B. LA DIFFICILE CONCILIATION ENTRE LOGIQUES SPORTIVE ET COMMERCIALE, CADRAGE THÉORIQUE

Les questions posées par la conciliation entre logique sportive et logique commerciale et économique ont suscité une littérature qui s'enrichit à un rythme élevé. Le fait que les problématiques en cause soient transposables à une série de problèmes économiques dépassant largement le seul secteur du football professionnel n'est pas étranger à ce développement.

Deux problèmes sont plus particulièrement en cause : la conciliation entre égalité des chances et différenciation économique ; la gestion de l'aléa sportif inhérent au modèle du football européen.

1. Quel équilibre entre égalité sportive et différenciation économique ?

Le modèle traditionnel d'organisation du football repose sur l'existence d' une certaine cohésion entre les différents participants. Consubstantielle aux représentations idéologiques du sport, cette cohésion est menacée par les logiques commerciales des acteurs. En réponse à cette menace, des analyses théoriques se sont développées pour mettre en évidence les gains économiques collectifs d'une préservation de l'égalité des chances.

A l'examen, l'intérêt de ces approches théoriques est incontestable mais elles doivent être nuancées par la prise en compte de certaines limites. Surtout, leurs ambiguïtés, du point de vue des conséquences pratiques qu'elles recèlent, doivent être mises en évidence.

Ainsi, plutôt que de privilégier une « grille de lecture » unique, à l'exclusion des analyses alternatives, il apparaît justifié de trouver un point d'équilibre à partir de la question suivante : comment concilier la poursuite d'un objectif sportif , défendu comme tel , et les logiques économiques des acteurs ?

a) Quel avenir pour le continuum entre football amateur et football professionnel ?

On peut évoquer d'abord la question du continuum entre football amateur et football professionnel . D'un point de vue culturel, celui-ci représente une composante importante de l'identité symbolique du football. Il trouve, d'ailleurs, des prolongements juridiques dans les liens entre association-support et sections professionnelles des clubs, et nourrit, dans certains pays (le Royaume-Uni et la France), des implications financières, à travers des versements des clubs professionnels au bénéfice du football amateur.

Un point de vue économique conduit à mettre en évidence les influences respectives du football amateur et du football professionnel l'un sur l'autre. La pratique amateur est dépendante des performances des professionnels et le football professionnel tire avantage de l'existence d'un vivier amateur.

Ces influences réciproques ont des impacts économiques qui profitent aux deux composantes et qui ne sont pas pris en compte par le marché. On reconnaît à ces caractéristiques l'existence d'externalités. Dans une certaine mesure, celles-ci justifient les subventions attribuées par les clubs professionnels aux organismes en charge du football amateur. On constate que cette politique n'est guère répandue en Europe. Elle vient heurter les intérêts immédiats des clubs professionnels en distrayant une partie des ressources disponibles pour développer leur propre activité.

b) Pour le football professionnel, égalité des chances ou différenciation financière ?
(1) A priori, deux logiques contradictoires s'affrontent...

Au sein du football professionnel , l'engagement dans des compétitions communes , et caractérisées par la sanction des performances sportives, implique une certaine parité entre les clubs concernés .

Au moins, jusqu'à un certain degré, il est nécessaire de préserver une certaine égalité des chances sportives.

Cette condition , qui implique une certaine forme d'égalité des conditions financières , est nécessaire à la loyauté des compétitions du point de vue sportif. Mais, elle ne correspond pas aux objectifs individuels des acteurs . Sur le plan sportif, l'objectif de performances passe par une différenciation des moyens qui permette de s'assurer un avantage compétitif. Celui-ci suppose une certaine inégalité de ressources. Sur le plan économique , la commercialisation du football tend à assimiler les objectifs des acteurs à ceux d'agents économiques comme les autres . Dans ce contexte, un partage inégal des gains est un aboutissement logique au regard des règles de l'économie.

(2) ... mais une tentative de réconciliation entre égalité des chances et objectifs commerciaux doit être considérée...

En une tentative de fondation économique de l'égalité des conditions des clubs concurrents, on fait valoir que la survenance d'une trop forte différenciation financière remettrait en cause l'identité sportive du secteur et, du coup, sa valeur économique .

En effet, les approches théoriques, et certaines vérifications empiriques, tendent à insister sur les liens entre la valeur économique d'une compétition et l'existence d'un niveau minimum d'incertitude. Ces conclusions militent pour une limitation de l'inégalité sportive et donc des inégalités financières entre clubs participant à une même compétition aux fins d'en préserver la valeur économique.

Selon ces approches, l' accentuation des déséquilibres entre clubs ce qui, en réduisant l'incertitude qui contribue à la valeur de la compétition, peut , à terme , diminuer le prix de vente des compétitions . Un tel phénomène a pu être observé dans le domaine de la Formule 1.

