4. L'image de synthèse et le droit à l'image

a) L'adaptation des règles existantes

L'inquiétude pouvait naître pourtant, tant des possibilités de traitement d'images que des possibilités de diffusion sur des réseaux comme Internet, toutes deux sans commune mesure avec ce qui se passait il y a seulement cinq ou dix ans.

" La capture et la restitution d'images sous forme numérique, ainsi que la manipulation, la diffusion, l'adjonction d'autres images, de lieux, de manières ou de personnes par le jeu de l'interactivité, est de nature à atteindre les droits de la personnalité (...) . L'aspect ludique, la facilité d'usage des moyens mis à la disposition de tous par l'informatique alliés à l'impression d'anonymat favorisée par l'usage des réseaux tels qu'Internet, sont de nature à générer de nouvelles façon de porter atteinte aux droits des tiers. " 85( * )

A l'aide de logiciels graphiques, l'image d'une personne peut être très facilement reproduite, modifiée ou détournée de sa signification première. Le traitement des images n'est nullement contestable, cependant la révélation, la diffusion au public d'images ainsi manipulées peut donner lieu à une action en responsabilité sur le fondement de l'atteinte à la vie privée.

Ces dommages ne semblent pas poser de problèmes particuliers au corpus des règles existantes : l'outil informatique ne crée pas de nouveaux dommages, il donne simplement des moyens supplémentaires et plus puissants pour leur réalisation.

b) La question des clones et la transmissibilité des droits

La technologie permet, grâce à la numérisation, de créer un double synthétique d'une personne physique vivante ou décédée. Le clonage pose tout d'abord un problème sur la nature du personnage créé. Ce n'est ni une personne physique, ni une personne morale, mais n'est-ce qu'une image alors qu'elle vit, au moins aux yeux de celui qui la regarde ?

Plusieurs questions doivent être examinées :

la personnalité des clones,

le bien fondé de l'hétérogénéité des protections individuelles,

l'utilisation d'images de personnes décédées.

La personnalité des clones. Le problème de la personnalité des clones n'est pas purement théorique. Deux exemples peuvent être donnés où des personnes privées -réelles- se sont trouvées confrontées à des personnages virtuels qui ont pénétré l'intimité de leur vie privée.

L'histoire de Julie , cyber -personnage, est à cet égard édifiante. Julie se présentait sur le web comme une femme d'une cinquantaine d'années, totalement paralysée et tapant sur un clavier à l'aide d'un bâtonnet fixé sur le front. Son infirmité suscita un très fort élan de compassion, et elle se fit ainsi beaucoup d'amies avec qui elle correspondait et qui se confièrent volontiers. Julie était en réalité un personnage fictif inventé par un psychiatre, mais le personnage rentrait dans l'intimité des gens comme par effraction, par viol psychologique. Le psychiatre avait, par l'écrit, abusé la confiance de ses interlocuteurs. Qu'aurait-ce été si l'image s'était ajoutée au verbe ! Avec Julie , une personne était née. Ni personne physique, ni personne morale, mais plutôt "personnage électronique". " C'est le problème de la nature réelle des personnalités électroniques qui est posé (...) . Devant la multiplication des clones électroniques, comment se garantir de leur authenticité ? " 86( * )

Une fois le clone réalisé, comment l'image se transmet-elle ? Le problème de la transmission se pose d'ailleurs pour toutes les images numérisées. La transmissibilité des droits n'est aujourd'hui prévue que dans le cas des images d'artistes, et résulte de la double nature du droit à l'image qui leur est appliqué : un droit de la personnalité, c'est-à-dire un droit purement personnel, et un droit patrimonial, transmissible (art. L.211-4 et L.123-1 du code de la propriété littéraire et artistique). La durée de ces droits patrimoniaux est de cinquante ans. Certains juristes ont exprimé le regret que " ce droit n'ait pas été étendu à l'ensemble des personnes (...), ceci dans un respect de l'égalité des citoyens " 87( * ) .

