INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Nos outre-mer, terres de contrastes, sont mal connus des Français. Cette ignorance draine dans son sillage de nombreux clichés et suscite des sentiments ambigus, sur fond de kaléidoscope mêlant visions de rêve et de chaos :

Rivages paradisiaques et nature luxuriante, mais également terres exposées aux déferlements climatiques et aux colères telluriques ;

Trésors de biodiversité, poumon français à l'heure du bilan carbone, ou encore réserves exceptionnelles de ressources naturelles sur terre comme en mer, mais également économies locales profondément déséquilibrées et sinistrées par un chômage de masse ;

Sociétés riches d'une extrême diversité humaine et culturelle, mais sociétés meurtries par l'Histoire et, en dépit de leur particulière jeunesse, guettées par le désarroi et la désespérance.

Fleurons de la République portant haut les couleurs de notre pays sur tous les océans et jusque dans l'espace, les départements d'outre-mer (DOM) renvoient inlassablement nos compatriotes de l'hexagone au passé colonial de la France et à ses avatars, le drame humain du commerce triangulaire et de l'esclavage reconnus récemment crimes contre l'humanité.

Ces contrastes forts inspirent des sentiments confus où se bousculent rêve et envie, fierté et culpabilité refoulée, compassion et exaspération. La complexité rebute, l'incompréhension détruit.

À l'heure de la crise mondiale, éprouvée de plein fouet par notre société hexagonale qui voit ainsi s'éloigner les rivages paradisiaques avec la réduction de son pouvoir d'achat, ces sentiments contradictoires ne font que s'exacerber : repli sur soi rime alors avec société aux abois.

Et le discours sur le coût de l'outre-mer ressurgit de plus belle avec sa cohorte de commentaires et de sondages. Or, les commentaires, souvent complaisants et erronés sur ces questions complexes, font fi des réalités et véhiculent des idées fausses : la loi de finances initiale pour 2009 révèle ainsi une part de la population des DOM dans la population nationale de 2,88 % alors que le poids de ces mêmes départements dans la dépense budgétaire est nettement inférieur, s'élevant à 2,62 % 1 ( * ) . Bien sûr, ces chiffres, qui n'incluent pas la dépense fiscale très difficile à évaluer, doivent être nuancés dans la mesure où l'effort financier national en direction des DOM doit également se mesurer à l'aune des transferts sociaux.

Combattre les idées fausses et les clichés dévastateurs, réduire les incompréhensions mutuelles par la connaissance et avancer les pistes d'une refondation des relations entre les DOM et l'hexagone par des propositions concrètes, inspirées par les témoignages recueillis sur le terrain, telle est l'ambition du présent rapport.

À l'heure où la crise sociale secouait ces territoires, le Sénat a en effet, par une initiative de son président approuvée par l'ensemble des groupes politiques, décidé la création d'une mission d'information pour tenter de faire la lumière sur les causes profondes du malaise.

La mission a mené ses travaux tambour battant puisque à peine plus de trois mois ont séparé le début de ceux-ci de l'adoption de ses conclusions. Plus d'une trentaine d'auditions ont ainsi été réalisées au Sénat, un déplacement a été effectué à Bruxelles et, surtout, un parcours a conduit une délégation de la mission dans chacun des quatre départements concernés. Loin de la promenade touristique que d'aucun imagine ou raille au seul prononcé du mot « outre-mer », ces déplacements dans les départements ont permis de tenir quelque quatre vingt réunions et d'effectuer une trentaine de visite de terrain, livrant à la mission un condensé de témoignages d'une grande richesse auxquels le présent rapport fait fidèlement écho.

Confirmant les intuitions initiales de la mission relatives à la prévalence de certains thèmes, les témoignages recueillis lui ont aussi beaucoup appris : elle a ainsi pu éprouver la complexité de la situation et tenté d'identifier les principaux points de blocage pour formuler des propositions adéquates. Deux questions transversales sont revenues sans cesse dans les entretiens :

La défaillance des outils et l'absence de démarche d'évaluation préalable à la décision : or, comment asseoir la crédibilité de politiques publiques menées à l'aveuglette ?

L'insuffisante prise en compte des spécificités caractérisant la situation des DOM, qui bat en brèche la mise en oeuvre du principe d'égalité devant la loi tant il est vrai que ce dernier se mesure à situations comparables.

