II. LES SINGULARITÉS DE L'ART CONTEMPORAIN FRANÇAIS

A. LA SPÉCIFICITÉ DE LA FISCALITÉ FRANÇAISE : L'ÉTERNEL DÉBAT

Impôt sur la fortune (ISF), droit de suite, TVA : voici les principaux sujets récurrents dont on ne peut faire l'économie dans une analyse du marché de l'art mais que votre rapporteur n'aborde que très rapidement tant ces sujets ont été traités de façon approfondie par d'autres rapports tels que celui de Martin Bethenod.

L'ISF, tout d'abord, constitue un sujet récurrent du débat budgétaire en France puisqu'à chaque loi de finances la question de son maintien ou de son champ d'application se pose. Or récemment, à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances rectificative présenté en juin 2011, un amendement de notre collègue le député Marc Le Fur proposant l'intégration des oeuvres d'art dans l'assiette de l'ISF a été adopté en commission des finances. Rejeté ensuite en séance, cet amendement a relancé le débat sur la fiscalité des oeuvres d'art.

Votre rapporteur a noté l'unanimité des professionnels pour regretter cet événement qui jette l'opprobre sur le marché français de l'art contemporain. Il constitue, en effet, un signal très négatif pour les acteurs notamment étrangers qui doutent souvent de l'attractivité du territoire. Il est ensuite un signe d'insécurité juridique et économique pour les collectionneurs dont le rôle peut être particulièrement important pour soutenir la création mais aussi pour favoriser la démocratisation de la culture, par le prêt ou le don d'oeuvres privées qui viennent enrichir les collections publiques et donc favoriser l'accès du public à l'art d'aujourd'hui.

Votre rapporteur souhaite en revanche rebondir sur la notion de « justice sociale » qui a pu être évoquée au cours de ces débats parlementaires. En effet, si la justification économique et culturelle paraît claire pour la question de l'ISF, elle devrait être valable pour le plus grand nombre. La philosophie même de cette disposition fiscale devrait pouvoir justifier des mesures équivalentes pour les « petits collectionneurs » soutenant à un niveau plus modeste la création d'aujourd'hui. A l'image de ce qui doit être fait pour les artistes les moins visibles, il faut réfléchir à la fiscalité pour les investissements les plus faibles. Cela participe de la démocratisation de l'art contemporain, indispensable au soutien du marché .

Le droit de suite est un autre sujet régulièrement évoqué par les acteurs du marché de l'art. Votre rapporteur souhaite simplement illustrer l'impact négatif de cette disposition fiscale en évoquant le cas des galeries d'art dont la politique d'achat est pénalisée . En effet, la dérogation actuelle prévoit une exonération pour la première revente qui intervient dans les trois ans suivant l'achat de l'oeuvre. Ce qui a pour effet de dissuader les galeries d'acheter les oeuvres qu'elles prennent plutôt en dépôt. Pour ne pas être pénalisés par rapport aux autres artistes étrangers auxquels le droit de suite ne s'applique pas, les artistes de la scène française (et européenne) doivent donc assumer de ne pas voir leurs oeuvres achetées par les galeries.

LE DROIT DE SUITE

Le droit de suite est une prérogative inaliénable, attachée à un bien et exerçable quel qu'en soit le propriétaire actuel. L'auteur d'une oeuvre graphique ou plastique originale exerce ainsi son droit de suite en prélevant une partie du prix de vente. Cette somme est à la charge du vendeur.

Les ayants droit de l'auteur sont bénéficiaires jusqu'à 70 ans après son décès.

Historiquement, le droit d'auteur a été affirmé dès la convention de Berne de 1886. Il a été créé en droit français en 1920, afin de faire bénéficier les artistes et leurs héritiers de l'augmentation de leur cote au cours des reventes successives. Jusqu'à l'harmonisation européenne en 2007, il était au taux unique de 3 % et applicable jusqu'à 50 ans après le décès de l'auteur.

