B. L'INTERNET, UN INSTRUMENT DE PUISSANCE QUI ÉCHAPPE À L'EUROPE

Or, dans ce changement en cours, le rôle et la place de l'Union européenne apparaissent singulièrement faibles. L'Internet redessine une cartographie du monde qui échappe à l'Europe, menacée de devenir une « colonie du monde numérique » comme l'avait déjà avancé votre rapporteure en mars 2013, dans un précédent rapport 31 ( * ) .

1. L'Internet comme prolongement de la puissance par le droit et l'économie : un enjeu bien identifié par les États-Unis et la Chine

L'omniprésence des États-Unis dans l'Internet n'est pas le fruit du hasard, mais d'une stratégie de long terme mise en place sciemment par ses grands acteurs publics, privés et militaires. Là où l'Europe ne saisissait pas sa chance pour occuper une place centrale dans le développement du réseau, les États-Unis allaient s'emparer d'une technologie dont ils entendaient faire le « cheval de Troie » de leurs valeurs et de leurs intérêts sur l'ensemble de la planète.

Très tôt, dès le début des années 90, avant même la généralisation de l'Internet et du World Wide Web , les États-Unis ont adopté des dispositions législatives et fiscales tendant à créer un réseau de transfert de données à travers tout le territoire américain pour améliorer la compétitivité et acquérir une position de leadership dans le domaine des technologies de l'information. Dans la décennie suivante, la seconde puissance du numérique à se constituer ne fut pas l'Europe mais la Chine qui s'est bâti un écosystème d'entreprises numériques parmi les plus importantes, à l'égal des GAFA.

a) Les autoroutes de l'information comme la continuation du leadership économique et politique américain dans un espace ouvert et mondialisé

Le Sénateur Al Gore est à l'origine du Bill High-Performance Computing Act de 1991 visant à créer un programme fédéral assurant la pérennité du leadership des États-Unis en matière d'informatique de haute performance 32 ( * ) . Celui-ci ouvrait un financement de 1,75 milliard de dollars sur trois ans pour construire un réseau de communication de données capable de relier toutes les universités américaines et les centres de calculs.

Ce programme permit de supplanter l'ancien réseau universitaire d'ordinateurs ARPANET et de diffuser l'Internet tel que nous le connaissons aujourd'hui, fonctionnant sur la base du protocole TCP/IP.

Le discours du Président Georges Bush prononcé lors de la signature du Gore Bill situe cette volonté de redéploiement de l'effort industriel vers les nouvelles technologies dans une stratégie globale du gouvernement, de l'industrie et du milieu universitaire pour développer l'emploi et la croissance économique par ces technologies, dont le potentiel transformateur est bien identifié 33 ( * ) .

Discours de George Bush du 9 décembre 1991

« Le développement de l'informatique de haute performance et des technologies de l'information offre la possibilité de transformer radicalement la façon dont les Américains travailleront, apprendront et communiqueront à l'avenir. Il porte en lui la promesse de changer la société au même titre que les grandes inventions du vingtième siècle, telles que le téléphone, le voyage en avion, la radio et la télévision.

«Ce programme aidera les chercheurs à répondre aux grands défis de la science pour percer les secrets de l'ADN, prévoir les phénomènes météorologiques violents et découvrir de nouveaux matériaux supraconducteurs.

«Il n'est pas surprenant que l'Amérique soit leader dans le domaine des hautes technologies. Nos plus grands progrès ont été rendus possibles par l'exceptionnelle capacité de la société américaine à promouvoir la liberté, l'innovation et l'esprit d'entreprise dans une cohérence que l'on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde. Ce programme soutiendra et étendra notre leadership .

«L'initiative que nous lançons pour le développement des hautes technologies de l'information fait partie d'une stratégie globale de l'administration pour améliorer notre compétitivité. Ma proposition d'affecter un milliard de dollars au budget de cette année induira des investissements accrus dans la recherche fondamentale et dans de nouveaux domaines clés de la recherche appliquée, qu'il s'agisse de la science des matériaux, des processus de fabrication avancés, de biotechnologie et de R&D dans le domaine de l'énergie.

«En plus de ces investissements essentiels dans la R&D, nous avons travaillé à l'amélioration de la compétitivité de notre pays dans le siècle à venir face à la concurrence, en obtenant l'ouverture des marchés étrangers aux exportations des États-Unis grâce à un nouveau cycle du GATT et un accord nord-américain de libre-échange. Ce succès provient également de nos propositions en matière de politique fiscale, telles que le crédit d'impôt permanent en R&D et la réduction des impôts sur les gains en capital pour promouvoir l'investissement à long terme. Nous renforçons également nos capacités productives en augmentant fortement le financement de l'enseignement des sciences et des mathématiques dans le cadre de la réforme « Amérique 2000 ».

«L'initiative met en oeuvre huit agences fédérales, toutes susceptibles de contribuer au développement des nouvelles technologies et des bénéfices issus des progrès scientifiques. Le secteur privé travaillera en étroite collaboration avec les organismes fédéraux et les laboratoires dans la planification, le financement et la gestion de cette initiative pour faire en sorte que ce programme de recherche porte rapidement ses fruits dans le commerce comme dans l'éducation.

«Notre initiative de développement des technologies de l'information les plus avancées est un excellent exemple de la philosophie qui guide notre administration pour investir dans l'avenir, créer de nouveaux emplois et offrir de nouvelles opportunités de croissance économique soutenue. Elle est également un excellent exemple de la façon dont le gouvernement, l'industrie et le milieu universitaire peuvent travailler ensemble pour développer des technologies nouvelles et déterminantes. »

M. Bernard Stiegler compare l'émergence de la puissance américaine en ce domaine à celle de la création de l'industrie cinématographique : « L'histoire des deux décennies suivantes a des points communs avec celle du début du XXème siècle qui a vu les États-Unis asseoir sur le cinéma leur hégémonie mondiale, grâce à Hollywood. Le premier studio ouvre à Hollywood en 1912, alors qu'il n'y avait quasiment rien dans ce quartier de Los Angeles ; ce studio n'était peut-être qu'une baraque en bois, mais le Congrès américain n'en débattait pas moins du cinéma et de son importance pour l'économie américaine : « Trade follows films », a déclaré un sénateur dans ce débat, Jean-Luc Godard fait cette citation dans son histoire du cinéma. En fait, l'économie américaine s'est organisée pour solvabiliser l'industrie du cinéma, pour asseoir sa puissance - et en retour, par ce soft power , conforter la puissance américaine elle-même. »

Alors qu'en 1993, les technologies du web sont versées dans le domaine public par le CERN, où elles ont été mises au point à grand renfort de subventions publiques, Al Gore , vice-président américain de l'époque, commande un rapport sur les « autoroutes de l'information » et sur l'opportunité d'une politique de soutien massif au numérique. « Lisez ce rapport [...] : vous y verrez clairement décrite la voie qu'ont suivie depuis les États-Unis pour faire du web une invention américaine au service du développement américain », a insisté M. Bernard Stiegler.

