EXAMEN EN DÉLÉGATION

Au cours de sa réunion du mercredi 7 décembre 2005 , tenue sous la présidence de M. Joël Bourdin , président , la délégation pour la planification a procédé à l'examen du rapport d'information sur les principaux enseignements des simulations de la libéralisation des échanges commerciaux, de MM. Jean-Pierre Plancade et Daniel Soulage, rapporteurs .

MM. Jean-Pierre Plancade et Daniel Soulage, rapporteurs , ont tout d'abord rappelé que leur rapport d'information s'appuyait sur les travaux récents du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII), organisme d'étude placé auprès du Commissariat Général du Plan, dont les travaux en économie internationale sont désormais validés par toutes les organisations économiques internationales.

Ils ont indiqué ensuite qu'ils avaient souhaité présenter ces travaux avant le Sommet de Hong-Kong de la semaine prochaine parce qu'ils apportent des éléments nouveaux et surtout une tonalité différente par rapport au courant dominant, selon lequel la libéralisation des échanges est toujours un jeu « gagnant-gagnant ».

Les rapporteurs ont ainsi expliqué que le CEPII arrivait à un constat assez différent de celui de la Banque mondiale ou de l'OCDE, car ses méthodes de simulations sont différentes essentiellement sous deux aspects :

- d'abord, le CEPII raisonne sur les droits effectivement appliqués par les États, ce que ne faisaient pas les simulations conduites jusqu'à présent qui prenaient en considération les droits consolidés, qui sont les droits négociés à l'OMC, alors que les droits effectivement appliqués pour les États peuvent être inférieurs aux droits consolidés. Les droits consolidés peuvent ainsi être abaissés sans que cela touche les droits effectivement appliqués, auquel cas l'incidence sur le commerce international est nulle.

Ceci explique que les simulations réalisées jusque récemment surestimaient les gains de la libéralisation.

- le deuxième apport du CEPII est que cet organisme prend en compte toutes les préférences commerciales accordées aux pays les plus pauvres dans le cadre des accords ACP ou de l'initiative « Tous sauf les armes » qui exempte les pays les moins avancés de droits de douane à l'entrée sur le marché européen (sauf sur la banane et le sucre).

Un abaissement généralisé des droits de douane réduit ainsi l'avantage concurrentiel dont bénéficiaient les pays les plus pauvres : cette « érosion des préférences commerciales » était largement passée sous silence dans les simulations menées jusqu'à une période récente.

Le CEPII a ainsi construit des outils de mesure des droits de douane et de toutes les protections commerciales extrêmement précis, qui permettent de répondre à des questions sur lesquelles on avait jusqu'à présent un regard faussé.

La première question posée par les rapporteurs concerne le protectionnisme de l'Europe : celui-ci est-il confirmé par l'analyse conduite par le CEPII ? Sur ce point, M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur , a tout d'abord indiqué que les droits de douane effectifs imposés par l'Europe sont, en moyenne, peu différents des droits de douane imposés par les États-Unis.

L'Union européenne applique certes des droits en matière agricole (17,9 %) supérieurs à ceux des États-Unis (5 %), mais inférieurs à ceux de nombreux pays émergents (près de 60 % pour l'Inde par exemple) et inférieurs aux droits moyens mondiaux sur les produits agricoles (19,1 %).

Mais, dans le secteur manufacturier, l'Europe est parmi les zones qui appliquent les plus faibles droits de douane. Les droits de douane appliqués à l'importation, par pays exportateur, montrent que l'Europe est plus ouverte que les États-Unis, ou n'importe quel autre pays développé, aux exportations des pays les moins avancés (PMA).

Une autre question est de savoir si les pays pauvres recourent effectivement à ces préférences commerciales qui leur sont proposées pour leurs exportations vers l'Europe.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur , a rappelé que la Banque mondiale avait jeté le doute sur ce point en disant que les préférences commerciales accordées par l'Europe étaient théoriques et qu'en réalité elles n'étaient pas utilisées par les pays les plus pauvres.

