B. AU-DELÀ DE L'ANALYSE COMPTABLE, UN AUTRE DIAGNOSTIC ?

Le diagnostic qui se dégage de l'analyse comptable semble clair : l'Europe a quasiment rattrapé le niveau technologique - mesuré par la productivité horaire - des États-Unis, mais l'écart de niveau de vie persiste en raison du faible nombre total d'heures travaillées en Europe 33 ( * ) (qui résulte à la fois d'un plus faible taux d'emploi et d'une durée du travail par personne employée plus faible).

Autrement dit, si le nombre d'heures travaillées par personne en Europe était resté le même 1 , le niveau de vie y serait aujourd'hui identique à celui des États-Unis.

L'analyse des déterminants comptables du niveau de vie dessine aussi un « modèle européen » qui relèverait d' un choix : celui de la distribution à l'ensemble de la population de la forte productivité horaire d'une population au travail restreinte, avec pour conséquence un moindre niveau de PIB par habitant comparé aux États-Unis.

Ce diagnostic souffre toutefois d'une faiblesse : il ne prend pas en considération les corrélations possibles entre les évolutions des facteurs comptables telles qu'elles ont été décrites ci-dessus. Par exemple, une forte productivité horaire peut résulter d'une faible durée du travail ou d'un faible taux d'emploi ; inversement, la faiblesse du taux d'emploi peut résulter d'une forte productivité ; ou encore, les évolutions de la productivité, de l'emploi ou de la durée du travail peuvent être le produit d'une adaptation à une faible croissance du PIB...

Ainsi, l'analyse à partir des facteurs comptables dessine des tendances suffisamment caractérisées pour devoir être prises en compte ; mais, elle doit être affinée et votre rapporteur insistera plus particulièrement sur les trois points suivants :

- l'Europe se situe-t-elle réellement à la frontière technologique ?

- le niveau de vie européen résulte-t-il d'une « préférence pour le loisir » ?

- suffirait-il aux Européens de « travailler plus » pour rejoindre le niveau de vie américain ?

1. L'Europe à la frontière technologique ?

a) Durée du travail, taux d'emploi et productivité horaire

L'analyse comptable présentée ci-dessus aboutit à la conclusion que l'Europe se situerait avec les États-Unis à la frontière technologique, c'est-à-dire au niveau technologique le plus avancé du processus productif.

Cette conclusion est toutefois contestée par divers travaux, notamment ceux menés à la Banque de France 34 ( * ) , qui soulignent que le haut niveau de la productivité horaire en Europe peut être partiellement déterminé par la faiblesse de la durée du travail et du taux d'emploi :

- concernant la durée du travail , ses rendements seraient globalement décroissants en raison d'effets de fatigue . Des travaux économétriques concordants montrent une élasticité négative de la productivité horaire à la durée du travail de l'ordre de 0,4 % 35 ( * ) .

- concernant le taux d'emploi , il apparaît que les écarts entre l'Europe continentale et les États-Unis se concentrent sur les jeunes (l'écart de taux d'emploi avec les États-Unis est de 15 et 30 points pour l'Union européenne et pour la France) et les travailleurs âgés (l'écart est d'environ 20 points). Or, la productivité des jeunes et des travailleurs âgés qui ne sont pas en emploi peut être considérée comme inférieure à celle des adultes en emploi : pour les jeunes, ceci s'explique par le déficit d'expérience ; pour les individus âgés qui ne sont pas en emploi par une obsolescence des compétences .

Les travaux de la Banque de France estiment à -0,4/0,5 l'élasticité de la productivité au taux d'emploi 36 ( * ) .

Ces travaux montrent aussi que le bon niveau européen, par rapport aux États-Unis, en termes de productivité horaire ne s'expliquerait pas uniquement par sa performance technologique mais aussi par une durée du travail plus courte et des taux d'emploi plus faibles, les moins productifs étant exclus de l'emploi.

Sur cette base, les services de la Banque de France ont calculé une productivité « structurelle » des pays européens relativement à celle des États-Unis, c'est-à-dire si la durée du travail d'une part, et les taux d'emploi d'autre part, étaient identiques à ceux des États-Unis.

Ces travaux conduisent à minorer le niveau de la productivité horaire des pays européens « à structure - de la durée du travail et de l'emploi - identique à celle des États-Unis », de respectivement 10 et 15 points 37 ( * ) environ pour l'Union européenne et la France, le niveau - relativement aux États-Unis - de la productivité structurelle par rapport à la productivité observée.

Selon cette approche, l'écart négatif de niveau de vie entre la France et les États-Unis, de l'ordre de 25 points en 2002 38 ( * ) s'expliquerait pour 7 points par une productivité « structurelle » plus faible (alors que la productivité observée est plus élevée en France), pour 10 points par une durée du travail plus faible et pour 8 points par un taux d'emploi plus faible (cf. tableau ci-dessous).

Tableau n° 6

DE LA PRODUCTIVITÉ HORAIRE AU PIB PAR HABITANT EN FRANCE, EN 2002

Note : l'approche « observée » suppose des rendements unitaires de la durée du travail et du taux d'emploi. L'approche « structurelle » prend en compte les rendements décroissants de la durée du travail et du taux d'emploi.

Source : Conseil d'Analyse Economique, Rapport « Productivité et croissance » (Gilbert Cette).

Ceci conduit les auteurs de ces travaux à conclure que « les niveaux plus élevés aux États-Unis qu'ailleurs de la productivité horaire structurelle indiquent que ce pays définit bien, en termes d'efficience productive, la frontière technologique dont les autres pays sont plus ou moins éloignés » 1 .

Cette conclusion est reprise dans le rapport du Conseil d'analyse économique « Productivité et croissance » (2004), les deux auteurs - Gilbert Cette et Patrick Artus - y développant ainsi l'idée que le retard de niveau de vie européen est aussi le fait d'un retard technologique structurel .

* 33 Relativement aux États-Unis.

* 34 Voir notamment R. BOURLÈS et G. CETTE : « Une comparaison des niveaux de productivité structurels des grands pays industrialisés « Note d'étude et de recherche de la Banque de France n° 133 » (2005).

* 35 C'est-à-dire qu'une augmentation de la durée du travail de 10 % entraîne une baisse de la productivité horaire de 4 %. Ou, en raisonnant en productivité par tête (qui résulte du produit de la durée du travail et de la productivité horaire), une augmentation de la durée du travail de 10 % entraîne une augmentation de la productivité par tête de 6 %. Cette estimation semble confirmée par les évaluations pour la France du passage aux 35 heures.

* 36 Une hausse de 10 % du taux d'emploi entraînerait une baisse de 4 à 5 % de la productivité. Cette estimation signifie que la productivité des personnes d'âge actif, actuellement hors emploi, serait dans l'hypothèse où elles retrouveraient un emploi, environ deux fois plus faible que celle des personnes en emploi.

* 37 Gilbert CETTE : « Productivité : les États-Unis distancent l'Europe », Futuribles n° 299, juillet-août 2004.

* 38 En prenant l'OCDE comme source.

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