sur l'activité de livraison pour fidéliser les clients.

Deuxièmement, l'article 1 er entend clarifier la présentation de l'offre de livres neufs et d'occasion par les détaillants (les pages de vente des pure players étant les principales ciblées). Partant du constat que les livres neufs (vendus au prix « éditeur ») et les livres d'occasion (vendus moins chers) sont présentés « pêle-mêle » sur les pages d'affichage, l'auteure de la proposition de loi souhaite empêcher que le client puisse penser qu'il est autorisé de vendre un livre neuf à un prix « cassé ». Puisque la loi de 1981 l'interdit, l'auteure considère qu'il est particulièrement important que le consommateur ne puisse parvenir à une conclusion erronée en la matière.

Pour ce faire, l'article 1er prévoit que les vendeurs de livres (ou les marketplaces ) « s'assurent que le prix de vente des livres est communiqué en distinguant à tout moment et quel que soit le mode de consultation, en particulier les sites internet et les applications mobiles, l'offre de livres neufs et l'offre de livres d'occasion ».

Enfin, cet article 1 er prévoit de préciser que le régime des soldes de livres, aujourd'hui en vigueur, ne s'applique pas aux éditeurs qui détiennent des librairies (par exemple, les neuf librairies du groupe Actes Sud, ou les huit librairies du groupe Madrigall). Ces derniers disposeraient en effet des livres qu'ils éditent avant les libraires indépendants, leur permettant d'atteindre précocement le délai de deux ans à partir duquel ils peuvent solder ces livres.

2. Contraindre à la facturation des frais de livraison entraînerait une hausse des prix, au détriment prioritairement des lecteurs situés hors des centres-villes, et sans rebattre les cartes entre pure players et libraires indépendants

La proposition de loi soulève l'enjeu important des potentielles distorsions de concurrence qui peuvent exister entre les commerçants physiques et les pure players du numérique. La façon dont Amazon, puis la Fnac, ont contourné en 2014 la volonté du législateur en proposant des frais d'envoi à un centime d'euro a pu légitimement soulever un émoi dans le débat public, alors même que l'objectif était d'aider les libraires à faire face à cette concurrence, compte tenu de l'intérêt général qui s'attache à leur pérennité.

La rapporteure partage donc grandement l'objectif final de la proposition de loi, qui est d'aider les libraires à développer leurs ventes en ligne et, ce faisant, de participer au renforcement de ce secteur unique, indispensable à la promotion de la culture littéraire, à l'élévation des esprits et au pluralisme des idées.

Pour autant, la rapporteure reste réservée quant au dispositif mis en oeuvre pour atteindre cet objectif. L'efficacité de la mesure proposée repose en effet sur l'hypothèse que les consommateurs, face à la facturation des frais d'envoi par Amazon, feront le choix de se détourner du géant américain pour privilégier un achat chez le libraire indépendant ; la rapporteure doute de l'effectivité de cette hypothèse. Au-delà, et en l'état, la mesure porte en elle de potentielles conséquences contreproductives.

a) Une hypothèse de transfert des achats des pure players numériques vers les librairies traditionnelles qui semble peu étayée par les faits

En premier lieu, il convient de noter que l'impact de la fixation d'un tarif plancher des frais de livraison doit s'apprécier, d'un point de vue économique, tant au niveau du marché des ventes en ligne (recule-t-il suite à ce renchérissement du produit ?) qu'au niveau du marché du livre dans son ensemble (les libraires ont-ils gagné de nouveaux clients grâce à ce rééquilibrage des conditions concurrentielles ? Y a-t-il eu un effet de transfert ?).

En l'espèce, la mesure envisagée par la proposition de loi repose sur l'hypothèse que la tarification des frais d'envoi entraînera un transfert des achats aujourd'hui réalisés sur les grandes plateformes vers les librairies physiques (ou leur site internet). La mesure part en effet du postulat que si le consommateur devait désormais payer des frais de livraison sur Fnac.com ou sur Amazon, alors il ne recourrait pas à ces plateformes.

Or ce comportement présumé du consommateur est loin d'être certain.

Certes, la fixation de frais aurait pour conséquence de rendre relativement moins cher le livre vendu en librairie physique (puisque celui-ci ne supportera pas de frais de livraison) par rapport à celui vendu sur ces plateformes. Mais le consommateur peut tout à fait continuer à valoriser les autres services apportés par le commerce en ligne, comme l'absence de déplacement, et considérer qu'ils « valent » bien les quelques euros supplémentaires de frais de livraison qu'il devra désormais payer. Un des avantages principaux réside d'ailleurs dans le fait que sur ces plateformes, le client peut constituer un panier mixte, composé de livres mais aussi d'autres produits.

b) Un dispositif qui rééquilibre les frais d'envoi, mais qui ne rend pas les libraires plus compétitifs

Si l'article 1 er a pour conséquence de mettre sur un pied d'égalité les plateformes de vente à distance et les libraires qui vendent à distance (tous devront désormais facturer des frais minimaux), il n'a pas pour résultat de rendre plus compétitives les librairies physiques qui vendent à distance. Si tant Amazon que la librairie indépendante appliquent des frais de livraison (par exemple de 3 € par livre), alors la concurrence entre les deux va continuer d'exister sur d'autres critères (notamment sur ceux qui font le succès d'Amazon, comme son algorithme, sa logistique, la rapidité du paiement, la profondeur de son offre, etc.).

Plusieurs scenarii peuvent être élaborés :

• scénario 1 : le client sur Amazon ou Fnac.com qui souhaite se faire livrer à domicile constate la hausse des prix et renonce à son achat ;

• scénario 2 : le client en ligne, face à la hausse des prix constatée sur Amazon ou sur le site de la Fnac, renonce à son achat, et privilégie l'achat en librairie indépendante (ou dans les magasins Fnac ou en click & collect ). Il accepte donc de se déplacer, bien que cela ne fût pas dans son projet initial ;

• scénario 3 : le client en ligne constate que les frais de livraison pratiqués par la plateforme ne sont pas à un centime d'euro, et qu'ils sont désormais similaires à ceux dont il s'acquitterait s'il commandait sur le site internet d'une librairie indépendante. Il décide de renoncer à l'achat sur la plateforme et de se rendre sur un tel site indépendant. Pour ce client, seul le tarif attractif des frais de livraison d'Amazon ou de la Fnac justifiait le recours à ces sites ;

• scénario 4 : le client en ligne constate que les frais de livraison pratiqués par la plateforme ont augmenté, qu'ils sont désormais similaires à ceux qu'il trouverait sur le site internet d'une librairie indépendante, mais continue de privilégier la plateforme en raison des autres services qu'elle offre (rapidité de la livraison, algorithme puissant, profondeur de l'offre, possibilité de réaliser des achats d'autres catégories de produits dans le même panier, etc.).