Or le travail original conduit par le CEPII aboutit à deux conclusions claires :

- globalement, les préférences commerciales accordées par l'Union européenne sont largement utilisées (pour quatre exportations sur cinq) ;

- si l'initiative « Tout sauf les armes » est faiblement utilisée, comme le prétend la Banque mondiale, la raison en est que la plupart des pays les plus pauvres ont en quelque sorte « mieux ailleurs », notamment dans le cadre de l'Accord de COTONOU au profit des pays d'Afrique, Caraïbes et Pacifique.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur , a ensuite soulevé une troisième question : l'Europe fait-elle un usage protectionniste des mesures environnementales ?

En réponse, il a rappelé que la grande majorité du commerce international est constituée de produits potentiellement affectés par des mesures environnementales.

Or, les pays importateurs peuvent être tentés de faire un usage protectionniste de ces mesures, afin de protéger les producteurs locaux.

Le CEPII montre que le nombre de produits affectés par ces mesures est trois fois plus faible en Europe qu'aux États-Unis ou au Japon.

En Nouvelle-Zélande et en Australie, qui défendent les positions les plus libérales, les trois quarts de la valeur des importations agricoles sont affectées par des mesures environnementales.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur , a conclu sur ce point en estimant que les réponses ainsi apportées ne dessinaient certainement pas le portrait d'une « Europe forteresse », comme elle est très généralement qualifiée à la simple lecture des droits de douane dans le domaine agricole.

M. Daniel Soulage, rapporteur , a ensuite présenté les principaux résultats des simulations de l'impact de la libéralisation des échanges. Rappelant que l'actualité des négociations évolue chaque jour, il a indiqué qu'il était préférable d'insister sur le sens de quelques évolutions marquantes mises en évidence par les simulations que de présenter des résultats détaillés.

Il a ainsi souligné que le sujet agricole était décisif, tant du point de son impact économique pour les pays en développement que pour les négociations. Sur ce point, la principale conclusion de ces simulations est que les pays en développement auraient des gains inégaux à la libéralisation agricole.

Les pays émergents qui appartiennent au Groupe de CAIRNS, y seraient fortement gagnants et alors que pour les plus pauvres, notamment l'Afrique, l'impact global serait négatif.

Ceci s'explique, pour les pays émergents, par les avantages comparatifs (terres disponibles, main d'oeuvre abondante, une agriculture qui commence à accéder à des techniques modernes) dont ils disposent.

Pour les plus pauvres, les raisons de la chute de revenus résident à la fois dans l'érosion des préférences commerciales (qui se traduit par la perte d'un avantage concurrentiel) et dans la dégradation des termes de l'échange.

En effet, un résultat très important de ces simulations est que la libéralisation devrait se traduire par une hausse mondiale des prix agricoles en raison de la baisse des subventions dans les pays riches : l'incitation à produire diminuant, l'offre globale se réduit et les prix mondiaux augmentent.

Pour les pays importateurs nets de produits agricoles - qui sont généralement des pays pauvres -, cette hausse se traduit par une augmentation de la valeur des importations, une dégradation de la balance commerciale ; pour équilibrer leur commerce extérieur, ces pays sont obligés d'exporter des biens à bas prix et faible valeur ajoutée. Ceci se solde par un appauvrissement global du pays.

Les rapporteurs ont ainsi conclu sur ce point en considérant qu'il y a donc certainement beaucoup de raisons d'ouvrir les marchés agricoles dans les pays du Nord, mais qu'il serait exagéré de justifier cela au motif que cela profiterait aux pays les plus pauvres.

M. Daniel Soulage, rapporteur , a également indiqué que ces simulations montraient que les pays développés gagnent à la libéralisation des produits agricoles.

Pour des pays comme l'Australie ou la Nouvelle-Zélande, le gain serait substantiel. Pour l'Europe, il a jugé le résultat plus surprenant. En effet, le gain pour le consommateur y serait supérieur à la perte des producteurs ce qui entraînerait un gain de PIB global. Une libéralisation du type de celle qui est discutée en ce moment se traduirait par une baisse de la valeur ajoutée agricole en Europe, le gain de pouvoir d'achat pour le consommateur et le fait qu'on arrête de subventionner des activités moins rentables auraient un effet globalement positif.