Ainsi, a-t-il poursuivi, « nombre d'innovations viennent d'Europe ou d'Asie, mais c'est aux États-Unis qu'elles trouvent leur développement, parce que le gouvernement américain met tout en oeuvre pour qu'elles s'y épanouissent. Le CERN est européen, la France est l'un de ses principaux soutiens, mais le web est devenu américain ; le mode de transfert asynchrone (ATM), qui permet de transférer simultanément sur une même ligne des données et de la voix, a été inventé à Issy-les-Moulineaux, au Centre national d'études des télécommunications (CNET), mais il a trouvé outre-Atlantique son application industrielle. »

Ainsi, l'économie américaine s'est organisée pour solvabiliser ces industries naissantes afin d'asseoir ses intérêts et, en retour, conforter la puissance américaine elle-même. M. Bernard Stiegler identifie la nouvelle inflexion que représente ce passage du soft power au smart power , paradoxalement nourri par « l'intelligence européenne et asiatique » 34 ( * ) .

Mais contrairement à l'ère prénumérique, où ce soft power était en grande partie entre les mains des médias traditionnels et de l'industrie culturelle, ainsi que l'a fait remarquer Valérie Peugeot, vice-présidente du Conseil national du numérique, il tend aujourd'hui à se disséminer : « tout un chacun peut aujourd'hui, sous condition d'équipement et d'accès au réseau, façonner les créations et les savoirs mondiaux, en écrivant, publiant, partageant, faisant circuler, produisant des contenus, des informations, des données ».

La volonté politique américaine a été renforcée par une politique fiscale incitative au développement du commerce électronique mise en oeuvre en 1998 avec l'adoption de l' Internet Tax Freedom Act qui prohibe la création de taxes discriminatoires sur le commerce électronique 35 ( * ) . Concrètement, cette loi a instauré un moratoire à partir du 1 er octobre 1998 sur toute création de taxes par les États ou les subdivisions territoriales sur l'accès à l'Internet et le commerce électronique 36 ( * ) .

Vingt ans après, le succès de cette stratégie ne paraît pas discutable : sur les 50 premières entreprises de médias numériques, 36 sont américaines, avec Google en tête, talonné par une entreprise chinoise.

Classement 2012 des 50 premières entreprises de médias numériques

PLACE

NOM DE L'ENTREPRISE

SECTEUR

CHIFFRE D'AFFAIRES
EN DOLLARS

PAYS

1

Google

Recherche

36.4 Mrd

États-Unis

2

China Mobile

Télécom

7.58 Mrd

Chine

3

Bloomberg

Informations

7 Mrd

États-Unis

4

Reed Elsevier

Informations

5.93 Mrd

UE-Grande-Bretagne

5

Apple

Divers

5.4 Mrd

États-Unis

6

Yahoo

Divers

4.99 Mrd

États-Unis

7

WPP

Publicité

4.71 Mrd

UE-Grande-Bretagne

8

Thomson Reuters

Informations

4.71 Mrd

Canada

9

Tencent

Divers

4.46 Mrd

Chine

10

Microsoft

Divers

3.93 Mrd

États-Unis

11

Facebook

Réseaux sociaux

3.68 Mrd

États-Unis

12

Sony

Divers

3.38 Mrd

Japon

13

Pearson

Informations

3.14 Mrd

UE-Grande-Bretagne

14

Dentsu

Publicité

2.9 Mrd

Japon

15

Omnicom Group

Publicité

2.78 Mrd

États-Unis

16

China Telecom

Telecom

2.65 Mrd

Chine

17

Baidu

Recherche

2.3 Mrd

Chine

18

Publicis Groupe

Publicité

2.19 Mrd

UE-France

19

Netflix

Video

2.01 Mrd

États-Unis

20

News Corp

Divers

1.9 Mrd

États-Unis

21

Amazon

Livres

1.85 Mrd

États-Unis

22

Naspers

Divers

1.82 Mrd

Afrique du Sud

23

Dun&Bradstreet

Informations

1.76 Mrd

États-Unis

24

Groupon

Publicité

1.61 Mrd

États-Unis

25

Activision Blizzard

Jeux

1.56 Mrd

États-Unis

26

Comcast

Broadcast

1.5 Mrd

États-Unis

27

Time Warner

Divers

1.5 Mrd

États-Unis

28

Hearst

Divers

1.5 Mrd

États-Unis

29

Wolters Kluwer

Informations

1.47 Mrd

UE-Pays-Bas

30

AOL

Divers

1.4 Mrd

États-Unis

31

Universal Music Group

Musique

1.39 Mrd

États-Unis

32

IAC

Divers

1.34 Mrd

États-Unis

33

Axel Springer

Divers

1.22 Mrd

UE-Allemagne

34

Cox Enterprises

Divers

1.2 Mrd

États-Unis

35

CBS

Broadcast

1.2 Mrd

États-Unis

36

Netease

Divers

1.19 Mrd

Chine

37

Zynga

Jeux

1.14 Mrd

États-Unis

38

Gannett

Journal

1.1 Mrd

États-Unis

39

Electronic Arts

Jeux

1.07 Mrd

États-Unis

40

Monster Worldwide

Publicité

1.04 Mrd

États-Unis

41

Walt Disney

Divers

1 Mrd

États-Unis

42

Viacom

Broadcast

1 Mrd

États-Unis

43

DMGT

Journal

997.24M

UE-Grande-Bretagne

44

YP Holdings

Publicité

990M

États-Unis

45

EMI

Musique

903.16M

UE-Grande-Bretagne

46

Shanda Jeux

Jeux

838.3M

Chine

47

Informa

Informations

805.37M

UE-Grande-Bretagne

48

Warner Music

Musique

768M

États-Unis

49

Yell Group

Annuaire

722.84M

UE-Grande-Bretagne

50

Hakuhodo DY

Publicité

719.22M

Japon

Source : GIGAOM - paidContent 50 :
The world's most successful digital media companies (2012)

b) La Chine et la Russie, également dans des stratégies de puissance

Le premier opérateur de télécommunication au monde est chinois. Avec 7,59 milliards de dollars de chiffre d'affaires, China Mobile se classe en deuxième position, derrière Google. Dans les dix premiers, Tencent, le service de messagerie le plus populaire en Chine se classe neuvième.

Ce poids particulier de la Chine dans l'économie Internet devrait aller croissant, car pour l'instant seulement 40 % des 1,3 milliard de Chinois sont connectés. En tous cas, elle fait déjà de la Chine un acteur majeur du web :

- le moteur de recherche Baidu a vu sa capitalisation boursière décupler depuis son introduction à Wall Street en 2005 ;

- la valorisation du site marchand Alibaba est estimée à près de 100 milliards d'euros 37 ( * ) , soit un montant équivalent à celui d'Amazon.