La mission a constaté les graves lacunes affectant les moyens d'évaluation de la situation des DOM, tous domaines confondus et en particulier en matière de mécanismes de formation des prix, de données démographiques ou encore de finances locales, estimant que cela était révélateur du faible intérêt accordé à l'outre-mer par les services de l'État, au niveau central comme à l'échelon déconcentré. Un constat aussi sévère a été dressé concernant l'insuffisante prise en considération des spécificités locales.

La mission a par ailleurs éprouvé la force et la complexité des liens unissant ces collectivités à la République et la nécessité, notamment aux Antilles, de les libérer du poids tutélaire de l'Histoire, pour aller de l'avant. Inspirée par une réflexion d'Édouard Glissant selon laquelle il faut désormais passer du « ressassement au dépassement », la connaissance historique paraissant le meilleur moyen de s'affranchir de la victimisation et de la culpabilisation par héritage, elle s'est efforcée de formuler des propositions tendant à améliorer la connaissance des DOM et la valorisation d'une richesse fondée sur la diversité.

La mission d'information formule le voeu que la récente période de troubles ait des vertus cathartiques, obéissant au dicton créole selon lequel « sé en gwo désod ki ka mété lod » , c'est-à-dire : « il faut un bon désordre pour mettre en ordre ».

Considérant que les DOM sont parvenus à un tournant historique, elle préconise, tout au long du rapport et au travers d'une centaine de propositions, que ce nouvel élan vers un développement endogène réussi soit fondé sur :

L'assainissement de la situation de ces collectivités en matière de gouvernance, tant institutionnelle que financière ;

Un rééquilibrage entre le lien de quasi exclusivité avec la métropole et l'Union européenne et la nécessité d'une meilleure insertion dans l'environnement régional ;

Une meilleure prise en compte de leurs spécificités et de la diversité, pour la valorisation de leurs atouts comme pour l'allègement de leurs contraintes.

Atteindre ces objectifs et relever ces défis pour fonder l'avenir passe par une redéfinition des droits et des devoirs de chacun.

*

* *

I. ASSAINIR LA SITUATION DES DÉPARTEMENTS D'OUTRE-MER EN RESTAURANT LA GOUVERNANCE

Depuis 1982, date de la création des quatre régions monodépartementales d'outre-mer, la question institutionnelle constitue un sujet de débat politique, en particulier dans les départements français d'Amérique. Elle peut être exprimée dans une formulation relativement simple : l'application aux « quatre vieilles colonies » d'une organisation institutionnelle et administrative ainsi que d'un régime législatif assimilés à ceux de la métropole permet-elle le plein épanouissement de ces territoires dans la République ?

Cette problématique renvoie à la perception par les populations domiennes de leur place dans la République. Elle procède, essentiellement aux Antilles et en Guyane, d'une volonté de différenciation par rapport à la métropole, justifiée par une histoire particulière et une culture propre.

De fait, à l'issue de ses travaux, la mission a pu mesurer l'intérêt que présenterait une évolution tant du statut des DOM que de l'organisation des services de l'État chargés d'y assurer la bonne application des lois de la République .

A. VERS UNE MEILLEURE PERTINENCE DE L'ORGANISATION INSTITUTIONNELLE ET ADMINISTRATIVE

La situation des départements et régions d'outre-mer se caractérise par des particularités en matière de droit applicable et d'organisation administrative. La mission s'est attachée à évaluer la pertinence de l'état du droit et d'une éventuelle modification de celui-ci afin de favoriser une meilleure gouvernance de ces territoires.

1. Favoriser l'aménagement du principe d'assimilation

À l'origine, comme l'a rappelé M. Thierry Michalon, maître de conférences honoraire à l'université des Antilles et de la Guyane, les colonies françaises, soumises à un statut spécifique, étaient considérées comme des collectivités territoriales de la République tout en restant soumises à un régime de déconcentration et non de décentralisation. Elles étaient régies par des décrets de l'Empereur et non par les lois s'appliquant dans l'hexagone, cette distinction étant à l'origine du principe de spécialité législative.

Dès 1854, la Martinique, la Guadeloupe, La Réunion et la Guyane s'étaient vu appliquer un régime législatif spécifique, disposant d'un conseil général et étant régies par un statut d'assimilation.

