C. ... À LA FAVEUR D'UNE INVERSION DE LA « TYRANNIE DU CLIENT » ?

L' efficacité des moyens de protection qui viennent d'être évoqués peut être renforcée par le ressort commercial, puissamment incitatif, de la réputation , notamment pour les entreprises dont la consommation des ménages est le principal débouché.

Ainsi, les affichages de type « éthique » tels que la proclamation par l'entreprise de sa RSE ou son adhésion à un « code de bonne conduite », tout en correspondant à une pratique effective, ont pour objet d'apporter un bénéfice commercial à l'entreprise, ce qui est parfaitement normal pour une entité qui, par essence, n'est pas philanthrope.

Si les démarches de type RSE sont encore peu acclimatées en France, d'autres pays sont plus avancés dans cette voie. Par exemple, en Belgique, l'ambassade de France constate qu'« en plus de recevoir des subventions et des privilèges fiscaux, les entreprises belges ont bien compris l'importance de la RSE. Le label RSE en Belgique est un label de confiance qui apporte de la plus value aux produits où il est apposé. C'est une stratégie qui garantit une fidélisation à long terme du client et offre une marque de différentiation permettant de justifier un coût plus important ».

Suivant cette même logique de « veille » des clients sur les conditions humaines de la production, les dispositifs de responsabilisation au regard des externalités sociales négatives des entreprises sont susceptibles d'être accompagnés par une publicité des résultats obtenus, qui pourrait être organisée.

Or, on se souvient que la focalisation sur la satisfaction des clients est un des facteurs structurants des organisations du travail et du management contemporains (voir supra la « consécration du client roi »), qu'elle oriente dans le sens d'une réactivité et d'une qualité toujours accrues tout en minimisant les coûts de surveillance interne grâce à l'intériorisation et l'acceptation par les personnels d'une contrainte leur apparaissant après tout bien légitime, en tout cas plus légitime que ne l'aurait été celle résultant d'une pression hiérarchique accrue en vue de préserver ou accroître le revenu des détenteurs de capitaux.

Il y aurait donc ici  le germe d'un renversement de perspective , susceptible de contrebalancer - jusqu'à quel point ? - la « tyrannie » des clients sur l'organisation du travail, orientée collectivement par les entreprises au détriment des conditions réservées à leurs salariés , par une autre « tyrannie » des clients sur l'organisation, orientée cette fois au profit des salariés .

Une telle inversion de tendance, aujourd'hui suggérée par les « signaux faibles » des labels touchant à la responsabilité sociale et de certaines modalités de l'« experience rating », pourrait déboucher un jour sur des phénomènes plus ou moins marqués de préférences.

On ne saurait exclure qu'une prise de conscience assez générale de ce que la « condition de consommateur », toujours plus florissante, doit à la « condition de salariés », symétriquement dégradée, ne finisse par émerger . Il faudrait que se trouve brisé le cercle vicieux des publicités et des objectifs internes axés sur la « qualité totale » qui incite d'autant plus volontiers les consommateurs à élever leur niveau d'exigence qu'ils sont sommés, en tant que salariés, de satisfaire au même type d'exigences accrues.

Sans discours politique ou syndical destiné à engendrer une certaine « prise de conscience », il est naturel que de nombreux travailleurs-consommateurs reportent sur autrui la pression (sinon la violence) dont ils peuvent être victime. La manifestation, le cas échéant, d'un commencement de maturité pourrait consister, par exemple, en un refus délibéré de répondre aux multiples enquêtes de satisfaction 295 ( * ) qui encombrent le quotidien des consommateurs 296 ( * ) et dont Internet facilite une prolifération hypnotique à moindres coûts.

Mais quelles qu'en soient les manifestations, ces évolutions , dont la concrétisation constituerait une rupture majeure , ne peuvent que rencontrer des freins puissants , qui tiennent non seulement à l'individualisme des consommateurs (que des revenus mal orientés, avec la crise, peut accroitre dans les mêmes proportions que la pression qu'ils subissent en tant que salariés), mais encore à la difficulté d'élaborer des indicateurs pertinents et retraçant l'intégralité de la chaîne des valeurs ajoutées, y compris hors du territoire national.

Plus fondamentalement, Jean Baudrillard 297 ( * ) a observé qu'à la différence du travail, « l'objet de consommation isole » : « l'exploitation par la dépossession (de la force de travail) , parce qu'elle touche un secteur collectif, celui du travail social, se révèle (à partir d'un certain seuil) solidarisante . La possession dirigée d'objets et de biens de consommation est, elle, individualisante, désolidarisante, déshistorisante . En tant que producteur, et par le fait même de la division du travail, le travailleur postule les autres : l'exploitation est celle de tous. En tant que consommateur, l'homme redevient solitaire, ou cellulaire, tout au plus grégaire ».

Si la tendance à une désorganisation des collectifs de travail préjudiciable à la représentation collective devait se poursuivre, la question de l'organisation des consommateurs au profit des salariés pourrait, à l'avenir, se poser de façon plus pressante - en tout cas beaucoup plus pressante que dans le contexte de cette citation - car elle constituerait rien moins que l'ultime palliatif à une défense non violente et bien comprise de leurs intérêts.


* 295 Dont, cependant, l'objectif est peut-être autant, sinon davantage, de signifier aux clients l'importance accordée à leur satisfaction, que de mesurer celle-ci pour en tirer les conséquences.

* 296 Qui ne trouvent aucun répit, à cet égard, au contact des services publics.

* 297 « La société de consommation », 1970.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page