Le scénario n° 1 est, bien entendu, contreproductif puisqu'il conduirait à une diminution des ventes totales de livres, et donc à un appauvrissement culturel.

Le scénario n° 2 est plausible, mais à la condition qu'une librairie physique ou une grande surface culturelle se trouve dans l'environnement du lecteur et qu'il accepte de prendre le risque que le livre recherché ne soit pas disponible.

Le scénario n° 3 est peu probable tant il est rare que la quasi-gratuité des frais de livraison soit le seul atout d'Amazon que le consommateur valorise. Le site internet de la librairie physique facturant lui aussi des frais de livraison, un tel transfert relèverait plutôt d'un « esprit militant », qui, à tarifs égaux, souhaiterait véritablement privilégier une librairie physique. Ces comportements, louables en soi, semblent toutefois plutôt rares, puisque le consommateur dans ce scénario était prêt à privilégier Amazon afin d'économiser les frais de livraison.

Le scénario n° 4 semble le plus probable : le client, en dépit de la hausse des frais d'envoi, continue son achat sur la plateforme en ligne. Dans sa contribution écrite transmise à la rapporteure, l'Autorité de la concurrence relève ainsi qu'« un doute existe quant à la question de savoir si [...] les consommateurs se reporteraient sur l'achat de livres en magasins auprès de libraires indépendants ou en ligne auprès de ces mêmes libraires ».

Par conséquent, l'article 1 er de la proposition de loi ne modifierait pas la structure du marché et ne renforcerait pas la compétitivité et l'attractivité des librairies indépendantes. La rapporteure a conscience que sa position repose également sur une hypothèse, contestable par nature, mais qui lui semble plus proche de la réalité des nouveaux modes de consommation que celle qui sous-tend le dispositif envisagé.

c) Une hausse des prix préjudiciable avant tout aux lecteurs n'habitant pas à proximité d'une librairie, et bénéfique aux pure players du numérique
(1) Une hausse des prix qui frapperait en priorité les consommateurs qui ne peuvent se rendre à pied en librairie

Si l'impact exact en matière de transfert de la consommation d'internet vers le physique ou des pure players vers les sites internet des libraires ne peut être envisagé avec certitude, néanmoins une conséquence qui certaine : la fixation d'un tel tarif plancher des frais d'envoi débouchera sur une augmentation généralisée du prix des livres de plusieurs euros.

Appliquée à un prix moyen d'une dizaine d'euros, cette hausse serait proportionnellement très élevée (entre 20 et 50 %, si le tarif plancher est fixé entre 2 et 5 euros pour une commande d'un exemplaire).

Extrait de la grille tarifaire Colissimo de La Poste, en 2021

Or non seulement cette hausse des prix sera préjudiciable au pouvoir d'achat des Français et sera susceptible d'entraîner un recul de la lecture si des achats de livres sont abandonnés, mais elle frappera en outre en priorité les consommateurs qui n'habitent pas à proximité immédiate d'une librairie ou d'une grande surface culturelle, c'est-à-dire ceux situés non seulement en zone rurale mais également une grande partie de ceux habitant une zone urbaine.

Ceux qui peuvent se rendre à pied dans une librairie sont en effet les plus susceptibles d'opter pour cette option face à l'augmentation de prix constatée sur internet ; pour les autres, le choix est entre prendre son véhicule pour se rendre en librairie ou en grande surface, ou subir la hausse de prix.

Le maillage du territoire français en librairies est certes important, mais force est de constater que la grande majorité des lecteurs se retrouve dans le deuxième schéma.

Il est vrai que, selon les chiffres du ministère de la culture, seuls 11 % de la valeur des achats de livres réalisés par des habitants de communes de moins de 2 000 habitants de zone rurale sont réalisés sur internet 12 ( * ) , les 89 % restants étant effectués en grande surface (pour 68 %) et en librairie (à hauteur de 20 %). Mais cet état de fait ne modifie pas substantiellement le raisonnement :

• suite à la hausse des prix, les 11 % d'achats sur internet seront reportés soit en grande surface, soit en librairie, soit subiront la hausse du prix sur internet. Les libraires indépendants ne semblent donc gagner que très peu de nouveaux clients ;

• ce ne sont pas seulement les habitants des zones rurales qui seront affectés par la hausse des prix, mais également ceux en zone urbaine qui ne vivent pas à proximité immédiate d'une librairie ou d'une grande surface culturelle.

Une autre option pourrait être de fixer un tarif plancher à un niveau modique, afin d'atténuer l'ampleur de la hausse des prix. Mais dans ce cas, les frais d'expédition supportés par les libraires ne seront toujours pas couverts, tandis qu'Amazon sera toujours en mesure de supporter les siens. À tarif égal, les libraires resteront donc déficitaires, ce qui viderait la mesure de son sens et renforcerait les pure players .

En effet, selon les données transmises à la rapporteure par le ministère de la culture, le niveau moyen des frais d'envoi acquittés par les librairies auprès des transporteurs s'établit à 6,5 euros, pour une valeur moyenne de commande expédiée de 25 euros. Or il est acté, compte tenu de la très faible rentabilité de ce secteur 13 ( * ) , que le libraire n'a d'autre choix que de refacturer l'intégralité des frais à son client, exception faite de quelques grandes librairies 14 ( * ) . Fixer un tarif plancher à 1 ou 2 euros par commande ne changerait donc rien pour lui, ce qu'a reconnu le ministère de la culture dans sa réponse écrite à la rapporteure.

(2) Une hausse des prix qui avantagerait avant tout les grandes plateformes de vente en ligne

Outre le fait que cette hausse des prix se ferait au détriment d'une grande fraction des lecteurs et qu'elle ne renforcerait pas la compétitivité des librairies indépendantes, elle risquerait d'avoir pour effet d'augmenter le chiffre d'affaires, mais aussi la marge, des grandes plateformes ciblées par cette proposition de loi.

La hausse des prix se traduirait en effet par une hausse du chiffre d'affaires, si le nombre de clients reste le même (et même s'il diminue légèrement) ; et le fait que le client s'acquitte désormais des frais d'envoi permettrait aux pure players de restaurer leur marge, diminuée jusqu'à présent par la prise en charge desdits frais en lieu et place de leurs clients.

Ainsi que l'a rappelé le ministère de la culture à la rapporteure, les acheteurs de livres auprès des pure players d'internet sont plutôt des urbains aisés : dès lors, il est peu probable qu'ils se détournent de ces sites suite à la hausse des prix. Par conséquent, les géants du numérique en sortiront gagnants.

