II. UNE PROPOSITION DE LOI QUI SOULÈVE D'IMPORTANTES DIFFICULTÉS JURIDIQUES

L'article 25 de la Constitution prévoit qu'une loi organique fixe la durée des pouvoirs de chaque assemblée. Le Parlement peut donc modifier la date d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale. La procédure suivie pour l'adoption du présent texte, l'absence de motif d'intérêt général et les difficultés posées par l'application de la réforme à l'Assemblée élue en juin 1997 peuvent cependant susciter les plus expresses réserves.

1. Une procédure d'adoption critiquable

L'article 46 de la Constitution définit le régime d'adoption des projets ou propositions de loi organique. Les troisième et quatrième alinéas de cet article sont ainsi rédigés :

" L'article 45 est applicable. Toutefois, faute d'accord entre les deux assemblées, le texte ne peut être adopté par l'Assemblée nationale en dernière lecture qu'à la majorité absolue de ses membres.

" Les lois organiques relatives au Sénat doivent être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées ".

Lors de l'examen en première lecture de la présente proposition de loi organique, le Sénat a adopté plusieurs amendements relatifs à des inéligibilités applicables aux députés et donc aux sénateurs en application de l'article L.O. 296 du code électoral.

Dans ces conditions, la proposition de loi relevait du quatrième alinéa de l'article 46 de la Constitution aux termes duquel les lois organiques relatives au Sénat doivent être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées.

Or, il a toujours été admis que, dans ce cas, l'article 45 de la Constitution, qui prévoit notamment la tenue des commissions mixtes paritaires, n'est pas applicable et que la navette doit se poursuivre jusqu'à l'accord des deux assemblées.

Le Conseil constitutionnel a déjà pris acte de la distinction entre les procédures applicables aux lois organiques, selon qu'elles sont ou non relatives au Sénat : " Considérant que n'étant pas relatives au Sénat les diverses dispositions de la loi organique présentement examinée étaient soumises, non au quatrième alinéa, mais aux prescriptions du troisième alinéa de l'article 46 de la Constitution aux termes desquelles : " la procédure de l'article 45 est applicable. Toutefois, faute d'accord entre les deux assemblées, le texte ne peut être adopté par l'Assemblée nationale en dernière lecture qu'à la majorité absolue de ses membres " ; " 7 ( * ) .

Il semble donc qu'il n'était conforme ni à la lettre de la Constitution, ni à la pratique constante de réunir à l'issue de la première lecture de la proposition de loi organique devant le Sénat la commission mixte paritaire puisque le quatrième alinéa de l'article 46 de la Constitution, seul applicable à une proposition de loi organique relative au Sénat, ne renvoie pas à l'article 45 de la Constitution, contrairement au troisième alinéa de l'article 46, applicable aux seules lois organiques non relatives au Sénat.

Néanmoins, le Gouvernement a convoqué une commission mixte paritaire après l'examen en première lecture par le Sénat de la proposition de loi organique.

Or, ce " passage en force " apparaît d'autant plus injustifiable que le Gouvernement disposait des instruments juridiques lui permettant d'éviter l'insertion des amendements relatifs au Sénat. Il pouvait demander à ce dernier de se prononcer par un vote unique sur le texte de la proposition de loi organique en excluant tout amendement relatif au Sénat conformément au troisième alinéa de l'article 44 de la Constitution. A défaut, le Gouvernement pouvait, après le vote du Sénat en première lecture, procéder à une seconde lecture devant chaque assemblée et user de ses prérogatives pour empêcher les parlementaires d'insérer à nouveau des dispositions le concernant. Il aurait pu alors, sans incertitude procédurale, convoquer la commission mixte paritaire et demander, le cas échéant, à l'Assemblée nationale de procéder à une lecture définitive.

Dans ces conditions, en convoquant prématurément une commission mixte paritaire sur une proposition de loi organique relative au Sénat, le Gouvernement ne paraît pas avoir respecté l'article 46 de la Constitution tel qu'il a été constamment appliqué jusqu'à présent.

2. L'absence de tout motif d'intérêt général

Lors de la première lecture, votre rapporteur a déjà rappelé que le Conseil constitutionnel avait admis la prolongation de la durée du mandat d'assemblées locales sous certaines réserves. Dans ses décisions de 1990, 1994 et 1996 8 ( * ) , il a en effet observé que la Constitution ne conférait pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement. Il a cependant fait valoir que les modalités retenues par la loi ne devaient pas être manifestement inappropriées aux objectifs que s'était assigné le législateur. Il a admis les prolongations de la durée de mandats locaux dès lors qu'elles revêtaient un caractère exceptionnel et transitoire. Il a enfin observé que le principe d'égalité ne s'opposait pas à ce que le législateur déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général.