Les rapporteurs ont également souligné l'apport original du CEPII sur l'impact de la libéralisation agricole sur les régions européennes. Les régions les plus pauvres, qui sont généralement spécialisées dans l'agriculture seraient celles qui perdraient le plus. Les rapporteurs ont relié cette question à celle de la réduction programmée des fonds structurels et à la problématique d'aménagement du territoire en Europe.

M. Daniel Soulage, rapporteur , a ensuite évoqué la libéralisation des produits industriels. En raison de tarifs douaniers au départ très différents, la libéralisation aurait des effets très contrastés : les pays du Nord seraient ainsi globalement gagnants à une libéralisation des produits manufacturés de même que les pays en développement d'Asie du Sud, qui ont des tarifs douaniers déjà bas et qui sont relativement épargnés par une nouvelle baisse.

Pour certains pays émergents, l'Inde en particulier, qui ont une forte protection douanière et une compétitivité fragile sur les produits industriels, la libéralisation pourrait avoir des effets négatifs, ce qui permet d'illustrer la position très défensive de ces pays sur cette question dans les négociations en cours. Pour eux, en effet, plus la libéralisation est ambitieuse, plus ils se font concurrence entre eux, puisqu'ils se situent sur les mêmes gammes de prix et de produits.

Pour les pays les plus pauvres, exemptés de tout engagement de libéralisation dans les négociations en cours, les importations seraient donc peu touchées ; par contre, comme pour l'agriculture, l'érosion des préférences commerciales leur ferait perdre des parts de marché à l'exportation.

Ces considérations ont conduit les rapporteurs à poser, en conclusion, la question du lien entre ouverture commerciale et développement.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur , a ainsi rappelé que lorsque la conférence de DOHA avait lancé le cycle de négociations actuel, elle avait affiché une ambition claire : ce cycle serait celui du développement. Il s'est donc demandé comment ont pouvait analyser cet objectif à la lumière des travaux des simulations présentées.

D'abord, il a mis en évidence que l'analyse économique confirmait qu'il n'y a pas une mais plusieurs problématiques du développement et qu'il était absurde de raisonner sur une notion globale des pays en développement, dont les problématiques sont parfois contradictoires.

Il a ainsi relevé le paradoxe qui veut que dans les négociations, depuis CANCUN, les plus pauvres sont objectivement alliés aux pays émergents.

Il a également souligné que l'Europe était critiquée dans ces négociations car elle aurait dû proposer des compensations sur les quelques produits sensibles aux pays les plus pauvres. Or elle ne l'a pas encore fait suffisamment, ce qui peut expliquer sa position difficile dans cette négociation.

Il a également regretté qu'on ait cherché à « survendre » aux pays les plus pauvres les avantages de la libéralisation.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur , a enfin estimé que ces simulations confirmaient ce qui peut être observé depuis 20 ans, c'est-à-dire le creusement des inégalités mondiales. Ces simulations montrent bien par quel mécanisme ce phénomène se produit, celui de la dégradation des termes de l'échange. Les pays pauvres se spécialisent sur les exportations dont les prix baissent alors que le prix de leurs importations augmente.

M. Jean-Pierre Plancade , rapporteur, a exprimé la crainte que le cycle qui se déroule actuellement n'accélère ce mouvement, car à la dégradation des termes de l'échange va s'ajouter l'érosion des préférences commerciales, donnant comme exemple celui de l'Ile Maurice, dont les exportations de sucre sont lourdement menacées.

Il a cependant estimé que le processus de la libéralisation ne devait pas être condamné pour deux raisons : tout d'abord, les grands pays émergents comme le Brésil ont des avantages à la libéralisation, or ces pays comptent beaucoup de pauvres qui profiteront de l'augmentation du revenu national ; ensuite, si l'ouverture n'entraîne pas la croissance, elle est un catalyseur de croissance : l'ouverture permet de supprimer les rentes d'importation, sources de corruption, d'améliorer la transparence et la crédibilité des institutions, donc la gouvernance ; elle permet de bénéficier des avancées technologiques, ce qui stimule la productivité.

M. Jean-Pierre Plancade, rapporteur , a d'ailleurs observé pour les pays asiatiques en forte croissance, la Corée en particulier, l'ouverture n'a pas été décisive. Mais elle a permis à l'investissement public d'être rentable.