Par ailleurs, Amazon et les autres acteurs de la vente en ligne les plus puissants sont en mesure de négocier des tarifs de gros très compétitifs avec les différents opérateurs de transport de colis 15 ( * ) : si le tarif plancher fixé par arrêté est supérieur à ce tarif négocié (qui est confidentiel), il permettra même une augmentation nette de la marge de ces acteurs.

Dès lors, s'il n'y a pas de transfert de consommateur entre les plateformes et les libraires (cf. supra ), sa conséquence principale sera étroitement liée à l'élasticité-prix du client : soit la loi augmentera les résultats des plateformes (si le nombre de client reste le même, malgré la hausse des prix), soit elle diminuera les ventes totales de livres (si le nombre de client diminue du fait de la hausse des prix). Dans les deux cas, le résultat serait à rebours de l'objectif poursuivi par la proposition de loi.

Enfin, ainsi que l'ont souligné l'Autorité de la concurrence et le ministère de l'économie auprès de la rapporteure, la fixation d'un tarif minimal pourrait représenter une barrière à l'entrée pour les libraires souhaitant proposer temporairement une quasi-gratuité des frais d'envoi afin de pénétrer le marché de la vente en ligne de livres.

III. LA POSITION DE LA COMMISSION : RETIRER CETTE DISPOSITION, PRIVILÉGIER UN SOUTIEN AUX LIBRAIRES DÉSIREUX DE VENDRE EN LIGNE ET LUTTER CONTRE LES DISTORSIONS DE CONCURRENCE

À l'initiative de la rapporteure, la commission a adopté un amendement COM-18 visant à proposer à la commission de la culture la suppression de l'alinéa de l'article 1 er relatif à la fixation par arrêté ministériel d'un tarif plancher de frais d'envoi des livres.

La commission des affaires économiques souscrit pleinement à l'objectif de soutenir les librairies indépendantes, de renforcer leur présence en ligne et de veiller à ce que la densité du réseau ne faiblisse pas.

Au-delà de l'aspect économique, il s'agit avant tout d'un enjeu social profond, qui touche à la diversité culturelle et à une certaine conception du livre en France. Le livre n'est pas un produit comme un autre, il n'est pas une marchandise qui ne doit être soumise qu'aux aléas du marché au gré des innovations et des variations de l'offre et de la demande.

Le livre véhicule un lot immense de traditions, d'habitudes, de liberté, d'évasion, d'émancipation, d'apprentissage et de rêve.

Entre le livre et le lecteur se situe bien souvent le libraire, métier unique fait de patience, de conseils et de connaissances ; sans le libraire, le pluralisme des idées serait moindre, tant ses lectures et recommandations permettent d'élargir le champ des réflexions qui s'ouvre au lecteur, bien loin des algorithmes dont la fonction première est de conseiller au client des ouvrages qui se rapprochent de ceux précédemment lus.

Là où la technologie semble réduire les opportunités de surprise, le libraire les multiplie ; là où elle diminue le champ des curiosités, il l'étend.

Il est par conséquent positif d'observer la forte résistance dont fait preuve le réseau de librairies indépendantes depuis une décennie, malgré la chute du nombre d'ouvrages lus et la concurrence croissante des pure players du numérique. De même, l'émoi suscité dans le débat public par la fermeture inéquitable des librairies durant les confinements, le refus de voir les livres et la culture considérés comme des biens non essentiels, témoignent d'un vif attachement des Français à ces espaces de découverte et d'enrichissement intellectuel.

Le regain des ventes en ligne des libraires indépendants, suite à la prise en charge par l'État de leurs frais d'envoi, représente également un important motif d'espoir.

La commission souligne par ailleurs que le soutien aux libraires indépendants et, plus largement, la lutte contre les distorsions de concurrence générées par certains grands acteurs du numérique, doit emprunter une triple voie.

A. PRIVILÉGIER UN ABAISSEMENT DES TARIFS D'ENVOI DES LIBRAIRES

Si la commission considère que le dispositif envisagé par l'article 1 er de la proposition de loi présente le risque de ne pas atteindre ses objectifs, voire d'être contreproductif, elle note également qu'une piste majeure de rééquilibrage de la concurrence semble pouvoir être encore approfondie.

En effet, il semble que des marges de progression existent quant à la capacité des organisations professionnelles regroupant les libraires de peser dans les négociations avec les prestataires de services postaux afin d'obtenir des tarifs préférentiels, à l'instar de ce qu'ont conclu certains grands acteurs. Moyennant un engagement de volume de ventes, de tels contrats seraient de nature à diminuer les frais d'envoi acquittés par les libraires, notamment si l'appétence du consommateur pour les commandes sur les sites internet des libraires indépendants se confirmait.

Ce faisant, les tarifs totaux pratiqués par les libraires se rapprocheraient de ceux de leurs principaux concurrents sur internet. La commission a bien conscience qu'une telle négociation est complexe, et que de tels accords peuvent être réversibles si les volumes anticipés ne sont pas au rendez-vous, mais il semble que cette piste n'ait pas encore été pleinement étudiée, alors même que le degré de concurrence du marché de la livraison laisse penser que de telles négociations peuvent aboutir. En outre, des accords similaires ont été négociés par les organisations professionnelles d'autres secteurs.

B. RENFORCER LA NUMÉRISATION DES LIBRAIRES

Alors que les achats de livres sur internet sont de plus en plus nombreux, que les modes de consommation évoluent rapidement et qu'ils touchent également la sphère culturelle, il importe que les libraires, très majoritairement des TPE-PME, soient soutenus et accompagnés dans leur transition numérique.

Plusieurs initiatives visant à regrouper les stocks des libraires en vue de la vente en ligne existent, notamment le site librairiesindependantes.com, ou lalibrairie.com, ou encore placedeslibraires.fr. Ces initiatives, vertueuses, gagneraient à regrouper le plus grand nombre possible de vendeurs.

Or le retard pris en matière de numérisation des PME françaises est aujourd'hui amplement documenté, comme l'a rappelé un récent rapport de la commission des affaires économiques 16 ( * ) : insuffisante sensibilisation à son importance, coûts d'information et d'équipement importants, méconnaissance des risques en matière de cybersécurité et difficultés d'accès aux aides publiques à la numérisation.

La commission souligne donc la nécessité d'une meilleure prise en charge des investissements réalisés par ces PME, y compris les libraires, par les pouvoirs publics. Elle a formulé par le passé plusieurs recommandations, qu'elle réitère ici :

• un outil financier simple comme un crédit d'impôt à la formation et à l'équipement numériques, prenant en charge 50 % des dépenses dans la limite de 10 000 euros ;

• une rationalisation et une simplification du maquis des aides existantes ;

• un renforcement de la notoriété du fonctionnement de l'initiative France Num, qui met en relation des dirigeants voulant numériser leur société et des professionnels du domaine.