Parmi les motifs ayant justifié la prolongation de la durée du mandat d'assemblées locales, le Conseil constitutionnel a accueilli favorablement :

- la volonté de favoriser une plus forte participation du corps électoral lors des élections locales ;

- la volonté de favoriser la continuité de l'administration du département ;

- la nécessité d'éviter des difficultés de mise en oeuvre de l'organisation de l'élection présidentielle de 1995 ;

- la volonté d'éviter la concomitance du recrutement des membres d'une assemblée territoriale et de l'examen par le Parlement d'une réforme du statut du territoire concerné.

Aucun motif comparable à ceux admis dans le passé par le Conseil constitutionnel ne justifie la proposition de loi organique soumise au Sénat.

La lecture de l'exposé des motifs de l'ensemble des propositions de loi organique inscrites à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale en première lecture montre que l'unique justification de la réforme souhaitée était la " logique " des institutions, qui voudrait que l'élection présidentielle précède les élections législatives. Or, une interprétation de la Constitution ne saurait constituer un motif d'intérêt général justifiant une dérogation au principe d'égalité .

Au cours du débat à l'Assemblée nationale, M. le Ministre de l'Intérieur a bien tenté d'invoquer des difficultés pour le parrainage des candidats à l'élection présidentielle, arguant du fait que le Conseil constitutionnel , dans des observations formulées en juillet 2000, avait souhaité que les citoyens habilités à présenter des candidats à l'élection présidentielle puissent le faire après avoir pris connaissance des résultats de l'élection à l'Assemblée nationale.

En fait, ce motif n'est pour rien dans la discussion de la proposition de loi organique . D'une part, la mise en oeuvre de la recommandation du Conseil constitutionnel ne soulève aucune difficulté et ne nécessitait donc aucune évolution législative . Au demeurant, le Sénat avait formulé en première lecture une proposition pour aider le Gouvernement à choisir des dates permettant le parrainage dans de bonnes conditions des candidats à l'élection présidentielle.

D'autre part, le Gouvernement a déposé en septembre 2000 un projet de loi organique relatif à l'élection du Président de la République explicitement destiné à mettre en oeuvre les observations du Conseil constitutionnel. Non seulement il n'a prévu aucune mesure pour faciliter l'application de la recommandation du Conseil relative aux dates des élections, mais il s'est même opposé à un amendement tendant à modifier le calendrier électoral de 2002 . Il lui est difficile dans ces conditions de prétendre que le motif d'intérêt général qui sous-tend la proposition de loi organique aujourd'hui en discussion est la volonté d'appliquer la recommandation du Conseil constitutionnel...

Enfin, il convient de noter que le Gouvernement semble avoir mal compris la recommandation du Conseil constitutionnel. Ce dernier a souhaité que tous les citoyens habilités à parrainer un candidat à l'élection présidentielle -pour l'essentiel les trente-six mille maires de France, mais aussi les députés, les sénateurs, les conseillers généraux et régionaux- puissent le faire en ayant connaissance du résultat des élections législatives . Le Gouvernement feint d'avoir compris que le Conseil constitutionnel a estimé préférable que les candidats à l'élection présidentielle soient parrainés par les nouveaux députés plutôt que par les sortants. Il avance donc que l'organisation des élections législatives en mars rendrait très difficile un tel parrainage par les nouveaux députés à peine élus. Il propose en conséquence de reporter les élections législatives, méconnaissant que, en tout état de cause, seuls les députés sortants pourront à l'évidence parrainer un candidat à l'élection présidentielle, que les élections législatives aient lieu avant ou après l'élection présidentielle.

En l'absence de motif d'intérêt général, une assemblée peut-elle revendiquer de décider seule de la prolongation de son mandat (en niant au passage le rôle du bicamérisme) tout en prétendant s'appuyer sur un consensus que seul le recours au référendum aurait permis de constater ? Malheureusement, la précipitation dans laquelle cette réforme a été décidée a également eu pour conséquence d'empêcher le renvoi au référendum, seul susceptible de légitimer la prolongation. S'engageant tardivement dans cette voie et ne voulant pas en assumer la responsabilité, le Gouvernement a prétendu se rallier à des propositions de loi alors qu'un projet de loi aurait été entouré des garanties offertes par le passage en Conseil d'Etat et en Conseil des ministres et aurait pu être soumis au référendum, permettant ainsi au peuple souverain, seul mandataire des députés, de décider de la prolongation éventuelle de leur mandat.

