b) Le patriotisme économique des autres

De nombreux chefs d'entreprises et intervenants auditionnés par la mission d'information ont noté la prégnance, dans de nombreux pays étrangers, d'un patriotisme économique « défensif » souvent discret, partant plus efficace, que son équivalent français. Cette constatation a souvent accompagné l'approbation nuancée des pratiques étrangères : en matière de politique économique le pragmatisme trouve sa place. C'est ainsi que M. Alain Juillet, Haut responsable chargé de l'intelligence économique au Secrétariat Général de la Défense Nationale, a estimé que le patriotisme économique ne pouvait être considéré comme déplacé dès lors que les Etats-Unis et la Russie y recouraient.

De son côté, M. Franck Riboud s'est déclaré convaincu de la nécessité pour les pouvoirs publics d'agir afin d'attirer les centres de décision en France, notant que les Etats apparemment les plus libéraux mobilisaient des outils à cet effet. Evoquant le veto du congrès des Etats-Unis à la prise de contrôle de ports américains par des intérêts situés à Dubaï, M. Ernest-Antoine Seillière a estimé que refuser la cession d'un port à une entreprise de Dubaï était imaginable, mais l'on s'exposait à des mesures de rétorsion au nom de la réciprocité, alors qu'il faut avoir la capacité de faire face à ce type de situation. L'une des grandes faiblesses de l'Europe, a-t-il noté, est son incapacité de prendre en matière commerciale des mesures équivalentes à celles d'autres pays.

Il convient donc de prendre acte de la réalité du patriotisme économique à l'étranger, peut-être de s'en inspirer du côté des méthodes, dans la mesure où celles-ci seraient plus efficaces que celles en usage en France.

L'exemple des ports américains est significatif de la spécificité et de l'efficacité américaines en la matière. Aux Etats-unis, le patriotisme économique est largement tourné vers des préoccupations de sécurité nationale. En mars 2006, l'opposition du Congrès à la prise de contrôle de six grands ports par une société de Dubaï a été suscitée par des préoccupations de sécurité nationale, tout comme, l'année précédente, l'opposition manifestée à l'offre hostile de la société chinoise CNOOC (compagnie pétrolière chinoise) sur la septième compagnie pétrolière américaine : on est assez loin des débats français.

Toutefois, le patriotisme économique américain n'est pas seulement sécuritaire, comme le montre, en dehors du domaine des prises de contrôle capitalistiques, l'exemple du Small Business Act de 1953, qui permet aux autorités de réserver une part de leurs achats publics aux PME américaines. On notera à ce propos que la sécurité nationale est invoquée indifféremment pour empêcher les prises des contrôle et pour barrer l'accès aux contrats publics : en mai 2005, le fabriquant chinois de PC Lenovo, qui avait remporté un appel d'offres du gouvernement pour équiper l'administration de 60.000 ordinateurs, a finalement subi le veto du département d'Etat pour des motifs relatifs à la sécurité nationale.

On remarquera aussi que le gouvernement chinois, qui s'était ému de cet épisode, n'est pas en reste, comme le montrent les déboires en Chine d'un certain nombre de groupes étrangers : devant l'opposition des autorités, le groupe financier américain Carlyle a dû renoncer à racheter la majorité des parts de la société de matériel de construction Xugong ; Arcelor-Mittal a différé une prise de participation dans le sidérurgiste Maiwu ; Goldmann Sachs a de la difficulté à obtenir la possibilité de racheter le groupe agroalimentaire Shineway ; et enfin Danone fait face à une polémique à l'occasion du rachat éventuel de Wahaha, premier fabriquant chinois de boissons...

Assez proche de nos préoccupations, de nos doutes et de nos échecs, est le cas italien . En avril dernier a été annoncé l'abandon de l'offre d'AT & T sur Télécom Italia au motif des difficultés que pourraient susciter de « possibles problèmes réglementaires ». Le patronat italien a alors critiqué le rôle du chef du gouvernement : « des règles peu claires et, qui plus est, modifiées en cours de route ne peuvent que conduire inexorablement à la perte de crédibilité et à l'éloignement des investissements étrangers », a déclaré de président de Cofindustria. On sait aussi les difficultés de tous ordres auxquelles a donné lieu ces dernières années la défense de l'italianité du secteur bancaire . A titre d'illustration des approches différentes d'un pays à l'autre on rappellera qu'en mars 2005 l'offre du Néerlandais ABN Amro, dont le rachat actuel par une banque britannique ne soulève pas d'opposition de principe aux Pays-Bas, sur Banca Intesa a été vigoureusement contrée par la Banque d'Italie.