C. RENFORCER LA LUTTE CONTRE L'OPTIMISATION FISCALE DE CERTAINS GRANDS ACTEURS DU NUMÉRIQUE

La commission partage entièrement l'analyse de l'auteure de la proposition de loi qui attribue à l'optimisation fiscale une partie de l'importante capacité financière de certains acteurs qui leur permet de proposer la quasi-gratuité des frais d'envoi.

L'évitement de l'impôt, organisé à une échelle internationale et pour des montants considérables, vient en effet à l'appui d'une stratégie commerciale visant à supporter une non-profitabilité sur l'expédition de certains biens dans le but de fidéliser la clientèle, d'instaurer de nouvelles habitudes et attentes des consommateurs, et de réduire le champ concurrentiel.

Ces pratiques fiscales sont à l'origine d'une distorsion de concurrence importante qui se fait au détriment, entre autres, des libraires, qui s'acquittent de toutes leurs obligations fiscales et se voient contraints de refacturer à leurs clients les frais d'expédition, ne pouvant absorber durablement dans leurs marges leur quasi-gratuité.

Cette situation, intolérable, doit être combattue fermement au niveau international. Les récentes avancées en matière de lutte contre l'optimisation fiscale, visant notamment à instaurer un taux minimum d'imposition, vont dans le bon sens. Il est urgent par ailleurs de taxer les profits là où ils se trouvent et de parvenir au plus vite à un accord au niveau, a minima , de l'Union européenne ou de l'OCDE. Trop de temps a déjà été perdu en matière de consolidation de l'assiette de l'impôt sur les sociétés et de répartition des bénéfices entre les États où ils sont effectivement générés.

EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 2 juin 2021, la commission des affaires économiques a examiné le rapport pour avis de Mme Martine Berthet sur la proposition de loi n° 252 (2020-2021), présentée par Mme Laure Darcos, visant à améliorer l'économie du livre et à renforcer l'équité entre ses acteurs.

Mme Sophie Primas , présidente . - Mes chers collègues, nous sommes réunis ce matin pour examiner le rapport pour avis de la proposition de loi qui vise à améliorer l'économie du livre et à renforcer l'équité entre ses acteurs. L'auteure de cette proposition est Laure Darcos et la rapporteure au fond, à la commission de la culture, est Céline Boulay-Espéronnier. Je veux saluer la qualité de ce rapport qui traite d'un sujet important. Nous sommes saisis pour avis sur l'article 1 qui traite d'un point économique.

Mme Martine Berthet , rapporteure pour avis . - Madame la Présidente, mes chers collègues, je voudrais tout d'abord remercier notre collègue de la commission de la culture, Mme Laure Darcos, d'avoir déposé cette proposition de loi sur l'économie du livre, qui vise à soutenir des acteurs qui donnent chair et incarnent l'exception culturelle française, que nous côtoyons tous dans notre quotidien et sans lesquels notre vie intellectuelle serait bien triste : les libraires, les auteurs et les éditeurs.

J'imagine combien il est complexe d'évoluer en la matière, de modifier le cadre règlementaire et législatif, compte tenu des spécificités nombreuses de l'économie du livre. Cette économie a en effet ceci de particulier qu'elle touche un produit ô combien indispensable à notre vie culturelle et intellectuelle, qui ne s'apparente à aucun autre, et qui n'est pas une marchandise ni un simple bien de consommation.

C'est à cette tâche que s'attèle cette proposition de loi et je dois préciser que si notre commission ne s'est saisie pour avis que de l'article 1 er , les autres ont été largement salués au cours des auditions par les différents acteurs entendus.

Je souhaiterais tout d'abord remercier chaleureusement nos collègues Laure Darcos et Céline Boulay-Espéronnier, avec lesquelles les échanges ont été constants et fluides, ce qui nous a permis d'avoir des discussions particulièrement enrichissantes au cours de nos auditions.

L'article 1 er opère trois modifications :

- il fixe un tarif plancher de frais d'envoi des livres, disposition sur laquelle se concentrera mon propos ;

- il réforme le régime des soldes de livres pour les libraires-éditeurs ;

- il s'assure d'une distinction claire entre livres neufs et livres d'occasion, notamment sur les sites de plateformes en ligne.

Ces deux dernières mesures n'appellent pas de commentaire particulier de ma part : elles sont plutôt consensuelles et approuvées par un grand nombre d'acteurs.

Mon propos se concentrera donc sur les frais d'envoi des livres.

L'article 1 er part en effet d'un constat que nous faisons tous : la vente en ligne de livres se développe rapidement, puisqu'elle atteint maintenant environ 20 % du marché, soit 70 millions de livres par an, et peut représenter un danger pour la pérennité de nos librairies indépendantes. Le principal acteur, qui fut d'ailleurs initialement une librairie aux États-Unis, vend environ 40 millions de livres par an en France ; la Fnac, deuxième acteur de la vente en ligne, vend par internet environ 15 millions de livres par an, dont 11 millions sont livrés à domicile.

La question qui se pose donc est la suivante : comment les librairies indépendantes peuvent-elles rivaliser avec des grands acteurs mondiaux, surtout numériques, lorsque ces plateformes pratiquent des frais d'envoi à un centime d'euros, et que les libraires ne peuvent se permettre de proposer cette quasi-gratuité, sous peine d'être déficitaires ? Si la prise en charge par l'État, durant le confinement fin 2020, des frais d'envoi des libraires a pu représenter un bol d'air pour eux et a augmenté leurs ventes en ligne, cette mesure n'était que temporaire ; désormais éteinte, l'écart avec les grandes plateformes redevient bien entendu abyssal.

En outre, les tentatives de rééquilibrage des conditions concurrentielles par voie judiciaire ont échoué. En effet, le principe de la vente à perte, interdit dans notre pays, n'inclut pas les services annexes comme la livraison à domicile, ce qui permet à ces plateformes de contourner l'esprit de la loi du prix unique, dont nous fêtons les 40 ans cette année, en toute légalité.

Pour répondre à cette question du rééquilibrage de la concurrence, l'article 1 er de la proposition de loi propose de confier au ministre chargé de l'économie et à celui chargé de la culture de fixer par arrêté un tarif plancher des frais d'envoi. Tous les acteurs, numériques ou physiques, seraient obligés de facturer à leur client au moins ce tarif minimal. Ce faisant, les grands acteurs mondiaux dont nous parlions ne seraient plus autorisés à proposer la quasi-gratuité des frais de livraison, et libraires comme plateformes seraient logés à la même enseigne.

