II. L'UNION EUROPÉENNE DOIT REPRENDRE EN MAIN SON DESTIN NUMÉRIQUE POUR PESER DANS LA GOUVERNANCE DU NET

L'Union européenne doit se doter d'une ambition politique pour se positionner sur l'Internet. Cette ambition passe par une régulation économique des acteurs de l'Internet opérant sur le sol européen, par la finalisation d'un régime juridique exigeant mais réaliste de protection des données, par l'élaboration d'une vraie stratégie industrielle en matière numérique et par une appropriation citoyenne de l'Internet.

A. UNE RÉGULATION OFFENSIVE DE L'ÉCOSYSTÈME NUMÉRIQUE EUROPÉEN POUR UNE MEILLEURE RÉPARTITION DE LA VALEUR

La régulation des acteurs qui font partie de l'écosystème européen du numérique doit permettre d'améliorer la répartition de la valeur au bénéfice des acteurs européens, sans sacrifier le principe de neutralité du net.

La neutralité du net est présentée comme une des composantes essentielle du triptyque « liberté, universalité et neutralité » régissant le fonctionnement de l'Internet. Ce principe fait l'objet de nombreux rapports et « enflamme » la toile dès lors qu'il est remis en cause. Pourtant, que recouvre vraiment cette notion dont toutes les personnes auditionnées par votre mission sont convenues de dire qu'elle continue à faire débat car située au coeur de puissants intérêts souverains et industriels cherchant à l'orienter à leur profit ?

L'Union européenne, attachée à préserver l'ouverture de l'Internet, ne doit pas se laisser enfermer dans une vision piégeuse de la neutralité de l'Internet mais assortir l'exigence de neutralité d'une régulation offensive des plateformes de l'Internet, grâce aux leviers de la fiscalité et de la politique de concurrence.

1. Concrétiser l'ambition de neutralité du net...
a) La neutralité du net : entre vision idéaliste et application pratique

Le 3 avril dernier, le Parlement européen a adopté la définition suivante de la neutralité du net : « neutralité du réseau, le principe selon lequel l'ensemble du trafic Internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation ni interférence, indépendamment de l'expéditeur, du destinataire, du type, du contenu, de l'appareil, du service ou de l'application », dans le cadre de l'examen du projet de règlement européen relatif au marché unique des télécommunications, qui est à présent examiné par le Conseil de l'Union européenne 166 ( * ) .

Cette rédaction est conforme au principe posé originellement par M. Tim Wu, professeur de droit à l'université Columbia à New York, qui le définissait en 2003 de la manière suivante :

- la neutralité du net ou la neutralité du réseau est un principe qui garantit l'égalité de traitement de tous les flux de données sur l'Internet ;

- le principe exclut ainsi toute discrimination à l'égard de la source, de la destination ou du contenu de l'information transmise sur le réseau 167 ( * ) .

Sous cet angle, il apparaît d'ailleurs préférable et plus conforme à la définition d'origine de parler de « neutralité du réseau » plutôt que de neutralité de l'Internet dans son ensemble. En effet, l'expression anglo-saxonne de net neutrality correspond à la contraction de la locution network neutrality utilisée dans l'étude des discriminations dans l'usage de la bande passante à haut débit.

Au départ purement technique, ce principe de fonctionnement du réseau s'est mué en droit subjectif pour les utilisateurs, ceux-ci considérant qu'il s'agit d'un droit de circulation et d'accès libre et non discriminé à tout type de contenus ou services. L'infographie présentée ci-dessous est représentative de ce que le concept de neutralité recouvre du point de vue de l'internaute.

Illustration du concept de neutralité du net du point de vue de l'internaute

Source : site www.Internetetmoi.fr par Sébastien Desbenoit

La neutralité de l'Internet est désormais érigée au rang de droit fondamental dont se prévalent les utilisateurs du réseau. À l'appui de cette affirmation, M. Jérémie Zimmermann, porte-parole de l'association « La Quadrature du net », citait devant votre mission la décision du 10 juin 2009 relative à la loi HADOPI, dans laquelle le Conseil constitutionnel a estimé qu'« aux termes de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; qu'en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services » 168 ( * ) .

Le principe de neutralité du réseau justifie les limitations que le législateur européen a prévues concernant la responsabilité des intermédiaires techniques.

Les régimes de responsabilité civile et pénale des acteurs de l'Internet

Le régime de responsabilité civile et pénale des acteurs de l'Internet repose en droit français essentiellement sur un ensemble de directives européennes ainsi que sur les dispositions de l'article 6 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique de 2004 169 ( * ) .

Ces dispositions distinguent trois acteurs :

- les opérateurs et fournisseurs d'accès à Internet (FAI), qui permettent au public d'accéder à des services de communication en ligne ;

- les fournisseurs d'hébergement Internet ou hébergeurs, qui « assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services » ;

- les éditeurs de service, qui incluent les éditeurs de contenus, notamment les éditeurs de service de presse en ligne.

Les FAI et les hébergeurs étant considérés comme de simples prestataires techniques, ils sont soumis à un principe de responsabilité civile et pénale limitée. Le législateur a en effet estimé que ceux-ci n'ayant pas la main sur les contenus, ils ne pouvaient être tenus pour responsables à raison de ces derniers.

En revanche, leur responsabilité peut être engagée dès lors qu'ils agissent sur ces contenus ou en ont connaissance. Tel est le cas pour un FAI « dans les cas où soit [il] est à l'origine de la demande de transmission litigieuse, soit [il] sélectionne le destinataire de la transmission, soit [il] sélectionne ou modifie les contenus faisant l'objet de la transmission » 170 ( * ) L'hébergeur ne peut, quant à lui, voir sa responsabilité engagée que si le destinataire du service agit sous son autorité ou son contrôle, s'il avait effectivement connaissance du caractère illicite des informations stockées ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou, dès le moment où il en a eu connaissance, il n'a pas agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible.

C'est pourquoi, ni les FAI ni les hébergeurs ne sont soumis à « une obligation générale de surveiller les informations qu'[ils] transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicite » . Ils doivent toutefois :

- procéder à une « surveillance ciblée et temporaire » à la demande de l'autorité judiciaire ;

- « mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance » des contenus faisant l'apologie des crimes contre l'humanité, incitant à la haine raciale ou à la violence, portant atteinte à la dignité humaine, ou des contenus pédopornographiques ;

- « informer promptement les autorités publiques compétentes de toutes activités illicites [...] qui leur seraient signalées » et « rendre publics les moyens qu'[ils] consacrent à la lutte contre ces activités illicites » ;

- conserver les données techniques de nature à permettre l'identification des personnes pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions.

Les éditeurs de service, quant à eux, doivent désigner un directeur de publication, pénalement responsable en cas d'infraction de presse conformément à la loi de 1982 sur la communication audiovisuelle 171 ( * ) .

