2. Une position de principe controversée de la comptabilité nationale sur le concept de richesses

Sur le plan des principes, la notion de production qui est le socle de la valeur ajoutée repose sur une conception particulière des richesses (due à l'économiste John Hicks) qui veut que le revenu recouvre le maximum que l'on peut consommer au cours d'une période, en espérant être aussi riche à la fin qu'au début .

Cette conception conduit à exclure du champ des ressources associées à la production (et donc comptées comme valeur ajoutée) toutes les ressources supposées non reproductibles avec les seuls moyens dont dispose le producteur, mais aussi toutes les richesses qui ne peuvent être considérées comme créées en contrepartie de la production d'un bien ou d'un service .

Cette convention apparemment anodine a eu longtemps pour effet d'écarter de la production des oeuvres aussi essentielles dans l'économie contemporaine que les logiciels. Elle continue à expliquer que la recherche ne soit pas encore pleinement valorisée (même si elle devrait être mieux prise en compte à l'avenir) comme un élément de la production des entreprises 41 ( * ) .

Surtout, elle conduit à exclure de la mesure des richesses par la valeur ajoutée une partie considérable des phénomènes d'enrichissement financier .

Autrement dit, comme elles ne sont pas la contrepartie de la production d'un bien, les richesses provenant de la valorisation des actifs mis en oeuvre pour produire se trouvent exclues du champ des richesses mesurées par la valeur ajoutée.

3. Des choix de méthode qui brouillent la vision de la répartition des richesses

Cette position de principe se décline dans des choix de méthode .

La comptabilité nationale est ordonnancée selon une séquence de comptes qui conduit à distinguer, d'un côté, les comptes courants , qui s'ouvrent par la production et, une fois déduites les consommations intermédiaires, par la valeur ajoutée , et se soldent par l'épargne, et, d'un autre côté, les comptes d'accumulation qui débouchent in fine sur les comptes de patrimoine. Ceux-ci mesurent l'enrichissement net des agents à travers la notion de valeur nette du patrimoine.

Or, dans les comptes d'accumulation, certaines opérations interviennent indépendamment de la détermination des résultats des comptes courants que sont la valeur ajoutée, le résultat d'exploitation et l'épargne si bien qu'il n'existe pas de correspondance stricte entre les soldes des comptes courants et les variations de richesses décrites par les comptes de patrimoine .

Plusieurs catégories d'opérations financières ne sont pas considérées comme entrant dans la valeur ajoutée. C'est le cas pour les gains en capital (les plus-values) mais aussi pour les revenus financiers courants (intérêts et dividendes). Toutefois, à la différence des plus-values, ceux-ci sont ajoutés à l'EBE pour déterminer l'épargne des entreprises.

Le présent rapport n'est pas le lieu d'une discussion approfondie de cette option qui fait l'objet d'un débat de principe particulièrement vif d'autant que les choix de la comptabilité nationale contrastent en tous points avec ceux qui inspirent les normes comptables privées internationales.

Mais, on ne peut que souligner ici la discordance qui semble exister entre la conception de la création de richesses promue par la comptabilité nationale et celle que s'en font les agents économiques et qui influence leurs perceptions (et leurs comportements économiques concrets) .

On pourrait, sans inconvénient majeur selon nous, intégrer les revenus financiers perçus par les entreprises au niveau de la valeur ajoutée . Ce choix qui permettrait de consolider les résultats opérationnels et les produits financiers courants en amont des comptes, permettrait sans doute de mieux appréhender les situations financières concrètes des entreprises , telles qu'elles sont perçues, et telles qu'elles influencent les pratiques salariales. Il traduirait mieux la création de valeur par l'ensemble des salariés. Il aboutirait au constat d'une part des salaires dans la valeur ajoutée plus basse et dont la pente serait sans doute descendante .

Avec la méthode actuellement suivie, des problèmes de coïncidence entre valeur ajoutée et salaires versés par les entreprises peuvent se poser dont témoignent d'ailleurs les rapports précités .

UN EXEMPLE DES PROBLÈMES COMPTABLES D'APPRÉCIATION
DE LA RÉPARTITION DE LA VALEUR AJOUTÉE : LES ENTREPRISES FINANCIÈRES

Dans les rapports consacrés au partage de la valeur ajoutée, le choix du champ - un secteur institutionnel donné ou l'ensemble de l'économie nationale - se pose classiquement. Il apparaît notamment que les singularités des entreprises financières et d'assurances, du point de vue comptable perturbent la significativité des indicateurs de partage de la valeur ajoutée dans ce champ. C'est pourquoi on raisonne habituellement sur les seules entreprises non financières. En effet, une partie de plus en plus importante des ressources des établissements financiers, sur lesquelles elles se fondent (parfois très directement comme dans le cas des bonus) pour définir leurs rémunérations n'entre pas dans le champ de la valeur ajoutée puisqu'elles viennent d'opérations d'arbitrage financier ou de la perception de revenus financiers courants.

On considère que de ce fait le lien entre les salaires versés par ces établissements (qui tiennent compte de ces gains en capital) et leur valeur ajoutée (d'où ces gains sont exclus) est trop distendu pour que le ratio salaires/valeur ajoutée soit pleinement significatif dans le secteur financier.

Cette distorsion peut être illustrée par le graphique ci-dessous.

On y observe que rapportés à la valeur ajoutée (qui n'inclut pas les gains financiers susmentionnés) les salaires sont fortement croissants. En revanche, la part salariale dans le produit net bancaire est (hors l'année 2008 pour des raisons évidentes) plutôt à la baisse.

ÉVOLUTION DE LA PART DES SALAIRES DANS LE SECTEUR FINANCIER
SELON DEUX INDICATEURS DE RICHESSE DIFFÉRENTS

Sources : TES symétriques - Insee. Eurostat

Mais, cette limite qui s'applique aux entreprises financières ne s'applique-t-elle vraiment qu'à elles de sorte que le partage de la valeur ajoutée des entreprises non financières serait indemne de cet effet ?

Outre les effets que pourraient avoir les flux de revenus financiers courants des entreprises non financières sur leurs politiques salariales 42 ( * ) , l'importance des variations de valeur des bilans des entreprises non financières invite à répondre négativement à cette interrogation et à imaginer que ces variations ont un impact sur les rémunérations salariales versées par ces entreprises.

Dans ces conditions, le jugement porté sur la rentabilité du capital varie beaucoup selon que l'indicateur choisi tient compte ou non de la valorisation des actifs .


* 41 Les salaires des chercheurs sont, quant à eux, pleinement intégrés aux salaires pris comme numérateur du rapport salaires/valeur ajoutée.

* 42 Ces effets sont ambigus. D'un côté, la hausse des revenus financiers courants perçus est constitutive d'une augmentation des revenus des entreprises qui peut, théoriquement, favoriser une dynamique des salaires plus forte. De l'autre, les revenus financiers courants versés par les entreprises non financières peuvent représenter une utilisation alternative des revenus financiers qu'elles perçoivent - en neutralisant l'impact possible sur les salaires - mais aussi exercer une pression à la baisse de la part salariale dans la valeur ajoutée que ces revenus soient versés en contrepartie d'un endettement extérieur plus coûteux ou qu'ils le soient aux fins d'augmenter le rendement effectif du capital.

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