CHAPITRE 1 : HARMONISER LES RÉGIMES DE CROISSANCE EN EUROPE AFIN D'EN ASSURER LA VIGUEUR ET LA SOUTENABILITÉ

Dans le domaine économique, l'homogénéisation des préférences des États européens consisterait non à se rallier à des slogans ou à des incantations mais à s'accorder sur des objectifs communs concernant les modèles nationaux de croissance économique.

Ce processus est aujourd'hui censé trouver sa place dans le cadre de la procédure des « Grandes orientations des politiques économiques » (les GOPE). Celles-ci comportent pour une période pluriannuelle des lignes directrices concernant les politiques économiques et des suggestions de réformes microéconomiques.

Mais, dans le domaine macroéconomique, les GOPE ne sont, dans les faits, que des têtes de chapitres, dont le choix n'est pas insignifiant, mais dont la portée est presque nulle en pratique, ne serait-ce que parce qu'elles sont dénuées de précision.

LA SIXIÈME LIGNE DIRECTRICE DES GOPE 2005-2008
SUR LA COORDINATION DES POLITIQUES ÉCONOMIQUES

(Extrait du document officiel)

Contribuer au dynamisme et au bon fonctionnement de l'Union économique et monétaire (UEM).

Les États membres de la zone euro doivent assurer une meilleure coordination de leurs politiques économiques et budgétaires, notamment :

- se montrer attentifs à la viabilité budgétaire de leurs finances publiques ;

- contribuer à des politiques qui soutiennent la reprise économique à long terme et qui assurent la stabilité des prix afin d'améliorer la confiance des consommateurs et des investisseurs ;

- poursuivre des réformes structurelles ;

- veiller à ce que l'influence de la zone euro sur la scène de l'économie mondiale soit à la mesure de son poids économique.

Source : Activités de l'Union européenne. Synthèses de la législation. Grandes orientations des politiques économiques (2005-2008).

C'est à partir des faits qu'il faut mesurer la réalité de la convergence des choix économiques.

Or, c'est la multiplicité des modèles de croissance économique qui ressort.

Elle serait sans inconvénient majeur s'il n'existait pas en Europe les fortes interdépendances qui caractérisent le marché unique dans tous les domaines.

Celles-ci doivent être vues sous un grand angle : ne pas s'arrêter aux seules interactions évidentes mais saisir la logique structurelle des choix qui sont faits ici ou là en Europe pour en évaluer la soutenabilité.

Dans un ensemble économique aussi intégré que l'Union européenne, c'est au niveau de l'ensemble européen que cette soutenabilité doit être jugée.

Cet examen conduit à affirmer que les déséquilibres observés, tant au niveau des États qu'entre pays européens, représentent des défis pour l'Europe d'autant qu'elle ne dispose pas des moyens de les affronter, soit pour les prévenir, soit pour les corriger.

Dans le cadre du pacte de croissance économique que devrait adopter l'Europe, la question de la soutenabilité des régimes de croissance économique devrait être traitée avec le plus grand sérieux en l'envisageant dans toutes ses dimensions : d'une part, les problèmes de cohérence entre des modèles de croissance différents et antagonistes ; d'autre part, les risques que créent pour l'ensemble des partenaires le défaut d'équilibre des modèles de croissance insoutenables.

Dans notre précédent rapport sur la coordination des politiques économiques en Europe, nous examinions la soutenabilité des différents modèles de croissance. Et nous relevions que, de ce point de vue, certains d'entre eux posaient des problèmes, qui n'étaient pas seulement des problèmes nationaux , mais , compte tenu de l'intégration des économies européennes et des fortes interdépendances économiques entre partenaires, des questions d'intérêt commun .

La crise économique et financière en cours apporte une confirmation sans équivoque à ce diagnostic.

Elle donne tout son crédit à la suggestion d' améliorer de façon décisive le pilotage macroéconomique de la croissance en Europe avec pour horizon l'adoption de stratégies économiques nationales minimisant les occasions de chocs macroéconomiques en Europe .

