II. LA RÉALITÉ DU PHÉNOMÈNE : LES ENSEIGNEMENTS DES DEUX ÉTUDES RÉALISÉES POUR VOTRE COMMISSION DES FINANCES

Après appel d'offres, votre commission des finances a souhaité le 9 novembre 2004 recourir à l'expertise extérieure des cabinets Katalyse et Ernst and Young.

La première étude, menée par Katalyse, a élaboré une analyse prospective des emplois de service susceptibles d'être délocalisés au cours des cinq dernières années , grâce à une analyse qualitative des stratégies d'entreprise et une centaine d'entretiens avec leurs dirigeants. Ont été analysées les délocalisations pouvant toucher les services rendus aux entreprises, aux institutions publiques et aux ménages.

La seconde étude, menée par Ernst and Young, a évalué la part du budget des ménages consacrée à des produits et services exposés à la délocalisation . Elle a examiné le lien pouvant exister entre les modes de consommation proposés aujourd'hui aux ménages, par exemple par la grande distribution, et leur impact sur la localisation des activités de production. Elle s'est attaché à analyser un certain nombre de « paniers de la ménagère » et s'est appuyée sur des entretiens avec l'ensemble des acteurs de la chaîne, des fabricants aux distributeurs en passant par les centrales d'achat.

Les deux études ont été présentées par votre commission des finances le 9 mars 2005. Elles figurent en annexe au présent rapport d'information.

A. 202.000 EMPLOIS DE SERVICES PERDUS AU COURS DES 5 PROCHAINES ANNÉES, SELON LE CABINET KATALYSE

Si les pays occidentaux ont fini, pour certains, par accepter l'idée d'abandonner des activités de production à faible valeur ajoutée aux pays émergents, ceux-ci les concurrencent jusque dans les services, domaine que nous pensions constituer l'apanage de nos économies développées . Ainsi, en plus des délocalisations industrielles se développent, depuis plusieurs années, des délocalisations dans les activités de services, ce qui peut légitimement inquiéter les salariés français : le secteur tertiaire représente en France 70 % des emplois.

La montée en gamme des activités concernées par les délocalisations se poursuit aujourd'hui avec les services. L'étude du cabinet Katalyse considère que 202.000 emplois de services devraient être perdus au cours des cinq prochaines années du fait des délocalisations.

1. La délocalisation, processus de restructuration des entreprises

a) De l'optimisation à la délocalisation

Dans un contexte très concurrentiel, lié à la mondialisation, les dirigeants agissent en permanence pour ajuster la structure de leur entreprise au marché. Selon l'étude de Katalyse, ils ont à leur disposition trois leviers :

- l'optimisation interne de leurs activités ;

- l'externalisation de leurs activités ;

- la délocalisation de leurs activités.

Les délocalisations peuvent intervenir dans le processus de réorganisation à toutes les étapes, celle de l'optimisation interne comme celle de l'externalisation d'activités.

Une démarche d'optimisation interne consiste à jouer, à plein, des économies d'échelle. Lorsque l'entreprise est transnationale, elle peut être tentée de regrouper certaines activités supports ou des services internes. Une société peut ainsi regrouper sur une base transnationale ses services comptables : en concentrant ses activités de comptabilité, dispersées dans chacune des unités de production, au sein de centres comptables spécialisés, traitant chacun une grande région du monde, cette société peut réaliser de substantielles économies (économies d'échelle) et gagner en efficience (effet d'apprentissage, homogénéisation des méthodes de travail, management centralisé). Si l'arbitrage réalisé à cette occasion est un arbitrage défavorable à la localisation d'activités en France, il y a délocalisation.

L'externalisation conduit à déléguer certaines tâches à un prestataire. Celui-ci offre des prix intéressants car il gère un volume d'activités plus important, grâce à des économies d'échelle et à sa spécialisation. A l'occasion, l'externalisation peut procurer un gain lié à l'adoption d'une convention collective plus « économique » : la délégation par une entreprise industrielle de son activité transport à un prestataire spécialisé dans le fret permet de passer de la convention collective de la branche industrielle en question à celle du prestataire « transports ».

Deux exemples d'optimisation conduisant à la délocalisation

- 1 er exemple :

Un processus d'optimisation est opéré, des services sont regroupés, rationalisés, puis se produit un mouvement de délocalisation de ces services.

Par exemple, un fabricant de produits de grande consommation regroupe ses différents centres d'appels consommateurs pour ses différentes marques et produits ; il crée en interne un centre d'appels unique (optimisation) ; une fois regroupées toutes ses activités de centre d'appels, il procède à une délocalisation de ce centre en le transférant dans un pays étranger.

- 2 nd exemple :

Un processus d'optimisation de certaines activités est mis en place ; il comporte un volet d'externalisation auprès d'un sous-traitant, qui procédera à un mouvement de délocalisation.

