B. EN EUROPE, LA COEXISTENCE DE DIFFÉRENTS RÉGIMES DE PARTAGE DE LA VALEUR AJOUTÉE EST INSOUTENABLE À TERME

Les conditions du partage de la valeur ajoutée posent en premier lieu un problème quant à l'équilibre du régime de croissance dans chacun des pays de l'Union européenne.

Compte tenu de l'intégration économique des pays européens, les questions nationales que suscitent le partage de la valeur ajoutée sont aussi des questions pour l'ensemble de la zone.

Ces problèmes économiques sont doublés de difficultés d'ordre financier particulièrement aiguës dans un ensemble aussi intégré financièrement que l'Europe.

1. L'équilibre de la valeur ajoutée vue dans un pays isolément : l'exemple empirique français

La déformation de la valeur ajoutée au détriment des salaires ne poserait pas de problèmes économiques à un pays si elle n'avait pas d'effets défavorables sur son régime de croissance économique.

Deux situations, parmi d'autres, peuvent être distinguées :

- dans un régime de croissance donnée, un choc défavorable à la part des salaires survenant, un rééquilibrage par le marché s'enclenche qui rétablit la position d'équilibre ;

- dans un régime de croissance avec augmentation du capital, la part des salaires se réduit mais le produit augmente, si bien que le niveau des revenus salariaux s'accroît.

En bref, soit la déformation n'est que transitoire, soit elle s'accompagne de gains de revenus.

Ces approches théoriques sont contredites par plusieurs constats empiriques :


• Une partie non négligeable d'un choc sur le niveau relatif des rémunérations du travail dans la valeur ajoutée est persistante
. C'est en quelque sorte comme si la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée s'auto-entretenait. On ne peut donc considérer les évolutions qui la touchent comme entièrement réversibles.

Cette dernière observation constitue une objection importante aux analyses théoriques 26 ( * ) selon lesquelles il existerait un équilibre de long terme du partage de la valeur ajoutée entre travail et capital et que les déviations observées par rapport à cet équilibre ne sauraient être que transitoires . Ce constat conduit à considérer comme excessivement simplificatrice l'idée selon laquelle les différences dans les évolutions du partage de la valeur ajoutée entre pays européens ne seraient que transitoires et qu'une fois un cycle entier d'activité bouclé elles s'effaceraient pour retrouver des valeurs structurelles, qui, pour des économies ayant des caractéristiques analogues, seraient par définition proches les unes des autres. C'est de façon encore plus décisive que l'instabilité constatée à long terme dans les tendances de partage de la valeur ajoutée vient contredire cette approche théorique.


La baisse de la part des salaires ne s'est pas toujours accompagnée d'une élévation du niveau du capital productif et du rythme de la croissance économique . Elle a pesé sur la dynamique de la rémunération du travail sans que l'augmentation de la part des profits ne se traduise par une augmentation de la part du capital dans la production.

ÉVOLUTION DE LA PART DES SALAIRES ET DU CAPITAL PRODUCTIF
DANS LA VALEUR AJOUTÉE DANS DEUX PÉRIODES
(Croissance en %)

1960 - 1980

1981 - 2006

Part des salaires

Capital productif
/ Valeur ajoutée

Part des salaires

Capital productif / Valeur ajoutée

Belgique

0,84

- 0,83

- 0,40

- 0,03

Danemark

0,48

- 0,66

- 0,39

- 0,59

Allemagne

0,40

0,22

- 0,60

- 0,05

Grèce

- 1,76

1,12

- 0,46

0,70

Espagne

0,40

- 0,59

- 0,78

0,57

France

0,33

0,04

- 0,58

0,14

Irlande

0,16

1,18

- 1,40

- 1,29

Italie

- 0,03

- 0,43

- 0,76

0,41

Luxembourg

1,04

- 1,10

- 0,80

- 0,88

Pays-Bas

0,91

0,47

- 0,75

- 0,32

Autriche

0,01

- 0,23

- 0,89

0,40

Portugal

0,58

- 1,83

- 0,55

1,13

Finlande

- 0,30

0,01

- 0,58

- 0,92

Suède

0,28

0,43

- 0,62

- 0,37

Royaume-Uni

0,17

- 0,06

- 0,14

- 0,65

Japon

0,02

- 0,28

- 0,77

0,76

États-Unis

0,00

- 0,69

- 0,27

- 0,37

Source : Amexco

La première période (1960-1980) est marquée par une augmentation de la part des salaires et des évolutions de la part du capital productif dans la valeur ajoutée contrastées selon les pays, la plupart des grands pays européens connaissant une augmentation de celle-ci.