Cependant, à la fin du XIXème siècle, trois des « vieilles colonies » formulèrent des demandes tendant à leur transformation en départements : la Martinique en 1874, la Guadeloupe en 1881 et La Réunion en 1882. Il a ainsi fallu attendre le vote de la loi de « départementalisation » du 19 mars 1946 2 ( * ) , puis l'adoption de la Constitution de la IVème République -disposant que « le régime législatif des DOM est le même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi »- pour que les « quatre vieilles » se libèrent du statut « colonial » dans lequel elles étaient placées depuis le XVIIème siècle.

a) L'application « adaptée » du droit de la République aux départements d'outre-mer

Érigés en départements au nom d'un principe d'assimilation par rapport à la métropole, défendu notamment à l'époque par les grandes figures politiques qu'étaient Aimé Césaire et Gaston Monnerville, les « vieilles colonies » se sont donc vu appliquer, par principe, le droit applicable en métropole. Comme l'a relevé Aimé Césaire, alors député de la Martinique, lors du débat parlementaire préalable à l'adoption de la loi de départementalisation, cette transformation était ressentie comme « l'aboutissement normal d'un processus historique et la conclusion logique d'une doctrine . » La Constitution du 4 octobre 1958 n'a, depuis lors, pas remis en cause ce choix.

Cependant, l'article 73 de la Constitution de la IVème République ayant été jugé comme de portée rétroactive, le principe de spécialité législative trouve toujours à s'appliquer pour les textes antérieurs au 24 décembre 1946 , date d'entrée en vigueur de cette Constitution. En conséquence, sauf mention contraire, ces textes sont présumés ne pas s'appliquer dans les DOM.

Cette co-existence complexe de dispositions pour partie applicables et pour partie inapplicables a soulevé en pratique la question récurrente de savoir si une loi nouvelle de portée générale modifiant une loi antérieure à 1946 en tout ou en partie inapplicable dans les départements et régions d'outre-mer, rend les mesures antérieures automatiquement applicables à ces collectivités. Il résulte d'une jurisprudence désormais bien établie que le texte nouveau est présumé ne pas s'appliquer quand il modifie un texte inapplicable, à moins que son auteur manifeste clairement son intention de le rendre applicable.

Il en résulte que le droit applicable dans les DOM est, par nature, et malgré ce que pourrait laisser penser le principe de l'identité législative, un droit peu « lisible ».

La mise en oeuvre d'un pouvoir d'adaptation des lois et règlements directement applicables dans ces territoires a ajouté à la complexité de l'ordonnancement juridique.

En 1958, l'article 73 de la Constitution de la Vème République , tout en maintenant le principe de l'identité législative, a constitutionnalisé le principe d'adaptation du droit applicable dans les DOM , dans la mesure où ces adaptations sont « nécessitées par leur situation particulière ». Elles relèvent, selon leur objet, de la voie législative ou de la voie réglementaire .

Le législateur comme le pouvoir réglementaire ne s'est du reste pas privé d'exercer cette compétence d'adaptation, le droit en vigueur organisant une forme de participation des départements et régions d'outre-mer à l'édiction de ces normes d'adaptation. Les conseils généraux d'outre-mer 3 ( * ) et les conseils régionaux d'outre-mer 4 ( * ) sont consultés sur les projets de loi, d'ordonnance ou de décret comportant des dispositions d'adaptation du régime législatif et de l'organisation administrative de leur collectivité. Ils peuvent également, en application des articles L. 3444-2 et L. 4433-3 du code général des collectivités territoriales, présenter des propositions de modification des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur, ainsi que toutes propositions de nature législative ou réglementaire concernant le développement économique, social et culturel sur leur territoire.

La volonté d'assurer aux DOM un essor économique permettant de rapprocher le niveau de vie de ses habitants de celui de la métropole s'est traduite par des législations spécifiques, présentées comme adaptées aux situations rencontrées dans les DOM. Depuis plus de vingt ans, ces derniers ont ainsi profité de mesures particulières, notamment en matière fiscale ou sociale, qui ne s'appliquent qu'à eux et, dans une moindre mesure, aux autres collectivités situées outre-mer 5 ( * ) .

Le législateur et le pouvoir réglementaire ont également décidé de certaines adaptations en matière d'organisation administrative et institutionnelle.