Les liens identitaires très forts qui unissent les clubs à leurs supporteurs peuvent expliquer que, pour le moment, le football n'ait pas souffert d'un déséquilibre sportif qui s'est accentué en même temps que les déséquilibres économiques. Mais, il faut aussi considérer que ces processus ne se sont amplifiés que récemment et qu'ainsi la lassitude devant la monotonie de résultats et de spectacles trop prévisibles n'a pas encore eu l'occasion de produire ses effets de désaffection.

Cependant, l'accent mis sur la singularité sportive et économique du sport est légitime. Dans le sport, et dans le football en particulier, les concurrents sont à la fois des adversaires et des alliés . D'un point de vue sportif, on estime généralement « qu'un bon match dépend des deux équipes ». D'un point de vue économique, chaque équipe souhaite accaparer le maximum des recettes engendrées par les compétitions mais, en même temps, la valeur de ces retours suppose que l'existence des autres compétiteurs soit maintenue (ce qui n'est pas un objectif naturel dans la vie économique), et que les autres équipes puissent contribuer à la formation d'un spectacle attrayant.

(3) ... sans en négliger les limites théoriques...

On ne peut manquer de relever les limites de ces approches, non pour les récuser, mais pour les nuancer

S'agissant de leurs limites , on soulignera l'aspect réducteur des approches mentionnées .

En premier lieu, s'il est probable que l'abolition de toute incertitude réduirait considérablement la valeur économique des compétitions qui en seraient affectées, la probabilité qu'un tel phénomène puisse advenir pour chacune des rencontres d'une compétition, pour la hiérarchie engendrée par la compétition, et saison après saison, est des plus faibles dans le contexte concret du football.

Dans les faits, malgré la forte segmentation des clubs, au regard de leurs statuts financiers et de leurs performances sportives, il existe, au sein de chaque segment au moins, un maintien de l'incertitude, qui pose au demeurant de redoutables problèmes (v. le 2. ci-après).

Par ailleurs, la variable d'incertitude n'est pas la seule variable à prendre en considération pour estimer la valeur du spectacle sportif. La qualité de la rencontre peut jouer et, si celle-ci est mieux assurée dans des contextes d'égalité des forces en présence, encore faut-il prendre en compte le niveau absolu qu'elles atteignent . Un match entre deux équipes de force égale de division d'honneur présente moins d'attraits qu'un match de première division opposant des formations aux potentiels sportifs inégaux. Les liens intimes existant entre les supporteurs et les clubs sont également à mentionner : l'engouement des supporteurs est, dans une large mesure, indépendant du rang de leur équipe, la dimension symbolique des compétitions résultant d'un mélange quelque peu mystérieux où l'attachement identitaire joue un grand rôle, etc.

Enfin, certaines analyses vont plus loin en remettant radicalement en cause le principe égalitaire comme objectif d'équilibre économique et commercial . Elles estiment que l'inégale audience des clubs devrait trouver un prolongement dans l'inégalité des performances, et donc des moyens, afin de « maximiser l'utilité sociale » et, par conséquent également, la valeur économique des compétitions. En bref, il serait plus satisfaisant de voir un club doté de nombreux supporteurs l'emporter sur des concurrents moins populaires, que l'inverse. Et, cette construction théorique conduit à justifier que des moyens supérieurs soient destinés aux clubs réunissant le plus grand nombre de supporteurs.

Ces dernières approches témoignent de l'existence d'un dilemme entre égalité et équité.

L'égalité de la distribution débouche sur l'allocation à chacun d'une gratification identique. Une telle distribution peut être jugée inéquitable dès lors que « l'utilité », économique ou sociale, de chacun des attributaires n'est pas identique. Un exemple concret permet de le comprendre : dans le football, l'attachement des supporteurs varie considérablement en fonction des clubs. Par exemple, on estime que la moitié des supporteurs anglais soutiennent l'équipe de Manchester United. Si tel est bien le cas, il est difficile d'estimer qu'un système de distribution des ressources égalitaires serait conforme aux inégalités « naturelles » entre clubs. A la limite, un système favorisant le succès de cette équipe pourrait être jugé recommandable au regard du bien-être social.

Par ailleurs, l'approche économique des gratifications (à quoi il est possible d'assimiler les distributions des produits de la vente collective des compétitions) permet d'exposer un second volet plus pratique du dilemme entre égalité et équité .

Un système de rétribution pleinement égalitaire favoriserait peut-être l'équilibre des compétitions à travers ses effets sur l'égalité des chances des différents participants, mais il reviendrait à supprimer toute incitation à la performance sportive. Il découragerait les investissements en capital humain, déboucherait sur un nivellement par le bas et sur une perte de valeur économique, par désaffection des publics.

(4) ... ni les ambiguïtés pratiques

Au-delà, les ambiguïtés des implications pratiques des analyses qui soulignent le rôle de l'égalité des chances doivent être mises en évidence .