Les rapporteurs ont ainsi estimé que l'analyse économique conduisait à souhaiter que ce cycle de négociations aboutisse, mais que cela supposait des conditions.

Il est tout d'abord nécessaire que les pays du Nord dans leur ensemble, mais l'Europe au premier rang, traitent résolument et clairement la question de l'érosion des préférences pour les pays les plus pauvres, au lieu de laisser au FMI le soin de traiter ce problème.

Une autre avancée est nécessaire en matière de « traitement spécial et différencié » en faveur des pays en développement. La négociation doit entériner que pour se développer, certains pays ont besoin de protections temporaires, pour protéger leurs industries naissantes.

Les rapporteurs ont également estimé que les pays en développement avaient autant besoin d'assistance et de conseil pour créer des capacités de production et d'exportation que de baisse des tarifs douaniers.

Ils ont ensuite évoqué une troisième solution qui consisterait de demander aux grands gagnants de l'ouverture agricole que sont les pays émergents d'octroyer un système de préférences aux pays les moins avancés : cette solution serait la plus logique, car les marchés en forte croissance dont pourraient bénéficier les pays les plus pauvres se trouvent dans ces pays.

Les rapporteurs se sont enfin félicité que les travaux du CEPII aboutissent à créer une véritable expertise française sur ces sujets et que son apport revêtait à cet égard un caractère stratégique. Précédemment, la France ne disposait pas de ce type d'outils et cela peut expliquer que, dans les négociations commerciales internationales, elle avait parfois eu du mal à justifier ses positions.

M. Yves Fréville a souligné que ces simulations mettaient en évidence la difficulté à redistribuer les gains de la libéralisation commerciale. Il a rappelé que les évolutions décrites dans ces travaux reposaient sur l'hypothèse de taux de change constants. Or leurs fluctuations peuvent avoir un impact considérable sur la répartition de la croissance mondiale.

Il a enfin relevé que le CEPII contribuait par ses travaux à améliorer l'expertise économique de l'administration française mais regretté que celle-ci souffre encore d'un manque de diversité et de pluralisme. Il a également souhaité que les administrations parlementaires puissent renforcer leurs moyens d'évaluation économique.

M. Bernard Angels a observé que l'Union européenne faisait preuve dans le domaine agricole d'une certaine probité, puisqu'elle impose des droits de douane élevés, mais n'utilise pas les mesures environnementales à des fins protectionnistes, soit une stratégie contraire de celles des États-Unis ou des pays développés du groupe de CAIRNS.

M. Yvon Collin s'est interrogé sur les effets positifs de la libéralisation agricole pour l'Union européenne.

M Gérard Bailly a souligné l'impact inégalitaire de l'ouverture commerciale pour les pays européens ainsi que la nécessité de prendre en compte l'impératif d'autosuffisance agroalimentaire. Il s'est demandé dans quelle mesure des dispositifs fiscaux nationaux, de type TVA sociale, seraient de nature à infléchir les tendances mises en lumière par les simulations.

M. Joël Bourdin, président , a évoqué les difficultés de mesure de l'évolution des termes de l'échange et souhaité connaître les raisons pour lesquelles la Banque mondiale minimisait la question de l'érosion des préférences.

En réponse, les rapporteurs ont indiqué que les divergences de mesurer l'impact de l'érosion des préférences constituaient effectivement un point de désaccord constant entre la Banque mondiale et le CEPII, mais que les méthodes utilisées par le CEPII étaient certainement plus rigoureuses. Ils ont précisé que ces simulations rejoignaient la plupart des travaux disponibles sur la question de l'impact positif d'une libéralisation agricole pour le PIB global de l'Union européenne, mais que ce résultat reposait sur une hypothèse fragile qui est celle d'une baisse des prix agricoles en Europe dont profiteraient réellement les consommateurs.

Un débat s'est enfin engagé sur la nécessité de renforcer les moyens d'évaluation économique à la disposition du Parlement auquel ont notamment participé MM. Yves Fréville, Jean-Pierre Plancade et Joël Bourdin, président .

La délégation a ensuite décidé d'autoriser la publication du rapport d'information de MM. Jean-Pierre Plancade et Daniel Soulage, rapporteurs .

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