2. Les avis des universitaires et des professeurs

Votre rapporteur a souhaité mettre en place une sorte de « conseil scientifique » composé d'universitaires ou de professeurs renommés dans le domaine des transports : MM Alain Bonnafous, professeur au laboratoire d'économie des transports de Lyon ; Bernard Fritsch, professeur à l'université de Nantes ; Rémy Prudhomme, professeur à l'université de Paris XII ; Emile Quinet, professeur à l'école nationale des Ponts et Chaussées ; Michel Savy, professeur à l'école nationale des Ponts et Chaussées. Ceux-ci ont exprimé un avis tant sur les schémas de transport que sur l'expertise fournie par le consultant.

Figurent ci-dessous les avis formulés par écrit par MM. Fritsch, Prudhomme et Quinet.

Avis de M. Bernard Fritsch :

I - La lisibilité du projet de schéma de services est réduite

1. Parce que la notion même de service collectif n'est pas définie, et ceci ne manque pas de surprendre : depuis les années soixante de nombreux travaux d'économie publique et politique ont pourtant exploré les concepts d'équipements et de services publics et collectifs.

Il n'est alors pas surprenant que les objectifs à atteindre, en termes de niveau et de volume de service ne soient pas non plus définis. On se demande d'ailleurs, compte tenu du caractère très vague de ces objectifs, comment il sera possible de procéder à l'évaluation du schéma.

D'autant que le texte n'aborde que tardivement (en troisième partie) et de manière très floue les indicateurs de qualité et d'efficacité de service.

2. La spatialisation des analyses est très limitée (ce dont témoigne en particulier le nombre de cartes) et éclatée (il faut se référer à plusieurs chapitres pour dresser une liste des projets envisagés dans les régions). Or, par définition, transports et déplacements s'inscrivent dans l'espace. Le rapport ISIS a ainsi, entre autres, le mérite de nous présenter la liste de l'ensemble des projets évoqués.

3. Les partis pris d'aménagement ne sont pas explicités. Quelles raisons ont conduit à sélectionner les liaisons mentionnées dans le rapport ? A privilégier, sur celles-ci tel ou tel mode ? A choisir de réaliser de nouvelles infrastructures ou préférer seulement optimiser l'utilisation des réseaux existants ou encore se limiter à conduire des actions visant à assurer un report modal ? En bref, on a souvent l'impression que les choix d'aménagement retenus l'ont été dans l'urgence, sans réelle analyse comparative.

4. Les mesures inscrites sont souvent très imprécises : qu'entendre en effet par les formules récurrentes telles que « permettre l'aménagement », « lorsque les circonstances le justifient », « dans le respect des contraintes environnementales » ?

Le document reste en particulier très vague sur la question des déplacements urbains et périurbains, se limitant à des déclarations de principe.

5. Le scénario retenu, dit MV, apparaît bien tardivement, après l'exposé de mesures que l'on croit censées répondre aux perspectives d'évolution du trafic présentées sous quatre autres scénarii. Son apparition est d'autant plus surprenante, que lors de la tenue dans les régions des commissions thématiques de préparation des schémas, il n'en était aucunement fait mention.

6. Le projet reste imprécis sur l'importance des engagements respectifs de l'Etat, des collectivités locales et des gestionnaires « privés » d'infrastructures. C'est en particulier le cas à propos de la réalisation et de l'exploitation des liaisons routières à deux fois deux voies, pour lesquelles le système de la concession est rarement mentionné ; et dans les quelques éléments de chiffrage des coûts que la Nation aura à supporter pour atteindre les objectifs fixés.

7. Enfin, on ne saisit pas en quoi ce schéma révolutionne les pratiques antérieures et quel progrès il apporte par rapport aux anciens schémas directeurs.

Il s'agirait d'une approche par la demande et non plus par l'offre d'équipements ? Mais l'offre d'équipements ne se conçoit qu'en référence à une demande de déplacements et suppose alors une analyse de cette dernière.

Le canevas proposé pour l'évaluation des projets ne diffère guère de celui des traditionnelles analyses coûts-avantages, sauf sur la définition de la situation de référence (modification de l'offre actuelle) ce qui complique l'analyse sans l'enrichir.

La liste des projets envisagés, sur le plan routier comme sur le plan ferroviaire, ne sort guère du cadre de référence des schémas directeurs.