I. LA DIVERSITÉ DES MODÈLES DE CROISSANCE ÉCONOMIQUE EN EUROPE

L'observation de la croissance économique en Europe montre que depuis dix ans, les pays se sont nettement différenciés sous l'angle de la composition de leur croissance économique .

Cette différenciation témoigne des divergences dans les équilibres macroéconomiques entre pays européens, divergences qui posent un problème majeur de cohésion à la zone euro (et plus largement à l'Europe entière), directement mais aussi indirectement, du fait des impacts qu'engendre l'insoutenabilité de certaines modalités de croissance.

Globalement , au cours des années récentes, la croissance dans la zone euro a relativement peu reposé sur la consommation des ménages . Celle-ci a augmenté à un rythme annuel de 1,5 % soit moins que l'activité générale qui a progressé de 2 % par an.

Ce sont les autres composantes de la demande intérieure qui ont compensé cette faiblesse - l'investissement en logement des ménages ayant été particulièrement soutenu -, ainsi que les exportations nettes de la zone, surtout en fin de période.

CONTRIBUTIONS À LA CROISSANCE DU PIB

(Variation par rapport à la même période de l'année précédente)

Source : Eurostat

La faiblesse globale de la consommation des ménages s'explique, en particulier, par la faible progression du pouvoir d'achat de leur revenu .

CONSOMMATION ET REVENU

(Taux de croissance en glissement annuel)

Source : OCDE, base de données des Perspectives économiques de l'OCDE

Le graphique ci-dessus montre que par rapport à la période d'expansion précédente (1996-2000), la dernière reprise a été marquée par de très modestes gains de pouvoir d'achat du revenu des ménages. Dans un contexte certes marqué par la relative de faiblesse des gains de productivité et l'accélération de l'inflation 6 ( * ) , la rémunération réelle moyenne par salarié a décliné par rapport à ce qu'elle était au début du cycle en cours. Elle était inférieure de 1,9 % en 2007 en moyenne dans la zone euro par rapport à ce qu'elle était alors .

Par rapport à la période 1960-1980, les années 1981 à 2006 ont vu une réduction de la part des salaires dans la valeur ajoutée en lien avec la diminution des salaires réels.

PART DES SALAIRES DANS LA VALEUR AJOUTÉE ET SALAIRES RÉELS

(Taux de croissance annuels)

1960- 1980

1981 - 2006

Part des salaires

Salaires réels

Part des salaires

Salaires réels

Belgique

0,84

0,11

- 0,40

- 0,40

Danemark

0,48

0,03

- 0,39

- 0,84

Allemagne

0,40

NA

- 0,60

- 1,08

Grèce

- 1,76

- 0,60

- 0,46

- 0,31

Espagne

0,40

0,22

- 0,78

- 0,59

France

0,33

0,39

- 0,58

- 0,66

Irlande

0,16

1,17

- 1,40

- 2,62

Italie

- 0,03

- 0,04

- 0,76

- 0,75

Luxembourg

1,04

- 0,26

- 0,80

- 1,64

Pays-Bas

0,91

0,82

- 0,75

- 1,39

Autriche

0,01

0,21

- 0,89

- 0,72

Portugal

0,58

- 0,44

- 0,55

- 0,11

Finlande

- 0,30

- 0,12

- 0,58

- 1,38

Suède

0,28

0,63

- 0,62

- 0,99

Royaume-Uni

0,17

0,13

- 0,14

- 0,52

Japon

0,02

- 0,04

- 0,77

- 0,47

États-Unis

0,00

- 0,38

- 0,27

- 0,51

* Coûts salariaux unitaires ; depuis 1991 pour l'Allemagne

Source : AMECO. Commission européenne

Le revenu des ménages a également manqué de soutien du côté des administrations publiques qui ont réépargné en réduisant de près de 2,5 points leur déficit entre 2003 et 2007 .

Dans ce contexte global, il faut toutefois relever des divergences substantielles entre pays de la zone euro .

Elles correspondent à des modalités très différenciées de réglage macroéconomique dont la soutenabilité pose un problème manifeste pour les pays individuellement, mais aussi, collectivement.