Perception

Le taux du droit de suite est dégressif selon le prix de vente, son montant étant plafonné à 12 500 € :

- 4 % jusqu'à 50 000 € ;

- 3 % jusqu'à 200 000 € ;

- 1 % jusqu'à 350 000 € ;

- 0,5 % jusqu'à 500 000 € ;

- 0,25 % au-delà de 500 000 €.

L'assiette est actuellement le prix de vente intégral du bien. Le rapport Bethenod proposait de la réduire aux commissions des SVV et à la marge réalisée par les marchands d'art.

Le paiement du droit est effectué par le vendeur sur simple demande du bénéficiaire. En l'absence de demande, le vendeur verse le droit de suite à une société de perception et de répartition des droits (SPRD), qui recherche le bénéficiaire et effectue le paiement. La liste des SPRD est établie par arrêté du ministre chargé de la culture.

Le montant perçu par l'Adagp 16 ( * ) (principale SPRD) en 2010 était de 6,7 M €. Elle a redistribué 85 % des sommes collectées au bénéfice de 2 352 ayants droit mais 4 familles sont les principales bénéficiaires.

Textes

Code de la propriété intellectuelle, art. L. 122-8 : les oeuvres originales incluent « les oeuvres créées par l'artiste lui-même et les exemplaires exécutés en quantité limitée par l'artiste lui-même ou sous sa responsabilité. » L'article prévoit une dérogation au droit de suite, dans le cas où le vendeur a acquis l'oeuvre moins de 3 ans plus tôt, pour moins de 10 000 €, auprès de l'artiste.

Loi n° 57-298 du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique : le droit de suite est réservé aux héritiers de sang. Les légataires tels que les fondations créées par des artistes sans descendance afin de gérer leur patrimoine en sont exclus.

Directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2001 relative au droit de suite au profit de l'auteur d'une oeuvre d'art originale : le régime français est généralisé. Le Royaume-Uni applique un régime dérogatoire : le droit de suite est réservé aux artistes vivants.

Décret n° 2007-756 du 9 mai 2007 : le droit de suite est exigible pour une vente réalisée en France ou assujettie à la TVA française. Le bénéficiaire dispose de 3 ans pour s'informer sur la vente, et le vendeur d'un délai de 4 mois après demande du bénéficiaire pour s'acquitter du paiement. Tout manquement du vendeur est puni par contravention. Les antiquaires sont assujettis au droit de suite.

Litiges

Redistribution

Le TGI de Paris a condamné l'Adagp le 8 juillet 2011, pour avoir reversé le droit de suite de Dali à ses héritiers légaux. La législation espagnole ne reconnaît comme ayant droit que la fondation créée par le peintre, qui gère ses droits via une SPRD espagnole. La CJUE a toutefois rappelé dans un arrêt du 15 avril 2010 17 ( * ) que les États membres sont libres de déterminer qui bénéficie du droit de suite.

Droit à la charge du vendeur

A l'occasion de plusieurs ventes récentes, la société Christie's a fait porter le montant du droit de suite sur l'acheteur. Le SNA (Syndicat national des antiquaires) a vivement réagi et demandé la nullité de ces contrats. Le TGI de Paris a néanmoins estimé le 27 juin 2011 qu'une telle modification n'était pas constitutive d'une faute, tant que les droits étaient effectivement versés à l'auteur.