Un aspect important de l'aménagement des réseaux de transport n'est absolument pas évoqué : il s'agit de leur impact sur le plan socio-économique. Or, l'on sait que la réalisation d'infrastructures influe sur le développement économique, même si l'importance de cette contribution prête encore à discussion.

L'aménagement du territoire est certes pris en considération, mais de manière très vague, dans la présentation des objectifs poursuivis, encore que les espaces enclavés, « déshérités », ne soient pas clairement identifiés et que le document ne donne pas idée de la réduction de leur extension. Au niveau des projets, cette préoccupation est beaucoup moins affirmée. En témoignent encore les indicateurs recommandés pour l'évaluation des projets, notamment de transport collectif. Il s'agit d'indicateurs de performance technique des réseaux, mais quid de la performance « territoriale » ? la seule distance aux principaux pôles ne peut prétendre faire le tour de la question...

II - Le projet de schéma de services présente des incohérences

8. Que le scénario MV se fonde sur des hypothèses de croissance du PIB et de trafic plus fortes que durant la période passée en me semble pas, en tant que tel, un problème. Que d'incertitudes en effet sur la seule variation de la première de ces grandeurs...

9. En revanche, la comparaison des quatre premiers scénarii et du scénario MV, montre que les hypothèses sur lesquelles repose ce dernier sont très proches de celles sur lesquelles se fonde le scénario C. Or, si les trafics de passagers présentés dans les deux scénarii sont comparables, les trafics fret diffèrent considérablement. En effet, le fret ferroviaire augmente beaucoup plus fortement dans le scénario MV ; il augmente même plus rapidement que dans le cadre du scénario D, très restrictif pour le fret routier. Cela ne semble guère logique.

10. Les hypothèses sur lesquelles se fonde ce scénario, en particulier en ce qui concerne la taxation des carburants sont peu réalistes : leur acceptabilité sociale est faible et elles entraîneraient une crise supplémentaire dans le domaine du transport routier en générant de nouvelles distorsions de concurrence avec les pays voisins.

11. Le scénario MV prévoit une accélération de la croissance du trafic routier. Il est ainsi en contradiction avec les prévisions du ministère de l'Equipement, qui table sur un ralentissement généralisé de la croissance des trafics. Mais surtout, parallèlement, il prône une réduction drastique des investissements sur les réseaux routiers à haute capacité. Il ne peut s'ensuivre qu'une dégradation des conditions de circulation sur ces axes, dont on peut raisonnablement douter qu'elle conduise aux reports de trafic espérés sur le rail.

12. Il semble aussi en contradiction avec les accords de Kyoto, bien que le respect de ces accords soit présenté comme l'un de ses objectifs clef.

13. Le scénario MV table sur une très forte progression du fret ferroviaire. Et pourtant les aménagements envisagés pour ce mode apparaissent limités. La croissance du fret ferroviaire reposerait donc sur des gains massifs de productivité dans cette branche d'activité de la SNCF. On voit mal comment cela pourrait advenir dans le court ou le moyen terme.

14. Par ailleurs, ce scénario prévoit la réalisation d'importants aménagements ferroviaires pour le trafic des passagers, en particulier la réalisation de plusieurs nouvelles lignes à grande vitesse. Or, dans l'état actuel des finances de la SNCF et du RFR, cela n'est pas envisageable sans contribution massive de l'Etat et des collectivités territoriales, la contribution de l'Union européenne étant très probablement amenée à rester modeste (le cas du TGV Est est, à cet égard, inquiétant). Cela laisse entendre que les pouvoirs publics seront amenés à financer massivement ces nouvelles liaisons, les collectivités locales en particulier. Or celles-ci seront amenées, si le recours aux concessions autoroutières se réduit, à financer aussi les liaisons routières inter-régionales et le rapport ISIS montre que cette contribution des collectivités locales devrait, si l'on se fie au texte du schéma, augmenter fortement. Est-ce véritablement envisageable ?

15. Enfin, ce schéma de service, s'il interdit de dresser une liste précise de projets et mesures, stipule pourtant que ne pourront être réalisés que les grands projets (non définis) qui sont inscrits dans son texte...Il y a en outre là porte ouverte au contentieux pour de multiples projets d'aménagement et donc risque d'accroissement des délais de réalisation de nouvelles opérations, alors que la programmation des projets d'équipement de transport est déjà très lente.