Si je souscris pleinement à l'objectif de l'auteure de la proposition de loi, qui est notamment de mettre fin à un déséquilibre préjudiciable à nos libraires et de renforcer leur présence en ligne, les travaux que nous avons effectués ont forgé ma conviction que cette mesure présente d'importants effets de bord qui conduiront, à rebours de l'objectif recherché, à renforcer encore la puissance financière des géants du numérique, sans que les libraires n'en sortent réellement renforcés.

Le premier effet de bord est la hausse des prix, immédiate, pour les lecteurs qui utilisent ces plateformes. Je rappelle qu'environ 50 millions de livres ont été livrés à domicile en 2019 en France. Sur un livre vendu une dizaine d'euros, la hausse des prix pourrait atteindre 30 %, si le tarif plancher est fixé à 3 euros. Je précise également qu'aujourd'hui, l'envoi par Colissimo d'un colis de moins de 250 grammes est facturé 5,84 euros par La Poste. On peut donc raisonnablement penser que le tarif plancher serait fixé entre 3 et 5 euros. Je ne suis pas convaincue qu'une hausse des prix, supportée uniquement par le consommateur final, soit un signal que nous devrions envoyer en ces temps troublés. Les lecteurs qui n'habitent pas à proximité immédiate d'une librairie, donc une grande partie de nos concitoyens, ne pourront se rendre en librairie qu'en utilisant leur véhicule, c'est-à-dire en engageant des dépenses supplémentaires. Par ailleurs, en zone rurale, les lecteurs qui n'achètent pas leurs livres sur les plateformes les achètent essentiellement en grande surface, d'après les chiffres du ministère de la culture, ce qui ne favoriserait donc pas les libraires.

Tout repose en fait sur une hypothèse de départ, à laquelle je ne souscris pas : celle selon laquelle les clients de ces grandes plateformes vont les délaisser en raison des frais d'envoi soudainement augmentés, pour se rendre soit en librairie physique, afin d'économiser les frais de livraison, soit sur le site internet de ces librairies, par préférence affective pour ces commerçants. Or je pense que les nouveaux modes de consommation, largement étudiés dans le récent rapport de notre collègue Serge Babary, ne vont pas être modifiés par cette hausse des prix : les consommateurs qui se rendent sur ces plateformes de ventes en ligne ne recherchent pas que la quasi-gratuité des frais de livraison. Si tel était le cas, nous pourrions effectivement anticiper qu'ils s'en aillent une fois que cette quasi-gratuité a disparu. Or, outre la quasi-gratuité, ils sont clients de ces plateformes pour d'autres raisons, comme la profondeur de leur offre, la possibilité de réaliser des paniers mixtes, la rapidité de la livraison, les avis des autres consommateurs, les choix proposés par algorithme, etc.

En outre, les consommateurs sur ces plateformes appartiennent plutôt aux catégories aisées, donc les plus susceptibles d'être peu sensibles à la hausse des prix et donc de rester clients de ces plateformes.

Dès lors, si le prix d'un livre passe soudainement de 15 euros à 18 euros, et que les consommateurs ne quittent pas ces plateformes, ces 3 euros de hausse des prix vont uniquement augmenter la puissance financière de ces géants du numérique. C'est là le deuxième effet de bord. Si l'élasticité-prix des clients est faible, alors la hausse des prix va permettre à ces plateformes de restaurer leurs marges, puisqu'elles n'auront plus à supporter la quasi-gratuité des frais d'envoi, et qu'elles ne perdront pourtant pas de client. Si nous ne pouvons anticiper quelles seront les innovations que cette hausse du chiffre d'affaires permettra de financer, nous pouvons assez facilement imaginer qu'elles ne seront pas une excellente nouvelle pour nos petits commerces, dont les libraires.

Le troisième effet de bord dépend du montant du tarif fixé. Si ce tarif est modéré, par exemple aux alentours de 1,5 euro, alors les plateformes pratiqueront ce tarif, mais les libraires indépendants, eux, ne pourront toujours pas s'aligner, au risque d'être déficitaires. La situation actuelle n'en serait donc pas modifiée, si ce n'est que la plateforme gagne 1,5 euro de plus par livre. Si en revanche le tarif est fixé de telle sorte qu'il couvre les frais d'expédition acquittés par les libraires, soit environ 5 euros, alors la hausse des prix paraît disproportionnée.

L'ensemble de ces trois raisons (la hausse des prix, l'enrichissement des grandes plateformes, l'absence d'effet pour les libraires) me conduit à émettre un avis défavorable sur cette mesure ; je vous proposerai donc d'adopter un amendement de suppression. La discussion que nous aurons en séance la semaine prochaine sera l'occasion d'interroger la ministre sur les difficultés que je viens de présenter. Nous souhaitons tous pouvoir évoluer vite et bien sur ce sujet : il est donc urgent que le Gouvernement dépasse le stade des déclarations et nous indique clairement les modalités opérationnelles qu'il entend appliquer.

En revanche, si je considère que l'outil du tarif plancher n'est pas idéal, je souhaite redire mon attachement profond au maillage de nos territoires par un réseau de librairies indépendantes. Au-delà de l'aspect économique, il s'agit avant tout d'un enjeu social profond, qui touche à la diversité culturelle et à une certaine conception du livre en France. Le livre véhicule un lot immense de traditions, d'habitudes, de liberté, d'évasion, d'émancipation, d'apprentissage, de rêve.

Entre le livre et le lecteur se situe bien souvent le libraire, métier unique fait de patience, de conseils et de connaissances ; sans le libraire, le pluralisme des idées serait moindre, tant ses lectures et recommandations permettent d'élargir le champ des réflexions qui s'ouvre devant le lecteur, bien loin des algorithmes, dont la fonction première est de conseiller au client des ouvrages qui se rapprochent de ceux précédemment lus.

Là où la technologie semble réduire les opportunités de surprise, le libraire les multiplie ; là où elle diminue le champ des curiosités, il l'étend.

C'est la raison pour laquelle je souhaiterais terminer mon propos par trois axes principaux sur lesquels il faudra agir, et continuer d'agir, pour soutenir nos libraires et pour lutter, plus largement, contre les distorsions de concurrence générées par certains grands acteurs du numérique.

Le premier axe est l'abaissement des tarifs d'envoi des libraires. Des marges de progression existent quant à la capacité des organisations professionnelles regroupant les libraires de peser dans les négociations avec les prestataires de services postaux afin d'obtenir des tarifs préférentiels. Moyennant un engagement de volume de ventes, de tels contrats seraient de nature à diminuer les frais d'envoi acquittés par les libraires, notamment si l'appétence du consommateur pour les commandes sur les sites internet des libraires indépendants se confirmait. Ce faisant, les tarifs totaux pratiqués par les libraires se rapprocheraient de ceux de leurs principaux concurrents sur internet ; je note par ailleurs que de tels accords ont été négociés par les organisations d'autres secteurs.

