2. ... construite sur des hypothèses fragiles et donc dénuée de la portée qu'on lui prête souvent...

Les modèles macro-économiques ne constituent pas un outil qui puisse prétendre, en tant que tel, associer à une réduction du temps de travail des effets donnés.

a) L'inadaptation des modèles pour tester la mesure

(1) La nécessaire formalisation d'hypothèses " hors modèle "

La réduction de la durée du travail est d'abord un enjeu micro-économique qui mobilise des agents décentralisés, des entreprises, des salariés... Elle ne naît à la macro-économie qu'à travers l'évolution de grandes variables, que celle-ci utilise, et qui sont la productivité, les salaires, les transferts entre secteurs institutionnels de la comptabilité nationale (entreprises, ménages, administrations publiques...).

C'est faire le rêve d'une sophistication des instruments de calcul économique aujourd'hui hors de portée que d'imaginer que les modèles macro-économiques sont en mesure de traduire l'impact d'une réduction du temps de travail sur les valeurs prises par les variables utilisées par ces modèles.

Peut-on calculer l'impact sur les gains de productivité du travail d'une réduction de la durée hebdomadaire ? La réponse est non.

Peut-on, à l'aide des équations usuelles de formation des salaires, associer à une réduction du temps de travail une variation donnée des salaires ? La réponse est là aussi négative.

En bref, le recours à des modèles pour décrire les effets d'une réduction du temps de travail suppose, on l'a dit, de poser des hypothèses. Sans être entièrement arbitraires -elles peuvent être argumentées-, ces hypothèses n'offrent aucune garantie d'exactitude.

De plus, les comportements décrits par les modèles présentent les comportements moyens des agents économiques observés sur le passé . Or, par hypothèse, lesdits comportements n'intègrent pas les effets d'une réduction du temps de travail inédite. Quand bien même d'ailleurs cela aurait été le cas, les changements de conditions économiques et sociales entre le passé et le présent auraient été susceptibles de modifier l'impact d'une pareille mesure.

Il est donc essentiel de se poser la question de la plausibilité des hypothèses, et c'est bien une justification très forte apportée aux travaux entrepris par la commission d'enquête.

Un exemple d'incertitude tiré du rapport de M. Bernard Barbier
au nom de la Délégation du Sénat pour la planification 19( * )

L'une des principales limites des modèles à l'analyse des politiques de réduction du temps de travail résulte des incertitudes relatives au lien entre durée légale et durée effective du travail.

Le rapport cité en donne une illustration stylisée.

" En effet, lorsque la durée effective du travail des salariés à temps plein est supérieure à la durée légale, cette dernière joue le rôle d'une " force de rappel " sur la durée effective en raison du surcoût que représentent les heures supplémentaires et de la référence que constitue la durée légale du travail pour les négociations collectives.

Toutefois, la tendance de la durée effective à se rapprocher de la durée légale est d'une intensité variable : la durée du travail offerte moyenne s'était ainsi réduite en 1982 de près d'une heure en quelques mois, dans une conjoncture dégradée, avec des effets décevants sur l'emploi. Cependant, alors que la durée légale hebdomadaire avait été fixée à 40 heures dès 1936, la durée effective moyenne du travail n'a approché ce niveau qu'à la fin des années 1970.

La loi n'exerce en effet " qu'une influence indirecte sur la durée effective du travail en fixant la durée légale, qui sert de référence pour le calcul des heures supplémentaires, en imposant des plafonds pour la durée effective journalière ou hebdomadaire du travail, ou en limitant le volume total annuel des heures supplémentaires. Dans ce cadre, les marges de variations des durées effectives demeurent considérables ". (1)

Des simulations micro-économiques réalisées par la DARES suggèrent que les directions d'entreprise et les représentants des salariés pourraient chercher à neutraliser une réduction de la durée légale du travail, en augmentant les heures supplémentaires ou en engageant des négociations pour accroître l'horaire de travail des salariés à temps partiel, notamment dans les services.

Plus généralement, la dispersion croissante des horaires de travail (25 % des salariés disent travailler 39 heures, 35 % travailler moins et 40 % travailler plus), rendrait l'impact de la baisse de la durée légale sur la durée effective particulièrement incertain.

Ainsi, les effets de l'abaissement à 35 heures par semaine de la durée légale du travail annoncé par le Gouvernement seraient très dépendants d'une éventuelle évolution de la réglementation relative aux heures supplémentaires...

En effet, les salariés d'une entreprise assujettie à l'abaissement de la durée légale à partir de l'an 2000, pourraient a priori continuer de travailler 39 heures par semaine, sans autre conséquence que la transformation des heures au-delà de la 35ème en " heures supplémentaires "...

Enfin, la réduction de la durée légale du travail pourrait ralentir le développement du travail à temps partiel, ce phénomène contribuant à en limiter les effets sur la durée moyenne du travail et sur l'emploi...

Au total, les conséquences d'une réduction de la durée légale du travail dépendent très largement de l'évolution concomitante du droit du travail, de son champ d'application et de ses modalités pratiques de mise en oeuvre dans chaque entreprise, c'est-à-dire de considérations micro-économiques et sociales que les modèles ne peuvent évidemment prévoir. "

(1) Jacques Freyssinet, direction de l'Institut des recherches en économie sociale, in " Le temps de travail en miettes " - 1997.