III - Ce projet de schéma de services est peu crédible

16. Parce que peu lisible.

17. Parce que présentant des incohérences.

18. Parce qu'oubliant que la France est en Europe. Que ce soit en ce qui concerne les prévisions de trafic, la définition des projets d'infrastructures, la taxation des carburants, le document semble oublier que ces éléments dépendent non seulement de paramètres nationaux mais aussi de décisions européennes, des états, ou de l'Union. Il n'en tient guère, au moins explicitement, compte.

19. Parce que s'appuyant sur un diagnostic incomplet de la situation actuelle, n'explicitant pas les objectifs à atteindre et mesures à mettre en oeuvre et en présentant pas d'évaluation de son utilité économique et sociale, il n'apparaît guère fondé que sur des présupposés.

20. Ce manque de crédibilité concerne les objectifs et les mesures envisagées à l'échelle nationale. Sur le plan des objectifs, on voit mal, par exemple, comment la réduction de l'effort d'équipement routier et les faibles interventions sur les réseaux supportant le fret ferroviaire permettraient d'atteindre le partage modal fixé par le scénario MV et d'écouler les trafics routiers dans des conditions autres que dégradées.

21. La contraction de l'effort d'équipement qu'annonce le document et que souligne le rapport ISIS, amène à craindre un net sous-investissement, nuisible, dans le domaine routier.

22. La crédibilité du document apparaît également faible dès lors que l'on s'intéresse aux cas régionaux ou que l'on s'attache à analyser les mesures thématiques. Deux exemples, entre autres, peuvent être mentionnés. Celui des ports d'abord. Le schéma se fixe pour objectif un accroissement des trafics portuaires, ce qui suppose une amélioration des relations ferroviaires avec les régions continentales. Or aucun projet d'envergure de ce type n'est envisagé pour Le Havre 2000. Le cas du port autonome de Nantes-Saint-Nazaire, confronté à une saturation prévisible de la ligne Nantes-Angers n'est pas même évoqué.

Sur le plan des déplacements urbains et périurbains, pour lesquels les services du ministère de l'Equipement prévoient une forte croissance naturelle du trafic routier, et pour lesquels on sait que les reports modaux sont très faibles, les aménagements routiers apparaissent subordonnés à l'extension des réseaux de transport collectifs, dont le schéma oublie qu'ils relèvent de compétences locales...Ils ne sont guère envisagés que sous la forme de quelques contournements d'agglomération, laissant attendre là aussi une dégradation du système de transport local.

Avis de M. Rémy Prud'homme :

- Le projet de Schémas Multimodaux de Services Collectifs de Transports de Voyageurs et de Marchandises (SMSCT) m'apparaît comme un document intéressant, mais finalement peu convaincant.

- L'idée d'examiner les transports sous l'angle du service rendu plutôt que sous l'angle des infrastructures à construire est certainement une excellente idée. Ce qui compte en effet, c'est bien le service ou les services dont vont bénéficier les usagers, qu'ils soient des ménages ou des entreprises. Les infrastructures ne sont en effet qu'une façon de répondre à la demande des usagers.

Un mauvais esprit pourrait faire observer que l'approche n'est pas aussi nouvelle qu'elle en a l'air, et que les "schémas d'infrastructures" classiques ont toujours été faits pour répondre à une demande. Ce mauvais esprit pourrait également demander ce que l'adjectif "collectif" ajoute, ou plutôt retranche, à la notion de "services". Par nature, tout transport a besoin d'infrastructures de type public ou collectif (routes, rues, lignes de chemins de fer, aérodromes, ports, etc.). Mais de telles critiques seraient foncièrement stériles.

Le SMSCT appelle des critiques plus sérieuses . On pourrait notamment s'interroger sur le peu de lisibilité du document. Il décourage la lecture. Y retrouver un chiffre est une gageure. On pourrait également déplorer le peu de prise en compte du contexte européen et technologique, alors que les évolutions en matière de transport sont largement déterminées par l'évolution de nos voisins et de l'Europe et par les changements des technologies. On pourrait encore déplorer le peu d'articulation entre les scénarios sérieux préparés par le ministère de l'Equipement (les scénarios A, B, C, D) et le scénario proposé par le document SMSCT (le scénario MV) qui est sorti d'on ne sait trop quel chapeau. Faute de temps, on se limitera à souligner un paradoxe, et à s'interroger sur un rêve.