Deuxièmement, il faut encore, et toujours, renforcer la numérisation des PME, dont les libraires. Je ne m'appesantirai pas dessus, tant les constats ont été amplement documentés et les solutions fréquemment proposées, en particulier au sein de notre commission. Je me contenterai de rappeler la proposition d'un crédit d'impôt à la formation et à l'équipement numériques, outil simple qui répond aux différentes problématiques rencontrées par les dirigeants dans leur transition numérique.

Enfin, le troisième axe concerne la soumission des acteurs du numérique à une fiscalité juste et territorialisée selon l'endroit où sont générés les bénéfices. Je partage entièrement l'analyse de Laure Darcos qui attribue à l'optimisation fiscale une partie de l'importante capacité financière de certains acteurs qui leur permet de proposer la quasi-gratuité des frais d'envoi. L'évitement de l'impôt, organisé à une échelle internationale et pour des montants considérables, vient en effet à l'appui d'une stratégie commerciale agressive.

Cette situation, intolérable, doit être combattue fermement au niveau international. Les récentes avancées en matière de lutte contre l'optimisation fiscale, visant notamment à instaurer un taux minimum d'imposition, vont dans le bon sens. Il est maintenant urgent par ailleurs de taxer les profits là où ils se trouvent et de parvenir au plus vite à un accord au niveau, a minima , de l'Union européenne ou de l'OCDE.

M. Patrick Chaize . - Le problème mis en exergue par la proposition de loi de Laure Darcos est réel. Ce sujet est important et pose un problème de concurrence entre les grandes plateformes et les petits libraires. Il est d'ailleurs possible d'imaginer que les grandes plateformes vendent à perte puisqu'elles ne répercutent pas une charge liée à la distribution.

La proposition comprend toutefois des limites et des risques qui doivent être étudiés puisque le remède peut être pire que le mal et amplifier le phénomène, au bénéfice des grandes plateformes.

Sur les pistes ouvertes en termes de compensation éventuelle, comme cela est organisé pour la presse, je tiens à rappeler que La Poste traverse une période complexe puisque les compensations financières qui devraient être amenées par la puissance publique ne sont pas à la hauteur de ce qu'elles devraient être. Ce sujet est amplifié par la période que nous traversons, avec la dégradation des services postaux qui met La Poste dans une situation très particulière. Nous devons prendre en compte ces éléments : si nous allons vers cette logique de subventionnement de la distribution, cela aurait donc des conséquences budgétaires non négligeables et je ne suis pas persuadé que la période soit favorable à un tel système. La question est posée, mais je ne suis pas sûr que la proposition de loi apporte une réponse.

M. Serge Babary . - Le leader dans ce domaine est un libraire qui a eu une idée de génie : cette idée peut être reprise par les libraires traditionnels qui ont été incités, comme les autres commerçants, à prendre le virage du numérique. Ceux qui l'ont fait rencontrent des succès incroyables et certains ont démultiplié leur activité. Amazon est évidemment impérialiste, mais il était initialement à égalité avec ses concurrents. Nous ne pouvons toujours jeter la pierre à ceux qui réussissent.

Le problème du transport et de la logistique est complexe puisqu'il est coûteux en prix relatif. Amener un livre dans un endroit mal desservi coûte entre un et cinq euros, somme conséquente par rapport au prix du livre. Nous pouvons inciter les libraires traditionnels à se regrouper en plateformes communes : les pharmaciens procèdent ainsi et livrent en trois heures, alors qu'ils ne disposent pas de la totalité du stock dans leur officine.

Connaissons-nous la part du livre numérique ? Si nous abandonnons le papier, tous les acteurs se trouveront bousculés, y compris Amazon. Les livres numériques permettent en outre d'éviter la consommation de papier, ce qui présente un intérêt pour la défense de l'environnement.

Mme Anne Chain-Larché . - Une évolution est actuellement portée par les collectivités (EPCI, régions et départements) sur la conception du commerce de centre-ville, en lien avec la concurrence du commerce en ligne. Cette évolution est portée financièrement par les collectivités. L'idée d'un commerce qui n'aurait qu'une vocation, comme une librairie, est inenvisageable aujourd'hui : faire évoluer ces librairies avec la presse, sous forme par exemple de petits drugstores, est un concept qui existe et qui fonctionne bien. Ceux qui réussissent à dépasser le cap du commerce à vocation unique et parviennent à se diversifier au sein de leur propre commerce créent une revitalisation des centres-villes et centres-bourgs : nous pouvons essayer de développer et de porter cette préconisation.

M. Franck Montaugé . - Je me demande si nous serions aujourd'hui encore capables de faire voter une loi comme celle de 1981 sur le prix unique du livre qui a sauvé de nombreux libraires, voire une partie importante de la production littéraire et livresque française. Toute mesure permettant de rééquilibrer les éléments de concurrence est utile. Une telle mesure ne créera-t-elle pas une distorsion entre acteurs du livre ? Il ne faut effectivement pas que les propositions aient le résultat inverse de l'objectif premier. Je suis sceptique vis-à-vis de la proposition.

Disposons-nous d'éléments statistiques récents, mis en perspective avec les évolutions depuis 10 ou 20 ans, sur l'apparition et la disparition des librairies sur le territoire, avec des chiffres territorialisés ? Le Sénat se trouve dans un quartier de haute culture, dans le 6 e arrondissement, et je vis très mal la disparition des librairies, qui constitue une perte considérable pour la Nation. Je pense que cela aboutit à un appauvrissement culturel. On me rétorquera que la production de livres n'a jamais été aussi élevée, mais il convient de distinguer les aspects qualitatifs et quantitatifs : rien ne remplacera l'échange que nous pouvons avoir avec un professionnel, souvent spécialiste d'un sujet, qui fait progresser la connaissance humaine. Ce point est très préoccupant. Au-delà de la diversité, il existe un enjeu de biodiversité culturelle qui est considérable.

Pour revenir au texte de loi, je salue la proposition qui procède d'un objectif louable, mais je suis circonspect sur les effets de la mesure proposée.

Mme Sophie Primas , présidente . - Cette PPL comprend effectivement d'autres articles vertueux et importants, au-delà de l'article 1 er .

