E. LA PRESCRIPTION

L'enquête sur le Mediator a donné un éclairage particulier à une pratique, connue et légale mais qui mérite qu'on y prête attention, celle de la prescription hors du cadre de l'autorisation de mise sur le marché . Le principe de liberté de prescription étant inscrit dans les textes législatifs, le praticien a la possibilité de prescrire un produit en dehors des indications thérapeutiques autorisées par les instances sanitaires.

Les auditions auxquelles a procédé votre mission commune d'information ont confirmé cette pratique qui a conduit à utiliser le Mediator en dehors de ses deux indications, adjuvant du régime adapté dans les hypertriglycéridémies et adjuvant du régime dans le diabète asymptomatique avec surcharge pondérale, et à en détourner l'usage au profit d'une action anorexigène induite par les propriétés pharmaco-chimiques présumées du benfluorex.

Le mésusage thérapeutique se définit comme l'utilisation d'un médicament non conforme aux recommandations des caractéristiques du produit, tandis que la prescription hors AMM s'entend comme une décision volontaire du praticien d'utiliser un produit en dehors de ces indications thérapeutiques officielles pour la recherche d'un effet bénéfique chez le patient. Dans ce cas, le praticien doit s'appuyer sur des données de la littérature scientifique.

1. Des alertes réitérées relatives à un mésusage important

Au cours des trente-trois ans de sa commercialisation, les alertes sur le mésusage du Mediator et ses conséquences en termes de santé publique se sont répétées sans donner le sentiment qu'elles ont effectivement été prises en compte par les autorités sanitaires.

Le Mediator a fait l'objet d' une mise en garde dès la demande de commercialisation .

Dès 1974, le compte rendu manuscrit de la réunion de présentation des travaux du rapporteur sur le Mediator, qui a été transmis à votre mission commune d'information par l'Afssaps, transcrivant plusieurs remarques formulées lors de cette réunion, soulevait dans sa conclusion, en forme d'avertissement, l'éventualité d'un usage détourné de la spécialité pharmaceutique : « Enfin, il conviendra de prêter attention aux indications thérapeutiques, en particulier ne pas considérer le Mediator comme une thérapeutique contre l'obésité, sauf si hospitalisation et contrôles biologiques indispensables. »

Par la suite, des signalements ont été transmis aux autorités de santé dès la fin des années 1990 . Or face aux inquiétudes renouvelées des professionnels de santé et des centres régionaux de pharmacovigilance, il a été procédé à un classement sans suite de ces signalements.

Les comptes rendus de plusieurs comités techniques de pharmacovigilance entre 1998 et 2004, annexés au rapport de l'Igas 54 ( * ) , confirment que des professionnels de santé, médecins, pharmaciens, avaient alerté les autorités sanitaires de l'existence d'un mésusage comme anorexigène du Mediator, dont l'ampleur était, le plus souvent, jugée préoccupante. Concomitamment à ces alertes, la parenté chimique du benfluorex avec les amphétamines était évoquée dès cette époque.

Force est de reconnaître que ces alertes n'étaient abordées qu'en fin d'ordre du jour lors du tour de table des cas marquants, sorte d'énumération des divers cas de pharmacovigilance transmis au comité technique le plus souvent par les CRPV.

Or les responsables de l'Agence du médicament puis de l'Afssaps ne prêtaient guère une attention particulière aux signalements sur un mésusage du Mediator adressés par les CRPV. Le directeur général de l'Agence du médicament de 1997 à 1999 a ainsi indiqué à la mission commune d'information que « que le Mediator était l'objet, comme de nombreux autres médicaments, de prescriptions hors AMM et de surprescriptions que nous traitions de manière globale et non médicament par médicament. D'ailleurs, dans le cadre du Mediator, je ne pense pas que l'Agence aurait eu le pouvoir de réduire les prescriptions. Le médecin qui prescrit hors AMM sait ce qu'il fait » 55 ( * ) .

Par la suite, l'étude des modalités de remboursement du Mediator conduit l'assurance maladie à s'interroger sur ses conditions de prescription .

Alors que la question du mésusage du Mediator est déjà envisagée dans l'enquête officieuse lancée en 1995 en raison de la crainte du report de prescription et par la mise sous surveillance du niveau des ventes à partir de 1997, la lettre des trois médecins-conseils de la Cnam 56 ( * ) adressée le 11 septembre 1998 au directeur général de l'Agence du médicament constitue une alerte que la mission commune d'information estime majeure sur l'identification d'une « surprescription » inquiétante hors du cadre de l'AMM dès la fin des années 1990.

