II. INCOHÉRENCE : LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ DE LA FISCALITÉ ÉCOLOGIQUE

La tenue, en début de législature, du Grenelle de l'environnement laissait augurer d'importants progrès sur la voie du « verdissement » de notre fiscalité. De fait, un grand nombre de mesures ont été adoptées au gré des lois de finances, mais dont le bilan consolidé n'apparaît guère flatteur au regard des ambitions initialement affichées. La transition française vers la fiscalité environnementale aura souffert, en définitive, de trois défauts majeurs :

1) elle ne s'est pas inscrite dans une stratégie globale de refonte de notre système de prélèvements obligatoires et de modernisation des assiettes, faute pour une telle stratégie d'avoir jamais été clairement articulée par le Gouvernement ;

2) sa mesure emblématique, la taxe carbone , aura échoué avant même d'entrer en vigueur et porté un coup d'arrêt au processus d'introduction d'une fiscalité véritablement innovante, dont un des mérites aurait été d'évacuer le sempiternel débat sur une TVA dite « sociale », obéissant purement et simplement à une logique de rendement ;

3) les choix du Gouvernement auront manifesté préférence pour la dépense fiscale, de sorte que la transition vers une fiscalité intégrant les préoccupations environnementales aura globalement été coûteuse pour les finances publiques .

A. UNE RÉFORME FISCALE EN ORDRE DISPERSÉ

La transition vers une fiscalité écologique est d'autant mieux perçue et acceptée qu'elle fait l'objet d'un « paquet » de mesures cohérentes et qu'elle s'inscrit dans le cadre d'une stratégie globale de refonte des prélèvements obligatoires . A rebours de ces principes, en France, la traduction fiscale des engagements du Grenelle de l'environnement s'est opérée en ordre dispersé.

1. Le « verdissement » de la fiscalité n'a pas été conçu dans le cadre d'une stratégie globale d'adaptation des prélèvements obligatoires

En janvier 2010, le ministère chargé de l'écologie publiait un document de synthèse 34 ( * ) des différentes mesures fiscales adoptées depuis 2007 en matière environnementale. Ce document enseigne que les trois premières années de la législature ont vu l'adoption de près de soixante-dix mesures différentes, réparties dans une cinquantaine d'articles de cinq lois de finances ou de finances rectificatives. Ces mesures ont principalement concerné la rénovation thermique des logements (prêt à taux zéro, crédit d'impôt « Développement durable), les transports (bonus-malus automobile, éco-redevance poids lourds), l'énergie (refonte de la défiscalisation des agrocarburants), les déchets (aménagement de la taxe générale sur les activités polluantes applicable aux déchets ménagers), l'agriculture et la biodiversité (doublement et prorogation du crédit d'impôt « bio », durcissement du régime de la redevance sur les pesticides).

La dispersion des mesures au fil de plusieurs textes, de même que les itérations successives qu'ont connues certaines réformes pour parvenir à des dispositifs stabilisés sont symptomatiques de l'absence d'approche consolidée du verdissement de notre fiscalité 35 ( * ) . Au surplus, ce pointillisme fiscal mâtiné d'improvisation a très vraisemblablement nui à l'acceptabilité de certaines réformes, en donnant l'impression d'une surenchère permanente de micro-mesures ou de « concours Lépine » de la fiscalité écologique, dont l'exemple le plus caricatural aura été le projet de taxe dite « pique-nique » sur les produits jetables, rapidement abandonné par le Gouvernement.

Plus fondamentalement, les modalités retenues pour traduire les engagements fiscaux du Grenelle ont révélé que la montée en charge de la fiscalité environnementale ne s'inscrivait nullement dans une approche globale de notre système de prélèvements obligatoires .

Plusieurs pays ont vu dans le développement de la fiscalité verte un moyen de renforcer l'efficacité et la compétitivité de leur système fiscal , en gageant l'augmentation des recettes environnementales par une diminution du poids d'impôts particulièrement distorsifs, tels que les prélèvements sur les revenus du travail . Ainsi, en Suède , la montée en charge de la fiscalité environnementale s'est inscrite, dès 1991, dans le cadre d'une réforme fiscale globale consistant à privilégier les impôts de consommation en contrepartie d'une baisse des impositions sur le revenu. A partir de 2001, un processus de « Green Tax Shift » a consisté à relever progressivement le niveau de la fiscalité environnementale 36 ( * ) en échange de la baisse des charges sur le travail 37 ( * ) et un nouvel allègement des cotisations patronales est intervenu en 2008, en contrepartie de l'alourdissement de la fiscalité énergétique. Enfin, l'introduction, en 2011, au Royaume-Uni , d'un Climate Change Levy s'est accompagnée d'une baisse de la contribution des employeurs au système national d'assurance sociale. Qu'on les approuve ou qu'on les conteste sur le fond, ces politiques présentent le mérite de la cohérence.