La détermination du régime de responsabilité dépend donc de la qualification juridique du prestataire, elle-même fonction de la nature du service fourni. Les nouveaux acteurs de l'Internet aux activités multiples tels Google échappant à ces catégories prédéfinies, le juge est conduit à qualifier et apprécier la responsabilité de ceux-ci au cas par cas selon l'activité qui se trouve au coeur du litige 172 ( * ) .

Remettre en cause la neutralité exposerait par conséquent les intermédiaires techniques à ne plus pouvoir bénéficier de ce régime aménagé de responsabilité.

Si ce principe n'est pas remis en cause frontalement, tous les acteurs du numérique semblant soutenir la neutralité du net dans leurs manifestations d'intentions, c'est dans son application concrète qu'apparaissent des limitations d'ordre technique, économique ou commercial, témoignant des divergences d'interprétation du concept.

À cet égard, il est intéressant de noter que si le débat demeure aussi foisonnant et passionné, c'est parce que ce « pseudo » droit n'est pour l'heure pas fixé dans le droit positif en terme de règle contraignante, ni au niveau national, ni au niveau européen, ni au niveau mondial. Il s'agit encore à ce stade très largement d'une règle implicite et tout l'enjeu demeure d'en saisir les intérêts stratégiques.

b) La neutralité du net : des principes et des points de vue différents à la croisée d'intérêts économiques puissants

En titrant que la neutralité du net est bonne pour Google mais pas pour les consommateurs - « Net Neutrality: Good for Google, Not Consumers » -, le Wall Street Journal pose la question du partage de la charge des réseaux par lesquels transitent les contenus. Il met ainsi clairement en exergue l'opposition frontale entre opérateurs de réseaux et fournisseurs de services dans le débat sur le partage des coûts d'infrastructures, lutte économique dont les internautes consommateurs sont les observateurs passifs même s'ils supportent finalement les coûts du réseau en dernier ressort 173 ( * ) .

Dans une approche de régulation technico-économique de l'acheminement du trafic sur l'Internet, l'ARCEP a remis un rapport au Parlement et au Gouvernement sur la neutralité de l'Internet 174 ( * ) en septembre 2012 qui se concentrait sur les problématiques de financement des réseaux :

- le débat sur la « neutralité de l'Internet » pose la question de savoir quel contrôle les acteurs de l'Internet ont le droit d'exercer sur le trafic acheminé : les opérateurs doivent-ils s'en tenir strictement au respect du principe d'égalité de traitement, tel qu'imaginé par les concepteurs de l'Internet ou peuvent-ils bloquer des services, ralentir certaines applications, prioriser certaines catégories de contenus ?

- la neutralité du réseau est-elle compatible avec la croissance soutenue du trafic, notamment mobile, et avec la nécessité de financer les investissements qui en résultent ?

L'ARCEP s'en tient à une définition technique de la neutralité de l'Internet selon laquelle les réseaux de communications électroniques doivent transporter tous les flux d'information de manière neutre, c'est-à-dire indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire. La traduction concrète de ce principe trouve son application sur le plan technique dans le procédé dit du best effort . Cela signifie que les données sont acheminées par les opérateurs « le mieux possible », en mobilisant les ressources disponibles (obligation de moyens) mais sans garantie de qualité, ou obligation de résultat. En contrepartie, l'utilisateur doit être certain que l'information qu'il envoie sera prise en charge par le réseau aussi bien que celle d'un autre utilisateur : « pas mieux certes, mais pas moins bien ».

Mais les termes du débat ont évolué à mesure de l'augmentation de la gamme des services offerts (messagerie, images, vidéo) et du flux ainsi généré. À l'origine technique, le débat s'est déplacé sur le terrain économique. L'ARCEP en décrit bien les tenants et aboutissants : « la croissance rapide du trafic de l'Internet et les constantes évolutions des usages et des services à forte valeur ajoutée suscitent de vifs débats sur l'équilibre de cet écosystème » :

- d'une part, les opérateurs soulignent la pression que fait peser la croissance soutenue des trafics sur le dimensionnement des réseaux ;

- d'autre part, les utilisateurs (internautes comme fournisseurs de contenus et d'applications) rappellent tous les bénéfices tirés d'un modèle neutre, notamment le foisonnement d'innovations et d'usages qu'il a entraîné, et attirent l'attention sur le fait qu'une atteinte aux principes de fonctionnement de l'Internet pourrait remettre en cause son développement.

Trois types d'enjeux sont soulevés :

- l'investissement et l'augmentation des capacités ;

- la gestion de trafic et la gestion de la rareté de la bande passante ( via une différenciation des flux transitant sur les réseaux, par exemple en priorisant certains services ou en en ralentissant d'autres), opérées par les opérateurs ;

- la qualité de service dont bénéficie l'utilisateur final.

Pour autant, à la lumière des auditions, il apparaît que les intérêts de chaque partie sont croisés :

- du point de vue de l'utilisateur, internautes et petites entreprises, la revendication de neutralité vise à maintenir un accès libre et indiscriminé à tous les contenus et applications, sous-entendu au meilleur prix ;

- du point de vue des opérateurs, il s'agit de fournir une bande passante à leurs clients et utilisateurs en maîtrisant le coût des infrastructures et en le redistribuant sur les abonnements mais aussi sur les accords d'interconnexion ; s'affranchir de l'impératif de neutralité permettrait aux opérateurs d'accroître la participation financière des fournisseurs de contenus qui tirent un revenu publicitaire ou commercial de l'utilisation des réseaux. En cela, la position des opérateurs n'est pas forcément contradictoire avec celle de l'internaute, qui serait ainsi dispensé d'une part de la charge que représente le financement des réseaux ;

- du point de vue des fournisseurs de contenus et d'applications (FCA), il s'agit de préserver la capacité de distribution sans discrimination à tous ses utilisateurs ; néanmoins il serait faux de penser que cette position épouse totalement celle des internautes car pour ce fournisseur, l'internaute est un client source de revenu direct ou indirect par la publicité. Le fournisseur de contenus et d'applications a tout intérêt à minimiser son coût d'accès au réseau dont il tire des bénéfices commerciaux. Mais d'un autre côté, compte tenu de la rareté de la bande passante, il lui est également indispensable de s'assurer de la qualité de l'acheminement de ses données, au regard des nouveaux modèles économiques de création de valeur, notamment par la vidéo, forte consommatrice de débit. Pour cela, on a vu que certains FCA étaient prêts à payer l'opérateur pour bénéficier de la meilleure qualité de service. À leur manière, les fournisseurs de contenus et d'applications, du moins les plus puissants déjà installés et disposant d'une large assise financière, ont aussi leur intérêt à remettre en cause la neutralité des réseaux.

D'ailleurs, le fournisseur de vidéo à la demande Netflix, très gros consommateur de bande passante aux États-Unis - 34 % du trafic en Amérique du Nord durant les heures de pointe - vient d'accepter de payer aux opérateurs Comcast et Verizon une redevance pour bénéficier d'un débit maximal 175 ( * ) .