Le paradoxe : la notion de service oubliée

- Le paradoxe, c'est que la notion de "service" annoncée à grands sons de trompe dans le texte est pratiquement absente de l'analyse. Cette notion n'est même pas définie, et elle n'est pas utilisée. Mettre l'accent sur la nécessité de répondre à la demande de transport, c'est s'interroger sur les dimensions, les caractéristiques, les évolutions de cette demande. C'est justement ce que le texte ne fait pas. On en donnera deux exemples.

Le premier concerne l'unité de mesure du transport de marchandises. Toutes les analyses du document SMSCT sont conduites en tonnes kilomètres 33 ( * ) . Cette façon de compter est archaïque et tendancieuse. Elle postule qu'une tonne km est égale à une autre tonne km --qu'elle rend le même service de transport. Rien n'est plus faux. Une tonne km rapide rend un service bien plus grand qu'une tonne km lente. C'est pourquoi les entreprises sont prêtes à payer beaucoup plus cher, et payent effectivement beaucoup plus cher, pour certaines tonnes km, et en particulier les tonnes km routières, que d'autres. Lorsque l'on mesure l'utilité des transports par route de cette façon, en regardant ce que les utilisateurs payent effectivement (comme on le fait pour tous les autres biens ), on voit que la route représente non pas 80% du total des transports mais 95 ou 96%.

Il y a une autre unité de mesure concevable : le mètre cube km. Cette unité rend compte d'une autre dimension du transport, également intéressante, l'encombrement. Elle fait également apparaître que la route "transporte" vingt fois plus que le fer. Ces unités de mesure placent le problème du choix modal et de l'intermodalité dans une perspective plus réaliste que ne le fait la seule tonne km. Une approche en termes de "services" ne peut pas se contenter de mesurer les transports en tonnes km.

Un deuxième exemple se rapporte à la vitesse des transports. La vitesse à laquelle s'effectuent les déplacements (de personnes et de marchandises) est un élément majeur, et de plus en plus important, du "service transport". Il est systématiquement ignoré dans le texte. Ce que veulent entreprises et ménages, c'est d'abord de la vitesse. Le succès de la route par rapport au rail provient largement de ce que la route est beaucoup plus rapide que le rail. Les marchandises transportées par route le sont en moyenne à 60 km/h ; les marchandises transportées par fer, ou par ferroutage, le sont à moins de 20 km/h --les seules vitesses à prendre en compte étant évidemment les vitesses de porte-à-porte. En matière de transports urbains, la voiture est en moyenne deux fois plus rapide que le transport en commun. On cherchera en vain ces chiffres dans le document SMTCT. Cette absence est paradoxale dans un texte qui prétend placer le "service" au coeur de l'analyse. Une réflexion sérieuse sur le partage modal ne peut pas faire l'impasse sur cette dimension du service transport.

Le rêve : le doublement/triplement du fret ferroviaire

- En pratique, la proposition majeure du SMSCT est le doublement du fret ferroviaire d'ici 2010 et son triplement d'ici 2020. L'histoire des projets d'augmentation de la part du ferroviaire dans les transports est longue. C'était l'un des classiques des économies planifiées. Tous les plans de la Pologne, ou de l'Inde, par exemple, ont ainsi prévu de porter la part du ferroviaire à 70 ou 80 %, et planifié des investissements à cet effet. Ils ont tous été régulièrement démentis par les faits. Dans ces pays --où l'Etat n'était pourtant pas sans moyens de contrôle-- la part du fer a inexorablement décliné, comme ailleurs, jusqu'à environ 20 % (en quantité physiques, moins en valeur) en 1990, avant même le tournant libéral de ces pays.

Le doublement du fret ferroviaire en France en moins de dix ans est-il un projet crédible ? Un projet crédible se définit par un objectif désirable accompagné des moyens qui permettent de l'atteindre. Laissons de côté le caractère désirable de l'objectif --qui n'est rien moins que prouvé. Les moyens qui permettraient de réaliser ce rêve existent sans doute. Mais ils ne sont guère précisés dans le texte du SMSCT. La raison en est probablement que ces moyens impliqueraient des coûts extravagants, aussi bien du côté de l'offre que de la demande.

- Transporter deux fois (ou trois fois) plus de fret suppose d'abord de doubler l'offre de transport de fret, de multiplier par deux (par trois) l'ensemble SNCF/RFF ou sa productivité. Cela ne peut se faire qu'à un coût difficile à estimer, mais sûrement très élevé en termes de finances publiques et d'économie.