La Chine, deuxième puissance mondiale du net
(M. Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l'Institut national
de recherche en informatique et en automatique (INRIA))

« Les années 2000 sont celles de l'émergence du Web 2.0, des réseaux sociaux, et des autres systèmes coopératifs. Les États-Unis ont été véritablement des précurseurs dans le développement des grands systèmes reposant sur des investissements massifs. Ils sont à l'origine de toutes les grandes plateformes qui dominent aujourd'hui l'Internet. Mais ils ne sont pas tout à fait seuls. La Chine a su développer ses propres plateformes, avec un décalage de seulement un ou deux ans sur leurs consoeurs américaines.

« Aujourd'hui parmi les 50 premiers systèmes mondiaux, Google, Facebook, Youtube, Yahoo, Baidu, Wikipédia, QQ, Taobao, ..., on compte 36 Américains, 11 Chinois et 3 Russes. Aucun Européen. Et parmi les huit premiers que j'ai cités, trois Chinois.

« Pendant les années 2000, la construction de l'Internet chinois est passée totalement inaperçue en Europe. Nous nous sommes focalisés sur les questions de contrôle policier et de censure, sans voir que la Chine rentrait dans la société de l'information avec le même engouement et la même maîtrise que les Américains.

« La Chine dispose de systèmes qui gèrent des centaines de millions d'utilisateurs. Le pays est grand, mais l'argument n'est pas essentiel, l'Inde ne dispose pas de tels systèmes. Le pays est partiellement fermé, mais partiellement seulement. La Chine ne bloquerait pas les grands systèmes américains comme Facebook, qu'elle aurait quand même développé de grands systèmes qui domineraient son marché. La Corée, complétement ouverte, a développé ses propres systèmes également.

« Ce qui est déterminant pour l'émergence des plateformes du net, c'est la volonté politique. Elle est aussi forte aux États-Unis qu'elle l'est en Chine. Elle fait clairement défaut en Europe. Les sociétés chinoises du net, cotées au Nasdaq, ressemblent d'ailleurs beaucoup à leurs homologues américaines. Les chercheurs qui travaillent dans les laboratoires de R&D des grands groupes chinois sont les mêmes que ceux qui travaillent chez Google ou Facebook. Ils ont le même esprit, le même engouement passionné pour la révolution numérique. Pour ce qui est de l'organisation, elle ne diverge pas beaucoup. Baidu est une société enregistrée aux Îles Caïman.

« L'exemple de la Chine est intéressant, car il montre que des systèmes politiques aussi différents que ceux de la Chine et des États-Unis réussissent à développer les piliers fondamentaux de cette industrie qui nous échappent à nous Européens. La Russie ainsi que d'autres pays d'Asie y parviennent également. Leurs gouvernements ont compris tout le profit qu'ils pouvaient tirer du numérique. Ils ont aussi compris que personne n'arrêterait la révolution numérique et qu'il fallait donc l'orienter dans un sens favorable pour leur développement. »

Source : audition du 11 février 2014

Ainsi, selon M. Stéphane Grumbach, la Chine récolte 20 fois moins de données que les États-Unis mais 80 fois plus que la France.

La Russie a également émergé sur la scène numérique internationale, devenant à partir de 2011 le pays d'Europe comptant le plus d'utilisateurs de l'Internet, avec 50,9 millions de visiteurs uniques en ligne, devant l'Allemagne (50,1), la France (42,3) et le Royaume-Uni (37,2) 38 ( * ) , notamment en raison d'une forte appétence des internautes russes pour les réseaux sociaux. Cette caractéristique peut être liée à l'immensité du territoire et au contrôle des médias par l'État, faisant de l'Internet un moyen privilégié de communication et donnant naissance à de nouveaux géants de l'Internet :

- le réseau social VKontakte, créé en 2007, rassemble 23,4 millions d'utilisateurs actifs et surpasse très largement Facebook qui ne fédère en Russie qu'une dizaine de millions d'utilisateurs ;

- le moteur de recherche Yandex, coté au Nasdaq, a été créé en 1997 quelques mois avant Google et possède une position dominante sur le marché russe comme dans les pays de l'ex-URSS, avec une part de marché de 60 % contre 25 % pour Google 39 ( * ) . En 2013, Yandex s'est classé en quatrième position des moteurs de recherche les plus consultés dans le monde avec 2,8 % de part de marché, derrière Google (65,2 %), Baidu (8,2 %) et Yahoo (4,9 %), mais devant Bing de Microsoft (2,5 %).

Il faut noter que cet écosystème s'est développé à partir de la prise de conscience du passage de l'an 2000 et du défi numérique qu'il a suscité. Un programme fédéral « e-Russia 2002-2010 » a été lancé en s'appuyant sur une communauté technique et scientifique russophone et le développement des réseaux et de la téléphonie mobile.

Ainsi, les grandes puissances du monde contemporain misent-elles sur l'Internet pour conforter leur stratégie de puissance. L'Union européenne a-t-elle une semblable ambition de puissance ?

c) Une domination commerciale consacrée par la prévalence du droit américain

Les souverainetés des États se trouvent imbriquées entre elles dans le cyberespace. Néanmoins, certains États y sont plus souverains que d'autres : ainsi, les États-Unis détiennent deux leviers importants pour étendre leur souveraineté juridique de par le monde.

D'une part, de nombreuses extensions de noms de domaine ressortent des juridictions américaines ; il en est ainsi notamment du « .com ». En 2011, un département du Homeland Security américain chargé des infractions à la propriété intellectuelle a pu saisir les noms de domaine du site de rediffusion de matchs sportifs Rojadirecta.com , pourtant reconnu légal par la justice espagnole, du fait que ces noms de domaine avaient été acquis auprès d'un registrar établi aux États-Unis. Un site Internet espagnol peut ainsi être suspendu par les autorités américaines.

D'autre part, la plupart des grands acteurs du net sont américains et ressortent à ce titre des juridictions américaines.

Qu'il s'agisse de Google, Apple, Facebook, Amazon - les fameux GAFA - mais aussi de Yahoo, Youtube, Tweeter, iTunes..., l'utilisation de la plupart des services proposés par ces opérateurs requiert une inscription et l'acceptation de conditions générales d'utilisations (CGU), dénommées terms of services ou terms of acceptance sur les sites anglophones. À l'instar des clauses figurant dans les contrats d'adhésion (location de véhicule, ouverture d'un compte en banque, ...), il est demandé au client internaute d'accepter les conditions proposées sans possibilité de négociation. Sur ces plateformes de services, l'absence d'agrément des clauses conduit au refus automatique du service.

La question des CGU n'est pas anodine dans l'économie numérique, par nature mondialisée et dématérialisée, car le cocontractant fournisseur de service n'est dans de nombreux cas pas établi dans le pays de résidence du consommateur. Cette situation pose la problématique de la juridiction territorialement compétente en cas de litige ; le fait que le siège de Google soit situé à Cupertino en Californie n'est donc pas sans conséquence pour un client résidant dans le Gers ou n'importe où ailleurs hors du territoire américain.