C'est la gestion de ces intérêts croisés qui nécessite la mise en place d'une régulation adaptée, qui fait l'objet de discussions au niveau européen mais aussi américain.

c) Un débat d'actualité relancé par la Federal Communications Commission (FCC) : quelle frontière entre discrimination, gestion du trafic légitime et accords d'acheminement prioritaire ?

Le texte adopté par le Parlement européen reflète l'idée selon laquelle la priorisation du trafic peut être justifiée pour certains flux, dans le respect du principe de non-discrimination.

Ainsi, l'article 23 du projet de règlement prévoit que « les fournisseurs d'accès à l'Internet, les fournisseurs de communications électroniques au public et les fournisseurs de contenus, d'applications et de services sont libres de proposer des services spécialisés aux utilisateurs finaux. Ces services ne sont proposés que si la capacité du réseau est suffisante pour les fournir en plus des services d'accès à l'Internet et s'ils ne portent pas atteinte à la disponibilité ou à la qualité des services d'accès à l'Internet. Les fournisseurs proposant un accès à l'Internet aux utilisateurs finaux n'opèrent pas de discrimination entre des services ou des applications équivalents sur le plan fonctionnel. » En d'autres termes, il convient que les accords passés entre les fournisseurs d'accès Internet et les fournisseurs de ces services spécialisés ne nuisent pas à la qualité de l'accès à d'autres contenus.

Il est donc envisagé de laisser une marge de liberté aux opérateurs en matière de « gestion de trafic raisonnable ». Pour le Parlement européen, un opérateur peut par exemple décider de donner temporairement priorité à un contenu ou un service très demandé, au détriment du reste du réseau. Le texte propose que cette gestion de trafic puisse être mise en oeuvre dans quatre cas :

- dans le cas d'une loi, d'une décision de justice ou pour empêcher un « crime sérieux » ;

- pour « préserver l'intégrité et la sécurité » du réseau, d'un service Internet ou de l'appareil de l'internaute, contre les virus et les attaques ;

- pour empêcher de recevoir des informations non sollicitées comme le spam si l'internaute l'a explicitement permis ;

- pour limiter les effets d'une congestion temporaire du réseau, avec pour limite de devoir traiter de la même manière des contenus équivalents.

L'ARCEP recommande que les pratiques de gestion de trafic, mises en oeuvre par exception à la règle générale de non-différenciation du traitement des flux sur l'accès à l'Internet, respectent cinq critères généraux : pertinence, proportionnalité, efficacité, transparence et non-discrimination des acteurs. L'enjeu sera donc d'en vérifier l'application eu égard aux tentations commerciales de souscrire des accords préférentiels à titre onéreux, ainsi qu'en laisse la possibilité le projet voté par le Parlement européen : « Pour être en mesure de fournir des services spécialisés aux utilisateurs finaux, les fournisseurs de contenus, d'applications et de services et les [FAI] doivent être libres de conclure des accords pour transmettre les volumes de données ou le trafic concernés avec une qualité définie ou avec une capacité dédiée ».

De l'autre côté de l'Atlantique, la Federal Communications Commission (FCC), l'autorité de régulation des communications américaine, a dû revoir les règles qu'elle avait adoptées en décembre 2010 pour garantir un Internet libre, ouvert, transparent et non discriminatoire. La base juridique de sa décision a en effet été annulée par les juges. La FCC a donc élaboré de nouveaux mécanismes qu'elle a publiés en mai 2014 et dont l'adoption définitive est prévue avant la fin de l'année. La FCC y adopte une position souple à l'égard du principe de neutralité, interprétée par certains comme un abandon pur et simple de ce principe. Or la FCC n'a pas validé le principe de facturation aux fournisseurs de service pour accéder à un traitement de faveur sur les réseaux 176 ( * ) . Elle soulève en revanche la question de savoir si l'on peut interdire à un fournisseur d'accès de bloquer ou de ralentir le débit d'un site trop gourmand en termes de données transmises aux fournisseurs d'accès ou de réclamer une participation financière aux fournisseurs de contenus et d'applications pour bénéficier du meilleur débit possible.

Le débat reste vif et le président de la FCC, M. Tom Wheeler, réaffirme publiquement son attachement à un Internet ouvert, rapide et robuste : « This agency supports an Open Internet. There is ONE Internet. Not a fast Internet, not a slow Internet; ONE Internet ». Cet attachement a été confirmé à votre mission lors de l'entretien qu'a eu sa délégation avec la FCC à Washington. M. Howard Shelanski, conseiller à la Maison Blanche, a également indiqué à la délégation que le président Obama avait réaffirmé l'importance du principe de la neutralité du net.

De son côté, auditionnée par votre mission d'information, Mme Axelle Lemaire a clairement réaffirmé sa volonté de voir inscrire le principe de neutralité du net dans le droit français et européen et rejeté toute idée d'un Internet fractionné.

d) La neutralité doit également s'imposer aux plateformes de services ?

La neutralité du net comporte également d'autres enjeux qu'économiques :

- enjeux culturels, sociétaux voire éthiques avec la préservation des libertés fondamentales et de la diversité culturelle ;

- neutralité face au pouvoir légitime de blocage et de filtrage (sur décision juridictionnelle ou administrative) ;

- neutralité dans la fourniture de contenus ou d'applications par les fabricants de terminaux ou les plateformes de services.

Le Conseil national du numérique 177 ( * ) (CNNum) s'est prononcé à l'unanimité en faveur d'une reconnaissance législative du principe de neutralité des réseaux, censé garantir l'accès universel aux contenus en ligne, par une modification de la loi de 1986 sur la liberté de communication.

Mais le CNNum propose également d'étendre aux services le concept de neutralité, considérant que l'Internet « n'est plus seulement un réseau physique mais aussi et surtout un ensemble de services . Il est inutile d'imposer la neutralité en amont si on ne change pas les règles en aval. » Le CNNum souhaite donc étendre cette neutralité aux services Internet tels que les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et autres fournisseurs d'applications.

Imposer la neutralité aux moteurs de recherche permettrait d'éviter que Google, qui détient 95 % de ce marché en Europe, ne favorise ses propres services face à la concurrence. Votre mission convient qu'il est paradoxal que, d'une part, Google se prévale du principe de la neutralité en matière de réseau, s'assurant ainsi que les services qu'il distribue sont acheminés sans entrave et, que d'autre part, il ne respecte pas ce même principe dans son coeur de métier : l'affichage des résultats de recherche entre ses propres services et ceux des autres acteurs du marché .

Le rapport sur la neutralité des plateformes publié par le CNNum le 13 juin 2014 présente ces plateformes comme des goulets d'étranglement entre le consommateur et les entreprises qui souhaitent lui proposer des services et méritent, de ce fait, d'être régulées 178 ( * ) . Or, aujourd'hui, la régulation ne pèse que sur les opérateurs FAI.