A. LES EXEMPLES DE LA FRANCE ET DE L'ALLEMAGNE

En France et en Allemagne, de 1999 à 2007 , les évolutions de la demande des ménages ont été très contrastées qu'il s'agisse de la consommation ou des investissements en logement.

Pour la consommation, les ménages français ont, en 2007, un niveau de consommation supérieur d'à peu près un quart par rapport à 1999 tandis que les ménages allemands ne consomment que 7,5 % de plus.

CONSOMMATION DES MÉNAGES

(Évolution en %) (Base 100 en 1999)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

Pour l'investissement en logement, l'écart entre les deux pays est encore plus considérable. En Allemagne, il est en 2007 de 10 % au-dessous de sa situation de départ, tandis qu'en France il a gagné 30 points depuis 1999.

INVESTISSEMENT EN LOGEMENT DES MÉNAGES

(Évolution en %) (Base 100 en 1999)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

Ces évolutions reflètent, en partie, celles des salaires réels distribués dans les deux pays.

En Allemagne, les salaires réels (en masse salariale) sont inchangés en 2007 par rapport à 1999, tandis qu'en France ils ont gagné 25 % .

MASSES SALARIALES RÉELLES REÇUES PAR LES MÉNAGES

(Évolution en %) (Base 100 en 1999)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

Entre 2002 et 2006, la masse des salaires a reculé en Allemagne en pouvoir d'achat.

Ces divergences ne peuvent être attribuées à des évolutions différenciées de la productivité du travail entre les deux pays puisque les gains de productivité ont été tendanciellement parallèles en France et en Allemagne, en contraste avec la situation d'autres pays européens (dans le graphique ci-dessous : l'Espagne et l'Italie) où la productivité a été particulièrement morose.

PRODUCTIVITÉ PAR TÊTE (Base 100 en 1999)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

Mais, alors que le salaire par tête a peu ou prou suivi la progression de la productivité par tête en France, il a décroché, en Allemagne en particulier, en fin de période dans le secteur manufacturier .

FRANCE : PRODUCTIVITÉ ET SALAIRE

(Ensemble de l'économie, en %) (Secteur manufacturier, en %)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

ALLEMAGNE : PRODUCTIVITÉ ET SALAIRE

(Ensemble de l'économie, en %) (Secteur manufacturier, en %)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

Ces variations différenciées ont partiellement un lien avec l'évolution du chômage qui a été plus heurtée en Allemagne qu'en France dans un contexte pourtant marqué par une homogénéité des taux de chômage.

TAUX DE CHÔMAGE

Source : Natixis. Flash économie n° 422

Mais, le profil du taux de chômage n'explique pas tout puisqu'alors que sa pente de décrue a été plus forte en Allemagne en fin de période le salaire par tête ne s'est pas beaucoup plus redressé qu'en France.

Des effets de composition de l'emploi pourraient avoir joué . Mais leur sens ne pourrait être précisément identifié que moyennant une évaluation rigoureuse. Ainsi, par exemple, des incidences de la recomposition sectorielle des deux économies .

La relative résistance des emplois de certains services et dans le secteur de la construction en France pourrait avoir joué dans ces évolutions salariales différenciées. Ces emplois ont beaucoup reculé en Allemagne. Les deux pays ont par ailleurs subi des pertes d'emplois dans le secteur manufacturier mais elles ont été moins importantes en Allemagne qu'en France.

Les différents secteurs économiques connaissent des dynamiques salariales différentes en lien avec leurs performances de productivité. Sur très longue période, on relève, en France, un rattrapage du salaire moyen par tête dans l'industrie, celui-ci inférieur de 30 % au salaire versé dans les services en 1949, le dépassant de 8 % en 2007. Ce différentiel, s'il devait être constaté en Allemagne tendrait plutôt à situer la dynamique du salaire moyen allemand au-dessus de la France puisque l'Allemagne a davantage d'emplois industriels que la France (et en a perdu moins). Mais, le renforcement de la politique de compétitivité en Allemagne pourrait avoir renversé cette logique.

Au total, on ne peut exclure que les évolutions salariales des deux pays aient été influencées par les structures d'emplois qui les différencient assez nettement. Quoiqu'il en soit, il ressort d'une analyse sommaire de la spécialisation des deux pays que l'Allemagne est davantage que la France sensible aux évolutions de sa compétitivité-coût par rapport au reste du Monde .