Qu'observe-t-on à la lecture des CGU ? Par défaut, les principales plateformes de services, notamment les GAFA ainsi que Twitter, prévoient que les actions judiciaires engagées contre les conditions contractuelles sont régies par les lois de l'État de Californie des États-Unis d'Amérique sans considération et sans faire application des dispositions légales de votre État ou de votre pays de résidence relatives aux conflits de lois. La question de savoir si ce type de clause d'attribution de compétence, défavorable au consommateur européen, pouvait, d'une part, être considéré comme une clause abusive, d'autre part, être contourné pour rendre possible la saisine d'une juridiction de laquelle ressort la résidence du client, revêt une importance considérable quant à l'effectivité des recours.

Interrogé sur ce point, M. Laurent Cytermann, rapporteur général adjoint de la section du rapport et des études du Conseil d'État, s'est attaché à battre en brèche les idées fausses en matière contractuelle, la prédominance de la volonté des parties n'étant pas sans limite : « les règlements européens Bruxelles I et Rome I empêchent une entreprise de priver un consommateur de la protection de sa législation nationale. La cour d'appel de Pau, dans un arrêt Sébastien R. contre Facebook, estimant que les clauses de Facebook n'étaient pas claires et que, dès lors, le consentement de l'internaute n'était pas valable, s'est reconnue compétente et a écarté la compétence de la justice américaine. Le règlement Bruxelles I bis, qui remplacera en janvier 2015 Bruxelles I, élargit le régime, puisqu'il s'appliquera aux consommateurs, même si l'entreprise est située hors de l'Union européenne 40 ( * ) . » Il faut donc en conclure que les clauses d'attribution exclusives de compétence à une juridiction située hors de l'Union européenne peuvent être écartées par le juge national, qui se reconnaît alors compétent dans certaines hypothèses.

De même, le juge national peut également décider de sanctions, comme l'illustre, en matière pénale, le cas des enchères d'objets nazis : ainsi que le rapporte M. Laurent Cytermann, « Yahoo, qui avait été condamnée par la justice française, a été déboutée par la justice américaine qui a explicitement reconnu la compétence de la justice française pour prononcer des sanctions ».

Ceci tempère la domination américaine par le droit qui reste néanmoins très large dans le cyberespace.

2. L'hypercentralisation de l'Internet autour de géants qui défient les États
a) Une concentration croissante de l'Internet autour de grands acteurs privés

Le rapport de la mission d'expertise sur la fiscalité de l'économie numérique, dit « Collin et Colin » du nom de ses auteurs 41 ( * ) , a mis en lumière le constat que « l'économie numérique n'est pas un secteur de l'économie. Elle est un vecteur de transformation de tous les secteurs de l'économie, dans lesquels elle provoque de puissants déplacements de marges des entreprises traditionnelles vers les entreprises opérant des services logiciels de réseau. »

Cette transformation de l'économie fait apparaître de puissants acteurs, ce qui déroge aux principes fondateurs de l'Internet. Selon les mots de M. Maurice Ronai devant votre mission, « l'Internet a été originellement conçu comme un réseau décentralisé, dans lequel chaque ordinateur est son propre serveur, dans une architecte pair-à-pair. Assez rapidement, cet Internet historique a vu émerger des plateformes centralisées, autour desquelles les usagers se sont progressivement agrégés. Ces plateformes centralisées ont progressivement entrepris de développer leurs activités dans des secteurs jusqu'alors séparés de l'Internet, comme le mobile. Ceci constitue un changement majeur dans la dynamique du réseau, ces géants ayant reconstitué, au-dessus de l'Internet décentralisé, ou à côté, dans l'univers des mobiles, de véritables empires privés. »

L'effet de réseau alimente en effet la croissance des acteurs en ligne : plus un réseau social ou un moteur de recherche est utilisé, plus il devient attirant. M. Pierre Bellanger a expliqué ce phénomène par la loi dite « de Metcalfe » : « la « loi de Metcalfe » établit que la valeur d'un réseau est proportionnelle au carré du nombre de machines qu'il connecte ; supposez que vous ayez dix machines connectées et que vous en ajoutiez une onzième : la valeur de votre réseau passe de 10² à 11², de 100 à 121, soit +21 % de croissance de valeur pour une seule machine supplémentaire connectée. Sachant que dans le monde, plusieurs millions de nouvelles machines rejoignent chaque jour Internet, le réseau vit sous une loi de d'accélération continue, une exponentielle. »

Ainsi, celui qui s'impose sur un marché le gagne complètement : comme l'a résumé M. Stéphane Grumbach devant votre mission, nous sommes « dans une économie du « winner takes all » , le gagnant récolte toute la mise » . On comprend dès lors l'ambition universelle d'un Google (« organiser les informations à l'échelle mondiale ») ou d'un Facebook (« connecter le monde »).

Se distinguant en cela des États-Unis ou de la Chine , l'Europe se caractérise par une concentration particulièrement forte autour de tels services en ligne, notamment sur le marché de la recherche en ligne, largement dominé par Google (près de 93 % de parts de marché) devant Bing (2,5 %), Yandex et Yahoo (environ 1 %) 42 ( * ) .

Une fois acquise la position dominante sur un marché, les acteurs du net diversifient leurs activités ; ainsi, à partir d'une activité de moteur de recherche, Google poursuit une stratégie de diversification, devenant régie publicitaire, cartographe, fabricant de téléphone, de voiture, de lunettes connectées, commerçant et bientôt câblo-opérateur, ... Dernièrement, Google a fait l'acquisition de sociétés produisant des lentilles de contact connectées pour mesurer le taux de glycémie pour les diabétiques ou du matériel de domotique afin de contrôler un nombre croissant de données de l'internaute-cible de publicité.

D'autres entreprises se sont transformées en étendant très largement leur coeur de métier, Apple en contrôlant et monétisant tout l'univers applicatif nécessaire à l'utilisation de ses matériels (ordinateurs, smartphones , tablettes) et Amazon en créant une chaîne logistique globale qui dépasse très largement le cadre de la vente et livraison de livres puisque sa prochaine frontière concerne les produits frais et la livraison personnalisée par drones, tout en devenant un grand fournisseur des services de cloud .

L'intégration de volumes de données sans précédent dans les hautes technologies est au coeur des services toujours plus performants proposés par les géants du net. Incontestablement, selon l'expression des auteurs Collin et Colin, « l'économie numérique obéit à des logiques radicalement différentes de celles des Trente glorieuses » :

- par une accélération du rythme de l'innovation ;

- par la mobilisation d'investissements massifs ;

- par la mise en réseau d'écosystèmes entiers englobants sur différents marchés connexes ;

- par un modèle de réinvestissement des bénéfices plutôt que de redistribution de dividendes ;

- par le changement permanent et la rapidité des mutations, rendant difficilement opérant les dispositifs juridiques et fiscaux de régulation ;

- enfin, par le découplage systématique du lieu d'établissement du lieu de consommation, ne permettant pas de localiser précisément la valeur créée.