La seconde période (1981-2006) voir la part des salaires diminuer partout tandis que le stock de capital dans la valeur ajoutée n'augmente vraiment significativement que dans les pays les plus en retard de développement (Grèce, Espagne, Portugal...).

Pour autant, la rémunération du capital a augmenté à la fois en proportion de la valeur ajoutée en en valeur absolue.

TAUX DE MARGE DES ENTREPRISES ET LA DISTRIBUTION DES DIVIDENDES
DES SOCIÉTÉS NON FINANCIÈRES DU SBF 250

Source : Thomson Financial, Sociétés non financières

Cette augmentation peut être décomposée en deux parties selon son origine :

- elle correspond, en premier lieu, à une amélioration de la rentabilité économique du capital qui est mesurée par le profit opérationnel des firmes ;

- mais, cette dernière ne s'est pas tant redressée qu'elle puisse expliquer l'évolution de la rémunération du capital : l'autre composante de la rentabilité du capital correspond, d'une part, à l'expansion des activités réalisées à l'étranger - dont les bénéfices ne sont pas tous comptés dans la valeur ajoutée et sa décomposition - (v. le tableau ci-dessous) et, d'autre part, à la rentabilité financière qui mesure le rapport entre le résultat net des entreprises et leurs fonds propres.

LA RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE DU CHIFFRE D'AFFAIRES DES ENTREPRISES NON FINANCIÈRES DU CAC40 EN 2006

En milliards d'euros

En pourcentage du total

France

338,9

32,2

Autres Europe

431,8

41,1

Amérique du Nord

91,3

8,7

Reste du monde

52,9

5,0

Total

1 051,2

100,0

Source : P. Artus, Flash Economie, n° 355, Natixis, 2007

Pour résumer, on doit relever que la rémunération du capital dans un pays ne dépend pas seulement de la variation de la part des profits dans la valeur ajoutée que ce soit statiquement ou en dynamique. Elle dépend aussi du chiffre d'affaires réalisé à l'étranger et des gains financiers.

Ce rappel est nécessaire pour résoudre le problème suivant : comment la rémunération du capital peut-elle constamment augmenter alors que la rémunération du travail qui conditionne la demande et, ainsi, la rentabilisation économique du capital baisse ?

La résolution du problème passe par :

- la diversification des sources de rentabilisation du capital via un élargissement des débouchés hors du territoire national (où se produit la baisse de la rémunération du travail) ;

- le dépassement de la notion de rentabilité économique par la référence à la rentabilité financière.

Il existe en réalité une troisième voie de bouclage : le recours à l'endettement public pour soutenir la demande.

Au total, deux variables d'ajustement ressortent comme essentielles quand un pays connaît une déformation durable de la valeur ajoutée aux dépens de la rémunération du travail et accompagnée d'une hausse de la rentabilité du capital : l'internationalisation et l'endettement .

L'une et l'autre de ces variables d'ajustement posent des problèmes importants sous l'angle de leur durabilité :

- l'internationalisation accroît la dépendance à l'extérieur (et réduit la maîtrise du régime de croissance) ;

- le recours à l'endettement augmente les déséquilibres financiers. Il en résulte une augmentation des dettes (privées ou publiques selon que l'équilibrage est réalisé par les agents privés, microéconomiquement, ou public, macroéconomiquement) ou bien un écart de plus en plus grand entre le taux d'intérêt des dettes et le taux de rendement du capital (lui-même favorisé par la baisse des rémunérations salariales et les plus-values patrimoniales).

La diminution du poids relatif de l'investissement productif et le recours à une politique de valorisation des fonds propres ( via la distribution de dividendes, le rachat d'actions ou, plus largement, l'effet de levier de l'endettement) traduisent ces logiques financières.