Le deuxième cas concerne un cas d'adultère. " Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l'adultère avec elle. " (Matthieu, chap. 5, verset 28). Jusque là, cette maxime était uniquement d'ordre social, sans conséquence juridique. Il y avait la pensée, le désir -le virtuel- qui relevaient de la morale, et le passage à l'acte, qui relevait du droit. Les deux choses étaient séparées. Mais les frontières s'estompent : " Le fantasme n'est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c'est l'interaction par ordinateur interposé qui, d'une certaine façon, donne corps aux fantasmes. " La difficulté est loin d'être théorique. Aux États-Unis, est apparu le premier cas d'adultère virtuel. Une épouse entre en communication avec un homme sur le réseau informatique. Les échanges deviennent de plus en plus intimes. Le mari découvre la liaison virtuelle de son épouse, porte plainte pour adultère et demande le divorce. La faute n'a pas été physiquement commise puisque les deux protagonistes ne se sont jamais rencontrés. Peut-on commettre l'adultère par écran d'ordinateur interposé ? A quel moment le virtuel devient-il réel ? Nous savons comment le dictionnaire définit l'adultère, mais la technologie a tendance à changer les définitions. Nous pénétrons en terre complètement inconnue. L'affaire doit être plaidée prochainement.

L'utilisation d'images de personnes décédées. L'utilisation d'images de personnes décédées, notamment à des fins publicitaires, inimaginable il y a quelques années, tend à se développer. Les techniques de clonage rendront ces utilisations plus fréquentes. Si le nécessaire respect des droits patrimoniaux ne fait aucun doute (les utilisations d'images sans autorisation sont toujours sanctionnées), le problème qui se pose est celui du respect du droit moral.

Cette question n'a, semble-t-il, été abordée que pour les seuls artistes, dont l'image est protégée.

Première situation. La reproduction d'une image d'une personne décédée. Cette reproduction n'est pas en elle-même fautive, dès lors qu'il n'y a pas d'intention malveillante et que les droits patrimoniaux éventuels, transmissibles aux ayants droit, sont respectés. Ainsi, le caractère de vie publique demeure malgré l'écoulement du temps. Quand des faits ont été connus du public à une époque donnée, ils ne sauraient relever plus tard de la vie privée. Au moins lorsque la présentation qui en est faite l'est sans malveillance. De même, la reproduction de l'image d'un artiste ou de la famille d'un artiste, dans un livre de souvenirs, est parfaitement possible, sous réserve naturellement du respect des droits patrimoniaux.

LE DROIT MORAL DES PERSONNES DÉCÉDÉES : ÉTAT DE LA JURISPRUDENCE

La jurisprudence Coluche 1

La question du droit à l'image de personnes décédées s'est posée lors de la publication d'un livre de souvenirs sur Coluche reproduisant l'image de l'artiste et de membres de sa famille, sans autorisation. Le débat portait à la fois sur le préjudice patrimonial -qui ne faisait aucun doute dans le cas de l'artiste- et sur l'existence d'un préjudice moral. Le juge opère une distinction selon la personne considérée et la nature de la photo incriminée.

Pour Coluche, la reproduction d'une photo de l'artiste sans autorisation constitue un préjudice patrimonial, mais pas un préjudice moral, dans la mesure où " le choix des images et leur présentation n'était pas de nature à altérer la perception que le public pouvait avoir de l'artiste disparu. "

Pour sa mère décédée, la reproduction d'une photo prise lors des obsèques ne constitue ni un préjudice patrimonial " faute d'établir que Simone Colucci avait de son vivant, par sa notoriété ou son activité, conféré une valeur commerciale à son image. " , ni un préjudice moral dans la mesure où la photo incriminée " n'était pas de nature à altérer la perception que le public pouvait avoir de sa personne " .