Le géographe et chercheur au sein du laboratoire Chôros de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (Epfl), M. Boris Beaude, entendu par votre mission d'information, qualifie d'« hyper-centralité » ce phénomène où quelques acteurs peuvent concentrer du pouvoir quasiment à l'infini, sans être limités par des problèmes physiques tels que les limites territoriales et les règles locales. En effet, la connexité ne se heurte pas aux mêmes contraintes physiques que la contiguïté .

b) Des acteurs privés en passe de défier les États

L'Internet représente en lui-même un défi aux États, dans la mesure où il participe à leur perte de maîtrise de leur territoire. La loi nationale peine à s'appliquer sur cet espace transnational et les frontières y deviennent poreuses. Pour reprendre les exemples cités par Mme Pauline Türk, maître de conférences en droit public à l'université de Lille II, lors de son audition par votre mission, on peut évoquer le sort de la loi française sur la non diffusion des sondages le jour des élections, les tentatives de réglementation des jeux en ligne, l'impossibilité de lutter efficacement contre la divulgation sur l'Internet de données secret-défense, ou encore l'incapacité à circonscrire l'influence de la communauté internationale dans les soulèvements populaires dans les pays du « printemps arabe ».

Au-delà de ce défi global que représente l'Internet pour les États, ce sont les géants du net qui concentrent une force nouvelle et provocante pour les États.

Ainsi, le fait qu'une grande partie de cette économie de l'Internet soit basée sur la gratuité de l'utilisation des services - ceux-ci étant financés par la publicité - a amené l'économiste Paul Krugman à avancer l'idée que certaines plateformes devaient être considérées comme de quasi services publics .

De fait, l'usage gratuit des moteurs de recherche, l'accès à une documentation, à la connaissance et à des capacités de stockage et de calcul en constante progression font de l'Internet un concurrent pour de nombreux services publics qu'il s'agisse de l'éducation, de la sécurité ou de la santé. Les moteurs de recherche proposent une alternative à de nombreux services d'intérêts généraux réglementés par exemple en matière de transport de personnes ou de presse d'information.

Mais c'est surtout en pratiquant à grande échelle l'optimisation fiscale que les géants du net défient les États. Si l'optimisation fiscale se distingue de la fraude ou de l'évasion fiscale dans le sens où elle n'enfreint pas les règles de droit mais fait un usage légitime de l'environnement juridique qui lui est le plus favorable, la structuration territoriale des grands groupes obéit à des schémas très complexes qui reflètent et alimentent, ainsi que le démontre le rapport « Collin et Colin », une concurrence fiscale intense entre États. Votre rapporteure a déjà détaillé, dans son précédent rapport déjà cité 43 ( * ) , les caractéristiques de l'économie numérique - modèles d'affaires évolutifs, modèle dominant de la gratuité, large part d'actifs incorporels, découplage entre lieu d'établissement et lieu de consommation - qui lui permettent de tirer aisément parti de cette concurrence fiscale, à laquelle se livrent même les États membres de l'Union européenne.

En outre, le modèle d'affaires dominant de l'économie numérique est celui de l'intermédiation. Qu'elle intervienne entre professionnels et particuliers ou entre particuliers, cette intermédiation capte la marge au détriment des acteurs traditionnels. L'intermédiaire acquiert en effet un pouvoir de marché qui force la baisse des prix au profit du consommateur, mais au détriment des bénéfices des entreprises : à mesure que la place de marché numérique devient incontournable, il devient indispensable pour tout fournisseur d'y être référencé, ce qui accroît l'intensité concurrentielle.

Ceci bouleverse les modèles économiques et transforme radicalement des secteurs entiers de l'économie, qu'il s'agisse de la confrontation d'Amazon face aux libraires, des sites de voyage face aux agences de voyage, iTunes face aux disquaires, ou encore Tripadvisor face aux guides touristiques.

Le cas qui oppose aux taxis la plateforme Uber de mise en relation avec les véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) illustre cette redéfinition complète d'un secteur professionnel. Les manifestations de taxis, de San Francisco à Paris en passant par Londres, montrent qu'une innovation peut à elle seule bouleverser sur le plan mondial le modèle économique d'une profession réglementée.

Les fournisseurs traditionnels voient donc leur taux de marge diminué tandis que l'intermédiaire ayant acquis un pouvoir de marché peut facturer plus cher sa prestation d'apport d'affaires et capte ainsi une part croissante de la marge. Cette dynamique tend donc à diminuer la base fiscale imposable des États, qui repose sur les bénéfices des entreprises « traditionnelles » et peine à inclure l'économie en ligne.

Ce faisant, les géants de l'Internet privent les États de recettes fiscales, ce qui sape les moyens de l'action publique et, plus globalement, les fondements du modèle social européen.

C'est même le modèle culturel qui se trouve menacé, dès lors que la construction de l'information en ligne obéit à une logique quantitative, au détriment des contenus peu rentables qui n'attirent pas la publicité.

Enfin, l'une des attributions centrales de la souveraineté, l'émission monétaire, est également concurrencée par la création de monnaies virtuelles dont la plus connue est le Bitcoin . En France, ces monnaies ne font l'objet d'aucune définition légale spécifique et la Banque de France comme l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) les considèrent comme des services de paiement 44 ( * ) . Les monnaies virtuelles ne sont pas soumises à l'impôt, que ce soit au titre des transactions, au titre de la détention ou au titre des plus-values. Au niveau international, certains États se sont préoccupés de ce phénomène à l'occasion de la faillite d'une série de plateformes. Entre neutralité bienveillante au Canada et arrestation en Chine du gérant de la plateforme Bitcoin GL opérée à Hong Kong provoquant une perte de 4,5 millions d'euros pour les utilisateurs du système, l'encadrement juridique demeure très variable selon les pays.

La monnaie virtuelle est avant tout une technologie créée en 2008 et mise en activité en janvier 2009, fonctionnant en réseau sur la base d'un protocole technique de transactions sur l'Internet complétement décentralisé, pair-à-pair ( peer-to-peer ) et open source . En France, le coeur du réseau est le Bitcoin central géré par la société Paymium. Celle-ci fonctionne comme une place de marché sur laquelle des acheteurs et des vendeurs peuvent acquérir ou vendre des bitcoins contre des euros, ou inversement. Cette unité de compte circule ensuite sur le réseau. Le défi majeur de ce moyen de paiement demeure la sécurité. Pour les autorités de régulation, le Bitcoin reste encore un système parallèle au monopole de fait de la monnaie légale, qui est émise par les autorités centrales. À terme, avec le développement de ce nouveau service qui demeure encore hautement spéculatif (+ 900 % par rapport à sa valeur en euro depuis sa création), se pose la question de son encadrement légal, dans ses aspects financiers et criminels 45 ( * ) .

