2. La zone d'ombre des moyens mobilisés par les agences

La question des ressources humaines a été souvent évoquée comme une cause de défaillance des notations. De nombreuses insuffisances dans l'allocation des moyens, quelle qu'en soit la justification, ont été identifiées dans les témoignages reçus par le Sénat. Même si les agences doivent justifier auprès de l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) des moyens employés pour la notation, la gestion des ressources humaines reste le parent pauvre des contrôles réalisés, comme en témoigne le caractère difficilement comparable des données présentées par les agences au moment de leur demande d'enregistrement auprès des autorités européennes .

a) Un nombre de dossiers par analyste peu contrôlé, des chiffres troublants

L'évaluation du nombre de dossiers traités par analyste porte à controverse, faute de transparence dans ce domaine.

Selon l'économiste Norbert Gaillard 119 ( * ) , « quantitativement, on compte trop peu d'analystes au sein des agences... Au milieu des années 2000, un analyste devait noter jusqu'à 35 ou 40 émetteurs de dettes ». Anouar Hassoune 120 ( * ) , ancien responsable de Moody's et de Standard and Poor's, indique quant à lui un ordre de grandeur encore supérieur de 50 notations de crédit par analyste.

En avril 2011, un rapport du Sénat américain 121 ( * ) a mis en lumière ce qu'il qualifie de « High Speed rating ». Il a recensé l'insuffisance des ressources comme une des neuf causes de l'échec des notations des agences. Ni Moody's, ni Standard and Poor's n'auraient recruté suffisamment d'analystes au regard de l'accroissement significatif du volume de notation des produits structurés. A titre d'exemple, le rapport indique qu'en 2007 Moody's affectait 26 analystes à la surveillance de 13 000 CDO.

La Fédération bancaire française 122 ( * ) souligne elle aussi que « la rentabilité est devenue la seule priorité des agences de notation : le nombre croissant d'instruments et d'entreprises à noter par analyste... ont entrainé une dégradation importante de la qualité des notes ».

Les trois principales agences de notation contestent les chiffres avancés, sans en publier jamais aucun.

Les données sont disponibles seulement dans les documents confidentiels présentés, par les agences de notation, à l'appui de leur demande d'enregistrement auprès des autorités européennes. Le manque d'homogénéité de ces données pose de réelles difficultés d'exploitation et d'interprétation. Une standardisation des données transmises par les agences paraît indispensable afin de faciliter leur comparaison.

Une première approche consiste à rapprocher le nombre d'analystes du nombre de notations. Pour Standard and Poor's et Moody's, le Sénat a procédé à un tel calcul consistant à rapprocher le nombre d'analystes travaillant pour leurs implantations en Europe avec le nombre de notations présentées en comité de notation en Europe. Les données donnent des ordres de grandeur permettant une comparaison entre les deux agences, sans qu'une notation représente évidemment la même charge de travail selon qu'il s'agisse de noter une entité ou une émission.

Mais, même pour des secteurs où la définition de la notation devrait être identique entre Standard and Poor's et Moody's, les écarts entre les deux agences sont élevés. Moody's affiche en moyenne un nombre de dossiers suivis par analyste (23,16) plus élevé que Standard and Poor's (9,76), y compris pour les dettes souveraines (11,24 contre 4,29). Pour la notation des entreprises, l'écart est très significatif (6,13 dossiers par analyste pour Standard and Poor's ; 21,3 pour Moody's pour les seules entreprises non financières) .

Tableau n° 41 : calcul par le Sénat du rapport entre les notations et le nombre d'analystes

Standard and Poor's en Europe 123 ( * )

Nombre d'analystes

Notations

Notations/analyste

Entreprises et Institutions financières

193

1 183

6,13

Souverains et assimilés

56

240

4,29

Produits structurés

99

9 813

99,12

dont nouvelles émissions

1 975

19,95

Total

348

11 236

32,29

Retraitement hors surveillance des produits structurés

3398

9,76

Moody's en Europe

Nombre d'analystes

Notations

Notations/analyste

Entreprises

93

1 981

21,30

Institutions financières

86

4 580

53,26

Souverains et assimilés

27

304

11,24

Produits structurés

168

1 798

10,70

Total

374

8 663

23,16

Source : données présentées par Standard and Poor's et Moody's à l'appui de leurs demandes d'enregistrement

Ces chiffres, calculés par le Sénat, ne sont pas les ratios de notations par analyste produits par les agences à l'intention des autorités européennes pour obtenir leur enregistrement.

Chaque agence a sa propre méthode de calcul, liée à un recensement manifestement spécifique, et opaque, du nombre de dossiers et du nombre d'analystes. Pour Moody's, il s'agirait d'un calcul ramenant les analystes au nombre d'entités notées. Standard and Poor's n'a pas souhaité expliquer au Sénat son mode de calcul.

Il reviendrait à l'AEMF de produire un ratio harmonisé et pertinent pour mesurer la charge de travail des analystes.