Ainsi, selon Katalyse, « si un grand nombre de délocalisations sont sous-tendues par la volonté de réaliser de substantielles réductions de coût, on réalise que la majorité de ces gains est due avant tout aux processus d'optimisation et d'externalisation qui ont pu précéder la délocalisation. Les entreprises qui ont délocalisé sans passer par le processus d'optimisation réalisent à l'usage que les gains enregistrés grâce à cette délocalisation sont décevants. Pour cette raison, un nombre croissant d'entreprises adoptent un processus rationnel consistant à optimiser dans un premier temps puis à délocaliser par la suite, en propre ou en passant par l'externalisation ».

b) L'externalisation, délocalisation par procuration

L'étude souligne une spécificité française dans les réorganisations d'entreprise : celle de la délocalisation par procuration . En effet, les entreprises externalisent d'abord leurs activités de services, dès lors qu'elles sont opérables à distance et que le volume d'emplois concernés est conséquent, et, par une pression accrue sur les prix, incitent ensuite leurs sous-traitants à délocaliser « à leur place » . Cette préférence pour une démarche en deux temps tient notamment au souhait d'éviter des conflits sociaux devenus difficiles à affronter.

Le choix de l'externalisation, et donc in fine de la délocalisation, est lié par ailleurs en France à la difficulté de regrouper sur un seul site des activités de services disséminés sur l'ensemble du territoire, faute de mobilité suffisante des salariés. L'externalisation, « paravent d'un mouvement de délocalisation qui s'annonce », constitue ainsi un moyen privilégié pour éluder les contraintes et les conflits sociaux.

c) Un processus lié à la taille de l'entreprise

La taille de l'entreprise constitue également un facteur appréciable pour expliquer le comportement en matière de délocalisation : plus la taille de l'entreprise est importante, plus le volume de ses tâches administratives répétitives augmente (traitement comptable des factures, édition des fiches de paie, travaux de documentation, support informatique et bureautique ...). D'un point de vue économique, la délocalisation constitue ainsi un investissement s'avérant rentable à partir d'un certain seuil d'activité (30 personnes) .

En règle générale, seules les grandes entreprises (ainsi que les prestataires spécialisés dans ces activités) atteignent ce seuil pour leurs activités de services.

2. Les caractéristiques des délocalisations dans les services

a) Trois motifs de délocalisations, mais la flexibilité des salariés comme facteur majeur

Selon les entretiens réalisés par Katalyse, les entreprises évoquent, par ordre d'importance, trois motifs pour délocaliser : accéder à un marché en fort développement, recourir à des ressources humaines (en termes de compétences et/ou de flexibilité) et réduire les coûts. Dans la plupart des cas, les délocalisations ne sont pas sous-tendues par un motif unique. Il convient de noter, par ailleurs, que, dans le cas de la recherche de l'accès à un marché en développement, les activités localisées à l'étranger ne pourraient pas, sauf à la marge, être localisées en France.

Parmi les délocalisations pures, la motivation liée à la réduction des coûts par l'accès à une main d'oeuvre moins chère que la main d'oeuvre nationale, à qualification équivalente, est la plus fréquente.

Parmi les non-localisations, dont on verra qu'elles constituent 80 % des délocalisations, une des motivations principales est liée au souhait d'accéder à des ressources rares ou absentes de notre territoire. Nouveauté, mise en avant par l'étude, la demande de flexibilité des entreprises est telle, aujourd'hui, qu'elles doivent avoir recours, de plus en plus souvent, à des emplois situés à l'étranger pour la satisfaire. C'est un motif majeur de non-localisation des activités en France, avant la réduction des coûts.

b) Les exemples de délocalisations dans les services

Au cours des entretiens réalisés avec les chefs d'entreprise, le cabinet Katalyse a rencontré des cas de délocalisations extrêmement variés, aux motifs parfois pluriels. Dans l'étude remise à votre commission des finances figurent ainsi neuf grands types de délocalisation identifiés par des exemples concrets et réels de délocalisations d'activités de services .

9 exemples de délocalisations dans les métiers de services

- accéder à un marché en fort développement par la non-localisation :

ST Microelectronics implante en Chine des activités de services (R&D, design des puces) ; elle choisit de les développer dans ce pays plutôt qu'en France afin d'accroître sa pénétration de ce marché en fort développement.

- accéder à un marché en fort développement par la délocalisation diffuse :

Dans le secteur des activités culturelles, le transfert de France en République Tchèque d'une structure de production de fictions servant les marchés tchèque et français conduit à la réduction d'activité en France pour un ensemble de prestataires (casting, équipes techniques ...).

- accéder à un marché en fort développement par la délocalisation pure :

Dans le secteur de l'électronique, la création d'un centre de R&D en Chine, avec transfert et fermeture partielle de ces mêmes activités de R&D en France.

- accéder à des ressources humaines par la non-localisation :

Une entreprise produisant des biens d'équipement en France a ouvert à Montréal (Canada) un centre de développement informatique pour les progiciels internes du groupe, y compris les progiciels utilisés en France.

- accéder à des ressources humaines par la délocalisation diffuse :

IBM Europe regroupe partiellement ses standards téléphoniques internes nationaux au Royaume-Uni, ce qui permet une ouverture 24h/24h impossible en France.

- accéder à des ressources humaines par la délocalisation pure :

Une banque a transféré chez un prestataire indien l'ensemble du développement informatique de ses outils de gestion effectué auparavant en France.