À la croisée des libertés publiques et des enjeux économiques, la confrontation peut directement opposer un opérateur de l'Internet à un État : Twitter en Turquie. Ainsi le gouvernement turc, estimant que la souveraineté et l'intérêt national transcende les intérêts commerciaux, estime légitime de bloquer certains sites Internet et de leur demander d'installer une représentation dans le pays qu'ils opèrent. Devant cette situation, Twitter a fait le choix de ne pas s'installer afin de ne pas s'exposer à la législation turque. Il est intéressant de noter qu'une entreprise étrangère défie directement le gouvernement de l'État dans lequel elle propose ses services en adressant un tweet à ses utilisateurs turcs contenant une procédure de contournement des mesures de blocage 46 ( * ) .

Ces stratégies de défiance indirecte ou directe à l'égard des États peuvent s'avérer à double tranchant car le modèle économique des services numériques repose sur la confiance des clients et donc sur la bonne réputation des opérateurs. Or en matière fiscale comme de protection des données, les pratiques des GAFA appellent un encadrement à l'échelle européenne et mondiale.

3. L'Europe, largement distancée dans cette redistribution des pouvoirs

• Une Europe objectivement « à la traîne » dans le secteur du numérique

Le constat a été fait à de nombreuses reprises devant la mission : malgré un riche passé et de nombreux atouts dans le secteur des TIC, l'Europe est aujourd'hui dépassée par ses concurrents , américains et asiatiques notamment.

Hervé Collignon, associé d'A. T. Kearney, co-auteur d'une étude de février 2014 sur le secteur de la haute technologie en Europe, en a fait une synthèse préoccupante devant votre mission. Hors télécoms et Internet, ce marché est évalué à 2 700 milliards de dollars, dont un quart en Europe. Or, a-t-il souligné, « la place des acteurs européens sur ce marché est faible et en recul ».

Ainsi, seuls 8 groupes européens (après la cession de Nokia 47 ( * ) ) figurent désormais dans le classement , basé sur les revenus, des 100 premiers groupes high-tech dans le monde, contre 12 il y a deux ans. Plus précisément, l'Europe est absente dans des secteurs aussi essentiels que les composants électroniques, l'électronique grand public, les ordinateurs portables, smartphones et tablettes, segments largement dominés par les géants asiatiques et américains.

L'étude d'A. T. Kearney reconnaît que l'Europe occupe, en revanche, quelques belles positions , avec ses équipementiers télécom Ericsson, Nokia Siemens 48 ( * ) et Alcatel Lucent, respectivement deuxième, quatrième et cinquième au classement mondial du secteur, ou ses sociétés de services informatiques Cap Gemini, Atos et T-Systems, respectivement huitième, dixième et douzième, ou bien encore avec un acteur du logiciel comme SAP, quatrième au classement, ou STMicroelectronics, septième du secteur des semi-conducteurs. Cependant, relève l'étude, si la gestion des infrastructures, ainsi que la fourniture et la maintenance des réseaux, sont en partie opérées par des compagnies européennes, elles ne disposent pas pour autant d'un leadership dans leur domaine.

Plus récemment encore, dans son nouveau tableau de bord numérique , publié le 5 juin dernier, la Commission européenne a clairement relevé que l'Union, dans son ensemble, demeurait en retard par rapport au Japon et aux États-Unis. Les dernières statistiques disponibles montrent en effet que, pour l'année 2012, seulement 6,6 % du total des aides publiques à la Recherche et Développement (R&D) (soit 6 milliards d'euros) des différents États membres vont, en moyenne, aux technologies de l'information et de la communication (TIC), contre 9,1 % au Japon et 7,9 % aux États-Unis. Ces chiffres illustrent la nécessité de redoubler d'efforts pour réaliser les objectifs fixés par la stratégie numérique pour l'Europe, à savoir atteindre, d'ici 2020, 11 milliards d'euros de dépenses publiques totales de R&D dans le domaine des TIC.

L'Union européenne consacre, de son côté, 16 % de son budget de recherche aux TIC : environ 13 milliards d'euros au titre du nouveau programme de recherche Horizon 2020 (2014-2020) iront ainsi à des projets dans le domaine des TIC sur une période de sept ans.

Giacomo Luchetta, chercheur au Centre for European policy studies (CEPS) de Bruxelles, a également pointé devant votre mission les carences européennes dans le domaine des TIC et de l'Internet. L'Europe, a-t-il observé, ne compte que deux entreprises d'envergure spécialisées dans les applications Internet : Spotify, site de musique en ligne, et Rovio, à l'origine du célèbre jeu Angry birds. « Et voilà tout ! Nous n'avons pas ni réseaux sociaux, ni messageries instantanées, ni logiciels de bureaux... Certes, il y a Skype, qui a été initialement créé en Estonie par des ingénieurs danois et suédois avec des capitaux d'origine britannique et qui a été enregistré au Luxembourg ! Mais cette belle réussite européenne a dû passer sous giron nord-américain pour devenir un géant de l'Internet, suite à sa première vente à Ebay en 2007 puis à son acquisition par Microsoft en 2011. Il faut ainsi faire appel aux capitaux américains pour devenir un géant de l'Internet et c'est véritablement une lacune pour l'Europe de ne pas disposer d'un opérateur de taille critique ! »

Un très récent rapport de l'institut américain ITIF 49 ( * ) , examinant la croissance de la productivité en Europe, montre bien comment cette dernière (excepté la seule Irlande, à certaines périodes) « décroche » par rapport à celle des États-Unis au milieu des années 90. En cause, selon le rapport, l'insuffisante intégration des TIC dans l'ensemble de notre modèle économique. Or, ces technologies ont représenté les deux-tiers des facteurs de productivité américains entre 1995 et 2004, et expliquent un tiers de la croissance américaine depuis cette date.

• Des facteurs explicatifs de divers ordres, notamment culturel

Le rapport McKinsey pointe divers facteurs explicatifs à ce retard : la faiblesse de la croissance sur notre continent , aggravée par l' absence de préférence domestique des donneurs d'ordre européens vis-à-vis de leurs fournisseurs, contrairement aux pratiques qui ont lieu outre-Atlantique ; la complexité du marché européen , divisé en sous-marchés nationaux délicats à investir, là où le marché américain est plus homogène ; la faiblesse du financement des entreprises , avec un marché du capital-risque s'élevant à 4 milliards d'euros en Europe en 2012, contre 20 aux États-Unis, ainsi que la moindre dépense des pouvoirs publics en matière de TIC ; l' insuffisant développement de notre R&D , à laquelle nous consacrons 1 point de PIB de moins qu'aux États-Unis et 1,5 de moins qu'au Japon ; la faiblesse relative de nos diplômés en sciences dures , qui représentent 17 % des étudiants européens, contre 30 % à Taiwan ou en Chine ; l' importance de nos coûts de production , quatre fois supérieurs à ceux de l'Europe de l'Est, et quinze fois supérieurs à ceux de la Chine ; l' absence de collaborations stratégiques entre entreprises , telles que celles liant Ericsson et Telia ou Alcatel et France Telecom dans les années 80 ; ou encore les « virages technologiques mal négociés par l'industrie européenne » , tel Nokia ratant les révolutions du tactile et du logiciel embarqué, et laissant le champ libre à Apple et Samsung.