M. Fabien Gay . - La proposition de loi comprend effectivement d'autres mesures, mais l'article 1 er est celui qui suscite le plus de débats. Nous avons souvent parlé d'Amazon et nous n'avons pas fini. Il ne faut pas opposer les modèles. Les plateformes numériques permettent à des millions de personnes d'avoir accès à la culture : c'est une réalité. Sans ce moyen, ils n'y auraient pas accès. Nous pouvons le déplorer, mais c'est un fait. Nous sommes tous attachés à notre réseau de libraires indépendants. La commission se préoccupe des commerces et de nombreuses propositions de loi, y compris transpartisanes, ont été déposées sur le centre-ville et le centre-bourg. Nous constatons toutefois que tenir une librairie indépendante est complexe. La Seine-Saint-Denis ne compte que 10 ou 15 librairies indépendantes, parfois en difficultés et parfois en réussite quand elles parviennent à s'ancrer dans un territoire et à être un lieu de vie sociale et de débats d'idées, au-delà de la vente de livres. Nous devons préserver ce modèle. Quand nous parlons d'Amazon, nous parlons d'un modèle de société puisqu'il pose la question des entrepôts et donc de l'artificialisation des sols, ce qui rejoint le projet de loi « Climat et résilience », mais aussi la question fiscale et la question de l'équilibre économique. Pourquoi commandons-nous des livres sur une plateforme numérique ? Nous le faisons parce que nous n'avons pas de réseau de libraires indépendants ou d'hypermarchés doté d'un rayon culturel à proximité, mais aussi parce que la livraison est rapide et que le coût payé est celui du prix unique du livre, sans supplément lié à la livraison. Rééquilibrer avec une librairie indépendante touchera ce modèle, mais les consommateurs seront les seuls à payer le surcoût.

Je pense qu'il faut traiter ce dossier, confronter nos idées et trouver un équilibre, mais ce dernier n'est pas simple.

Je partage l'ambition du texte et nous apporterons sans doute notre soutien à cette proposition de loi qui suscitera de nombreux échanges et comprend des points extrêmement intéressants.

M. Franck Menonville . - Je partage les conclusions du rapport de Martine Berthet. Je pense que nous devrions approfondir l'analyse territoriale sur la dynamique des libraires : malgré tout, l'évolution me semble plutôt positive, sur le terrain. Dans nos villes moyennes, je vois des libraires se réimplanter, en ayant complètement réinventé leur métier. Au-delà de l'offre de services et de livres, ils proposent une vie culturelle et des animations et des tiers lieux se créent presque autour de ces librairies.

Je tiens à saluer et à mettre en lien ce sujet avec le travail réalisé par Serge Babary sur l'apport et les opportunités du numérique au niveau du commerce classique : il est impossible de faire sans et de l'ignorer et le numérique doit devenir une opportunité.

Dans une petite ville de Lozère, j'ai visité l'été dernier une fabrique de jeans français qui peut vendre à cinq milliards d'habitants : la renaissance de cette fabrication a été rendue possible par la numérisation et la commercialisation.

Les GAFA doivent être régulés et verser une juste fiscalité puisqu'un déséquilibre supranational existe. Sur ce sujet, nous pouvons nous féliciter des évolutions avec la nouvelle gouvernance américaine qui semble plus volontariste.

M. Laurent Duplomb . - Je voudrais répondre aux propos de Serge Babary relatifs à l'empreinte carbone du livre. L'étude Carbone 4 montre qu'un livre papier a une empreinte de 1,3 kilogramme équivalent CO 2 tandis que ce même livre, lu sur une liseuse, représente 235 kilogrammes équivalents de CO 2 , soit plus de 200 fois le coût carbone d'un livre papier. Pour que le coût soit similaire pour une liseuse, il faudrait qu'un Français lise 180 livres par an, alors qu'il en lit en moyenne 14. Il faudrait donc, pour une liseuse, un amortissement sur 13 ans : or, qui peut dire aujourd'hui qu'un élément électronique est conservé pendant 13 ans pour son utilisation ? Un bon livre papier a l'avantage d'être lu plusieurs fois, par des générations successives, quand il est bien rangé dans une bibliothèque.

Mme Sophie Primas , présidente . - C'est plus lourd dans le sac à dos des randonneurs. S'il n'y a pas d'autres prises de parole, je cède la parole à Martine Berthet.

Mme Martine Berthet , rapporteure pour avis . - La proposition de loi ne propose pas que La Poste soit subventionnée pour cela, puisqu'il faudrait également subventionner tous les autres transporteurs qui interviennent : le client paiera au bout du compte le prix supplémentaire et cette mesure augmente donc le prix du livre.

Il ne s'agit pas d'une vente à perte puisque, d'après la loi, les prix de transport ne sont pas pris en compte dans le prix de vente du livre.

Sur la question du livre numérique, Amazon et la Fnac vendent actuellement des livres numériques. Il faudrait que les libraires prennent aussi cette orientation pour développer leurs ventes sur leur site internet.

Une question portait sur la logistique : des amendements ont été votés hier pour intégrer les enjeux logistiques dans les documents d'urbanisme. Le rapporteur a annoncé hier, par ailleurs, qu'un amendement serait déposé en séance publique sur la question des entrepôts afin de soumettre à autorisation d'exploitation les nouvelles constructions, en cohérence avec l'objectif de non-artificialisation des sols.

On constate une baisse de 4 % des librairies en 10 ans, tandis que la vente des livres a diminué de 13 %. Certaines librairies ont bien résisté grâce à la diversification d'activités qu'elles ont su mettre en oeuvre : il semble important d'avoir ces lieux de vie autour de la culture, ce qui peut constituer une piste de fidélisation, et peut-être ensuite d'achats sur internet pour les libraires.

L'empreinte carbone a bien été expliquée. L'attachement au livre papier est important.

Mme Sophie Primas , présidente . - En complément, je dirai que mettre un prix plancher ne réglera pas le problème de la distorsion de coût de livraison entre les libraires et Amazon ou la FNAC. Si le coût plancher est de deux ou trois euros, un décalage perdurera avec le coût réel. Le problème de distorsion de concurrence ne sera pas réglé, même s'il sera réduit. Cette mesure viendrait améliorer la marge des plateformes, sachant que 40 millions de livres sont vendus par la première plateforme. Je vous laisse calculer la marge supplémentaire qui serait générée, avec trois euros de coût plancher, même si seuls 20 millions d'envois sont effectués : cette marge n'ira pas du tout dans la poche des petits commerçants et viendra paradoxalement améliorer les services en ligne de ces plateformes.

Nous ne sommes pas dans une consommation du livre unicanal : nous achetons tous des livres dans les librairies, sur les plateformes et dans les hypermarchés, selon nos besoins. Un individu acheteur de livres fréquente des circuits de distribution différents. Les premiers clients des plateformes sont les urbains aisés, qui ont pourtant accès aux librairies, puis les zones rurales qui n'ont pas accès aux librairies - et ces plateformes donnent un accès à la culture que le commerce physique ne permet pas - puis, loin derrière, les périurbains et les banlieues. Plus la culture est présente, plus les livres sont achetés et plus les plateformes sont présentes.