L'Allemagne et la Grande-Bretagne semblent moins accessibles aux tentations du patriotisme économique.

Ainsi, l'Allemagne n'a pas défini de secteurs stratégiques, et si le gouvernement allemand a pu faire part de ses craintes lors du rachat d'Aventis par Sanofi, il n'a pas tenté d'empêcher l'opération. Certains dossiers allemands en instance d'examen à la Commission européenne sont de nature plutôt historique et ont un caractère résiduel : la loi VW assure au Land de Basse Saxe le contrôle de Volkswagen, et les caisses d'épargne bénéficient de la protection de la loi en cas d'opération de rachat par des banques privées.

Par ailleurs, il semblerait, selon les informations recueillies par la mission, que les fédérations représentant les entreprises et le patronat (BDI, DIHK) soient en général réticentes à un réflexe national provenant des autorités dans les opérations transnationales, dont elles attendent surtout l'appui à la création de conditions d'affaires optimales, afin de favoriser le maintien ou l'arrivée d'entreprises sur le territoire national quelle que soit leur nationalité. Les partis de gouvernements allemands, qu'il s'agisse du SPD ou de la CDU/CSU, semblent aussi, de manière générale, réticents à l'idée d'un réflexe national interventionniste dans le cas d'opération transfrontalières.

Quoi qu'il en soit, l'Allemagne sait aussi mettre en place des structures capitalistiques de nature à préserver ses intérêts nationaux. Ainsi peut-on interpréter comme des réactions « patriotiques » certains mouvements capitalistiques récents : la prise de participation majoritaire de Porsche dans VW peut ainsi apparaître comme une réaction de défense pour éviter toute tentative d'OPA contre Volkswagen. Il s'agit en effet de contourner la probable future suppression de la « loi Volkswagen » destinée à protéger Volkswagen des influences étrangères.

De même, la tentative lancée par le Français Bureau Veritas, entreprise de certification maritime, en décembre 2006 de racheter le Hambourgeois Germanischer Lloyd, a suscité une forte réaction de défense du comité de direction. Celui-ci a mis en avant le risque que représentait ce rachat pour le site hambourgeois et ses 3.200 emplois, et a préconisé le maintien d'un capital allemand. La victoire finale du milliardaire Hambourgeois Günther Herz, sans lien évident avec le secteur (il est le principal actionnaire de Puma), a reçu un écho très positif de la part des autorités politiques et de la presse locale.

La Grande-Bretagne apparaît, ainsi qu'a pu le constater le président de la mission commune d'information lors d'un déplacement qu'il a effectué à Londres les 19 et 17 avril derniers, comme le pays dans lequel il est le plus difficile de trouver un aveu de patriotisme économique.

La mission a le sentiment que le gouvernement britannique assume et défend une politique indifférente à la nationalité de l'acquéreur (« ownership blind »), parfois résumée par l'image de Wimbledon : les joueurs sont étrangers mais le gazon est anglais. Fondamentalement, les Britanniques semblent considérer que la nationalité des entreprises est un concept inopérant en matière de politique industrielle. Ils retiennent volontiers à cet égard l'exemple de l'industrie automobile : en se restructurant, le secteur a perdu les entreprises britanniques mais a retrouvé un niveau de production locale comparable aux années 1970 et nettement supérieur aux années 1980. L'intervention de l'Etat se situe intégralement sur le terrain de la régulation et des politiques d'attractivité. Il n'en demeure pas moins que le débat politique britannique privilégie une vision large de la notion de centre de décision, avec comme clé de voûte le rôle de Londres, capitale internationale des affaires. En fin de compte, il semble possible d'avancer que la nationalité des capitaux et la localisation du siège ne sont que des aspects de l'influence économique, qui passe aussi par les règles de gouvernance de la city, le droit britannique, l'intermédiation financière, les multiples conseils de l'entreprise, la localisation de la recherche et développement, la nationalité du management. Sur tous ces terrains, le Royaume-Uni est manifestement très actif.