Aux yeux de votre mission, sauvegarder la neutralité implique donc de renforcer la régulation de fournisseur de contenus et d'applications. À cet égard, elle encourage la nouvelle Commission européenne à soumettre sans délai une proposition législative à cette fin. Cela requiert aussi une accélération des processus de traitement des plaintes en matière de concurrence, dans la mesure où l'écosystème de l'Internet évolue à grande vitesse : quelques années pour résoudre le cas Google peuvent être fatales pour les nombreuses entreprises qui subissent de la part de Google un abus de position dominante.

Proposition n° 11 : saisir la Commission européenne pour qu'elle soumette sans délai une proposition législative visant à réguler les fournisseurs de contenus et d'application, afin que la neutralité s'applique non seulement aux réseaux mais aussi aux services.

2. ... l'assortir d'une régulation forte en matière de concurrence et de fiscalité
a) La régulation concurrentielle, une arme à mettre au service d'une conception étendue de la neutralité

La question de l'intégration verticale constitue un défi majeur au regard de la neutralité, en ce qu'elle réduit la liberté de choix des utilisateurs et diminue le caractère concurrentiel de l'offre de services. La politique de la concurrence représente à cet égard une arme puissante que l'Union européenne devrait mieux affûter pour l'adapter à la vitesse d'évolution des marchés numériques.

Le cas Google illustre la lenteur avec laquelle sont aujourd'hui traités les abus de position dominante sur l'Internet.

Il est reproché depuis 2010 à Google d'abuser de sa position dominante sur le marché européen de la réservation en ligne (90 %) pour promouvoir ses propres services dits « verticaux » tels que Google Shopping, Google Hotel Finder, Youtube, par des conditions d'affichage préférentielles dans ses pages de résultats, ses concurrents sectoriels n'apparaissant qu'en position inférieure dans les résultats de recherche. A notamment été mis en lumière le fait que les modifications pratiquées unilatéralement par Google sur son algorithme de recherche influaient négativement sur la visibilité de ses concurrents : ainsi, les mises à jour de l'algorithme Panda ont provoqué en 2013 une perte de 16 % de l'audience des comparateurs de prix indépendants.

Le commissaire européen à la concurrence, M. Joaquin Almunia, a retenu quatre griefs contre Google :

- la manipulation des résultats de recherche (défaut d'objectivité des algorithmes utilisés par Google) ;

- l'utilisation d'informations de sites tiers en tant que « données Google » (pratique proche du vol) ;

- des clauses de contrats abusives avec ses partenaires ;

- la restriction à la portabilité des campagnes de publicité de Google vers les autres sites.

La DG concurrence a opté pour la voie négociée, enjoignant à Google de faire des propositions d'engagement. En 2013, deux tests de marché ont été effectués sur la base des propositions de modifications faites par le moteur de recherche mais toutes deux se sont heurtées au refus des acteurs du secteur.

Quatre années après le lancement de la procédure, aucune mesure contraignante ou accord n'est intervenu, laissant ainsi libre cours au renforcement de la position dominante de Google. Auditionné le 28 janvier 2014 conjointement par la commission des finances et la commission des affaires européennes, M. Joaquin Almunia indiquait que « la Commission européenne est pour sa part convaincue qu'il y a des abus. Pour tenter de résoudre le problème, deux voies s'offrent à nous. La première est d'adresser à l'entreprise une communication de griefs, qui ouvre une période de deux ans, pendant laquelle l'entreprise répond, et à l'issue de laquelle nous prononçons une décision, susceptible de recours devant la Cour de justice de l'Union européenne. Il faut attendre entre quatre et huit ans pour obtenir une sentence définitive. Cela n'a pas grand sens dans un secteur où l'innovation est si rapide. La seconde solution est d'ouvrir des négociations avec Google, c'est ce que nous avons choisi de faire. Dans quelques mois, ce travail de deux années aboutira à des engagements précis et juridiquement contraignants. Alors il faudra à nouveau choisir entre signer un accord avec cette entreprise - ce sera la troisième génération de compromis - ou lancer une communication de griefs. »

En tout état de cause, quelle que soit la procédure employée, il s'agit d'un constat d'inadaptation des modalités de résolution des situations d'abus de position dominante. En effet, à l'ère de l'accélération des innovations technologiques, un délai si long n'est plus concevable quand on sait, par exemple, que Twitter, société leader dans le microblogging , n'a été créée qu'en 2006 et sa version française, fin 2009.

Outre la nécessité d'améliorations procédurales, votre mission plaide pour une plus grande audace de la Commission européenne en matière de régulation concurrentielle des fournisseurs de services en ligne, afin de défendre les petits acteurs du marché, dont font souvent partie les Européens. À ce titre, elle a relevé les propos tenus par M. Pierre-Jean Benghozi, membre du collège de l'ARCEP : « Le seul moyen de contrer la montée en puissance des over the top est de mettre en place un principe de séparation, pour éviter une intégration verticale des acteurs contrôlant plusieurs strates de la chaîne de valeur que les protocoles IP avaient conduit à séparer, et assurer la neutralité, afin, par exemple, qu'une application développée sur certains terminaux ne soit pas discriminée sur d'autres, que l'on puisse accéder à l'Applestore à partir d'un terminal fonctionnant avec Androïd . »

Ces propos font écho à ceux tenus par MM. Nicolas Colin et Henri Verdier, dans leur livre commun L'âge de la multitude 179 ( * ) : après avoir reconnu la nécessité de faire bénéficier les plateformes d'un régime de responsabilité aménagé, ils invitent à soumettre celles-ci à des sujétions pour empêcher tout abus de leur position dominante et donc préserver l'innovation. En cas de non-respect de ces engagements, ils estiment que ces plateformes devraient être exposées à des mesures ressortant des autorités de concurrence, comme la « désintégration » verticale entre l'application et la plateforme dont elle est issue, la « désintégration » horizontale par marché, l'obligation pour la plateforme de mettre ses ressources à la disposition du marché en contrepartie d'une redevance... Il s'agit ainsi de remettre « à disposition du marché la valeur captée auprès de la multitude ».

Proposition n° 12 : solliciter la Commission européenne pour améliorer les procédures de la politique de concurrence et les rendre plus réactives face aux abus de position dominante en ligne.

Proposition n° 13 : demander à la Commission de mettre en place un principe de séparation pour éviter l'intégration verticale des acteurs de l'Internet contrôlant de plus en plus de strates de la chaîne de valeur.

b) Une fiscalité rénovée pour faire contribuer les acteurs du numérique

Tout en veillant au principe de neutralité sur l'Internet, l'Union européenne ne doit pas s'abstenir de recourir à un moyen efficace de redistribution entre acteurs de l'écosystème numérique européen : la fiscalité.