Pour sa femme et ses enfants, les photos incriminées les représentent dans leur vie privée et pendant les obsèques. Le juge a considéré en revanche que " les circonstances n'étaient pas de nature à priver les requérants du droit, qui leur est strictement personnel, de s'opposer à la divulgation de leur image sans leur autorisation préalable. " et a admis l'atteinte au droit à l'image.

La jurisprudence Raimu 2

En 1987, une société de publicité lance une campagne d'affichage pour promouvoir un salon professionnel à Marseille, en utilisant la tête de Jules Raimu disant dans une "bulle" : " Ne pas visiter l'exposition, c'est couillon " . Les ayants droit considéraient qu'il y avait là atteinte au respect de la vie privée, au prestige et à la mémoire de l'artiste. Si les juges ont reconnu l'atteinte aux droits patrimoniaux résultant d'une utilisation de l'image de l'artiste sans autorisation, ils n'ont pas reconnu, en revanche, le préjudice moral : " les affiches en cause ne révèlent aucun aspect offensant à la mémoire de Raimu, la caricature réalisée ne présente pas de caractère dénigrant, le propos placé dans la bouche du comédien est familier, sans être grossier, et est, au surplus, adapté au personnage tel qu'il est perçu à travers certains rôles incarnés par l'acteur. Il n'existe donc ni atteinte à la mémoire du défunt, ni outrage à la délicatesse de l'héritière ".

La jurisprudence Massenet 3

En 1989, une société de publicité réalise un film publicitaire utilisant, en fond sonore, l'œuvre de Jules Massenet, La méditation de Thaïs . Ses ayants droit, considèrent que cette utilisation est attentatoire au droit moral de Jules Massenet, et demandent réparation à hauteur de 100.000 F. Les juges rappellent qu' " en application de l'article 6 de la loi du 11 mars 1957, le droit moral est perpétuel et se transmet aux héritiers " . Considérant que l'insertion non autorisée d'un extrait d'une œuvre dans un film publicitaire constitue une atteinte au droit moral de l'auteur et de ses ayants droit, ils fixent le préjudice à 1 F...

__________

1 Cour d'appel de Paris, première chambre, 10 septembre 1996

2 Cour d'appel d'Aix en Provence, deuxième chambre civile, 21 mai 1991

SARL Propulsion c/ Mme Brun et S.A. Expobat

3 Tribunal de grande instance de Paris, première chambre, 1re section, 15 mai 1991

Mme Massenet c/ SARL Foxtrot production, La semaine juridique , éd. 6 n° 42

Deuxième situation. La "mise en scène" de personnages décédés . Dans ce cas, la situation envisagée n'est plus celle de la reproduction pure et simple d'une image tirée d'une œuvre déterminée, mais de l'utilisation de l'image d'une personne, mise en situation, mise en scène, dans des conditions totalement nouvelles. La pratique tend à se développer avec l'utilisation des images de personnages de cinéma dans les publicités, soit en reprenant des images de films connus (campagne pour la BNP avec l'utilisation d'images de Bernard Blier), soit en tournant de nouvelles images à partir de clones d'acteurs (campagne pour une voiture à partir du clone de Steve Mc Queen...). Outre la question des droits patrimoniaux, qui ne fait aucun doute, se pose la question du droit moral des ayants droit. La jurisprudence est, sur ce point, mal établie.

Un comédien peut ainsi prêter son visage à une publicité pour un salon, mais l'œuvre d'un artiste peintre ou d'un compositeur ne peut servir à une publicité pour des produits de nettoyage. La limite est, en réalité, bien floue. Encore convient-il de noter que dans tous les cas le juge a été saisi d'utilisations de l'image ou d'œuvres d'artistes, c'est-à-dire protégées par les droits patrimoniaux. La querelle sur le droit moral s'est alors juxtaposée à celle sur les droits patrimoniaux. La question qu'on peut se poser est qu'adviendra-t-il lorsque aucun droit patrimonial ne sera mis en cause et que seul le droit moral le sera ?

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