LA PERCEPTION DU DROIT DE SUITE PAR LA SOCIÉTÉ CHRISTIE'S FRANCE SNC

2008

2009

Montant total des adjudications

121 212 606 €

380 137 050 €

Montant d'oeuvres vendues (total)

9 115

8 371

Somme perçue au titre du droit de suite

870 550,50 €

1 551 732,00 €

Nombre d'oeuvres vendues ayant donné lieu à l'application du droit de suite

844

928

Source : Christie's

Montant unitaire d'adjudication

Nombre d'oeuvres dont la vente a donné lieu à la perception du droit de suite

Montant total perçu

2008

2009

2008

2009

< 19 999 €

570

537

130 978 €

140 307 €

De 20 000 € à 49 999 €

137

153

152 416 €

179 856 €

De 50 000 € à 99 999 €

71

82

166 184 €

189 489 €

De 100 000 € à 299 999 €

44

98

221 035 €

477 400 €

De 300 000 € à 499 999 €

10

22

81 000 €

167 030 €

De 500 000 € à 999 999 €

8

11

74 150 €

99 775 €

De 1 000 000 € à 1 999 999 €

2

8

19 787 €

90 375 €

> 2 000 000 €

2

17

25 000 €

207 500 €

Source : Christie's

Enfin la question de la TVA est régulièrement évoquée comme cela était déjà le cas depuis le rapport de votre collègue Yann Gaillard en 1999 ou celui de Martin Bethenod en 2008. La TVA sur l'importation 18 ( * ) d'oeuvres d'art en provenance de pays tiers à l'Union européenne est fixée à 5,5 %, (article 278 septies du code général des impôts) tandis que les exportations vers ces pays échappent à la TVA. La logique de la balance commerciale qui vise à favoriser les exportations n'est pas la même que celle de la constitution d'un patrimoine national, ce qui est toujours rappelé par les acteurs du marché.

Comparaison de la taxe à l'importation des oeuvres d'art

- États-Unis : Ø

- Royaume-Uni : 5 %

- Japon : 5 %

- Suisse : 8 %

- Irlande : 13,5 %

Historique des débats

- 1998 : proposition de la Commission européenne d'inverser le mécanisme d'incitation, en taxant l'exportation et en exonérant l'importation afin que le patrimoine artistique reste en Europe. Les États s'y opposent, cette mesure ne faisant que déplacer les distorsions de concurrence.

- Mai 1998 : rapport de M. André Chandernagor proposant d'exonérer les oeuvres d'art de plus de 50 ans de TVA à l'importation.

- Avril 1999 : rapport de la Commission européenne sur les effets de la TVA sur la compétitivité du marché de l'art. Seuls l'Allemagne, la Grèce, la Suède et le Royaume-Uni ont répondu au questionnaire et seul le Royaume-Uni a critiqué le dispositif.

- Octobre 2001 : rapport de M. Guillaume Cerutti , qui renonce à l'exonération mais demande d'étendre le taux réduit aux « manuscrits, bijoux et meubles de moins de cent ans d'âge ».

- Juillet 2002 : conférence de presse de M. Jean-Jacques Aillagon remettant en cause la taxe à l'importation, suivie d'une intervention à la convention du Symev dans le même sens.

- 2003 : rapport Tefaf (European Fine Art Fair de Maastricht) dénonçant la diversité et la complexité des régimes européens de taxe à l'importation, son coût de perception et son poids bureaucratique.

- 2004 : unification du régime de TVA intérieure entre les secteurs connexes du marché de l'art (éditeurs, lithographes, etc.), limitant le recours aux importations afin de bénéficier du taux réduit.

- 2006 : modification et simplification de la taxe forfaitaire ; débat à cette occasion sur une possible extension du taux réduit de TVA à différents supports artistiques (vidéos, installations...).

Proposition n° 2 : Inciter à poursuivre le débat sur les réformes fiscales en menant des études complètes sur les effets dissuasifs de la fiscalité française et européenne et en les mettant en relation avec les politiques de soutien à la création artistique.


* 16 Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques, qui représente environ 100 000 auteurs.

* 17 Arrêt C-518/08 Fundación Gala-Salvador Dalí et Visual Entidad de Gestión de Artistas Plásticos (VEGAP) contre Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP) e.a.

* 18 Ce dispositif a été mis en place par la directive du Conseil 94/5/CE du 14 février 1994.

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