Les arbitrages retenus pour le verdissement de notre fiscalité n'ont pas permis d'opérer un « Green Tax Shift » à la française, dans la mesure où il a été acté dès l'origine que le surplus de recettes tirées de la nouvelle fiscalité environnementale retournerait au financement des mesures du Grenelle, et viendrait notamment gager le coût des dépenses fiscales nouvelles . En définitive, et malgré la présentation peu convaincante de la taxe carbone comme contrepartie, pour les entreprises, de la réforme de la taxe professionnelle, le déploiement de la fiscalité environnementale n'aura pas été conçu comme une occasion de moderniser l'assiette de nos prélèvements et n'aura pas permis de dégager de ressources suffisantes pour alléger certaines impositions préjudiciables à la justice, à la croissance et à la compétitivité.

2. Le traitement fiscal des comportements préjudiciables à l'environnement est soit inexistant, soit contre-productif

Quand bien même le verdissement de la fiscalité aurait été conçu comme une réforme autonome et déconnectée d'une stratégie d'ensemble en matière de prélèvements obligatoires, son efficacité commandait à tout le moins de procéder à une revue complète des dispositifs existants en matière environnementale et énergétique et de les mettre en cohérence avec les objectifs assignés à une fiscalité écologique rénovée.

Cette mise en cohérence aurait notamment dû passer par une évaluation et une remise en cause des niches « grises » , c'est-à-dire des dispositifs d'allègement qui, en poursuivant généralement des objectifs de soutien à certains secteurs d'activité, n'en conduisaient pas moins à encourager les pratiques dommageables à l'environnement.

A ce titre, le récent rapport du Centre d'analyse stratégique, issu des travaux de la mission présidée par Guillaume Sainteny 38 ( * ) , montre qu'en dépit du Grenelle de l'environnement, de nombreux dispositifs persistent, qui favorisent l'érosion de la biodiversité en encourageant la destruction et la dégradation des habitats naturels, la surexploitation des ressources renouvelables, les pollutions, ou l'introduction et la dissémination d'espèces envahissantes . Les nombreuses recommandations qu'il formule en matière fiscale ( cf . encadré) sont la démonstration que les mesures prises dans le sillage du Grenelle ont été très largement insuffisantes et que la réorientation de nos prélèvements vers une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux reste à entamer.

Ces recommandations font notamment ressortir le caractère peu incitatif des taxes et redevances françaises, l'inadaptation des taxes ou avantages fiscaux existants en matière d'habitat ou d'aménagement aux problématiques d'artificialisation des sols et d'étalement urbain, l'insuffisante prise en compte de l'impératif de préservation de la biodiversité dans notre régime de redevances pour usages de l'eau, ou encore les lacunes dans l'assiette actuelle de la taxe générale sur les activités polluantes en matière de pollutions industrielles.

Dans le même esprit, et dans le cadre des travaux d'évaluation des dépenses fiscales conduits en 2011 par l'Inspection générale des finances 39 ( * ) , la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI) s'est attachée à évaluer les dépenses fiscales liées à la consommation d'énergies fossiles . Ces dépenses 40 ( * ) regroupent 26 dispositifs (dont 23 dépenses fiscales et 3 modalités de calcul de l'impôt) représentant un enjeu financier total de 5,8 milliards d'euros . Les pertes de recettes apparaissent concentrées sur 5 mesures principales, dont l'exonération de taxe intérieure de consommation (TIC) pour les carburants utilisés dans l'aviation commerciale (3,5 milliards d'euros, cf . tableau).

Au sein de cet ensemble, seuls 11 dispositifs ont été identifiés comme ayant véritablement une vocation environnementale, pour une dépense fiscale de 288 millions d'euros, soit 5 % seulement de la dépense totale . Ces dispositifs ont pour finalité essentielle de soutenir le développement de filières alternatives de carburants moins polluants, mais la mission d'évaluation admet que ces mesures visent « également - voire principalement - à soutenir la rentabilité de secteurs économiques, l'objectif environnemental semblant souvent constituer davantage un prétexte plus qu'un objectif réel ». Au demeurant, cette comptabilisation inclut la défiscalisation des agrocarburants , pour 196 millions d'euros, alors même que le bilan écologique de ces derniers est de plus en plus controversé et que l'avantage fiscal constitue essentiellement une mesure de soutien à une filière industrielle. Hors défiscalisation, les mesures « vertes » ne représenteraient donc que 92 millions d'euros, soit moins de 2 % du total.

Hors mesures « environnementales », la quasi-totalité de la dépense (5,1 milliards d'euros et 87 % du total) est donc concentrée sur 7 mesures qui visent à soutenir la rentabilité d'un secteur d'activité. Enfin, 6 mesures poursuivent des objectifs budgétaires ou de soutien au pouvoir d'achat (280 millions d'euros, soit 5 % du total).