Les pratiques d'optimisation fiscale des grands groupes de l'Internet ont été amplement documentées, notamment par les rapports successifs de M. Philippe Marini, président de la commission des finances du Sénat 180 ( * ) , et le rapport « Collin et Colin » précité.

Les deux problématiques principales d'érosion des assiettes fiscales portaient sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et l'impôt sur les sociétés. Sur ces deux volets, les grandes entreprises du numérique exploitent la concurrence fiscale à laquelle se livrent les États, y compris au sein de l'Union européenne, afin de minimiser leur charge fiscale.

La distorsion de concurrence fiscale intracommunautaire relative à la TVA applicable aux services électroniques prendra fin au 1 er janvier 2015. En effet, jusqu'à cette date, lorsqu'un opérateur établi dans l'Union européenne fournit ce type de services à un particulier établi dans l'Union ou à un assujetti dans le même État membre, le lieu de prestation continue d'être fiscalement celui où le prestataire est établi. C'est ce dernier point qui constitue la source d'optimisation fiscale des grands groupes établis dans des pays membres à basse fiscalité (notamment Amazon et iTunes au Luxembourg). À partir du 1 er janvier 2015, de nouvelles règles seront applicables : la TVA due sur les services électroniques sera celle du pays du consommateur final. Entre 2015 et 2019, il subsistera un régime transitoire durant lequel une partie de la TVA continuera à être perçue par le pays du prestataire. Ce ne sera donc qu'à partir du 1 er janvier 2019 que la TVA sera perçue dans son intégralité par le pays de résidence du consommateur final.

La fuite des recettes fiscales liées à l'impôt sur les sociétés ne peut, pour sa part, être résolue que par une modification des règles internationales en vigueur au sein de l'OCDE pour le rattachement des bénéfices des sociétés établies hors des frontières d'un pays à raison du chiffre d'affaires qu'elles y réalisent. Ce cas de figure est illustré par l'établissement du siège de Google en Irlande à partir duquel est faite la facturation des services de régie publicitaire pour les autres pays européens. La presse a révélé en 2012 que l'administration fiscale française aurait notifié à l'entreprise un redressement fiscal de près d'un milliard d'euros, fondé sur l'existence d'un « établissement stable » en France 181 ( * ) . Pour mémoire, en 2011, Google France n'avait déclaré que 150 millions d'euros de chiffre d'affaires, pour un impôt sur les sociétés de 5,5 millions d'euros, alors que son chiffre d'affaires réel est estimé à près de 1,4 milliard d'euros.

Pour engager un processus de réforme de l'imposition des bénéfices, deux initiatives ont été prises, la première, dans le cadre de l'OCDE et, la seconde, à l'échelle européenne.

Les ministres des finances du Royaume-Uni, de l'Allemagne et de la France ont saisi en juin 2012 l'OCDE, laquelle a lancé le projet BEPS ( Base erosion and profit shifting ) destiné à préparer un plan d'action pour lutter contre l'érosion des bases d'imposition et les transferts de bénéfices vers les États à fiscalité basse ou nulle. Ce programme vise à lutter contre les stratégies fiscales agressives, les problématiques de distorsion entre masse taxable et profit dans les prix de transfert, la redéfinition de la notion d'établissement stable 182 ( * ) et le traitement des régimes fiscaux « trop » favorables par le rétablissement de dispositifs anti-abus. L'objectif de ces travaux est la remise d'un rapport en septembre 2014 recensant les principaux problèmes posés par l'économie numérique et les mesures permettant de les résoudre dans le cadre de l'élaboration d'un modèle de convention multilatérale qui serait proposé au consensus des États parties prenantes avant la fin 2015.

Au niveau européen, M. Algirdas Semeta, commissaire à la fiscalité, a mis en place, le 22 octobre 2013, un groupe d'experts dans le domaine de la taxation de l'économie numérique présidé par M. Vitor Gaspar , ancien ministre des finances du Portugal, sur la question de la fiscalité du numérique, « afin de réunir de l'expertise de haut niveau venant d'entreprises du secteur numérique, d'experts en fiscalité et de chercheurs, dans le but de préparer et de cadrer une voie sur ce sujet sensible ». Le rapport final remis le 28 mai 2014 conclut que « l'économie numérique ne nécessite pas un régime fiscal distinct » mais qu'il peut « s'avérer nécessaire d'adapter les règles actuelles pour tenir compte de la numérisation de notre économie ». Il appelle à la suppression des entraves au marché intérieur, y compris les obstacles fiscaux, et la création d'un environnement plus favorable aux entreprises grâce à une réglementation fiscale neutre, simplifiée et coordonnée . Dans le domaine de la fiscalité des entreprises, le groupe d'experts recommande aux États membres d'adopter une position commune dans le cadre du projet BEPS pour en obtenir des « retombées bénéfiques dans l'ensemble de l'Union européenne 183 ( * ) ».

La neutralité du net doit s'accompagner d'une régulation fiscale afin de rendre plus juste la répartition de la valeur entre tous les acteurs.

Proposition n° 14 : encourager les autres États membres victimes de l'optimisation fiscale des multinationales du numérique à exercer avec notre pays une pression continue sur les États membres complices de cette situation.

Proposition n° 15 : soutenir l'aboutissement des réformes fiscales en cours en matière de TVA et d'impôt sur les sociétés, pour mieux faire contribuer les fournisseurs de services en ligne aux charges publiques des États européens.

3. ...et la compléter par de nouvelles modalités pour faire vivre la culture européenne sur l'Internet

Une meilleure répartition de la valeur entre les différents acteurs de l'écosystème de l'Internet implique aussi que l'Union européenne invente de nouveaux moyens pour financer la création culturelle et rémunérer les auteurs.

a) Un enjeu crucial de financement pour assurer une juste rémunération de la chaîne de création culturelle

L'Internet bouleverse en effet le monde de la culture et le plonge dans un univers beaucoup plus large que celui dont il est issu. Les librairies sont concurrencées par la distribution à distance et par le livre numérique 184 ( * ) , la presse écrite par l'information en ligne, la musique et le cinéma par les services de streaming et de téléchargement, l'audiovisuel par les services de vidéo à la demande... Peut-on encore imposer des obligations de diffusion d'oeuvres françaises et européennes ou des obligations de financement de la production aux acteurs audiovisuels, concurrencés par l'offre culturelle en ligne d'éditeurs de services vidéo non établis en France donc non soumis à de telles obligations ? Peut-on maintenir une chronologie des médias quand l'accès aux oeuvres cinématographiques est possible sur l'Internet ?

Votre rapporteure a adressé un questionnaire à la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) du ministère de la culture et de la communication. La réponse reçue fait état de « tensions économiques entre les opérateurs de communications électroniques et les fournisseurs de contenus et d'applications qui soulèvent la question du partage équitable de la valeur, indispensable pour rémunérer notamment les acteurs de la création, dont les contenus sont une des raisons majeures du développement de l'Internet » .