Le Président de la République a déclaré à Nevers, la semaine dernière : « il faut qu'il y ait un prix unique du livre, le prix qu'on va acheter à la librairie comme le livre que l'on reçoit à la maison ». Je comprends qu'avec ce dispositif les personnes résidant en zone rurale n'ayant pas de librairie paieront leurs livres plus chers puisque la livraison leur sera facturée. Je trouve donc que cette phrase, qui a été interprétée comme un soutien à cette proposition de loi, est très ambiguë.

Mme Martine Berthet , rapporteure pour avis . - L'amendement que je vous propose vise à supprimer les alinéas 1 et 2 de l'article 1 er , ce qui revient à supprimer la fixation par arrêté ministériel d'un tarif plancher des frais d'envoi.

Il me semble que cette mesure repose effectivement sur une hypothèse qui ne traduit pas réellement les nouveaux modes de consommation. Les clients d'Amazon utilisent cette plateforme pour d'autres raisons que la quasi-gratuité des frais de port. Dès lors, ils en resteront vraisemblablement clients. Fixer un tarif plancher aura donc pour conséquence d'augmenter les prix pour tous les lecteurs et d'augmenter le chiffre d'affaires d'Amazon ainsi que ses marges. Si le tarif plancher est à 2,50 euros, cela peut représenter 100 millions d'euros de bénéfices supplémentaires, sans que les libraires bénéficient pour autant de nouveaux clients.

Je pense donc préférable que les libraires s'allient pour peser dans les négociations avec les opérateurs postaux et les nouvelles voies de développement et que nous amplifiions la lutte contre l'optimisation fiscale pratiquée par certaines plateformes.

Mme Sophie Primas , présidente . - Je soumets l'amendement aux voix.

L'amendement est adopté.

Mme Sophie Primas . - Je remercie Martine Berthet. Je ne suis pas sûre que nous serons suivis par la commission de la culture, mais nous devions dire ces choses, en tant que commission des affaires économiques. La commission de la culture est saisie au fond.

Mme Martine Berthet , rapporteure pour avis . - La séance se tient mardi 8 juin et la commission de la culture se réunit ce matin.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Lundi 10 mai 2021

- Sénat : Mme Laure Darcos , sénateur de l'Essonne.

Mardi 11 mai 2021

Table ronde

- FNAC : Mme Anne MARTELLE , présidente, M. Guillaume HUSSON , délégué général, Mmes Claire PIEROT-BICHAT , responsable des affaires publiques, Stéphanie LAURENT , directrice produits éditoriaux,

- Syndicat des loisirs culturels : M. Jean-Luc TREUTENAERE , président.

Vendredi 14 mai 2021

- Syndicat national de l'édition (SNE) : MM. Vincent MONTAGNE , président, Pierre DUTILLEUL , directeur général, Alban CERISIER , membre du bureau, Arnaud ROBERT , président de la commission juridique, Julien CHOURAQUI , directeur juridique, et Mme Pascale BUET , présidente de la commission des usages commerciaux.

- Amazon France : MM. Yohann BÉNARD , directeur de la stratégie, Cédric FLORENTIN , directeur juridique, Mmes Géraldine CODRON , directrice de la catégorie « Livre », et Philippine COLRAT , responsable affaires publiques.

Lundi 17 mai 2021

- Ministère de la culture : M. Nicolas GEORGES , directeur chargé du livre et de la lecture.

- Direction générale des entreprises - Ministère de l'économie : M. Aurélien PALIX , sous-directeur des réseaux et des usages numériques.

LISTE DES CONTRIBUTIONS ÉCRITES

- Autorité de la concurrence

- Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes (Arcep)

- Rakuten

LA LOI EN CONSTRUCTION

Pour naviguer dans les rédactions successives du texte, visualiser les apports de chaque assemblée, comprendre les impacts sur le droit en vigueur, le tableau synoptique de la loi en construction est disponible sur le site du Sénat à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl20-252.html


* 1 Syndicat national des éditeurs, « Chiffres clés de l'édition », octobre 2020.

* 2 Ministère de la culture, Le secteur du livre : chiffres-clés 2018-2019 , avril 2020.

* 3 La part des ventes sur les sites des clubs de livre diminue toutefois fortement chaque année.

* 4 Donnée chiffrée transmise par le ministère de la Culture : entre 2000 et 2019, le prix moyen est resté stable, dans une fourchette allant de 11 € à 11,7 €.

* 5 Il convient de noter que selon les données fournies par Amazon, 643 libraires français sont présents sur la place de marché d'Amazon, en tant que vendeurs tiers.

* 6 Loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre.

* 7 Loi n° 2014-779 du 8 juillet 2014 encadrant les conditions de la vente à distance des livres et habilitant le Gouvernement à modifier par ordonnance les dispositions du code de la propriété intellectuelle relatives au contrat d'édition.

* 8 Début mai 2021, les conditions d'Amazon pour une livraison standard étaient les suivantes : 0,01 € pour une commande contenant uniquement des livres sans achat minimum ; 2,79 € par envoi pour une commande inférieure à 25 € contenant des articles multimédias autres que des livres (musique, DVD, logiciels et jeux vidéo) ; 3,99 € par envoi pour une commande inférieure à 25 € contenant d'autres articles ; gratuité pour une commande supérieure à 25 € sans livre ; 0,01 € par envoi pour une commande supérieure à 25 € contenant au moins un livre.

* 9 Rapport d'information déposé par la commission des affaires culturelles et de l'éducation sur l'évaluation de la loi n° 2014-779 du 8 juillet 2014 encadrant les conditions de la vente à distance des livres (...).

* 10 Ibid.

* 11 En atteste notamment le fait que la quasi-gratuité des frais d'envoi, sans minimum d'achat, n'est pas généralisée à tous les produits vendus par Amazon.

* 12 Amazon indique que 43 % des livres que l'entreprise expédie sont destinés à des communes dépourvues de librairies.

* 13 1,2 % en moyenne, selon l'étude Xerfi La situation économique et financière des librairies indépendantes , 2019.

* 14 La librairie Mollat, à Bordeaux, pratique une quasi-gratuité des frais d'envoi (0,01 €) lorsque la commande est supérieure à 20 euros ; Gibert également, pour les commandes supérieures à 30 euros ; la librairie Eyrolles, pour celles au-dessus de 35 euros.

* 15 Seule une poignée de grandes librairies parviennent à négocier avec La Poste une remise commerciale de l'ordre de 10 à 15 % par rapport à la grille Colissimo et/ou une absence ou un ralentissement de l'inflation annuelle de la grille tarifaire.

* 16 Rapport d'information n° 358 (2020-2021) de M. Serge BABARY, fait au nom de la commission des affaires économiques, déposé le 10 février 2021.

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