Cette improvisation aura également d'autres conséquences fâcheuses.

3. Des conséquences inaperçues

L'adoption de la proposition de loi organique pourrait avoir des conséquences sérieuses qui n'ont pas été perçues par l'Assemblée nationale en ce qui concerne le financement des campagnes électorales et le remplacement de députés démissionnaires :

• rappelons que l'article L. 52-4 du code électoral prévoit notamment que, pendant l'année précédant le premier jour du mois d'une élection et jusqu'à la date du tour de scrutin où l'élection a été acquise, un candidat à cette élection ne peut avoir recueilli des fonds en vue du financement de sa campagne que par l'intermédiaire d'un mandataire nommément désigné par lui, qui est soit une association de financement électorale soit une personne physique. Les articles L. 52-5 et L. 52-6 précisent que l'association de financement ou le mandataire financier ne peuvent recueillir de fonds que pendant la période prévue à l'article L. 52-4 .

Or, la période d'un an mentionnée dans l'article L. 52-4 du code électoral est d'ores et déjà ouverte dans la perspective d'élections législatives devant se dérouler en mars 2002. Aussi, des candidats potentiels ont-ils pu légitimement créer des associations de financement ou désigner des mandataires financiers et commencer à recueillir des fonds par leur intermédiaire.

Si la date à partir de laquelle le recueil des fonds peut commencer se trouve modifiée du fait de la modification de la date prévisible des élections législatives, toutes les opérations éventuellement faites entre mars et juin 2001 seront illégales.

En 1990 et 1994, lorsqu'il avait prolongé la durée du mandat des conseillers généraux et des conseillers municipaux, le législateur avait à chaque fois adopté une mesure d'accompagnement en prolongeant la période de collecte des fonds pour éviter que des candidats potentiels ne se trouvent placés dans une situation irrégulière.

Aucune mesure de ce type ne figure dans la proposition de loi organique, en sorte que l'adoption de ce texte pourrait placer un grand nombre de personnes en situation d'illégalité.

• L'article L.O. 178 du code électoral prévoit notamment qu'en cas de démission d'un député, il est procédé à des élections partielles dans un délai de trois mois. Le même article précise que " toutefois, il n'est procédé à aucune élection partielle dans les douze mois qui précèdent l'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale ".

Cet article de valeur organique est inspiré par l'idée que l'Assemblée doit être au complet et que le Gouvernement ne doit avoir aucune influence sur sa composition . Le législateur organique a donc fixé une règle qui se caractérise par son automaticité . L'interdiction d'organisation d'élections partielles dans les douze mois qui précèdent l'expiration des pouvoirs est une exception à la règle du délai de trois mois prévu pour l'organisation d'une élection partielle, destinée à éviter la tenue d'élections trop rapprochées.

La date d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale élue en 1997 étant pour l'heure fixée au premier mardi d'avril 2002, la dernière date possible pour l'organisation d'élections législatives partielles était le 1 er avril 2001. Trois élections législatives partielles ont d'ailleurs été organisées à cette date.

Depuis lors, deux sièges de députés sont devenus vacants et d'autres pourraient le devenir à la suite des élections municipales qui se sont déroulées en mars 2001. Si la présente proposition de loi organique entre en vigueur, le délai à partir duquel l'organisation d'élections législatives partielles ne sera plus possible ne commencera à courir qu'à partir du 18 juin 2001.

Un délai minimal de cinq semaines est nécessaire pour organiser une élection législative, les électeurs devant être convoqués au plus tard le cinquième dimanche précédant l'élection.

En pratique, la possibilité d'organiser ou non des élections législatives dans les circonscriptions vacantes dépendra de la décision du pouvoir exécutif . Selon que le Premier ministre demandera ou non au Conseil constitutionnel d'examiner en urgence la présente proposition de loi organique, selon que le Président de la République utilisera ou non le délai de promulgation dont il dispose aux termes de la Constitution, la proposition de loi organique entrera en vigueur plus ou moins tôt, cette date d'entrée en vigueur déterminant la possibilité d'organiser ou non des élections législatives partielles.

La précipitation dans laquelle a été conduite la procédure d'examen de la proposition de loi organique semble donc avoir conduit à négliger des difficultés importantes.

* 7 Décision n°89-263 DC du 11 janvier 1990.

* 8 Décision n° 90-280 DC du 6 décembre 1990 ;

Décision n° 94-341 DC du 6 juillet 1994 ;

Décision n° 96-372 DC du 6 février 1996.

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