B. LE DÉVELOPPEMENT DE L'INTERCOMMUNALITÉ RÉVÈLE L'ÉCHELON DE TROP

1. Transfert et partage des compétences : l'EPCI progresse vers le statut de collectivité territoriale de plein exercice

La pression exercée sur les EPCI à fiscalité propre afin que ceux-ci fixent dans leurs statuts une définition précise de l'intérêt communautaire montre que les transferts de compétences tels qu'ils ont été pratiqués jusqu'à présent n'ont pas apporté la stabilité juridique nécessaire à une répartition harmonieuse des tâches entre les communes-membres et l'EPCI. De même, la faculté offerte par la loi du 13 août 2004 de transférer des compétences du département à l'EPCI par convention montre que de ce côté aussi la frontière ne saurait être parfaitement fixée. On remarque ainsi que l'EPCI à fiscalité propre -et plus particulièrement la communauté d'agglomération et la communauté urbaine- cherche sa place entre la commune (et surtout la commune centre) et le département et souvent au détriment des deux.

C'est un phénomène qui annonce la mise en oeuvre d'une dynamique supra-communale et pourrait déboucher sur la constitution d'une nouvelle catégorie de collectivité territoriale. Les structures intercommunales les plus importantes cessent d'être perçues comme issues de la réunion des volontés des communes-membres pour assumer ensemble des compétences ; elles deviennent l'expression d'un lieu de pouvoir représentant l'intérêt de la population du territoire concerné, intermédiaire entre la commune centre et le département (ce qui n'est pas le cas en Ile-de-France où les communautés n'ont généralement pas de commune centre...). Cependant, cette situation ne se développe pas sans tension ou pour parler plus clairement, la ville centre ne reste pas indifférente devant ce phénomène. L'EPCI est soumis aux conséquences néfastes du clivage ville centre/villes périphériques, tandis que les intercommunalités rurales qui regroupent des communes plus semblables les unes aux autres, semblent moins concernées par ce handicap propre à l'intercommunalité de projet.

Il convient à ce propos de ne pas passer sous silence que le développement de l'intercommunalité à fiscalité propre ne se fait pas sans difficulté. Localement, outre les intérêts particuliers des communes, des EPCI existants et du département, les nouveaux EPCI sont naturellement confrontés à un environnement politique dont ils peuvent pâtir. En effet, l'intercommunalité n'est pas un simple outil technique de gestion rationalisée, elle doit aussi composer avec les autres lieux de pouvoir existants. Il s'ensuit parfois une émulation voire même une concurrence qui rend la vie quotidienne difficile.

2. La question de l'élection des délégués intercommunaux au suffrage universel direct

Le développement et l'importance à la fois démographique et budgétaire de certains EPCI à fiscalité propre ont conduit à ouvrir le débat de l'élection des délégués intercommunaux, voire des présidents, au suffrage universel direct. Une telle réforme qui trouve aujourd'hui peu de soutien parmi les élus locaux reviendrait à accélérer la transformation de l'intercommunalité en supra-communalité. La crainte que la supra-communalité puisse conduire au dépérissement et à la mort des communes a conduit le législateur jusqu'à aujourd'hui à écarter l'élection au suffrage universel direct. Il a donc été convenu que du point de vue juridique, les EPCI devaient rester des émanations des communes. Force est de reconnaître pourtant qu'aujourd'hui ce compromis repose essentiellement sur l'illusion d'une intercommunalité subordonnée aux communes. Cette illusion fixe la hiérarchie suivante : les communes sont les lieux de pouvoir initiaux et les structures intercommunales des pouvoirs seconds. Dans les faits pourtant, on sait que le mouvement est inverse et que la décision est prise par l'EPCI qui cherche ensuite à l'imposer à ses communes-membres.

Ce qu'offre aujourd'hui le paysage territorial français, ce n'est pas d'un côté des collectivités territoriales dotées d'un territoire et bénéficiant d'un droit général à administrer leurs affaires et de l'autre des EPCI dotés seulement d'un périmètre, corsetés par le principe de spécialité et par la tutelle des communes.

Certes, au commencement, l'EPCI se définit plus par sa mission que par son territoire, mais depuis 1999 (et l'obligation du territoire d'un seul tenant et sans enclave pèse ici de tout son poids), l'EPCI renforce sa cohérence territoriale, car son territoire devient une condition de sa création de même que sa population. En outre, la loi exige pour la communauté d'agglomération et la communauté urbaine que le territoire soit « structuré » autour d'une ville- centre et d'un chef-lieu. Enfin, on se souvient que la DATAR prédéterminait des territoires urbains (au nombre de 140) en fonction de critères multiples historiques et géographiques mais aussi économiques (bassins d'emploi). Le territoire d'un EPCI semble aujourd'hui au moins aussi important que celui d'une collectivité territoriale (commune ou département) et il a en outre pour lui -s'il est pertinent- d'être actuel et en parfaite adéquation avec la situation démographique, sociale et économique du moment, à la différence des territoires historiques des communes qui ne prennent plus en compte les évolutions démographiques et économiques.