Il faut rappeler que les caisses d'assurance maladie procèdent régulièrement à des évaluations sur des produits et spécialités pharmaceutiques dont elles estiment qu'ils sont susceptibles d'être prescrits hors de l'AMM, notamment à des fins de dopage ou à titre toxicomaniaque 57 ( * ) .

Les études menées au sein de l'assurance maladie dans les années 1998 avaient ainsi pour objectif de « mesurer le respect des conditions de remboursement et non d'évaluer le rapport bénéfices-risques », comme l'a mentionné le directeur général de la Cnam, M. Frédéric Van Roekeghem 58 ( * ) .

Un des trois médecins-conseils, M. Hubert Allemand, auditionné par la mission commune d'information a ainsi indiqué que ces études estimaient alors que, dans environ un tiers des prescriptions, le Mediator était utilisé comme coupe-faim. Il a également précisé : « Nous avons écrit et alerté les pouvoirs publics parce que le Mediator offrait un bénéfice faible, étant prescrit pour un autre usage que ses indications. » 59 ( * ) Les termes du courrier évoquaient l'éventualité d'un détournement d'usage d'un produit indiqué dans la stratégie thérapeutique de la maladie diabétique et dans celle des hyperlipidémies, en remplacement de médicaments strictement encadrés depuis 1995 en raison de leur classement dans le groupe des amphétamines.

La mission commune d'information s'est interrogée sur les limites de la mise sous surveillance , comme réponse de l'agence sanitaire en charge des produits médicamenteux.

La mise sous enquête de pharmacovigilance du Mediator, d'abord officieuse, puis officielle à partir de 1998, apparaît comme la réponse constante adressée par les différents responsables de l'Agence du médicament puis de l'Afssaps aux alertes sur un mésusage de ce produit, avec les limites que nous examinerons.

L'Agence du médicament a considéré que l'évolution des consommations et des prescriptions au cours des années 1995-1998 ne permettait pas réellement de mettre en évidence un détournement d'usage du Mediator, malgré les inquiétudes des caisses d'assurance maladie.

L'enquête de l'Union régionale des caisses d'assurance maladie (Urcam) de Bourgogne est révélatrice de cette inertie, car bien que relayée par une dépêche de l'AFP et signalée au directeur général de l'Agence du médicament par un membre du cabinet du secrétaire d'Etat à la santé, elle n'a néanmoins pas donné lieu à des investigations plus approfondies. Le directeur général de la Cnam a pourtant rappelé lors de son audition que « les suspicions avaient été portées à la connaissance des pouvoirs publics, y compris le directeur général de la santé de l'époque » 3 .

Lors de son audition par la mission commune d'information, M. Jean-René Brunetière, ancien directeur général de l'Agence du médicament de 1997 à 1999, a défendu cette position en indiquant avoir eu « le sentiment que l'Agence avait déjà mis en place les éléments de réponse à ce que soulevaient ces médecins, grâce à l'enquête de pharmacovigilance, la surveillance des chiffres de vente, l'observatoire de la prescription, etc. Cette lettre, à l'époque où elle est écrite, ne constituait pas une alerte à proprement parler. Elle soulevait des problèmes que nous connaissions déjà à l'époque et dont nous avions le sentiment - à tort ou à raison - qu'ils étaient placés sous surveillance active. J'en apporte pour preuve les nombreuses réunions du comité technique de pharmacovigilance qui traitaient du cas du Mediator. Il n'a malheureusement pas fait remonter les informations à la commission nationale de pharmacovigilance, à la commission d'AMM et au directeur général » 60 ( * ) .

Il apparaît également que, pour les responsables de l'Agence du médicament puis de l'Afssaps, les critères définis pour suivre l'évolution des prescriptions de Mediator étaient de nature à prévenir tout mésusage de ce produit, comme l'a indiqué lors de son audition par la mission commune d'information M. Jean-Michel Alexandre, directeur de l'évaluation des médicaments de 1993 à 2000, considérant qu' « il pouvait exister un report sur les spécialités pharmaceutiques mais nous pouvions contrôler ou suivre les prescriptions et les délivrances. La même chose a d'ailleurs été faite en 2006 pour les hormones thyroïdiennes. Elles avaient été interdites des préparations magistrales alors qu'elles étaient maintenues en spécialités pharmaceutiques afin d'éviter le report ou l'utilisation incontrôlée en préparations magistrales » 61 ( * ) .