Actuellement, le transport ferroviaire coûte aux finances publiques un peu plus de 60 milliards de francs par an. On ne sait hélas pas ce qui, dans ce coût, se rapporte au transport de passagers et au transport de marchandises. On se demande si la SNCF l'ignore ou refuse de le dire. On sait que les recettes fret constituent environ le tiers des recettes totales. Mais c'est sans doute le plus mauvais tiers, puisque la SNCF préfère le transport de personnes. Le coût pour les finances publiques du transport de fret actuel est donc à peu près sûrement supérieur à 20 milliards par an, sans doute voisin de 25 milliards. Sauf information contraire, il faut supposer qu'un doublement du trafic ferroviaire doublerait ce coût, et le porterait donc à 50 milliards de francs par an.

- On a longtemps cru que le coût marginal était, en matière de transport ferroviaire (de fret comme de passagers) inférieur au coût moyen --que l'on pouvait doubler l'offre sans doubler le coût. Mais l'évolution récente suggère que ce coût marginal est peut-être bien supérieur au coût moyen. Au cours des années passées, une augmentation pourtant modeste de l'activité ferroviaire a fait apparaître toutes sortes de goulets d'étranglement et de blocages. On a dû acheter des locomotives par dizaines ou par centaines, embaucher des salariés par milliers, et tout suggère qu'on n'a pas fait assez. Des contournements, des lignes dédiées au fret, apparaissent nécessaires. Une augmentation de 15 % du trafic semble nécessiter une augmentation des coûts de 30 ou 40 % : c'est la définition même d'un coût marginal supérieur au coût moyen .

- Ce sentiment est renforcé par l'examen des investissements de la SNCF. Au cours de la décennie passée, la France a investi annuellement de 10 à 20 milliards de francs par an (soit environ 150 milliards sur la décennie) dans les seules infrastructures ferroviaires. Ces investissements ont soutenu un trafic qui est pratiquement resté constant entre 1990 et 1999 . Si de tels investissements ont été nécessaires pour maintenir le trafic, quels investissements seront nécessaires pour le doubler ? Là encore, les données disponibles se rapportent à l'ensemble de l'activité ferroviaire, et ne permettent pas de discriminer entre fret et passager. Il se peut que les augmentations de capacité pour le fret sont bien moins coûteuses que les augmentations de capacité pour les passagers. Mais rien ne le suggère, et la priorité donnée au trafic passager semble plutôt indiquer le contraire.

- Pour que le fret ferroviaire double, il faut aussi que la demande de transport par fer double. La demande de transport de marchandises va, certes, augmenter. À un taux qui ne sera sans doute que légèrement supérieur au taux de croissance du PIB. Disons à un taux de 2,5%-3% par an. On est loin du 7 % par an qu'implique le doublement en dix ans. L'objectif suppose donc une augmentation forte de la part modale du fer, c'est-à-dire un renversement complet de la tendance observée depuis un bon demi-siècle. Ce renversement ne se produira pas spontanément.

Les raisons qui font que les chargeurs préfèrent dans leur grande majorité, et de plus en plus, la route au rail sont toujours là. La première, on l'a évoqué plus haut, mais il n'est pas inutile de le répéter, est que la route est beaucoup plus rapide que le rail. La seconde est que la route est plus fiable que le fer, en particulier parce que les grèves y sont plus rares. La troisième est que la route est plus flexible que le rail : on peut dérouter un camion déjà parti, pas un wagon. Pour toutes ces raisons, les entreprises préfèrent la route, et elles sont prêtes à payer beaucoup plus cher pour faire voyager leurs marchandises par la route.