L'ÉVOLUTION DE L'UTILISATION DE L'AUTOFINANCEMENT
ET DU CASH FLOW DISPONIBLE* DES GROUPES NON FINANCIERS DU CAC40
(HORS FRANCE TÉLÉCOM ET VIVENDI)

(Moyenne en pourcentage)

Auto-
financement

Invest.
productif

Invest.
financier

Free cash
flow

Dividendes

Rachats nets
d'actions

Désendet-
tement

1989-1995

100,0

81,9

19,5

-1,4

6,8

-9,6

1,4

1996-2000

100,0

75,8

44,7

-20,4

9,7

-13,3

-16,8

2001-2003

100,0

52,9

15,9

31,1

14,9

3,8

12,4

2004-2006

100,0

47,4

29,6

23,0

18,6

-1,5

5,9

* Free cash-flow, soit la portion liquide disponible après investissement et remboursement des échéances de dettes.

Source : Thomson Financial, Sociétés non financières du CAC40 in CAS. Horizons stratégiques n° 7

Au total, la croissance réelle repose de plus en plus sur la demande étrangère. Elle est de plus en plus découplée de la croissance des revenus financiers, ceux-ci s'accroissant davantage tant sous forme de dividendes que sous forme de plus-values.

Les revenus financiers, qui structurellement sont moins consommés que les revenus du travail (si bien que l'accroissement de leur part relative réduit la dynamique de la demande) sont de plus en plus dirigés vers des emplois alternatifs à l'investissement territorial, qui ne profitent pas au potentiel de production national.

L'amélioration de la rentabilité économique du capital passe par une réduction des salaires qui diminue les opportunités de rentabilisation économique et déclenche un « effet d'accélérateur négatif » (la demande ralentit et l'investissement ralentit encore davantage).

La demande étrangère, à supposer qu'elle s'accroisse, permet seule de compenser ces effets déprimants.

Quant à la rentabilité financière, elle est a priori tributaire de la rentabilité économique. Mais, elle se révèle généralement supérieure à celle-ci.

LA DÉCOMPOSIITON COMPTABLE DE L'EFFET DE LEVIER
DANS LES ENTREPRISES NON FINANCIÈRES DU SBF-250 (DE 1989 À 2006)

NB : le « taux d'intérêt apparent » auquel l'entreprise doit faire face est calculé en rapportant le total des intérêts qu'elle verse au total de ses dettes.

Return on capital engaged (ROCE) : Retour sur le capital engagé, mesure la rentabilité économique du capital en lien avec la part des profits dans la valeur ajoutée.

Source : Thomson Financial, Sociétés non financières du SBF 250 in CAS. Horizons stratégiques n° 7

Le niveau atteint par la rentabilité financière au milieu des années 2000, mesurée par le ROE, repose sur un puissant effet de levier qui résulte de l'action de deux facteurs. Le premier provient de l'écart qui sépare le taux de rendement économique, mesuré par le ROCE, et le taux d'intérêt moyen auquel les entreprises doivent faire face et qui résulte des dettes financières qu'elles ont contractées dans le passé. Le second facteur tient au taux d'endettement qui rapporte les dettes financières de l'entreprise à ses fonds propres. Celui-ci varie mais il a beaucoup augmenté depuis 1998.

L'ÉVOLUTION DU TAUX D'ENDETTEMENT DES ENTREPRISES NON FINANCIÈRES

DU SBF 250 DE 1989 À 2006

1989
%

Variation
en pts

1994
%

Variation
en pts

1998
%

Variation
en pts

2002
%

Variation
en pts

2006
%

Dettes /Fonds propres

77,0

-22,6

54,4

-5,1

49,3

26,7

76,0

-9,5

66,5

Source : Thomson Financial, Sociétés non financières du SBF 250 in CAS. Horizons stratégiques n° 7

* 26 Voir en particulier, l'analyse de Nicolas Kaldor selon laquelle quand le prix relatif d'un facteur de production - le travail ou le capital - varie la quantité utilisée évolue par substitution du facteur le moins cher au facteur renchéri de sorte que la part des revenus versés à chaque facteur retrouve son niveau initial.

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