Mme Anne Castot, ancien chef du service de la surveillance du risque, du bon usage et de l'information sur les médicaments à l'Afssaps, a également maintenu les termes de la lettre en date du 12 mars 1997 qu'elle avait adressée en réponse à un courrier du service médical de l'assurance maladie de Saint-Etienne signalant qu' « une enquête était en cours » 62 ( * ) .

2. « Dans le secret des cabinets »63 ( * ) médicaux

L'importance de la prescription hors AMM a fait l'objet, au cours des auditions de la mission commune d'information, d'affirmations contradictoires : « modeste » pour les représentants des laboratoires Servier mais « considérable » pour les représentants de la Caisse nationale d'assurance maladie. Force est de reconnaître, sur ce sujet, les lacunes des données statistiques .

« L'exemple du Mediator montre bien que personne n'est capable de dire très précisément le pourcentage du produit prescrit hors AMM », comme l'a affirmé M. Etienne Caniard, président de la Mutualité française à la mission commune d'information 64 ( * ) .

Par ailleurs, cette situation n'est-elle pas révélatrice du huis clos des cabinets médicaux, en l'application du principe de liberté de prescription ? La pratique de prescription hors AMM a conduit au mésusage d'un produit qui s'est révélé dangereux. Une population de patients plus large que celle visée par l'AMM a ainsi été exposée à ses effets indésirables. Mais les prescripteurs savaient-ils qu'ils prescrivaient un médicament anorexigène et connaissaient-ils ses effets indésirables ?

Enfin, il est d'autant plus difficile de notifier les effets indésirables d'un produit lorsqu'il est prescrit en dehors de ses indications thérapeutiques. Cela soulève l'importante question de la qualité et de l'exhaustivité de l'information donnée aux prescripteurs.

a) Des estimations de plus en plus alarmantes

Les chiffres sur le taux de mésusage du Mediator fournis à la mission commune d'information émanant de sources différentes se sont d'abord situés autour d'une estimation de l'ordre de 20 % à 30 %. L'évaluation de l'utilisation comme anorexigène à ce niveau a été envisagée dès la fin des années 1990 65 ( * ) . Il semble toutefois que ce taux ait eu tendance à progresser dans les années 2000.

Pour sa part, le rapport de l'Igas, en janvier 2010, a estimé le taux de mésusage de ce médicament à 20 %, et considéré que le déplacement de la prescription tenait compte de son efficacité réelle comme anorexigène.

Mais M. Aquilino Morelle, lors de l'audition des rapporteurs de l'Igas par votre mission commune d'information, a cependant qualifié les prescriptions hors AMM d'excessives, affirmant, sans être en mesure de citer sa source, que le taux de prescription hors AMM du Mediator aurait été d'environ 80 % : « A la fin des années 1990, 80 % des prescriptions correspondaient à un « mésusage », c'est-à-dire à une prescription hors autorisation de mise sur le marché (AMM) » 66 ( * ) .

Selon l'Urcam de Bourgogne, les délivrances hors AMM auraient en effet atteint jusqu'à 70 % après le retrait des indications dans le traitement des hypertriglycéridémies, le retrait de l'AMM pour une des indications en 2007 n'ayant eu aucune incidence sur le nombre de prescriptions.

En tout état de cause, la répartition des ventes de boîtes de Mediator atteste d'une progression régulière depuis 1992 et d'une croissance notable à partir de l'année 1999, passant d'un peu moins de 6 millions de boîtes vendues en 1998 à près de 6,5 millions de boîtes en 1999 et à 8 millions en 2002.

b) Le profil du patient sous Mediator

Même s'il s'avère difficile de quantifier le nombre de prescriptions hors du cadre de l'AMM par les professionnels de santé, il semble, d'après les données de la Cnam, que cette spécialité a été très largement délivrée à une population de patientes en surpoids.

Selon les données de remboursement 2008 fournies par l'assurance-maladie, 72 % des consommateurs de Mediator étaient des patients de sexe féminin, essentiellement âgés de quarante à soixante-neuf ans. Par ailleurs, la très grande majorité des femmes - 82 % - ayant pris du Mediator en 2008 se l'est vu prescrire hors du cadre de l'AMM, contre 67 % des hommes. Surtout, chez les femmes de moins de cinquante ans, 90 % des consommatrices de Mediator n'étaient pas diabétiques.

Ces chiffres confirment une tendance qui avait été notée lors de l'étude réalisée en avril 1997 par l'Urcam de Bourgogne sur le respect des indications thérapeutiques du Mediator, qui relevait que « sur les 197 prescriptions ne respectant pas l'indication thérapeutique du Mediator, on retrouve 98 prescriptions associées à des traitements à visée amaigrissante. Ces prescriptions sont essentiellement destinées à des patients de sexe féminin : 86 % » 67 ( * ) .