(2) Des instruments aux propriétés parfois contradictoires


Il y a plus ! Les modèles peuvent aussi déboucher sur des résultats différents alors même que la mesure testée est rigoureusement identique.

Ces écarts sont d'autant plus accusés que l'horizon de la projection s'éloigne. En témoignent les différences d'impact à long terme d'une réduction du temps de travail de 39 à 35 heures, sans gains de productivité horaire du travail, mais avec une baisse du salaire mensuel et de la productivité du capital proportionnelle à la réduction du temps de travail, tels qu'ils sont retracés dans l'étude réalisée pour la DARES par le service d'études macro-économiques sur la France de la Banque de France. Deux modèles ont été utilisés par lui dont les résultats apparaissent en effet plus que contrastés.

Ainsi, dans le modèle Banque de France , une telle situation permettrait à dix ans la création de 650.000 emplois, acquise pour l'essentiel au début de la période de projection, et se traduirait par une baisse de l'activité économique dont le résultat serait que le PIB, au bout de dix ans, serait inférieur de 2,5 points au niveau atteint dans le compte de référence.

Mais, dans le modèle NIGEM (National Institute Global Econometric Model) développé par le National Institute of Economic and Social Research de Londres et également utilisé par la Banque de France, ces résultats, assez semblables à court et moyen terme, diffèrent sensiblement à long terme, au moins d'un point de vue quantitatif. Le nombre d'emplois créés par la réduction du temps de travail s'étiole au fil de la projection, si bien qu'à l'horizon de dix ans, il n'est plus que de 170.000. L'infléchissement du rythme de croissance économique est, en outre, plus accusé, si bien que le niveau du PIB est à dix ans inférieur de 3,3 points à ce qu'il aurait été sans réduction du temps de travail.

L'écart sur le nombre d'emplois, de 480.000, est considérable. Il ne résulte aucunement d'hypothèses différentes, mais provient d'équations construites autrement.

L'effet des créations d'emplois sur la croissance des salaires (que les techniciens nomment " effet Phillips ") 20( * ) est plus important dans le modèle NIGEM, et il s'ensuit une poussée inflationniste plus accusée qui dégrade donc davantage la demande. Surtout, dans le modèle NIGEM, l'influence du salaire horaire, donc du coût du travail, sur l'emploi, est plus forte que dans le modèle de la Banque de France. Dans ces conditions, la dynamique du coût salarial enclenchée par les fortes créations d'emplois suscitées par la réduction du temps de travail en début de période pèse ultérieurement sur le niveau de l'emploi, qui reflue à vive allure.

b) L'usage des modèles débouche donc en l'occurrence sur des résultats dépendant entièrement d'hypothèses

Il faut, en effet, encore souligner l'importance décisive des hypothèses retenues pour évaluer l'impact de la réduction du temps de travail.

Dans l'encadré ci-après, le document de présentation des résultats des études commandées par la DARES fournit à cette observation une bonne illustration.

Le point d'équilibre à prix et production inchangés

" Hors modèle ", à prix et production supposés inchangés, on peut calculer qu'une réduction de la durée du travail de 10 %, assortie de gains de productivité d'un tiers (soit 3,33 %), d'une hausse des salaires horaires de 6,2 % (soit une compensation salariale de 62 %, le salaire mensuel étant alors réduit de 3,8 %) et d'une baisse du taux de cotisations sociales employeurs égale à un point par heure de réduction de la durée du travail (1) , laisse inchangés le compte des entreprises et celui des administrations. Ces niveaux de compensation salariale et de réduction des cotisations dépendent de l'ampleur des gains de productivité et d'autres paramètres comme le coût du chômage en termes d'indemnisation et la flexion des taux d'activité. Si l'on est proche de ces chiffres, le bouclage macro-économique réalisé à l'aide d'un modèle macro-économique aboutit à des résultats ex post relativement peu différents.

(1) Dans cet exemple, la réduction est donc de quatre points, ce qui correspond à un allégement moyen d'environ 5.000 francs par an et par salarié.

Il en ressort que le scénario d'équilibre est mécaniquement obtenu à partir du moment où les hypothèses sont correctement calibrées.

Le caractère tautologique de l'exercice est d'ailleurs confirmé par le fonctionnement essentiellement linéaire des modèles macro-économiques.
Cette propriété confère aux modèles une allure utopique au terme de laquelle les effets d'une réduction du temps de travail de 20 % sont exactement le double de ceux d'une réduction du travail de 10 %, comme si nul effet de seuil n'existait. Dans ces conditions, on ne doit qu'à la sagesse des modélisateurs de s'abstenir d'une utilisation irréaliste et inutile de leurs outils. Toute la question est alors de savoir où celle-ci commence.

Est-ce à dire que les recours aux modèles sont irrévocablement inutiles ? La réponse à cette question est évidemment négative et l'exemple des simulations ici examinées démontre la nécessité de ces outils qui, sans même atteindre à la perfection en la matière, permettent de cerner les enjeux et les risques.

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