B. UN MALAISE PLUS ANCIEN ET PLUS PROFOND

En fait, le malaise ressenti par le Parlement en matière d'information économique est plus ancien et plus profond, et va au delà des seules questions fiscales.

Dès 1995, la mission d'information commune de l'Assemblée nationale sur l'information du Parlement 2 ( * ) avait ainsi plus généralement souligné les difficultés résultant pour le Parlement de « son absence d'autonomie quant aux instruments lui permettant de se forger un jugement ».

Ces difficultés ont d'ailleurs été illustrées par les polémiques qui ont entouré en 1998 les débats relatifs à la réduction de la durée légale du travail. En effet, la commission d'enquête du Sénat sur les conséquences économiques, sociales et financières des « 35 heures » a alors estimé 3 ( * ) que le gouvernement présentait de manière « tronquée » les résultats des études qu'il avait alors demandées à la quasi-totalité des institutions disposant de modèles macro-économétriques.

A une moindre échelle, la délégation du Sénat pour la planification, qui commande régulièrement depuis près de vingt ans à des organismes extérieurs au Sénat des études, des projections et des simulations réalisées à l'aide de modèles macro-économétriques, rencontre des problèmes d'offre croissants.

En effet, la dynamique de coopération technique engagée au cours des années 1980 avec des administrations comme l'INSEE s'est progressivement interrompue à partir du milieu des années 1990, et l'offre d'expertise indépendante des administrations publiques demeure extrêmement limitée.

C. UN MALAISE QUI DÉPASSE TRÈS LARGEMENT LE CADRE DU PARLEMENT

En fait, le sentiment d'un manque d'information économique et sociale fiable ou indépendante déborde très largement le cadre des assemblées parlementaires.

En premier lieu, l'État lui-même est confronté aux carences de ses propres systèmes d'information .

Les tentatives de réforme de l'État achoppent ainsi souvent sur le manque d'indicateurs fiables relatifs aux effectifs, aux dépenses et aux résultats des administrations publiques.

Les rapports particuliers de la Cour des Comptes sur la fonction publique de l'État 4 ( * ) ont ainsi mis en évidence « la faiblesse des moyens de pilotage global de l'emploi public, l'insuffisante connaissance de la situation réelle des effectifs, la fréquente transgression des règles juridiques fondamentales concernant les rémunérations, plus particulièrement les indemnités » , « les documents budgétaires ne [donnant] pas au Parlement une information complète et exacte sur la situation réelle des emplois et des rémunérations ».

A un autre niveau, le rapport relatif aux troisièmes contrats de plan État-Régions réalisé en l'an 2000 par notre collègue Pierre André au nom de la délégation du Sénat pour la planification 5 ( * ) a montré que les évaluations des politiques publiques locales entreprises dans le cadre des contrats de plan se heurtaient à l'inadaptation de notre système statistique et à des difficultés d'accès aux données de l'INSEE, ainsi qu'au manque d'offre d'expertise compétente, les centres de recherche universitaire s'étant peu mobilisés et les consultants privés éprouvant souvent des difficultés à s'approprier la culture administrative des partenaires des contrats de plan.

Par ailleurs, le manque de contre-expertise économique indépendante nourrit également des mouvements de défiance de l'opinion publique , comme l'illustrent les controverses récurrentes relatives à « la pensée unique » ou aux modalités de l'enseignement de l'économie, ainsi que le succès du pamphlet de Viviane Forrester sur « l'horreur économique ».

En particulier, le manque de contre-expertise finit par saper la confiance des économistes comme des média 6 ( * ) dans nos institutions statistiques , comme l'illustrent les interrogations récurrentes sur la fiabilité des méthodes de l'INSEE et plus généralement sur l'aptitude de notre système statistique à appréhender les transformations de notre environnement économique et social, d'autant plus que l'INSEE « est un gros paquebot qui a du mal à prendre des virages », comme le reconnaît l'un de ses directeurs 7 ( * ) .

Enfin, le manque de contre-expertise place les services d'études des ministères dans une situation délicate lorsqu'ils publient des travaux sur des sujets sensibles, notamment dans leurs propres revues scientifiques.

En effet, au lieu de constituer une contribution au débat parmi d'autres, les travaux des services d'études des ministères sont parfois les seules études disponibles sur certains sujets. Et cette configuration renforce la tentation pour les ministres de tutelle d'intervenir sur le choix et sur la présentation des études ou de repousser la publication de certains travaux.

Les syndicats CFDT et CGT de l'INSEE, de la direction de la programmation et du développement du ministère de l'éducation nationale et de l'administration centrale du ministère de l'emploi et de la solidarité se sont ainsi plaints, dans le cadre d'une lettre ouverte adressée le 22 novembre 1999 au bureau du Conseil national de l'information statistique, des pressions politiques qui seraient exercées sur certains statisticiens publics.

Cette lettre ouverte affirmait en effet que : « ces derniers temps, la statistique publique a été mise à rude épreuve au ministère de l'éducation nationale comme à celui de l'emploi et de la solidarité. Chacun dans son style et à des degrés divers, les ministres ont pris leurs aises avec la rigueur scientifique de leurs services statistiques... les données produites par leurs services ont été au mieux présentées de façon biaisée, au pire tronquées et manipulées ».

Ces événements ont un lien commun : ils suggèrent que l'information économique et sociale ne répond pas, aujourd'hui, en France, aux aspirations et aux besoins des responsables publics, des chercheurs et des citoyens.

Ce constat invite à une relecture détaillée du rapport commandé en 1978 par le Président de la République, M. Valéry Giscard d'Estaing, à M. René Lenoir, alors secrétaire d'État.

* 2 Cf. « De l'information du parlement au contrôle du Gouvernement », rapport de l'Assemblée nationale n°2065, 1995, page 52.

* 3 Cf. « Réduction autoritaire du temps de travail à 35 heures », rapport du Sénat n°279, 1997-1998.

* 4 Cf. « La fonction publique de l'État », tome 2, rapport particulier de la Cour des Comptes, éditions des Journaux officiels, avril 2001, pages 11 et 13.

* 5 Cf. «Les troisièmes contrats de plan État-Régions (1994-1999) : une ambition inachevée », rapport du Sénat n°446, 1999-2000.

* 6 Cf. par exemple les articles « La nouvelle économie relance le débat sur la fiabilité des outils statistiques de l'INSEE » , in les Echos du 28 novembre 2000 ou « L'INSEE sous-estimerait l'activité, selon certains économistes », in La tribune du 24 janvier 2001.

* 7 Cf. « Pour qui roulent l'INSEE et les autres instituts de statistiques ? », in Liaisons sociales magazine, mai 2001.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page