S'agissant de l'efficacité des mesures considérées, la mission d'évaluation considère qu'elles ne jouent qu'un rôle secondaire dans la réorientation des comportements , l'effet prix bénéficiant aux opérateurs économiques mais demeurant extrêmement diffus pour le consommateur final, et que leur impact sur l'emploi est vraisemblablement non significatif . Enfin, et surtout, « sur le plan environnemental, l'impact de ces mesures est négatif ». De fait, les dépenses fiscales en matière d'énergies fossiles contribuent à atténuer le poids de notre fiscalité énergétique, alors même que celle-ci ne suffit pas à couvrir les externalités négatives liées à la consommation de ces énergies. Plusieurs exemples sont fournis de l'inadaptation des mesures existantes :

1) alors que le transport en commun de voyageurs est deux à trois fois moins polluant au kilomètre parcouru que les véhicules particuliers, la dépense fiscale ne ramène la fiscalité du transport en commun qu'à 39,19 euros par hectolitre, soit un niveau très proche de la fiscalité du gazole applicable aux véhicules particuliers (42,89 euros par hectolitre). Le signal-prix est donc très faible ;

2) ce sont les transports routier et aérien de marchandises qui sont à la fois les plus polluants et les plus détaxés... notamment en raison des retards persistants dans la mise en oeuvre de l'éco-redevance poids-lourds, qui devait entrer en vigueur dès 2011 et qui ne devrait voir le jour finalement qu'en 2013 sur l'ensemble du territoire national. Pour mémoire, l'Allemagne dispose d'une taxe similaire (LKW Maut) depuis le 1 er janvier 2005 ;

3) les mesures en faveur de l'agriculture et de la pêche ont été analysées 41 ( * ) comme constituant un frein à l'adaptation des entreprises de ces secteurs vers une mécanisation moins consommatrice d'énergie.

Dépenses fiscales et modalités de calcul de l'impôt
liées à la consommation d'énergies fossiles

TIC : taxe intérieure de consommation ; TICC : taxe intérieure de consommation sur le charbon ; TICGN : taxe intérieure de consommation sur le gaz naturel ; GNV : gaz naturel véhicules ; HVP : huiles végétales pures.

* Modalités de calcul de l'impôt

Source : commission des finances, d'après l'annexe « Dépenses fiscales liées à la consommation d'énergies fossiles » au rapport du comité d'évaluation des dépenses fiscales et niches sociales

Au total, le rapport de la DGDDI estime que si l'impact négatif sur l'environnement des dépenses fiscales en matière d'énergies fossiles demeure limité (de l'ordre de 50 millions d'euros), « le signal-prix donné apparaît totalement contraire à l'objectif récemment assigné à la fiscalité de l'énergie de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre . En témoigne le fait que les secteurs aidés fiscalement sont souvent les plus émetteurs de gaz à effet de serre ».

Ces éléments plaident donc pour une remise en cause progressive mais complète des dépenses fiscales dommageables à l'environnement, sans préjudice des mécanismes d'accompagnement des secteurs les plus fragiles qui en bénéficient actuellement. A cet égard, une sortie « en sifflet » des dispositifs pourrait être envisagée, assortie de la mise en oeuvre d'aides spécifiques obéissant au principe de l'éco-conditionnalité.


* 34 2010, la fiscalité environnementale prend son essor.

* 35 Que l'on songe au nombre de fois qu'il aura fallu remettre sur le métier le malus automobile, afin de l'adapter à la situation des personnes à mobilité réduite, à le « familialiser », à l'adapter aux véhicules roulant au superéthanol ou encore à le compléter par un super-malus pour les véhicules les plus polluants...

* 36 Avec un objectif de rendement en hausse de 3 milliards d'euros entre 2001 et 2010.

* 37 A titre d'exemple, la hausse des impôts « verts » opérée en 2001 a représenté 360 millions d'euros, dont 110 pour la taxe carbone, et a été compensée par une baisse des charges sociales et de l'impôt sur le revenu.

* 38 Les aides publiques dommageables à la biodiversité.

* 39 Rapport du comité d'évaluation des dépenses fiscales et niches sociales, juin 2011.

* 40 Les dépenses fiscales directement liées à la consommation d'énergies fossiles représentent, en termes d'enjeux budgétaires, l'immense majorité des niches « grises ». Elles ne sont cependant pas les seules dépenses fiscales considérées comme dommageables à l'environnement par le Commissariat général au développement durable qui, dans un rapport d'avril 2011, identifiait 12 autres mécanismes favorisant la consommation d'énergie ou de matières premières, la pollution de l'eau et des sols ou la destruction de biodiversité forestière ou marine. Ces mécanismes représentaient une dépense fiscale cumulée de 130 millions d'euros en 2010.

* 41 Rapport « Prospective agriculture Energie 2030 » du ministère chargé de l'agriculture.

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