Tous secteurs confondus, les chiffres produits par les agences leur permettent d'afficher des ratios satisfaisants, avec une moyenne comprise, selon le type de notation, entre 8,4 dossiers par analyste et 11,4 dossiers par analyste pour Standard and Poor's, hors produits structurés, et une moyenne comprise entre 10,9 dossiers par analyste et 15,2 dossiers par analyste pour Moody's .

Tableau n° 42 : calcul par les agences du rapport entre les notations
et le nombre d'analystes

Statistiques transmises pour son enregistrement par l'agence Standard and Poor's en Europe

Ratio officiel de notations par analystes

moyenne

10 % supérieur

10 % inférieur

Entreprises

11,4

19 ou plus

3 ou moins

Institutions financières

8,4

13,5 ou plus

2 ou moins

Souverains et assimilés

10,2

14 ou plus

5 ou moins

Produits structurés

2,0

2 ou plus

1 ou moins

Statistiques transmises pour son enregistrement par l'agence Moody's en Europe

Ratio officiel de notations par analystes

moyenne

10 % supérieur

10 % inférieur

Entreprises

13,8

20,3

1

Institutions financières

15,2

36,2

3,3

Souverains et assimilés

10,9

20,5

1,5

Produits structurés

3,3

6,3

1,5

Source : données présentées par Standard and Poor's et Moody's à l'appui de leurs demandes d'enregistrement ; les données présentées par Moody's ont été retraitées pour calculer la moyenne européenne.

Pourtant, un sondage interne 124 ( * ) à Moody's (2009) soulignait que 41 % des employés de l'entreprise considéraient qu'ils n'étaient pas assez nombreux pour faire du travail de qualité, pourcentage en hausse par rapport à 2008.

Quant à Fitch, l'agence présente une moyenne de « couverture analytique », tenant compte a priori seulement des analystes principaux. Elle affiche des ratios peu élevés : 6,79 dossiers par analyste pour les entreprises ; 9,39 dossiers par analyste pour les institutions financières.

Tableau n° 43 : taux de « couverture analytique » moyen
affiché par Fitch en Europe

Statistiques transmises pour son enregistrement par l'agence Fitch en Europe

Moyenne arithmétique de
« couverture analytique »

Entreprises

6,79

Institutions financières

9,39

Souverains et assimilés

6,00

Produits structurés

10,10

Source : données présentées par Fitch à l'appui de sa demande d'enregistrement

Il paraît délicat d'encadrer sur un plan règlementaire le nombre de dossiers par analyste, comme cela a pu être proposé au Parlement européen. Le nombre de dossiers suivi varie selon le type de notation et le type de secteur suivi. Les besoins en ressources humaines sont aussi différents selon les moments : la notation de la dette souveraine des pays de la zone euro exige, par exemple, une attention plus soutenue dans la période de crise actuelle. Philippe Mills, directeur général de l'Agence France Trésor, évoque ainsi une « surchauffe » des agences de notation.

On ne peut que s'inquiéter de la faiblesse des contrôles réalisés dans ce domaine au moment de l'enregistrement des agences par les autorités européennes. Ainsi, l'AEMF, faisant un point d'étape de sa supervision des trois grandes agences en Europe 125 ( * ) , s'est inquiétée de la faiblesse des ressources humaines, en nombre et en ancienneté, sur certaines notations, pour une ou plusieurs des agences contrôlées. Aucune agence n'a été citée et il n'est pas dit qu'une procédure d'infraction au règlement européen ait été lancée.

Ce constat, effectué quelques semaines seulement après la décision d'enregistrement des agences par la même institution, tend à montrer les limites de l'examen des dossiers déposés par les agences de notation pour ce qui concerne les ressources humaines.

b) Une politique de formation des analystes à la discrétion des agences

Il n'existe actuellement pas de contrainte formelle liant recrutement, niveau de formation et qualification des analystes. Il n'y a pas davantage d'obligations règlementaires en termes de formation professionnelle.

Le règlement européen prévoit simplement que les analystes doivent disposer « de connaissances et d'une expérience appropriées au regard des tâches qui leur sont assignées ». La marge d'interprétation est donc particulièrement large. Elle ne tient pas compte de la différence fondamentale de profil entre un analyste crédit pour les entreprises et un analyste notant les produits structurés, où l'utilisation de modèles mathématiques est requise. Les différences fondamentales entre ces deux métiers, exercés sous le chapeau identique de « notation », ne sont pas prises en compte dans la règlementation, ni dans les dossiers présentés par les agences de notation à l'appui de leur demande d'enregistrement auprès des autorités européennes.

Il n'y a pas de disposition dans le règlement européen, ni dans la loi Dodd-Frank aux États-Unis, prévoyant une formation minimale pour l'exercice du métier d'analyste.