Les Pays-Bas apparaissent également comme les champions proclamés du libéralisme en matière d'investissements directs étrangers. Les informations recueillies à cet égard par la mission donnent le sentiment qu'il n'y a pas de grand débat dans l'opinion publique quant à la notion de la nationalité des entreprises. Dans certains cas, au moment d'une reprise d'une entreprise néerlandaise, une discussion sur « les soldes des entreprises néerlandaises » apparaît, mais les préoccupations des Néerlandais ne paraissent pas fixées sur ces questions.

Pour autant, le gouvernement reste attentif à la préservation des intérêts économiques du pays et patrimoniaux de l'Etat. La fusion Air France-KLM s'est ainsi accompagnée d'un accord garantissant le développement de l'aéroport d'Amsterdam-Schiphol, complété par un accord fiscal bilatéral maintenant les Pays-Bas comme base d'imposition de la compagnie KLM fusionnée.

Lors de son audition par la mission commune d'information, le 14 février dernier, M. Jean-Cyril Spinetta a confirmé le soin apporté à la préservation des intérêts néerlandais : « L'équilibre entre Air France et KLM, et entre les intérêts nationaux que représentent ces entreprises, a en effet constitué le point le plus délicat de la négociation préalable à l'accord de fusion. Nous avons mis en place une holding qui coiffe deux sociétés distinctes, qui présente un seul résultat économique, mais avec cette dissociation droits économiques - droits de vote pour KLM. Au moment où l'opération a eu lieu, le rapport économique entre Air France et KLM était de 80 % de la valeur pour Air France et 20 % de la valeur pour KLM. Nous avons proposé aux Néerlandais, en dépit de ce déséquilibre, un système de management paritaire du groupe. Le comité de management stratégique, que je préside avec une voix prépondérante, compte quatre Français et quatre Néerlandais. Il est évident que dans un tel système, la voix prépondérante ne doit jamais s'exercer mais faciliter la recherche du consensus .[...]

« Par ailleurs, le gouvernement néerlandais, qui n'était pas actionnaire de KLM, et les Néerlandais de manière générale, ont tenu à ce que demeure pendant au moins huit ans une société de droit néerlandais, KLM, avec ses droits de trafic, son certificat de transport aérien, sa localisation aux Pays-Bas. Nous avons pris des engagements sur ce point, vis-à-vis des actionnaires et surtout du gouvernement néerlandais. Nous y étions de toute façon obligés du fait des droits de trafic : si la société KLM avait disparu, les Etats étrangers auraient pu retirer leurs droits de trafic . [...]

« Comment font les Néerlandais pour protéger leurs entreprises ? En premier lieu, il y a cette notion de parties prenantes, qui est une obligation juridique dans la loi néerlandaise. Outre le gouvernement, l'aéroport d'Amsterdam avait son mot à dire dans le projet de fusion, dans la mesure où son futur dépend de l'évolution de la société. »

D'une façon générale, le gouvernement néerlandais semble soucieux de maintenir sur place les centres de décision liés notamment à la présence des groupes multinationaux.

La localisation aux Pays-Bas du siège du groupe pétrolier anglo-néerlandais Shell (Royal Dutch et Shell plc), après l'abandon en 2005 de la structure bicéphale, a été vécue comme une « victoire » de la Haye sur Londres. Inversement, le groupe Unilever s'est abstenu, dans un contexte identique, de fermer le siège de Rotterdam au profit de Londres.

A cet égard, on peut considérer que le traumatisme causé par les deux offres concurrentes émanant de sociétés étrangères sur ABN Amro 177 ( * ) , première banque du pays, laissera certainement des traces.

De même, il convient de rappeler que la société Storck avait émis des actions prioritaires pour se protéger de la perspective d'une scission en trois entités, mais que le tribunal de commerce de La Haye avait invalidé cette émission et suspendu l'opération pendant six mois.

L'ensemble de ces éléments suggère que la pratique active et judicieusement circonscrite du patriotisme économique dans le cadre d'une conception aboutie de l'intérêt économique national est sans doute plus appropriée que sa revendication publique.

* 177 Une offre publique d'échange « amicale » a été déposée le 23 avril 2007 par la banque britannique Barclays, et un consortium composé de Royal Bank of Scotland, Banco Santander et Fortis a surenchéri le 8 mai 2007 (l'offre, qui conduirait à un démantèlement, a été rejetée par ABN Amro).

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