b) La technique du « parapluie gigogne »

L'épandage des boues fait intervenir plusieurs acteurs sur plusieurs niveaux, avec notamment deux étapes bien distinctes : l'établissement de normes par la réglementation et leur application sur le terrain. Chaque intervenant prend une marge de sécurité supplémentaire. On distingue cinq niveaux :

- Premier niveau : la réglementation européenne

Le cadre légal européen en matière d'épandage de boues est fixé par deux directives :

- La directive sur l'utilisation des boues en agriculture 86/278/CEE du 12 juin 1986, qui établit des valeurs limites en éléments traces métalliques (modifiée par la Directive du 2 décembre 1988) ;

- La directive sur le traitement des eaux usées urbaines 91/271/CEE qui établit des normes de traitement (normes à atteindre par étapes d'ici 2005) et interdit le rejet de boues en mer à compter du 1/1/1999.

En marge de la directive, une norme d'épandage a été établie en 1985 -norme AFNOR NF 44-041, qui fixe les valeurs limites par l'épandage et des valeurs références.

- Deuxième niveau : les réglementations nationales

Dans la plupart des pays, les boues sont soumises à des réglementations nationales plus strictes que la réglementation européenne. L'ADEME a établit une comparaison des différentes réglementations nationales qui permet de hiérarchiser les Etats membres selon la sévérité des seuils. Les Etats sont ainsi répartis en trois catégories :

- les pays à réglementation aussi stricte que la directive : Grèce, Italie, Espagne, Irlande, Royaume-Uni (jusqu'en 1999),

- les pays à réglementation plus stricte que la directive, avec des seuils de l'ordre de 50 % des seuils fixés par la directive : Autriche, Allemagne, Belgique, France,

- les pays à réglementation beaucoup plus stricte que la directive avec des seuils de l'ordre de 20 % des seuils fixés par la directive, ce qui revient de fait, à une quasi interdiction, les seuils étant presque impossibles à atteindre : Danemark, Finlande, Suède, Pays-Bas.

On observera, d'une part, que plus l'on se déplace vers le nord, et plus les seuils sont renforcés ; d'autre part, que ce débat est principalement, voire purement européen, les États-Unis et le Canada, par exemple, acceptant l'épandage avec des seuils plus simples que les seuils européens.

En France, les valeurs limites pour l'épandage des boues agricoles sont fixées par l'arrêté du 8 janvier 1998, pris en application du décret 97-1133 du 8 décembre 1997, relatif à l'épandage des boues. Cet arrêté reprend les valeurs références de la norme AFNOR 44-041.

- Troisième niveau : les restrictions des industries agro-alimentaires

Dans les années 90, les industries agro-alimentaires ont été amenées à prendre des précautions supplémentaires en fixant des teneurs limites en métaux lourds inférieures aux seuils réglementaires.

Ce durcissement a deux origines. Il y a, d'une part, une inquiétude diffuse -mais croissante- de l'opinion face aux crises sanitaires et environnementales touchant le monde agricole. D'autre part, certaines sociétés mettent en avant les contraintes des marchés d'exportation, certaines sociétés d'agro-alimentaire s'étant vues refuser des marchés européens parce que quelques lots de conserves présentaient des traces de micro polluants organiques. L'épandage des boues étant une origine possible de contamination, il a donc été proposé d'encadrer les conditions d'épandage en fixant des seuils de contraintes particulières.

Le groupe agro-alimentaire Bonduelle a été le premier en 1996, à instaurer des restrictions à l'épandage des boues, sous forme d'une « charte » précisant que « les nouvelles normes ont été établies en tenant compte des exigences des pays vers lesquels (la société) exporte et commercialise les légumes ». D'autres sociétés et quelques centrales d'achat ont à leur tour édicté des restrictions (Mac Cain, Unord, Auchan , Carrefour...).