FRANCE - EMPLOIS PAR SECTEUR (BASE 100 EN 1999)

ALLEMAGNE - EMPLOIS PAR SECTEUR (BASE 100 EN 1999)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

Ces différences structurelles de spécialisation sont certainement à considérer de près. Elles impliquent pour les deux pays des contraintes différentes . L'Allemagne semble plus dépendante de ses performances de compétitivité et moins en mesure de compter sur un appareil de production tourné vers la seule satisfaction de la demande interne.

Mais, à leur tour, ces différences structurelles ne sont pas indépendantes des choix macroéconomiques effectués par les pays . Il est naturel qu'un pays qui comprime sa demande domestique ne dispose pas d'autant de capacités d'offres essentiellement destinées à produire pour satisfaire celle-ci qu'un pays où elle est moins bridée. Inversement, les entreprises du premier pays sont incitées à étendre leur marché vers l'extérieur pour accroître leur activité.

En outre, on ne peut, du seul fait du constat de l'existence de contraintes différentes, éluder le problème de cohésion économique et sociale que pose, pour l'Europe, la confrontation de logiques de politiques macroéconomiques se différenciant si frontalement, même s'il s'agit pour elles en partie d'épouser des différences structurelles.

De fait, une composante importante des écarts de progression des salaires entre la France et l'Allemagne est attribuable à des orientations délibérées visant à contenir la croissance des salaires en Allemagne afin de gagner en compétitivité.

Ceci recouvre ce qu'on appelle une politique de désinflation compétitive et ce choix n'a pas qu'une composante salariale : il a des prolongements logiques dans d'autres variables économiques majeures, à savoir le taux de change et sa gestion, et la conception de la place de l'intervention publique.

Pour s'en tenir ici au seul domaine salarial , on peut observer que si en France une maîtrise des coûts salariaux unitaires (qui sont les coûts salariaux corrigés en fonction de la productivité du travail) est intervenue 7 ( * ) , en Allemagne la baisse a été beaucoup plus franche qu'en France (et que, d'ailleurs, partout ailleurs en Europe).

COÛT SALARIAL UNITAIRE MANUFACTURIER

(base 100 en 1999) (en %)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

C'est dans ce contexte qu'il faut apprécier les évolutions du niveau relatif du salaire minimum par rapport au salaire moyen dans les deux pays .

SALAIRE MINIMUM (EN % DU SALAIRE MOYEN)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

Le graphique ci-dessus conduit d'abord à prendre la mesure des différences de législation existant entre les deux pays sous cet angle : le niveau relatif du salaire minimum en proportion du salaire moyen est supérieur en France de 30 à 10 % selon l'année considérée. En outre, les évolutions méritent d'être relevées : l'écart 8 ( * ) est maximum en 1999 ; il se réduit, puis repart à la hausse après 2003. Ces évolutions marquent une différenciation entre les deux pays d'autant plus forte qu'au cours de cette période si le salaire réel par tête a augmenté en France, il s'est replié en Allemagne .

SALAIRE RÉEL PAR TÊTE

(Prix de la consommation, 100 en 1999)

Source : Natixis. Flash économie n° 422

Autrement dit, la situation relative des bas salaires en Allemagne s'est significativement détériorée par rapport à la France .

Au total, ces divergences entre la France et l'Allemagne sont telles qu'il faut évoquer la confrontation de deux régimes de croissance .

* 6 La dynamique des salaires a été à peu près en ligne avec les gains de productivité mais cela n'a pas suffi à nourrir le revenu des ménages du fait d'une inflation plus dynamique.

* 7 Cette maîtrise n'a pas été entièrement « naturelle » puisqu'elle a nécessité, en lien avec la réduction du temps de travail, une forte réduction des catégories sociales sans compter l'effet sur la modération salariale de divers dispositifs d'incitation à la reprise d'emploi comme la PPE.

* 8 Toutes choses égales par ailleurs cet écart tend à instaurer des inégalités salariales plus fortes en Allemagne.

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