- réduire les coûts par la non-localisation :

Un prestataire de services aux entreprises a ouvert au Maroc un centre d'appels qui réalise des prestations à faible valeur ajoutée pour servir le marché français, plutôt que d'implanter ce centre en France.

- réduire les coûts par la délocalisation diffuse :

Par la création d'un centre de services administratifs partagés pour le groupe à Prague, une entreprise implantée en France et y produisant des biens d'équipement a réduit de façon diffuse ses effectifs au sein de ses différentes unités européennes, et particulièrement françaises.

- réduire les coûts par la délocalisation pure :

Dans l'industrie lourde, un projet de transfert d'un département R&D de 300 personnes en Chine pour une ligne de produits mondiale et la fermeture de ce département en France.

c) Des délocalisations de services sur le modèle des délocalisations industrielles

La délocalisation, pour les métiers de service, accompagne fréquemment celle des activités industrielles : la recherche, par exemple, suit ainsi la production.

Fondamentalement, les mouvements de délocalisations mettent, selon Katalyse, en évidence l'application de la logique industrielle aux activités de services . Les technologies informatiques permettent désormais l'établissement de nouvelles usines tertiaires, du type « usine à comptables » ou « usine à télé-opérateurs » dans une logique de travail à la chaîne, sur des tâches standardisées. Ceci permet le traitement, à grande échelle et à faible coût, d'une grosse part des activités de services banalisées et répétitives.

En l'état actuel des technologies informatiques, les nouvelles structures établies selon ces logiques ne sont cependant pas encore à même de traiter des cas particuliers, sortant de l'ordinaire, de la même façon qu'une usine taylorisée ne traite que des pièces standardisées. C'est la raison pour laquelle la plupart des délocalisations proviennent des plus grandes entreprises , seules organisations capables d'alimenter ces nouvelles usines tertiaires en flux significatifs de services standardisés.

Les mouvements de délocalisation d'activités de services sont par ailleurs, pour une part d'entre eux, l'exacte copie des mouvements de délocalisation de l'outil industriel : les prestataires de l'immatériel calquent leur modèle sur celui des grandes entreprises industrielles ayant délocalisé leur outil de production ; ils suivent pour partie les mêmes logiques de réduction de coût par l'accès à une main d'oeuvre étrangère meilleur marché et la même dynamique de montée en gamme des activités de services délocalisées est à prévoir. Les services entrent donc eux aussi peu à peu dans le jeu de la mondialisation. Certains pans de l'économie des services - services à la personne, services de proximité - restent cependant en dehors du jeu mondial, du fait de leur caractère culturel spécifique, et du besoin inamovible d'une présence physique pour leur production.

3. Les chiffres : 202.000 emplois perdus dans les services au cours des 5 prochaines années

a) Les délocalisations : à 80 %, des non-localisations

Le cabinet Katalyse prévoit pour la période 2006-2010 la délocalisation de 202.000 emplois de services, soit 22 % de la création nette d'emploi salarié au cours des cinq dernières années. 80 % de ces pertes

d'emplois seront concernées par des non-localisations. Pour 1 emploi délocalisé, 4 emplois seront non-localisés .

L'importance quantitative du facteur « non-localisation » témoigne d'un arbitrage des entreprises défavorable à la France en ce qui concerne la localisation des emplois de services.

Emplois de services susceptibles d'être délocalisés au cours des cinq prochaines années 13 ( * )


Total 2006 : 39.000 emplois Total sur 2006-2010 : 202.000 emplois

Source : étude du cabinet Katalyse réalisée pour la commission des finances du Sénat

b) Principales victimes : les services aux entreprises, l'informatique et la recherche et développement

Seront principalement concernés par les pertes d'emplois au cours des cinq prochaines années le secteur des services aux entreprises (- 90.000 emplois) , ce qui témoigne du poids des « prestataires en délocalisations », mais aussi celui de l'informatique (- 37.000 emplois) et de la recherche et développement (- 20.000 emplois) , avec une proportion plus faible néanmoins dans ces deux derniers cas de délocalisations pures.

Les services dotés d'une forte composante de proximité ne sont que très marginalement concernés.

Ce sont les secteurs les plus technologiques et les plus informatisés, à savoir la recherche et le développement (R&D) et le secteur de l'informatique, qui sont et seront les plus concernés par les délocalisations. L'élément « technologie » constitue ainsi un moteur essentiel du mouvement des délocalisations.

Les secteurs des services concernés au cours des 5 prochaines années par les délocalisations

Source : étude du cabinet Katalyse réalisée pour la commission des finances du Sénat

Part de l'effectif total touché chaque année sur la période 2006-2010

c) Une concentration sur les entreprises de grande taille

Si les entreprises de moins de 500 salariés représentent 35 % des emplois de services, elles ne représentent que 21 % des emplois susceptibles d'être délocalisés : les délocalisations resteront au cours des cinq prochaines années le fait des très grandes entreprises.

* 13 Les emplois comptabilisés ici sont ceux qui pourraient être localisés en France (donc hors délocalisations motivées par l'accès à un marché en fort développement).

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