IV. RENDRE L'APPAREIL STATISTIQUE PLUS RÉACTIF

A. POUR MESURER LA PAUVRETÉ

1. Des retards injustifiables

Au-delà de la question de la définition et de la mesure de la pauvreté, de la panoplie des différents indicateurs proposés ou utilisés, c'est le retard avec lequel les statistiques sont publiées qui interpelle véritablement .

Parce qu'elle se fonde sur les déclarations de revenus, récoltées l'année n+1 , l'Insee fournit les statistiques officielles avec deux ans de retard, puisqu'il lui faut encore une année supplémentaire pour compiler les données. C'est la raison pour laquelle les chiffres présentés dans ce rapport remontent à 2011. Voilà qui n'est pas justifiable lorsqu'il s'agit de prendre conscience de la juste réalité, surtout dans un contexte de crise financière aux conséquences dramatiques.

La France pâtit non seulement du manque de statistiques récentes, fiables, simples et compréhensibles, mais aussi de suivis au long cours, notamment en ce qui concerne la pauvreté des enfants. L'accélération de la production de données est un impératif. On mesure bien l'évolution de l'inflation tous les mois. Pourquoi n'en serait-il pas de même avec la pauvreté ?

2. Les promesses de la microsimulation

À l'occasion d'un déplacement à Bruxelles au siège de la direction générale Emploi, affaires sociales et inclusion, Georg Fischer, directeur « Analyse, évaluation, relations extérieures », Isabelle Maquet-Engsted 60 ( * ) , chef d'unité adjoint et Olivier Bontout, administrateur, ont présenté les avantages de la microsimulation, qui permet de faire des estimations avancées sur les tendances de l'emploi et de modéliser l'impact des réformes politiques.

La Commission européenne est en train de développer le projet Euromod, « une sorte d'indicateur avancé de la pauvreté » , selon Isabelle Maquet-Engsted, dont l'objectif est de pouvoir donner une estimation de la pauvreté de l'année courante. Pour l'instant, seuls treize pays sont parties prenantes du projet. Les autres États membres, dont la France, restent encore à convaincre. Pourtant, les premières études pilotes réalisées démontrent la pertinence d'un tel outil.

L'ambition ultime est que cette microsimulation de la pauvreté soit publiée en même temps que les chiffres du Pib et du chômage.

B. POUR MESURER LA RICHESSE

La réflexion sur la mesure et les indicateurs de la pauvreté, parce qu'elle est indissociable d'une réflexion sur les inégalités, doit s'accompagner d'une meilleure approche de la richesse.

1. Les limites du produit intérieur brut

À la question « croissance économique et baisse de la pauvreté vont-elles de pair ? », il faut répondre « non ». En effet, la croissance économique, pas plus que la baisse du chômage d'ailleurs, n'a d'impact automatique sur la réduction de la pauvreté dans les pays riches .

C'est ce que démontre Marion Englert, chercheuse à l'Université libre de Bruxelles (ULB) et auteure en 2012 d'une étude Impact de la croissance sur la pauvreté et l'inégalité .

D'après elle, la « croyance » selon laquelle la croissance s'accompagnerait d'une réduction systématique de la pauvreté est fondée sur un postulat, très présent dans les discours politiques et économiques : « La maximisation de la taille du "gâteau" (le Pib) implique un accroissement de chacune de ses parts (le revenu des différentes couches de la population), ce qui induirait une réduction de la pauvreté. Bien que cet argument paraisse à première vue relever du bon sens, il se trouve invalidé pour deux raisons, à savoir, d'une part, la pertinence supérieure de la notion de pauvreté relative par rapport à celle de pauvreté absolue, d'autre part, l'absence de lien systématique entre le niveau du Pib et la capacité de redistribution des revenus des économies. »

Discours de Robert Kennedy sur le Pib, prononcé le 18 mars 1968,
quelques semaines avant son assassinat, à l'université du Kansas,
au cours de la campagne électorale présidentielle.

« Notre Pib prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l'air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes.

« Il comptabilise les systèmes de sécurité que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer.

« Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que leur remplacement par un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il comprend la production du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes.

« Il comptabilise la fabrication du fusil Whitman et du couteau Speck, ainsi que les programmes de télévision qui glorifient la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants.

« En revanche, le Pib ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux.

« Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages.

« Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l'intégrité de nos représentants.

« Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture.

« Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays.

« En un mot, le Pib mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue ».

2. Un indicateur à faire évoluer

Le Pib constitue l'instrument de mesure de l'activité économique le plus largement utilisé, mais il s'agit d'un indicateur global, qui ne prend pas en compte la répartition des nouvelles richesses créées, et donc les inégalités.

Bertrand de Kermel 61 ( * ) , président du comité Pauvreté et politique critique la pertinence du Pib et cite le rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, remis en 2009, sur la mesure de la performance économique et du progrès social, laquelle a souligné : « Le Pib mesure essentiellement la production marchande, même s'il est souvent traité comme s'il s'agissait d'une mesure du bien-être économique. La confusion entre ces deux notions risque d'aboutir à des indications trompeuses quant au niveau d'aisance de la population et d'entraîner des décisions politiques inadaptées. »

Partant de ce constat, la commission a proposé d'élargir le champ des indicateurs traditionnels en matière de mesure du progrès économique et d'inclure des mesures de la qualité de vie, des inégalités et du bien-être, ainsi que de mieux prendre en compte le développement durable et l'environnement.


* 60 Audition du 8 janvier 2014.

* 61 Audition du 21 mai 2013.

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