Selon le rapport de l'ITIF, le manque d'investissement du « Vieux continent » dans les TIC s'expliquerait par plusieurs facteurs : une règlementation de la production et du travail trop contraignante pour les entreprises ; une pression fiscale excessive, notamment sur la consommation ; une capacité limitée des marchés européens à atteindre des économies d'échelle, du fait de leur fragmentation interne ; et l'absence de techniques de management permettant d'exploiter pleinement le potentiel des TIC.

Au-delà de ces facteurs objectifs, il semblerait que des explications d'ordre culturel , telles qu'une réticence spontanée aux évolutions technologiques et aux bouleversements socio-économiques qu'ils entraînent, ainsi qu'une frilosité générale des pouvoirs publics et des particuliers vis-à-vis de l'entreprenariat, ne doivent pas être écartées. Stéphane Grumbach a pointé ces limites de façon détaillée. « Focalisée sur la peur obsessionnelle du mauvais usage qu'une société peut faire des données personnelles et des atteintes à l'individu, l'Europe n'a pas anticipé ni même compris les changements en cours dans le monde, non seulement aux États-Unis, mais également dans les autres pays, acteurs de la révolution numérique », a-t-il ainsi observé. « Même si une certaine prise de conscience se fait jour, il me semble que le biais perdure. L'Europe est paralysée et cherche surtout le moyen de stopper l'inondation, l'invasion, par tout moyen, aussi dérisoire et inefficace soit-il. »

Résultat : une quasi absence de l'Europe parmi les grands systèmes de plateforme qui dominent l'Internet aujourd'hui . Et à cette carence dans le secteur des pure players , s'ajoute un retard déjà conséquent dans l'ensemble des secteurs de l'économie réelle liés, de plus ou moins près, à l'Internet. L'exemple déjà évoqué des taxis, concurrencés par des sociétés de véhicules de tourisme avec chauffeur dont l'offre est disponible sur des plateformes en ligne, telles qu'Uber, est particulièrement éclairant à cet égard.

Dans une société contrainte à être plus économe, à cause tant des difficultés financières actuelles que des enjeux environnementaux de plus long terme, de tels systèmes d'intermédiation entre l'offre et la demande offrent un immense potentiel . Ils permettront par exemple de renforcer les politiques de la ville, les efforts de réduction de CO 2 et les mesures d'amélioration tant du cadre de vie que de son efficacité.

Cependant, notre pays, où « numérique rime avec panique », selon M. Stéphane Grumbach, a déjà adopté une position défensive face à ces systèmes qu'il appréhende comme des menaces . Selon un article du Monde du 8 février cité par ce dernier, le ministère de l'économie aurait saisi la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) pour enquêter sur le covoiturage « réalisé dans un but lucratif » par des particuliers. En outre, et suite à la pression des chauffeurs de taxi, le Gouvernement a publié, le 28 décembre 2013, un décret encadrant très strictement l'activité des véhicules avec chauffeur, en les soumettant notamment à un délai de 15 minutes entre la réservation et la prise en charge du client.

Si l'application de ce décret a finalement été suspendue début février par le Conseil d'État, saisi par les entreprises de voitures de tourisme avec chauffeur (VTC), ce dossier est révélateur de la grande prudence des acteurs en place, économiques comme politiques, envers les innovations technologiques susceptibles de remettre en cause les modèles existants . Pour M. Stéphane Grumbach, une telle mesure de confinement « n'arrêtera pas le changement. Elle rappelle l'Hadopi. On imagine sans difficulté un résultat équivalent. Elle révèle l'incapacité de la France à accompagner ce changement dans le sens de l'intérêt commun et pas seulement de l'intérêt particulier. »

Notre pays, s'il reste prisonnier de telles réactions de repli, est parti pour passer à côté de la révolution numérique et de ses formidables potentiels de croissance. À cet égard, la France est déjà en retard dans le domaine de la collecte de données , fondamentale pour alimenter ces plateformes d'intermédiation qui seront au coeur de la société de demain et représenteront l'essentiel de la création de valeur 50 ( * ) .

• Un déplacement de la chaîne de valeur numérique défavorable à l'Europe

Ainsi que l'a souligné M. Jean-Ludovic Silicani, président de l'ARCEP, lors de son audition, la poursuite du développement de l'Internet repose sur le maintien d'un équilibre durable entre ses trois différentes composantes : « les fournisseurs de services et de contenus, essentiels à son attractivité 51 ( * ) ; les opérateurs de réseaux qui permettent d'y accéder et doivent répondre à une demande croissante des utilisateurs ; et les fabricants d'équipements et de terminaux, dernier maillon de la chaîne qui va du service à l'utilisateur ».

Évolution du taux de marge par couches, toutes zones confondues

Source Coe-Rexecode, Les opérateurs de réseaux dans l'économie numérique,
document de travail n° 16, janvier 2010.

Or, les grands équilibres dans cette chaîne de valeur ont évolué ces dernières années , et ce dans un sens défavorable aux intérêts de l'Union européenne . Ce point avait été développé par votre rapporteure dans son rapport L'Union européenne, colonie du monde numérique ? Citant une étude de l'institut Rexecode parue en 2011, qui analyse l'évolution des rapports de force mondiaux sur le marché du numérique, il décrivait le recul de notre continent sur deux segments de l'économie numérique : « les équipements d'une part, secteur où l'Union européenne cède du terrain face à la concurrence asiatique ; les services intermédiaires ensuite, pour lesquels l'Union européenne se fait très largement distancer par les États-Unis et qui offrent en moyenne les taux de marge nette les plus élevés », comme le montre le graphique suivant.

L'Europe, qui possède de solides opérateurs télécoms, compétitifs sur le marché international, est en revanche dépourvue d'acteurs de premier plan aux deux autres bouts de la chaîne de valeur numérique : les équipementiers (Nokia excepté, les dix plus grands équipementiers mondiaux sont asiatiques ou nord-américains) et surtout, les fournisseurs de contenus et d'applications , également appelés over the top (OTT) 52 ( * ) . C'est de ces derniers, dont les géants du web - les GAFA - sont la partie émergée, que vient le plus grand danger pour l'Europe : d'un côté leurs perspectives de développement semblent illimitées, et de l'autre, ils sont parvenus à se soustraire au financement des réseaux qu'ils utilisent largement, mais aussi à la contribution à la création culturelle, qu'ils diffusent pourtant amplement auprès de leur public.