Il y a donc beaucoup de "transport" qui ne peut guère se faire que par route. Qui plus est, c'est ce trafic-là qui augmente le plus rapidement. Il est vrai qu'il y a des transports de marchandises qui pourraient moins difficilement que d'autres basculer de la route au rail. Il faut pour cela que l'intérêt relatif de la route et du rail soit sérieusement modifié. Soit que le rail améliore spectaculairement ses performances du point de vue de la vitesse, de la fiabilité, de la flexibilité. Soit que la route détériore notablement les siennes de ces points de vue. Soit que le prix du rail diminue considérablement avec une augmentation importante des subventions. Soit que le prix de la route augmente beaucoup du fait d'une augmentation des impôts qui le frappent. Il n'est même pas sûr qu'une seule de ces conditions suffirait, mais la combinaison de plusieurs permettraient d'atteindre l'objectif proposé. Si par exemple le transport par fer devenait presque gratuit (au moyen d'un doublement des subventions) et si le prix des carburants triplait, alors le renversement de tendance impliqué par l'objectif pourrait peut-être se produire. L'augmentation de 60% du prix du gazole (d'ici 2020) prévue dans le schéma de service est ridiculement insuffisante pour atteindre l'objectif visé.

Bien entendu, toutes ces conditions ont un coût. Fiscal en ce qui concerne la première (l'amélioration des performances) et la troisième (la baisse des tarifs ferroviaires). Économique en ce qui concerne la seconde (la dégradation des performances de la route) et la quatrième (la hausse des impôts sur le transport routier).

- Pour être crédible, l'objectif de doublement du trafic ferroviaire devrait donc offrir une description fine et un chiffrage sérieux du doublement de l'offre et du doublement de la demande. Il faut dire précisément quelles stratégies sont prévues pour y parvenir : sur quelles lignes on envisage l'augmentation du trafic, quels investissements sont nécessaires pour y faire face, quelle est leur rentabilité attendue, quels tarifs seront offerts, quels investissements augmentant la qualité seront effectués, quelles augmentations du prix des carburants sont envisagées, etc. Le coût de toutes ces mesures pour les finances publiques, et pour l'économie, doit être estimé. Si cela était fait, il est possible, et même probable, que le rêve se transformerait en cauchemar.

- Au total donc, il apparait que le schéma de services transport n'est convaincant ni dans la méthode ni dans le contenu. Dans la méthode, il prétend mettre la notion de service au coeur de la démarche prospective. Mais cette prétention ne va guère au delà du titre et de l'introduction. Le rapport tourne au contraire le dos à la notion de service. Dans le contenu, le schéma prévoir un doublement du fret ferroviaire en moins de dix ans et un triplement en moins de vingt ans. Mais les moyens de cette révolution copernicienne sont à peine esquissés, sans doute parce que leur coût serait par trop extravagant. Dans les deux cas, le schéma met l'eau à la bouche, mais laisse le lecteur sur sa faim.

Avis de M. Emile QUINET :

« J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le rapport d'ISIS, qui est remarquablement précis et détaillé et qui détecte bien, à mon avis, les faiblesses du document soumis à l'avis. Je ne le détaillerai pas, mais je vous indiquerai plutôt quelques observations sur les grandes lignes de l'argumentation développée ; il s'agit de nuances, plus que de souhaits de modifications profondes.

Il me semble d'abord que le rapport parle des incohérences des prévisions de trafic à plusieurs endroits, ce qui nuit un peu à la force de la démonstration ; il faudrait mieux, me semble-t-il, en parler à un seul endroit, éventuellement plus fortement d'ailleurs, car véritablement le texte sur ce point frise le ridicule à force de contradictions.

J'aurais aussi davantage mis en avant l'insuffisance de la prospective de la demande (aménagement des temps, évolution des mobilités marchandises et voyageurs, conséquences des NTIC) et de l'offre (transports intelligents), ainsi qu'une insuffisante attention donnée aux facteurs économiques généraux (effets des transports sur la productivité, compétition internationale...).

Enfin, j'aurais marqué que l'objectif pédagogique du texte (inciter les acteurs, en particulier régionaux, à raisonner en termes de qualité de service à obtenir et non en termes d'investissements à réaliser) est bien mal servi par le contenu du texte : nul part on n'indique par quels outils s'assurer que le dosage entre investissements et actions d'exploitation est optimal. Nul part on ne définit la manière de mesurer la qualité du service obtenu. Nul part on n'y définit les mesures alternatives aux investissements qui seraient à envisager. Au total, les intentions sont louables, mais aucune disposition opérationnelle n'est fournie pour en assurer la mise en oeuvre (il faut reconnaître que la tâche n'était pas facile...).

* 33 Pour comparer l'importance de la chimie fine (pharmacie, parfum, etc) et de la chimie lourde (acide sulfurique, engrais) personne n'aurait l'idée de mesurer l'importance de ces secteurs en tonnes produites ; on effectue la comparaison en francs.

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