Dans son dossier présenté à l'appui de sa demande d'enregistrement auprès des autorités européennes, Moody's indique que, pour les analystes juniors, un « bachelor degree » est le plus souvent exigé à l'embauche. Un master, un autre diplôme plus avancé ou une certification comme celle de Chartered Financial Analyst ou Certified Public Accountant est un atout, mais pas une nécessité. En général, il semble qu'il soit exigé au moins deux années d'expérience antérieure. Les analystes seniors disposent au minimum d'un master et d'au moins quatre années d'expérience antérieure.

Il est très difficile d'obtenir des données précises sur l'investissement en formation continue réalisé par les principales agences de notation, même si toutes affichent leur volontarisme dans ce domaine.

La formation continue est assurée en interne par les principales agences de notation. Standard and Poor's a établi un programme de formation permanente sanctionné par un diplôme interne d'analyste de crédit. Tout employé assurant une fonction analytique doit accomplir chaque année au moins vingt-cinq heures de formation à l'analyse. L'obtention du diplôme interne est notamment nécessaire pour participer et voter dans un comité de notation. La réussite à l'un des niveaux du Chartered Financial Analyst est comptabilisée comme équivalent à vingt-cinq heures de formation interne.

La certification externe dans le domaine de l'analyse de crédit - la qualification de Chartered Financial Analyst - pourrait donner une garantie plus sérieuse sur la qualité de la formation continue reçue par les analystes.

A l'exception de Fitch, aucune autre agence n'a fourni, dans ses dossiers d'enregistrement auprès des données européennes, de statistiques sur le pourcentage d'analystes disposant de cette certification externe . Pour Fitch, selon un document de 2009, seulement 14 % des analystes au niveau mondial disposaient de la certification de Chartered Financial Analyst .

À l'instar de cette qualification de Chartered Financial Analyst , un système de certification professionnelle assuré par un organisme indépendant et reconnu par les autorités européennes pourrait être inclus dans les exigences règlementaires vis-à-vis des agences. On peut rappeler qu'à Hong Kong, la règlementation prévoit une certification préalable, non seulement des agences de notation, mais aussi, à titre individuel, des analystes.

c) Une ancienneté et un turn-over qui doivent être source d'attention

Au sein des trois principales agences de notation en Europe, selon les dossiers présentés par les trois grandes agences de notation à l'appui de leur demande d'enregistrement auprès des autorités européennes, 62 % des analystes affectés à la notation des entreprises avaient moins de cinq années d'ancienneté. Ce chiffre s'élève à 71 % pour Fitch.

Pour la dette souveraine, 78 % des analystes de Moody's avaient moins de cinq ans d'ancienneté, dont 30 % moins de deux ans d'ancienneté.

Tableau n° 44 : ancienneté des analystes de Standard and Poor's, Moody's et Fitch en Europe (2009-2010)

Standard and Poor's en Europe

< 2 ans

2 à 5 ans

> 5 ans

Entreprises et Institutions financières

13 %

35 %

51 %

Autres

10 %

14 %

76 %

Souverains et assimilés

11 %

38 %

52 %

Produits structurés

11 %

53 %

36 %

Total

12 %

39 %

49 %

Moody's en Europe

< 2 ans

2 à 5 ans

> 5 ans

Entreprises

16 %

48 %

35 %

Institutions financières

22 %

44 %

34 %

Souverains et assimilés

30 %

48 %

22 %

Produits structurés

13 %

52 %

36 %

Total

17 %

49 %

34%

Fitch en Europe

< 2 ans

2 à 5 ans

> 5 ans

Entreprises

17 %

54 %

29 %

Institutions financières

17 %

54 %

29 %

Produits structurés

7 %

74 %

19 %

Total

13 %

59 %

28 %

Source : données présentées par les trois grandes agences à l'appui de leur demande d'enregistrement

Enfin, en ce qui concerne la notation des produits structurés, le pourcentage d'analystes ayant moins de cinq ans d'ancienneté s'élève à 70 % en moyenne . Au sein de Fitch, 81 % des analystes de produits structurés ont moins de cinq années d'ancienneté.Dans un domaine où les produits sont particulièrement complexes, l'expérience des analystes est pourtant encore plus nécessaire.

Certes, la gestion de carrière des analystes relève plus des choix de gestion de chaque agence que de l'intervention du régulateur. Pour autant, un travail effectif de contrôle de la gestion des ressources humaines par l'AEMF, dès la procédure d'enregistrement, permettrait de rassurer les émetteurs, les investisseurs et le public sur la qualité des analystes .


* 119 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 13 mars 2012.

* 120 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 14 mars 2012.

* 121 United States Senate. Permanent Subcommittee on investigations. Wall Street and the Financial crisis. Avril 2011. Page 304.

* 122 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 30 mai 2012.

* 123 Pour Standard and Poor's, les chiffres transmis datent de juillet 2010 pour le nombre d'analystes et de 2009 pour le nombre de notations.

* 124 Business evaluation survey 2009.

* 125 Contrôles sur site du 2 au 21 décembre 2011, quelques semaines après la décision d'enregistrement des trois agences.

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