Ainsi, les quatre régions d'outre-mer sont dotées d'un organe consultatif spécifique : le conseil de la culture, de l'éducation et de l'environnement 6 ( * ) . Par ailleurs, depuis la loi n° 2007-224 du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l'outre-mer, la Guyane est dotée d'un organe consultatif spécifique, le conseil consultatif des populations amérindiennes et bushinenge 7 ( * ) , auquel a été conféré le pouvoir de se prononcer sur les questions relatives à l'environnement, au cadre de vie ou aux activités culturelles de ces populations.

Par ailleurs, les régions et DOM disposent de compétences particulières qui les distinguent des régions de métropole.

En matière de fiscalité locale, notamment, les régions exercent des pouvoirs spécifiques, notamment en matière d'octroi de mer 8 ( * ) ou de taxes sur les carburants 9 ( * ) . Les DOM sont également dotés de compétences particulières dans le cadre des droits sur les tabacs 10 ( * ) .

Les conseils régionaux d'outre-mer bénéficient par ailleurs de compétences tout à fait uniques en matière de relations internationales. Ils peuvent ainsi adresser au Gouvernement des propositions en vue de la conclusion d'engagements internationaux concernant la coopération régionale entre la République française et, selon le cas, les États de la Caraïbe, les États voisins de la Guyane et les États de l'océan Indien, ou d'accords avec des organismes régionaux des aires correspondantes. Leurs présidents peuvent se voir délivrer pouvoir pour négocier et signer des accords avec un ou plusieurs États ou territoires, dans les domaines de compétence de l'État. Dans les domaines de compétence de la région, les conseils régionaux peuvent, par délibération, demander aux autorités de la République d'autoriser leur président à négocier, dans le respect des engagements internationaux de la République, des accords avec un ou plusieurs États, territoires ou organismes régionaux 11 ( * ) .

La faculté d'adaptation offerte aux DOM a néanmoins été enserrée dans des limites strictes par le Conseil constitutionnel .

Ainsi, par exemple, en 1982, sous l'impulsion de notre collègue Pierre Mauroy, alors Premier ministre, le Gouvernement, suivi par le Parlement, avait décidé d'accorder aux DOM une décentralisation beaucoup plus poussée qu'en métropole, grâce à une « assemblée unique », élue selon des modalités dérogatoires à celles en vigueur pour les départements métropolitains, faisant fonction de conseil général et de conseil régional dans les régions monodépartementales d'outre-mer. Or, dans sa décision 82-147 DC du 2 décembre 1982, le Conseil constitutionnel a refusé cette adaptation, au motif que l'institution d'un mode de scrutin spécifique ne permettait pas d'assurer « la représentation des composantes territoriales du département ».

* 1 Cette évaluation inclut les compensations d'exonération de charges sociales.

* 2 Loi n° 46-451 du 19 mars 1946 tendant au classement comme départements français de la Guadeloupe, de la Martinique, de La Réunion et de la Guyane française.

* 3 Depuis le décret n° 60-406 du 26 avril 1960 relatif à l'adaptation du régime législatif et à l'organisation administrative des départements de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de La Réunion. Voir désormais l'article L. 3444-1 du code général des collectivités territoriales.

* 4 Depuis les lois du 31 décembre 1982 et du 2 août 1984. Voir désormais l'article L. 4433-3-1 du même code.

* 5 Voir les lois n°s 86-1383 du 31 décembre 1986 relative au développement des DOM, de Saint-Pierre-et-Miquelon et de Mayotte ; 94-638 du 25 juillet 1994 tendant à favoriser l'emploi, l'insertion et les activités économiques dans les DOM, à Saint-Pierre-et-Miquelon et à Mayotte ; 2000-1207 du 13 décembre 2000 d'orientation pour l'outre-mer ; 2003-660 du 21 juillet 2003 de programme pour l'outre-mer ; 2009-594 du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer.

* 6 Article L. 4432-9 du code général des collectivités territoriales.

* 7 Articles L. 4436-1 et suivants du code général des collectivités territoriales.

* 8 En vertu de la loi n° 2004-639 du 2 juillet 2004 relative à l'octroi de mer.

* 9 Article 266 quater du code des douanes.

* 10 Article 268 du code des douanes.

* 11 Voir les articles L. 4433-4-1 et suivants du code général des collectivités territoriales.

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