Lors de son audition, le docteur Georges Chiche, cardiologue à Marseille, a également signalé que le Mediator a pu être prescrit en prévention de l'apparition d'un diabète chez certains patients en surcharge pondérale.

La mission commune d'information souligne que ces données sont absolument contestées par les laboratoires Servier.

Au cours notamment des trois auditions de ses dirigeants par la mission commune d'information, il a été répété que « les prescriptions dans ses indications hors AMM (médicament anti-obésité) étaient modestes » 68 ( * ) .

Selon les données fournies par un organisme indépendant, le Thalès, citées par les laboratoires Servier et présentées par ces derniers à la CNPV du 27 mars 2007, il a été indiqué qu'en 2004-2005, la part des prescriptions de Mediator pour des patients obèses était de 11,5 % et de 10,7 % en 2005-2006, montrant ainsi que ces taux restaient stables sur une plus longue période. Les laboratoires Servier ont considéré que ces taux se situaient dans la moyenne des prescriptions hors AMM pour l'ensemble des médicaments.

Une critique de ces données formulée par M. Hubert Allemand repose sur une analyse des données collectées par l'assurance maladie en comparaison des éléments de santé publique qui conduirait à penser, en appliquant les assertions des laboratoires Servier, que nombre de diabétiques ne recevaient que pour seul traitement du Mediator et suivaient un régime . « Plus de 400 000 personnes ont pris du Mediator en 2006. Nous comptons autour de 60 000 diabétiques qui ont pris du Mediator cette même année. Doivent être ajoutés les diabétiques non traités par des hypoglycémiants oraux ou par de l'insuline. Pour parvenir à ces chiffres, ceci signifierait que de nombreux diabétiques n'étaient traités que par un régime et du Mediator. » 69 ( * )

Dans la note détaillée que les dirigeants des laboratoires Servier ont fait parvenir à votre mission commune d'information, ils ont tenus à rappeler en conclusion que « la commercialisation du Mediator s'est toujours faite dans le cadre des indications validées par les autorités de santé » . Souhaitant se positionner sur le plan des responsabilités qui pourraient leur être reprochées, ils écartent toute information qui aurait pu être délivré sur un détournement d'usage de ce produit : « Mediator était un médicament utile dans le traitement du diabète et les laboratoires Servier ont été attentifs à ce que son usage ne soit pas dévoyé dans les indications qui n'étaient pas les siennes, notamment l'obésité et les surcharges pondérales isolées. » Toute action conduisant à délivrer des informations hors du cadre des indications thérapeutiques telles qu'elles figurent dans le RCP du médicament est tout particulièrement réfutée.

Les laboratoires Servier n'en étaient pas moins conscients d'un risque de mésusage , qu'ils indiquent avoir cherché à réduire, en prenant des mesures auprès des médecins prescripteurs et de leurs visiteurs médicaux pour s'assurer que les recommandations de prescription du produit étaient bien suivies. De fait, les laboratoires pharmaceutiques ne peuvent promouvoir leurs produits que dans le cadre de l'AMM.


* 54 Comité technique de pharmacovigilance (CTPV) du 10 septembre 1998, CTPV du 13 février 2001, CTPV du 15 mai 2001 et CTPV du 7 décembre 2004.

* 55 Audition du 22 mars 2011.

* 56 Annexe 3-49 du rapport de l'Igas.

* 57 Cf Audition de M. Hubert Allemand, médecin conseil national de la Cnam, du 1 er février 2011.

* 58 Audition du 8 mars 2011.

* 59 Audition du 1 er février 2011.

* 60 Audition du 22 mars 2011.

* 61 Audition du 26 avril 2011.

* 62 Annexe 3-46 du rapport de l'Igas p. 1699 et audition du 1 er février 2011.

* 63 Suivant l'expression utilisée par M. Jean-René Brunetière, ancien directeur général de l'Agence du médicament, lors de son audition du 22 mars 2011.

* 64 Audition du 5 avril 2011.

* 65 Cf. audition de M. Jean-René Brunetière du 22 mars 2011.

* 66 Audition du 6 juin 2011.

* 67 Etude sur le contrôle du respect de l'indication thérapeutique, réalisée par l'URCAM Bourgogne - Mars 1998.

* 68 Cf. audition de M. Jean-Philippe Seta, président opérationnel des laboratoires Servier, du 7 mars 2011.

* 69 Audition du 1 er février 2011.

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