• Un accès au savoir filtré par des acteurs non européens

Au-delà du financement de sa création culturelle, l'Europe est menacée de ne plus avoir accès au savoir et à la connaissance que par la médiation d'acteurs non européens. Cette perte d'indépendance est également très préoccupante.

Comme l'a souligné devant votre mission M. Laurent Sorbier, conseiller référendaire à la Cour des comptes et professeur associé à l'université Paris-Dauphine, « quand la consultation d'un moteur de recherche devient le premier réflexe pour connaître quelque chose, le savoir se transforme et l'on doit se poser cette question : qui produit le contenu ? Quelles en sont les procédures de validation ? Ces questions vont prendre de plus en plus d'importance, à mesure que les objets connectés seront davantage utilisés. Dans un musée, par exemple, vous photographiez un tableau avec votre smartphone - demain avec vos lunettes - pour en savoir le peintre et la date grâce au système de reconnaissance d'images de Google : qui a écrit la notice, sinon un opérateur de Google - mais avec quelles compétences ? On verra, progressivement, que c'est notre construction même de la réalité qui en sera affectée ; or, étant donné qu'aucun des opérateurs de contenu n'est européen, ce nouveau filtre d'accès au réel sera composé par des opérateurs qui ne vivront pas dans notre société mais ailleurs, avec peut-être d'autres valeurs : c'est un changement anthropologique de première importance . »

La domination en ligne d'acteurs non européens représente donc un défi culturel, voire anthropologique.

Pointant, derrière la domination de l'Internet par des acteurs non européens, le risque d'une « Union européenne en voie de sous-développement dans le monde numérique », le rapport rendu l'an dernier par votre rapporteure appelait à cet égard à resituer la stratégie numérique de l'Union européenne dans le contexte de cette nouvelle forme de mondialisation.


* 31 L'Union européenne, colonie du monde numérique ? , rapport d'information de Mme Catherine Morin-Desailly, fait au nom de la commission des affaires européennes du Sénat (n° 443, 2012-2013) - 20 mars 2013 - http://intranet.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-443-notice.html

* 32 Bill High-Performance Computing Act of 1991 to provide for a coordinated Federal program to ensure continued United States leadership in high-performance computing.

* 33 George Bush, « Remarks on Signing the High-Performance Computing Act of 1991 » (9 décembre 1991).

* 34 Cette puissance douce et dématérialisée, développée à l'origine par le professeur américain Joseph Nye dans la sphère des relations internationales, a été théorisée par les dirigeants américains
- à commencer par le président des États-Unis - comme un instrument de « maîtrise complète du monde ». Elle a pris le relai du
hard power , littéralement le « pouvoir dur », basé sur la contrainte (« le bâton ») et l'incitation (« la carotte »).

* 35 Public law 105-227 (21 octobre 1998).

* 36 « No State or political subdivision thereof shall impose any of the following taxes during the period beginning on October 1, 1998, and ending 3 years after the date of the enactment of this Act--

(1) taxes on Internet access, unless such tax was generally imposed and actually enforced prior to October 1, 1998; and

(2) multiple or discriminatory taxes on electronic commerce. »

* 37 Source : http://www.reuters.fr/article/technologyNews/idFRPAEA1B03W20140212

* 38 Source : http://www.inaglobal.fr/numerique/article/la-russie-face-au-defi-des-nouvelles-technologies

* 39 Source : http://www.latribune.fr/technos-medias/Internet/20130116trib000742919/le-russe-yandex-bat-google-sur-son-propre-terrain.html

* 40 Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte) :

« ... (14) De manière générale, le défendeur non domicilié dans un État membre devrait être soumis aux règles de compétence nationales applicables sur le territoire de l'État membre de la juridiction saisie.

Article 18. - L'action intentée par un consommateur contre l'autre partie au contrat peut être portée soit devant les juridictions de l'État membre sur le territoire duquel est domiciliée cette partie, soit, quel que soit le domicile de l'autre partie, devant la juridiction du lieu où le consommateur est domicilié. »

* 41 Le rapport de la mission d'expertise sur la fiscalité de l'économie numérique remis en janvier 2013 au ministre de l'économie et des finances, au ministre du redressement productif, au ministre délégué chargé du budget et à la ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l'innovation et de l'économie numérique et établi par MM. Pierre Collin, conseiller d'État, et Nicolas Colin, inspecteur des finances, est disponible en suivant le lien :

http://www.economie.gouv.fr/files/rapport-fiscalite-du-numerique_2013.pdf.

* 42 Sur le marché américain, Google occupe une part de marché de moins de 70 %, devant Bing (18 %) et Yahoo (11 %) ; en Chine, le leader des moteurs de recherche Baidu (80 %) devance trois autres concurrents : 360 (10 %), Sougou (5 %) et Google (4 %).

* 43 Cf. p.34-39 - L'Union européenne, colonie du monde numérique ? , rapport d'information de Mme Catherine Morin-Desailly, fait au nom de la commission des affaires européennes du Sénat (n° 443, 2012-2013) - 20 mars 2013 - http://intranet.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-443-notice.html

* 44 Soumis à la directive 2007/64/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2007 concernant les services de paiement dans le marché intérieur.

* 45 « Une enquête du Federal Bureau of Investigation (FBI) a été engagée contre des fournisseurs de plateforme de conversion soupçonnés de blanchiment d'argent et de fraude fiscale. Le 2 octobre 2013, les autorités américaines ont ainsi fermé le site Internet « Silk Road »
- site d'acquisition de produits narcotiques en ligne - sur lequel s'échangeait une importante partie des bitcoins en circulation » (Source : table ronde de la commission des finances du Sénat du 15 janvier 2014 sur les enjeux liés au développement des monnaies virtuelles de type bitcoin ).

* 46 Source : Wall Street Journal 2 mai 2014.

* 47 L'équipementier finlandais Nokia a cédé en avril dernier sa division téléphones portables et tablettes à l'Américain Microsoft, pour se concentrer sur les activités de services et de construction de matériels pour opérateurs de réseaux.

* 48 En 2006, Nokia et Siemens ont fusionné leurs activités d'équipements pour réseaux télécoms dans une coentreprise, baptisée Nokia Siemens Networks.

* 49 Raising European productivity growth through ICT , rapport de l'Information Technology & Innovation Foundation (ITIF), 2 juin 2014.

* 50 Voir infra .

* 51 Laquelle peut être dédoublée, comme c'est le cas dans le schéma suivant, avec une couche « plateformes de services et intermédiaires ».

* 52 Position stratégique dans une chaîne de valeur consistant à utiliser les structures existantes installées par un autre acteur pour fournir un service de substitution sans rien lui reverser.

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