c) Les dangers d'une vision trop manichéenne

La presse s'est faite suffisamment l'écho des pratiques, parfois brutales, des fonds d'investissements - au sein desquels il conviendrait d'opérer des distinctions et d'éviter des amalgames - pour que la mission se contente, à ce stade, de donner la parole aux représentants de la profession en vue de souligner que la réalité est plus complexe et qu'il faut se garder de toute vision simpliste.

Entendu par la mission commune d'information 59 ( * ) , M. Patrick Sayer, président de l'Association française des investisseurs en capital (AFIC), considère que ces fonds pouvaient même être considérés comme une chance pour la conservation de certains centres de décision en France, tant pour certaines entreprises familiales nécessitant des capitaux supplémentaires pour se maintenir sur le marché français et sur le marché européen que pour des branches d'activités cédées par des conglomérats français. Il a ajouté avoir observé qu'à l'issue de la cession de leur participation par ces fonds, au bout de quelques années, l'entreprise continuait son existence avec la même direction dans « 90 à 95 % des cas ».

Il a donc invité les membres de la mission commune d'information à ne pas considérer ces investisseurs comme des agents de transfert de centres de décision à l'étranger : « les fonds d'investissements sont en réalité une chance pour la conservation des centres de décisions en France. Nous sommes aujourd'hui confrontés à un moment historique où se conjuguent deux phénomènes : d'une part, certaines entreprises familiales n'ont pas une dimension européenne et ont besoin de capitaux supplémentaires et de nouveaux relais capitalistiques pour se maintenir sur le marché français et sur le marché européen. D'autre part, des grands groupes qui étaient à l'origine des conglomérats français et dont le core business devient international sont amenés à céder les éléments de ce conglomérat en France qui ne font pas partie de leur coeur de métier. Il faut donc trouver des relais de financement à ces deux catégories d'entreprises. »

Prenant un exemple concret, il précise que « la proposition que nous faisons à ces entreprises à la recherche de moyens de financement leur permet de traverser cette épreuve souvent difficile que constitue la sortie d'un groupe pour se concentrer sur ses forces. Il s'agit de faire en sorte que cette entreprise devienne un pôle de consolidation autour d'elle plutôt qu'un élément de la consolidation d'une entreprise étrangère. Par exemple, si Carlyle et Eurazeo n'avaient pas investi dans Terreal, une entreprise de tuiles sortie du giron de Saint-Gobain, cette société aurait été reprise par Wienerburger, un groupe autrichien. A moyen terme, le centre de décisions de Terreal aurait disparu et les savoir-faire exceptionnels de cette entreprise en matière de R&D et les générations de nouveaux produits auraient été progressivement transférés vers l'Autriche. »

Il est revenu sur l'affaire Arcelor-Mittal pour démontrer que l'intervention des fonds aurait pu, en quelque sorte changer le cours de l'Histoire : « Il y a deux ans, Eurazeo s'était intéressé à Arcelor, que nous considérions comme une entreprise mal gérée. Les moyens d'Eurazeo étaient alors insuffisants, mais une opération aurait été envisageable en collaboration avec un fonds étranger. Si nous étions allés jusqu'au bout de ce projet, Arcelor serait aujourd'hui un groupe partiellement français, partiellement luxembourgeois et partiellement belge. Ses centres de décisions et ses pôles technologiques auraient conservé une prépondérance européenne, alors que cette entreprise devient aujourd'hui un élément d'un ensemble dont le centre de pilotage est indien et que contrairement aux assurances verbales qui ont été données, on est aujourd'hui en train de fermer les usines implantées en Belgique. »

Symétriquement, M. Patrick Sayer a pris un exemple montrant que l'intervention des fonds d'investissement même en partie étrangers aurait pu maintenir des centres de décision en France. Ainsi « dans le cadre du début de démantèlement de Vivendi. Il fallait trouver des actifs à vendre pour respecter les échéances. Un des premiers actifs cédés était l'activité édition scolaire de Vivendi, Vivendi Universal Publishing. Cet éditeur était l'un des trois premiers à l'échelle mondiale sur ce segment. Il était le seul à publier des ouvrages en français, en anglais, à la fois en Angleterre et aux Etats-Unis, en Espagne, au Portugal et au Brésil. Il avait donc acquis les savoir-faire propres à chacun de ces grands pays, et avait donc la possibilité de prendre le meilleur des différents programmes ou méthodes pédagogiques à travers le monde pour les transposer en France.

A l'époque, la puissance publique avait une vision défavorable des fonds d'investissements. Nous avions proposé un consortium dans lequel Eurazeo était majoritaire et dans lequel participait Carlyle, mais les pouvoirs en place ont jugé préférable de permettre à un groupe français de reprendre des actifs français. On a alors en réalité organisé le dépeçage de ce groupe mondial car les actifs étrangers sont repartis dans leurs pays, alors qu'une équipe de management française aurait eu la possibilité de contrôler un ensemble mondial à partir de Paris. »

A partir de ces cas d'espèce, et notamment des regrets exprimés à propos d'Arcelor, la mission commune d'information attire l'attention sur les dangers d'une vision trop manichéenne. Un fonds d'investissement a pour ambition, en principe, de rationaliser des structures, ce qui ne passe pas nécessairement par des démantèlements, car le but ultime c'est de gagner de l'argent en redynamisant l'entreprise.

Il peut en aller de même pour ce qui concerne les fonds spéculatifs qui, pour déconnectée de la vie de l'entreprise que puisse paraître leur action, constituent avant tout de remarquables détecteurs d'anomalies de marché . Dans leur récent ouvrage « Le grand méchant marché » 60 ( * ) , MM. Augustin Landier et David Thesmar, s'appuyant sur les travaux de l'économiste Stephen Ross, professeur au Massachusetts institute of technology (MIT), ont comparé les acteurs des marchés financiers à « des brebis erratiques, peu informées et peu rationnelles, [achetant et vendant] un peu au hasard chaque jour en bourse ». Mais, poursuivent les auteurs, « ce qui fait la justesse des prix, ce n'est pas que les brebis sont collectivement inspirées à rester sur le bon chemin : ce sont les loups à l'affût qui sautent sur les brebis quand elles s'écartent trop du chemin du « juste prix » ». Dans ces marchés fluides, les fonds spéculatifs jouent le rôle des loups ou des « chiens de garde » veillant à ce que les brebis restent proches des « vraies » valeurs des entreprises. Stephen Ross a d'ailleurs montré que l'objectif était largement atteint puisque, si l'on admet que les écarts de cours sont représentés par la somme des bénéfices des fonds spéculatifs (soit le nombre de brebis croquées par les loups), les erreurs représentent moins de 1 % de la valeur totale des entreprises cotées en bourse. La fonction de « régulateur » des « hedge funds » s'exercerait donc correctement . La mission ne fait évidemment pas sienne cette vision cynique, mais estime indispensable d'en rappeler la logique.

Il n'en reste pas moins que les stratégies aussi risquées qu'opaques de nombre de ces fonds (qui, au nombre de 900, disposeraient d'environ 1.200 milliards d'euros d'actifs) font courir un risque au système bancaire . Dans ce contexte, la réflexion sur la rédaction d'un « code de conduite » de ces acteurs, à propos duquel le G8 finances de Potsdam n'a pu s'entendre le 20 mai 2007, gagnerait à être poursuivie et concrétisée.

* 59 Le 8 février 2007.

* 60 Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché. Décryptage d'un fantasme français , Flammarion, 2007.

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