Le partage de la valeur et l'exploitation en ligne des oeuvres culturelles

Le rapport LESCURE « Acte II de l'exception culturelle », remis au Président de la République et à la ministre de la culture et de la communication en mai 2013, a mis en exergue les déséquilibres du partage de la valeur liée à l'exploitation en ligne des oeuvres culturelles, que ce soit entre titulaires de droits et éditeurs de services en ligne ou entre les créateurs et leurs éditeurs/producteurs.

1. Dans le domaine du livre , la question du partage de la valeur s'est posée assez tôt, notamment s'agissant de la rémunération des créateurs. En 2011, une mission sur le contrat d'édition numérique des livres a été confiée à M. Pierre SIRINELLI et a abouti à la signature d'un accord cadre en mars 2013 entre le Conseil permanent des écrivains (CPE) et le Syndicat national de l'édition (SNE). La solution retenue est celle d'une modification législative articulée avec un code des usages qui précisera les obligations réciproques des parties et notamment les conditions de rémunération, de reddition des comptes... Les taux de rémunération et les modes de gestion relèveront de la négociation des parties et d'un choix individuel.

Concernant le marché du livre numérique, la loi n° 2011-590 du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique a permis de réguler le marché : en donnant à l'éditeur, à l'instar de la loi Lang de 1982, le pouvoir de fixer, pour le livre numérique, un même prix de vente pour tous les revendeurs, qu'ils opèrent depuis la France ou depuis l'étranger, cette loi devrait permettre de créer pour les acteurs français les conditions d'une concurrence équitable.

Eu égard à la problématique de la territorialité de la loi inhérente aux services prestés en ligne et qui intéresse l'ensemble des secteurs, il est important de souligner que cette loi s'applique aux distributeurs établis à l'étranger et commercialisant des livres numériques sur le territoire français. Cette disposition, qui avait dans un premier temps fait l'objet d'un avis circonstancié de la Commission européenne, qui mettait en doute sa conformité avec le droit de l'Union européenne, n'a au final pas fait l'objet d'une procédure d'infraction par la Commission.

2. Dans le domaine de la musique en ligne , la question du partage de la valeur issue de l'exploitation des oeuvres sur l'Internet est de facto un enjeu majeur dans la mesure où cette partie du marché est devenue de plus en plus importante au fil des années : en 2013, le chiffre d'affaires généré par les exploitations numériques s'élevait à 125,8 M€, soit 26 % du marché de la musique enregistrée.

La réflexion sur le partage de la valeur y a également été engagée relativement tôt puisque plusieurs rapports successifs (rapport « Création et Internet » de 2010
- mission ZELNIK-TOUBON-CERUTTI -, médiation HOOG, rapport LESCURE) ont identifié et qualifié le problème, et esquissé successivement des voies de solutions visant à rétablir un partage équilibré de la valeur.

Plus récemment, le rapport de M. Christian PHELINE, intitulé « Musique en ligne et partage de la valeur. État des lieux, voies de négociation et rôle de la loi » et remis le 18 décembre 2013 à la ministre de la culture et de la communication, a dressé un état des lieux précis et documenté des pratiques contractuelles, d'une part entre plateformes de musique en ligne et ayants droit et, d'autre part, entre producteurs phonographiques et artistes-interprètes, permettant d'envisager des pistes de meilleure répartition de la valeur issue de l'exploitation des oeuvres musicales sur l'Internet.

Concernant la relation entre les producteurs phonographiques et les artistes interprètes, son analyse a consisté à extraire les données pertinentes fournies par les acteurs du marché (producteurs phonographiques, artistes, avocats, sociétés de gestion collective...) afin d'établir un état des lieux objectif des pratiques contractuelles et des rémunérations relatives à chaque typologie de contrats (contrats d'artiste, contrats de licence et autoproduits). Ce rapport montre in fine que la rémunération des artistes-interprètes varie selon les catégories de producteurs et d'un marché à l'autre (ventes physiques ou ventes numériques).

Afin d'assurer une plus grande transparence et une plus juste rémunération des artistes-interprètes, notamment pour l'exploitation numérique de leurs oeuvres, M. Pheline propose de mieux encadrer les pratiques contractuelles dans le but d'assurer une meilleure protection à la partie réputée la plus faible. Il encourage notamment les négociations au sein de la filière musicale pour définir un partage plus équilibré et transparent des revenus générés par la musique en ligne et préconise que, si ces négociations échouaient, des dispositions législatives soient inscrites dans le projet de loi sur la création artistique, notamment sur le principe d'une gestion collective obligatoire.

Par ailleurs, pour améliorer les relations entre les producteurs et les plateformes de musique en ligne, le rapport préconise qu'à défaut d'autorégulation par l'élaboration d'un code des usages soient insérés dans la loi les principes posés par la charte HOOG des « 13 engagements pour la musique en ligne ».

3. Pour le cinéma et l'audiovisuel , le débat sur le partage de la valeur entre les éditeurs de services et les producteurs de contenus semble relativement apaisé à ce stade dans le cadre des exploitations en vidéo à la demande. En revanche, la rémunération des auteurs soulève d'importantes difficultés depuis la dénonciation du protocole de 1999 puisque certains auteurs sont rémunérés dans le cadre d'une gestion individuelle, tandis que d'autres continuent de relever de la gestion collective de la Société des auteurs-compositeurs dramatiques (SACD). Par ailleurs, les comédiens ne reçoivent quasiment aucune rémunération au titre de l'exploitation en ligne. À ce sujet, le rapport LESCURE engage à la négociation interprofessionnelle en vue de la signature d'accords collectifs prévoyant des rémunérations minimales pour les auteurs et les comédiens.

4. Dans le domaine de la photographie , la circulation numérique des images quasi « libre » et « gratuite » soulève des interrogations quant à la valeur créée mais pose également des questions liées aux atteintes de droit de propriété intellectuelle. Concernant l'utilisation des photographies dans la presse, une mission de médiation entre agences, éditeurs et photographes de presse a été confiée par la ministre de la culture et de la communication en juin 2013 à M. Francis Brun-Buisson, conseiller-maître à la Cour des comptes. Cette médiation a pour objectif de parvenir à la signature d'un code de bonnes pratiques professionnelles en matière d'utilisation de photographies de presse afin, notamment, de sensibiliser au respect des droits moraux et patrimoniaux des photographes sur l'Internet et de limiter l'utilisation de la mention dite « droits réservés », qui, utilisée abusivement, peut conduire à l'exploitation de photographies sans autorisation et sans rémunération de leurs auteurs.

En améliorant l'identification des photographies présentes sur les services de presse en ligne, le code de bonnes pratiques vise également à faire bénéficier les photographes et les agences d'une meilleure rémunération pour l'exploitation de leurs oeuvres sur l'Internet. La signature dudit code de bonnes pratiques devrait intervenir prochainement.