Les restrictions sont de trois ordres :

• La définition des teneurs en métaux lourds inférieures aux seuils réglementaires (ex : groupe Bonduelle)

• Des conditions d'utilisation plus restrictives (solutions adaptées par Bonduelle, Mac Cain...). Il peut s'agir :

- de définir des fréquences d'analyse plus rapide ou sur d'autres critères (une analyse pour 50 tonnes de matière sèche, une analyse annuelle par élément...),

- de définir des doses maximum d'apport à ne pas dépasser,

- de prévoir la vérification des données transmises par les agriculteurs,

- de demander que les analyses de boues soient effectuées par des groupes indépendants des sociétés exploitant les stations (clause du groupe Mac Cain...)

- de refuser des cultures sur des parcelles ayant reçu du verre ou du plastique...

Des interdictions d'épandage

Jusqu'à ces dernières années, aucun groupe agro-alimentaire n'avait interdit l'épandage des boues. Pour une raison très simple : les groupes produisent eux-mêmes des boues et ont eux aussi besoin de terres d'épandage... Cette situation serait sur le point de changer puisque certaines sociétés ont demandé à leurs fournisseurs ni épandage de boues, ni apport de compost d'ordures ménagères. Cette formule a été suivie par le groupe Unord (pommes de terre) et les centrales d'achat d'Auchan et de Carrefour (interdiction d'épandage sur les terres à blé par exemple). Il s'agit essentiellement d'une démarche marketing (blé sur terre sans boue, « blé de terroir », qualité Carrefour...), sans réel fondement scientifique puisque, comme on le verra, l'apport d'engrais peut entraîner davantage de métaux lourds que les boues... L'utilisation de cet argument à des fins commerciales, visant à afficher la « qualité » des terres a d'ailleurs été prohibé par la législation.

- Quatrième niveau : le commercial local : « l'agent de plaine »

L'industrie alimentaire cherche des fournisseurs et par l'intermédiaire de commerciaux sur le terrain dits « agents de plaine » chargés de contractualiser la fourniture de matières premières -blé, pomme de terre... Certains vont parfois au-delà des exigences de leur société, présentant des contrats aux agriculteurs avec « garantie de culture sur des terres sans boues » alors même que leur mandant ne l'impose pas.

- Cinquième niveau : l'agriculteur

L'exploitant exprime à son tour des réticences. Plusieurs arguments militent en ce sens : la pression des propriétaires fonciers, qui sont totalement évincés du choix de l'épandage, et qui craignent que l'apport de boues ne pénalise la valeur des terres ; l'arbitrage entre les épandages : lorsqu'un choix devra être fait entre l'épandage des boues de stations et l'épandage des déjections agricoles, le choix ira assurément en faveur du second ; enfin, la crainte d'être (une nouvelle fois ?) accusés d'imprévoyances, et d'être mis en cause pour des pratiques sans certitude. Ainsi, comme le reconnaît l'un des experts auditionnés, « les agriculteurs qui n'acceptaient pas des boues, n'en acceptent toujours pas, et ceux qui étaient plus ou moins satisfaits deviennent plus ou moins réticents ». Certains agriculteurs commencent à se désister de plans d'épandage, entraînant des difficultés de tous ordres aux collectivités (financière, technique, recherche de parcelles, analyse des sols...).

Il ne faut pas nier que les industriels vont être confrontés de plus en plus souvent au refus d'épandage. Au cours d'une visite dans le Loiret, un représentant de la DRIRE évoquait le cas d'un exploitant fabricant de batteries : « les boues répondaient parfaitement aux seuils d'épandage et même aux seuils supérieurs fixés par certains industriels de l'agro-alimentaire. Rien n'y a fait. Tous les arguments, y compris la nécessité, un jour ou l'autre, de rapporter de la matière organique qui s'épuise, ont été insuffisants. Il y a un blocage ». La société s'est orientée vers le séchage et l'incinération dont les coûts sont très supérieurs. Le rapport entre le coût de l'épandage et le coût des autres filières (décharge ou incinération) étant de l'ordre de 1 à 1,6 ou 1 à 2,5 selon les capacités (52 ( * )) .

* (52) Voir détails dans « les études des agences de l'eau » n° 7° - 1999.

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