Quant au principe de spécialité, on a vu qu'il n'était pas intangible puisqu'il souffrait d'être atténué par l'intérêt communautaire : une compétence peut donc être partagée et partagée de manière inégalitaire. Quoiqu'il en soit, même si l'EPCI ne peut intervenir que dans les compétences qui lui sont transférées, on sait que ces compétences englobent la quasi-totalité des compétences communales et que même les polices spéciales aujourd'hui peuvent lui être transférées. Enfin, si pour les communautés de communes, l'intérêt communautaire est déterminé à la majorité des conseils municipaux des communes membres, dans le cas des communautés d'agglomération et des communautés urbaines, c'est l'organe délibérant qui le définit et circonscrit ainsi ses compétences : on s'éloigne d'une application stricte du principe de spécialité.

L'EPCI est censé être subordonné au contrôle de ses communes-membres, mais aujourd'hui il témoigne au contraire d'une grande autonomie, une fois créé et la loi n'a pas doté les communes-membres d'autre forme de coercition que celle du rappel par la commune-membre de ses délégués.

Aussi peut-on se demander si l'EPCI à fiscalité propre n'a pas évolué vers un statut plus proche de celui de la collectivité territoriale que de celui de l'établissement public et si cette évolution (qui n'a pas été maîtrisée) ne débouche pas logiquement sur le débat de l'élection au suffrage universel. C'est oublier cependant que le développement de l'intercommunalité à fiscalité propre peut être considéré comme un outil expérimental dans le domaine de l'organisation territoriale. Figer la carte intercommunale aujourd'hui en autorisant l'élection au suffrage universel direct des délégués reviendrait à interrompre prématurément la réforme de l'organisation territoriale et la quête du meilleur échelon d'administration local de base.

Toutefois, il convient de passer en revue les raisons qui aujourd'hui militent pour l'élection des délégués intercommunaux au suffrage universel direct.

L'intercommunalité étant devenue un lieu de pouvoir politique et fiscal, elle doit aussi être un lieu démocratique, sauf un jour à perdre sa légitimité. C'est le premier argument militant en faveur de l'élection au suffrage universel direct.

Les enjeux financiers et fiscaux se situent désormais autant au niveau intercommunal qu'au niveau communal et les budgets intercommunaux sont de plus en plus importants en volume. L'autonomie fiscale des EPCI par rapport à leurs communes-membres et le simple fait que les EPCI lèvent l'impôt créent naturellement une responsabilité des délégués communautaires devant les contribuables, leurs électeurs. Le lien entre les électeurs et les délégués communautaires est-il trop lâche quand ces délégués ne sont pas élus directement par les citoyens ? Telle est la question qui se pose. Quant au risque, il n'est pas seulement celui du « déficit démocratique », il concerne également une insuffisance de contrôle de l'électeur contribuable sur celui qui lève l'impôt. Ainsi l'intercommunalité nouvelle dont les ambitions sont nettement politiques continue toutefois à fonctionner comme une administration de gestion. Cette situation est analysée par les partisans du suffrage universel direct comme un déni de démocratie. Il faut toutefois reconnaître qu'elle fait partie du compromis fondateur dont il a été ici plusieurs fois question.

En effet, l'intercommunalité se développe et s'émancipe dans les faits, mais l'Etat et les élus locaux s'accordent pour continuer à la présenter comme dépendant politiquement uniquement des communes. L'intercommunalité est un compromis national pour surmonter le rejet des fusions de communes et elle vit de compromis territoriaux établis entre élus locaux pour mieux organiser le partage des ressources destinées aux politiques publiques et mieux organiser la vie locale.

Si l'intercommunalité accède au statut de collectivité territoriale directement ou indirectement grâce à l'élection au suffrage universel direct de ses organes délibérants, il apparaîtra aussitôt qu'il y a une échelon administratif local de trop. La commune comme le département seront menacés.

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On découvre -et on le lui reproche- que l'intercommunalité a créé un niveau d'administration locale là où on pensait d'abord qu'une simple coordination de l'existant pouvait suffire.

Cependant, on comprend à ce stade que l'enjeu de l'intercommunalité à fiscalité propre est essentiellement devenu celui de la mutation nécessaire de l'administration territoriale. Le développement brutal de la nouvelle intercommunalité a permis de mettre en lumière les imperfections de notre organisation territoriale. Tous les domaines de l'action publique locale sont concernés et le partage des compétences entre les différents niveaux -définitif ou à titre expérimental- semble ouvrir la voie à une redistribution encore plus grande. Il est naturel alors que ce bouleversement introduit par la nouvelle intercommunalité conduise à soulever la question du meilleur échelon d'administration et, partant, de juger quel échelon est en trop.

C'est un mérite de l'intercommunalité issue de la loi de 1999 d'avoir provoqué cette prise de conscience. Le bilan de l'intercommunalité nouvelle est donc essentiellement le bilan d'une expérimentation. On ne peut que regretter que ce bilan soit préoccupant du point de vue de l'efficacité de la dépense publique.

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