Source : direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC)
du ministère de la culture et de la communication.

La DGMIC pointe aussi le risque que certains contenus culturels, notamment des oeuvres audiovisuelles et cinématographiques européennes ou d'expression française, même s'ils sont effectivement présents dans l'immensité de l'Internet, soient de moins en moins accessibles, et donc atteignent de moins en moins leur public en pratique.

Une réflexion sur l'évolution du cadre législatif européen et national doit donc être menée afin de s'assurer que l'ensemble des distributeurs , y compris les moteurs de recherche ou les magasins d'applications par exemple, prennent leur part à l'objectif de politique publique de diversité culturelle . C'est le sens des propositions relatives à un conventionnement des services de médias audiovisuels à la demande qui ont été articulées par le rapport Lescure en mai 2013, sur le fondement desquelles, notamment, le Gouvernement poursuit ses travaux d'élaboration d'un projet de loi relatif à la création artistique. C'est le sens également des démarches menées par la France sur la scène européenne, le Gouvernement étant conscient que ces problématiques ne sauraient être appréhendées au seul échelon national, en vue d'une révision de la directive « Services de médias audiovisuels » (SMA) qui permettent d'en élargir le champ d'application tout en traitant le problème de la territorialité du droit.

Une piste envisagée consisterait à substituer au principe du pays d'origine celui du pays de destination des services. Ainsi, à l'instar du dispositif retenu pour la directive TVA , quel que soit le lieu d'établissement des services en Europe, la réglementation française serait appliquée à la partie du service qui est principalement destinée au public français. Néanmoins, cela irait à l'encontre de l'objectif européen d'établissement d'un marché unique, même en matière audiovisuelle.

Afin de garantir la diversité culturelle européenne, un autre champ de réflexion pourrait être lancé autour d'obligations de « mise en avant » des services assurant la promotion d'oeuvres européennes par tous les distributeurs de services quels qu'ils soient (plateformes de vidéo en ligne, fournisseurs d'accès à Internet, constructeurs de matériels...).

L'Union européenne a entrepris plusieurs chantiers dans la perspective d'une évolution du cadre législatif. En matière de chronologie des médias, la Commission européenne a initié le projet MEDIA pour expérimenter la diffusion simultanée des oeuvres cinématographique en salle et en vidéo à la demande.

Le projet « des licences pour l'Europe », achevé en novembre 2013 et destiné à développer l'offre légale de contenus en ligne, nécessite d'être relancé : il reste à approfondir les modalités de la portabilité transfrontalière des services et à réfléchir sur les contenus créés par les utilisateurs, sur le patrimoine audiovisuel et sur la « fouille » de textes et de données ( data mining ).

Enfin, la rémunération pour copie privée a reçu le soutien du Parlement européen qui a adopté le 27 février 2014 le rapport de Mme Françoise Castex, députée européenne, faisant suite à un rapport de M. Antonio Vitorino remis en janvier 2013. Mais la Commission a décidé de poursuivre ses travaux en vue d'une harmonisation européenne dans le cadre de sa réflexion d'ensemble sur le droit d'auteur.

b) Des initiatives nationales non coordonnées à l'échelle de l'Union européenne

La question du partage équitable de la valeur a tout particulièrement cristallisé l'action de plusieurs États membres dans le différend opposant les éditeurs de presse et Google ; les données du problème étant l'utilisation faites des articles de presse ou d'extraits par ses algorithmes de recherche en vue de leur publication sur la page Google news , sans rémunération des auteurs et des éditeurs de presse.

La réponse en ordre dispersé à cette problématique est symptomatique de la difficulté des auteurs de contenus comme des États à appréhender les bouleversements introduits par l'Internet dans le monde de l'édition et du marché publicitaire. Le constat demeure pour l'heure celui de l'impuissance :

- s'agissant en premier lieu de l'Allemagne , sur le volet de la protection des droits d'auteurs, une loi dite « Lex Google » a été adoptée en août 2013, obligeant les agrégateurs ou moteurs de recherche commerciaux à reverser une commission aux éditeurs de presse pour l'utilisation d'articles d'actualité, les éditeurs devant à leur tour rémunérer les auteurs de ces articles. En fait, Google a mis en place volontairement avant l'entrée en vigueur de la loi un système d'option ( opt-in ) pour les éditeurs de presse qui veulent figurer gratuitement sur Google News, ce qui a privé la loi d'effet utile ;

- de son côté, la France a préféré négocier directement avec Google, dans le cadre d'un accord conclu et entré en application le 13 juin 2013 entre le moteur de recherche et l'association de la presse d'information politique et générale, l'alimentation d'un fonds de 60 millions d'euros sur trois ans pour soutenir la numérisation du marché de la presse. L'État n'est pas partie prenante à l'accord mais veille à son application dans l'intérêt du pluralisme de la presse ;

- enfin, le gouvernement espagnol s'est focalisé sur la question de la captation de valeur publicitaire des moteurs de recherche sur les contenus éditoriaux offerts par les sites de presse en proposant un dispositif s'inspirant de l'exemple allemand et instaurant un mécanisme de négociation de compensations entre les agrégateurs de contenus et les organismes de gestion collective de droits, sous l'égide d'une agence administrative.

Cette différence d'approches, qu'elles soient conventionnelle ou législative, justifierait qu'une réflexion spécifique soit lancée au niveau européen pour définir une position commune et donner plus de poids au marché européen face aux grandes plateformes de services.

Proposition n° 16 : inciter les fédérations professionnelles du secteur culturel à se rapprocher entre États membres pour faire valoir leurs droits en étant unies face aux plateformes « over the top »

c) La nécessité d'aligner les taux de TVA des produits culturels numériques et physiques

La directive 2006/112/CE, qui encadre la TVA au niveau européen, prohibe l'application de taux réduits aux services fournis par voie électronique. La Commission européenne considère que l'application en France du taux réduit de TVA au livre numérique homothétique et du taux super-réduit à la presse en ligne contreviennent au droit de l'Union européenne.

À cet égard, la Commission a saisi la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) contre la France s'agissant du taux réduit de TVA sur le livre numérique le 6 septembre 2013. Elle a par ailleurs lancé le 27 janvier 2014 une procédure d'alerte précontentieuse s'agissant du taux super-réduit de TVA sur la presse en ligne, procédure qu'elle vient de clore négativement. Elle s'apprête désormais à adresser une mise en demeure à la France.

Votre mission soutient l'objectif du gouvernement, qui est d'obtenir une évolution du cadre réglementaire de l'Union européenne permettant explicitement l'application de taux réduits non seulement pour le livre numérique homothétique, mais également pour la presse en ligne et, de manière générale, pour les biens et services culturels en ligne. Il s'agit d'obtenir une modification de la directive 2006/112/CE pour avoir la possibilité explicite d'appliquer des taux de TVA réduits aux biens et services culturels (livre, presse, vidéo, musique), y compris ceux prestés en ligne.