Les défenseurs du modèle traditionnel du football professionnel s'empressent trop hâtivement d'y trouver un argument pour défendre ce modèle et, en particulier, justifier les systèmes relativement égalitaires de répartition des recettes des compétitions qu'il comporte. Mais d'autres conclusions, allant dans un sens entièrement différent, peuvent être tirées de ces analyses. Ainsi, l'objectif d'équilibre compétitif, et par conséquent la nécessité d'une certaine égalité des conditions financières, pourrait être atteint par d'autres moyens qu'une répartition égalitaire des ressources dans les cadres nationaux. Des regroupements transnationaux des clubs appartenant aux mêmes segments des hiérarchies nationales pourraient, en théorie, avoir les mêmes effets. Certains estiment même que cette voie de sortie serait plus expédiente en permettant mieux qu'une distribution égalitaire des rémunérations réalisée dans les cadres nationaux de concilier inégalités naturelles, incitations et compétitions équilibrées. On verra que de telles conclusions fondent des projets concrets exposés ci-après.

Ainsi, aux yeux de votre rapporteur , la seule considération des approches reliant valeur économique des compétitions , égalité des chances des participants et distribution égalitaire des statuts financiers laisse assez largement indéterminée l'optimalité des choix d'organisation du football européen . Cette relation n'est pas dénuée de force. Mais, l'attention exclusive portée sur elle peut déboucher sur une pluralité de formats avec deux modèles idéaux tranchés . Le maintien des formules nationales avec égalité des positions , d'un côté, de l'autre, l'existence de compétitions internationales regroupant, chacune, les clubs relevant des différents segments de la hiérarchie financière. Une approche économique réduisant la valeur des compétitions à ces variables débouche même plutôt sur la recommandation d'adopter ce second format. Il paraît en effet, mieux réconcilier incertitude des compétitions et incitations à la performance.

Cependant, ces approches , qui pourraient condamner le maintien du modèle actuel de fonctionnement du football professionnel, apparaissent trop simplistes , et doivent être enrichies d'autres considérations.

(5) Pour une synthèse

A l'examen, il apparaît excessif de raisonner comme si la relation entre égalité des chances - égalité financière et valeur économique des compétitions était absolue.

Tout d'abord , le substrat de la valeur des compétitions est plus complexe , qu'il s'agisse de la qualité sportive des confrontations ou, plus encore peut-être, de leur portée psychosociologique. On le vérifie en constatant la constance des audiences de rencontres opposant certaines équipes (les « derbys », qui mettent aux prises des villes géographiquement proches, ou des matches tels que Paris-Marseille ou Real Madrid-Barcelone), indépendamment des rangs relatifs occupés par les adversaires ou de l'inégalité de leurs budgets. En dépit de la globalisation du football, la composante locale des compétitions doit être prise en compte pour ses valeurs symboliques et, sans doute aussi, économiques. C'est là une des grandes objections à la perspective de substituer aux actuelles compétitions nationales une compétition de clubs internationale.

Par ailleurs, une certaine inégalité des conditions financières n'empêche pas, sur une rencontre, le maintien d'une incertitude sportive comme le montrent les performances des clubs français engagés dans les compétitions européennes pendant la saison 2003-2004. En ce domaine, deux considérations sont essentielles .

• En premier lieu, la dispersion des moyens ne doit pas être excessive , condition qui peut être remplie par des modalités limitant les écarts de ressources entre intervenants ou (et) par le maintien, dans chaque segment de la hiérarchie financière des clubs, d'une concurrence effective.

• En second lieu, il faut prendre en compte les incidences des modalités d'organisation des compétitions. Dans les formules de type « championnat », la prime aux clubs les mieux dotés est importante, même si chaque rencontre peut rester incertaine. Dans les formules de type « coupe », l'incertitude est plus systématique, et la prime à la puissance financière est plus réduite. Ainsi, les choix sur les formules de compétition ont une incidence importante sur la relation entre inégalité des positions financières et maintien de l'aléa sportif .

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La conclusion de ce survol des approches théoriques est sans ambiguïtés. L'organisation du football professionnel ne saurait découler de la prise en considération univoque de la contrainte d'une stricte égalité financière entre les différents participants . Toutefois, tout appelle à ce que l'inégalité des conditions soit modérée du fait des contradictions pouvant exister entre les phénomènes de différenciation et les enjeux sportifs et économiques collectifs qui s'attachent au maintien d'une certaine forme d'égalité des chances. Ces contradictions représentent une limite qu'un organe collectif devrait prendre en compte pour réguler les comportements des acteurs .

Enfin, la préservation de l'intérêt des compétitions doit prendre en compte d'autres paramètres essentiels , la qualité du spectacle sportif, mais aussi les conditions extra-sportives qui agissent sur l'attrait des compétitions. Il serait ainsi hasardeux d'imaginer pouvoir substituer aux actuelles compétitions nationales, des formules internationales.

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