CONCLUSION

La Turquie est un pays à cheval entre l'Europe, l'Asie et le Moyen-Orient ; seule une petite partie de son territoire actuel est en Europe, mais, durant des siècles, l'Empire qui avait Constantinople puis Byzance pour capitale disposait d'une grande influence en Europe, au point qu'au XIXe siècle, l'Empire ottoman en déclin était considéré comme « l'homme malade de l'Europe ». Européenne, asiatique, moyen-orientale, la Turquie est peuplée d'environ 70 millions de musulmans, mais est un pays très laïc. En Europe, les communautés musulmanes représentent plusieurs millions d'habitants et la vocation de pays comme l'Albanie, l'ancienne République yougoslave de Macédoine ou la Bosnie-Herzégovine à rejoindre l'Union ne crée pas les mêmes appréhensions.

La Turquie est un pays candidat à l'Union européenne, dont la « vocation à rejoindre l'Union » a été affirmée par les Chefs d'État et de gouvernement lors du Conseil européen d'Helsinki en décembre 1999, après avoir été inscrite dans l'accord d'association de 1963. Comme elle ne remplissait pas alors pleinement les critères politiques de Copenhague - institutions stables, démocratie, primauté du droit, droits de l'homme, respect des minorités -, les négociations d'adhésion n'ont pas été engagées et une clause de « rendez-vous » a été fixée pour décembre 2004. Déjà le bilan des réformes effectuées est impressionnant. Les autorités turques, ainsi que la population, sont manifestement très déterminées à mettre en oeuvre dans les mois à venir toutes les réformes qui sont encore nécessaires pour qu'il puisse être procédé sans tarder à l'ouverture des négociations ; à leurs yeux, l'Europe apparaît naturellement comme une zone créatrice de richesses, mais surtout comme le garant d'une grande stabilité et la voie de la modernité.

La Turquie constituera au XXIe siècle, au niveau mondial, un acteur économique majeur du fait de sa position géographique et de l'importance de son marché intérieur qui est actuellement peu développé. Elle représente une plateforme d'exportations vers les pays du Moyen-Orient ou de l'Asie centrale. Depuis la chute de l'Union soviétique et la découverte des richesses énergétiques de la mer Caspienne, elle est un débouché pour le monde slave, un carrefour de commerce important et une alternative aux pays du Golfe persique pour le transport - et donc l'approvisionnement - du pétrole et du gaz.

Si le Conseil européen de décembre 2004 décide de l'ouverture des négociations, celles-ci dureront de nombreuses années sous le contrôle, encore plus fin et plus attentif qu'actuellement, des institutions européennes qui pourront décider à tout moment, au vu de l'évolution du pays, de leur suspension ou de leur arrêt définitif. On entend souvent dire que l'ouverture des négociations est la mise en route d'un mécanisme incontrôlable qui entraîne fatalement l'adhésion, quoiqu'il arrive. C'est oublier que, en 1963, c'est après seize mois de négociations entre la Communauté et la Grande-Bretagne que le Général de Gaulle a mis fin à la candidature britannique en expliquant les raisons fondamentales pour lesquelles il estimait que la Grande-Bretagne ne devait pas alors entrer dans la Communauté. Il est d'ailleurs de l'intérêt des deux parties, Turquie et Union européenne, que chacune comprenne bien que l'ouverture des négociations ne préjuge aucunement de leur issue qui, sous l'oeil vigilant des Européens, dépendra des Turcs eux-mêmes. L'exemple récent de la Roumanie, où le Premier ministre a profondément restructuré son gouvernement au lendemain du vote par le Parlement européen d'une résolution critique sur les progrès réalisés par son pays sur la voie de l'adhésion, montre à la fois l'importance de la perspective européenne pour l'adoption de réformes démocratiques ou économiques et l'influence que l'Union exerce sur les pays candidats.

Dans le cadre des négociations d'adhésion, la mise en oeuvre effective des réformes sera en permanence jugée et un dialogue constant s'engagera entre les deux parties. À ce moment-là, la Turquie et l'Union européenne pourront toujours déterminer ensemble le meilleur mode d'association de la Turquie à l'Union européenne. Les pays candidats deviennent en effet pleinement conscients durant cette période des transferts de souveraineté et des contraintes que constitue l'adhésion à l'Union.

Les spécificités de la Turquie auraient immanquablement fait évoluer drastiquement le projet des pères fondateurs dans une Europe des Six ou même des Douze. Mais, dans une Europe qui comptera au minimum vingt-cinq et certainement vingt-sept ou vingt-huit membres, l'adhésion éventuelle de la Turquie, aux environs de 2014-2015, ne prend pas la même dimension. La Turquie, ayant une union douanière avec l'Union européenne, est de fait déjà partie intégrante de « l'Europe-espace », quand bien même elle ne prend pas part au processus de décision communautaire. Elle semble prête, de plus, à participer à l'édification d'une « Europe-puissance » : elle dispose d'une politique étrangère et d'une défense telles qu'elle pourrait très largement contribuer au développement d'une politique étrangère et de sécurité commune qui ferait de l'Union européenne un acteur mondial.

En tout état de cause, la Turquie, « candidat ayant vocation à rejoindre l'Union » , doit respecter les critères politiques de Copenhague avant l'ouverture des négociations. Elle doit ensuite respecter l'ensemble des critères de Copenhague - politiques, économiques et reprise de l'acquis communautaire - pour pouvoir adhérer. Elle a réalisé d'importants efforts dans cette perspective ; il reste encore des mesures législatives ou réglementaires à prendre et il reste surtout à vérifier la mise en oeuvre effective sur le moyen terme de ces réformes. Nous avons eu parfois le sentiment que certains de nos interlocuteurs se méprenaient sur la signification des « négociations » avec l'Union. Les négociations peuvent aboutir à des périodes transitoires, parfois longues ; elles peuvent retenir des clauses de sauvegarde ; elles peuvent prévoir certaines dispositions spécifiques répondant à des situations géographiques particulières ; mais elles ne portent pas sur le fond même de l'acquis communautaire. Celui-ci n'est pas l'objet de la négociation et doit être, à terme, intégré en totalité par un pays qui rejoint l'Union.

Au moment où chercheurs et analystes parlent de « choc des civilisations », la manière de s'occuper de la candidature turque à l'Union européenne est primordiale pour éviter tout ressentiment envers ce qui est parfois considéré comme la « forteresse » Europe. Le dialogue et la compréhension mutuelle doivent amener Européens et Turcs vers des relations sereines et confiantes. Il ne s'agit pas aujourd'hui d'admettre dans l'Europe la Turquie telle qu'elle est. Il s'agit de la mettre en mesure de poursuivre sa transformation et de faire ses preuves. Certes, le chemin sera long et difficile. Mais si, demain, se développait, grâce à l'Europe, un État musulman modéré, porteur du progrès économique et respectueux des libertés et droits humains, cela ne serait-il pas susceptible de changer la vision de beaucoup de ceux qui, déçus, ne voient l'avenir que dans l'extrémisme et l'intégrisme ? Et dès lors que la Turquie répondrait aux exigences européennes et respecterait pleinement ses valeurs, pourquoi refuser de lui tendre la main ?

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