Pour M. Jacques Toubon, « il est manifeste que la presse écrite est en train de mourir de la distribution numérique gratuite ! Il est donc impossible que la Commission refuse d'établir la neutralité fiscale entre ces deux activités ».

Proposition n° 17 : aligner les taux de TVA des biens et services culturels numériques et physiques

d) Le besoin d'un cadre européen unique pour promouvoir les acteurs culturels européens sur l'Internet

Votre mission regrette que la question culturelle soit absente de la stratégie numérique pour l'Europe adoptée par la Commission européenne en 2010. Celle-ci s'est focalisée sur les questions relatives au marché unique numérique en matière de télécommunication, au déploiement du haut débit, à la confiance dans les transactions numériques ou à l'accessibilité des sites web du secteur public.

Pourtant, l'Europe possède des atouts puisqu'elle demeure un grand pourvoyeur de contenus culturels en ligne. C'est à un rééquilibrage qu'appelle M. Jacques Toubon :« Nous devons faire en sorte que s'institue, d'une manière ou d'une autre, par la régulation, un équilibre entre ceux qui détiennent les savoirs, les logiciels, les produits, les terminaux et la puissance financière, et ceux qui, comme les Européens, n'ont pas encore réussi à faire émerger une industrie compétitive, mais apportent à l'écosystème des milliards de données et de contenus culturels numériques ».

Ce constat appelle la création d'« une politique européenne de la culture profitant de l'environnement numérique ». Pour mettre en oeuvre une telle politique, il propose de conduire, notamment sous forme de coopération renforcée, des actions auxquelles seraient associés neuf, dix, ou douze États membres .

Par ailleurs, votre mission d'information propose également que la Commission européenne intègre dans sa réflexion des propositions novatrices favorisant la créativité et la diversité culturelle, caractéristiques de la mise en réseau des savoirs, et donnant de la valeur à sa « capacité contributive distribuée », selon les termes employés par Mme Valérie Peugeot :

- en poursuivant la réflexion sur la réforme des droits d'auteurs dans le sens d'une reconnaissance et d'une protection des productions et création des auteurs dits « proams ». Mme Peugeot souligne que « le web est le produit de ce que l'on a appelé des « proams » ; il participe à faire tomber la séparation historique entre producteur et consommateur, entre le créateur et son public, entre professionnel et amateur. Cette capacité contributive distribuée est un facteur clé de la créativité et de la diversité culturelle de nos sociétés . » Il importe donc de trouver les moyens de la promouvoir ;

- en protégeant le développement des « Communs », ressources qui ne sont gérées ni par le marché et les droits de propriété classiques ni par la puissance publique, mais par des communautés auto-organisées autour de logiques de partage non marchands qui nourrissent la diversité culturelle et l'innovation sociale.

Pour préserver ces échanges non marchands, il faudrait donc inventer d'autres formes de rétribution des auteurs et laisser place à un espace où les ressources sont gérées sur le mode du partage. Mme Peugeot avance ainsi l'idée d'un « bundle of rights » , un faisceau de droits dans lequel on pourrait imaginer un découplage du droit d'usage.

Proposition n° 18 : intégrer une nouvelle dimension à la politique européenne de la culture, valorisant la créativité des internautes et le partage non marchand de contenus.


* 166 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des mesures relatives au marché unique européen des communications électroniques et visant à faire de l'Europe un continent connecté (COM(2013)627).

* 167 Tim Wu, «Network Neutrality, Broadband Discrimination», Journal of Telecommunications and High Technology Law , vol. 2, p. 141, 2003 - http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=388863

* 168 Conseil constitutionnel, décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet.

* 169 Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique.

* 170 Art. L. 32-3-3 du code des postes et communications électroniques.

* 171 Loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle.

* 172 Cf. TGI de Paris, 3 ème chambre, 13 mai 2009, L'Oréal et autres contre eBay France et autres : « Il ressort de ces dispositions que les régimes de responsabilité «aménagés» ne sont attachés qu'aux activités précédemment définies. Il convient en conséquence de rechercher le statut de l'activité faisant grief, un intermédiaire technique dans la prestation de services qu'il offre pouvant avoir différentes activités dont les unes bénéficient du régime de responsabilité «aménagé» et dont les autres relèvent de la responsabilité de droit commun, étant précisé que le régime «aménagé» étant un régime d'exception au droit commun, son champ d'application doit être apprécié strictement. »

* 173 « Mobile bandwidth demand has grown more than 100% each year on average since the iPhone was introduced in 2007. Demand for wired broadband--DSL, Ethernet and FiOS--grows 30%-40% a year. The majority of bandwidth is now consumed by video over the Internet. YouTube (an application run by Google) and Netflix account for roughly 50% of peak Internet traffic, meaning the carriers' networks are twice as large as they would be without these two sites. The most vocal supporters of net neutrality are the biggest benefactors of the free bandwidth that comes with it. That's because they want consumers to foot the bill » ( Wall Street Journal , 1 er mai 2014).

* 174 Source : http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/rapport-parlement-net-neutralite-sept2012.pdf

* 175 Source : http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/05/17/aux-etats-unis-l-autorite-de-regulation-ouvre-la-voie-a-un-Internet-a-deux-vitesses_4420451_3234.html

* 176 Source : http://www.fcc.gov/document/protecting-and-promoting-open-Internet-nprm (site de la FCC)

* 177 Avis n°2013-1 Net Neutralité du 1 er mars 2013.

* 178 Source : http://www.cnnumerique.fr/plateformes/ (rapport remis le 13 juin 2014 à M. Arnaud Montebourg, ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique et à Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique).

* 179 Cf. L'âge de la multitude , Nicolas Colin et Henri Verdier, Ed. Armand Colin, 2013, p.222 sq.

* 180 Rapports n° 398 (2009-2010) du 7 avril 2010 « L'impact du développement du commerce électronique sur les finances de l'État » et n° 614 (2011-2012) du 27 juin 2012 « Une feuille de route pour une fiscalité numérique neutre et équitable ».

* 181 Source : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/10/30/le-fisc-francais-pourrait-reclamer-un-milliard-d-euros-a-google_1783397_651865.html

* 182 L'établissement stable se définit par la présence de locaux et de personnels.

* 183 Report of the Commission Expert Group on Taxation of the Digital Economy , mai 2014, accessible à l'adresse suivante : http://ec.europa.eu/taxation_customs/resources/documents/taxation/gen_info/good_governance_matters/digital/report_digital_economy.pdf

* 184 À ce sujet, le 26 juin 2014, le Sénat a définitivement adopté la proposition de loi, qui autorise, pour les livraisons à domicile, l'application d'une remise de 5 % du prix de vente sur les frais de livraison mais en interdit la gratuité, afin de défendre le secteur des librairies qui assure une animation culturelle indispensable, notamment en zone rurale.

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