N° 388

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Rapport remis à Monsieur le Président du Sénat le 1 er avril 2015

Enregistré à la Présidence du Sénat le 1 er avril 2015

Dépôt publié au Journal Officiel - Édition des Lois et Décrets du 2 avril 2015

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur l' organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe ,

Co-présidents

Mme Nathalie GOULET et M. André REICHARDT,

Rapporteur

M. Jean-Pierre SUEUR,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : Mme Nathalie Goulet , M. André Reichardt, co-présidents ; M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur ; Mmes Éliane Assassi, Esther Benbassa, M. Philippe Esnol , vice-présidents ; MM. Michel Boutant, François-Noël Buffet, Pierre Charon, Michel Forissier, Jean-Paul Fournier, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Alain Gournac, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Philippe Kaltenbach, Mme Bariza Khiari, MM. Jean-Yves Leconte, Jacques Legendre, Jeanny Lorgeoux, François Pillet, Claude Raynal.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

La création d'une commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe a été demandée le 4 juin 2014 par Mme Nathalie Goulet, M. François Zocchetto et les membres du groupe UDI-UC. À la suite de l'avis favorable donné le 17 juillet par la commission des lois sur le rapport de M. Jean-Pierre Sueur, cette commission d'enquête a tenu sa réunion constitutive le 22 octobre 2014.

A la date du 9 mars 2015, les services de renseignement avaient recensé un total de 1 432 ressortissants français partis vers les zones de combat syro-irakiennes , 413 se trouvant effectivement dans les zones de combats, dont 119 femmes. Un total de 261 personnes auraient quitté le territoire syro-irakien, dont 200 pour regagner la France. 85 seraient présumées décédées sur place et 2 seraient emprisonnées en Syrie. Bien que la motivation affichée par ces personnes pût être de rejoindre des organisations humanitaires ou de participer aux côtés de l'armée syrienne libre au combat contre Bachar el-Assad, la plupart ont rejoint des groupes terroristes. Dans la grande majorité des cas, les familles, hostiles à ce départ, n'ont rien pu faire pour l'éviter. Si les grandes villes sont particulièrement touchées par ce fléau, quasiment aucune partie de notre territoire n'est épargnée.

Un tel phénomène n'est pas sans précédent dans notre pays, de tels départs vers des zones de combats ayant déjà eu lieu par le passé, notamment vers la Bosnie, l'Afghanistan, la Somalie ou encore le Mali. Son ampleur est, en revanche, inédite.

Cette singularité explique en partie le premier constat fait par votre commission d'enquête : alors que l'accélération des départs vers la zone syro-irakienne avait sans doute déjà commencé en 2012, il a fallu attendre le printemps 2014 pour que soit mis en place un plan anti-jihad comprenant notamment l'instauration d'un point de contact pour les familles souhaitant signaler la radicalisation d'un proche . Or on doit constater que ce type de dispositifs de prévention des départs existait déjà depuis plusieurs années dans d'autres pays comparables au nôtre, comme le montre l'étude de droit comparé annexée au présent rapport. Ainsi, l'Allemagne avait mis en place dès le 1 er janvier 2012 un centre d'information sur la radicalisation, chargé notamment de dispenser des conseils et de répondre aux questions des personnes confrontées à la radicalisation d'un proche. L'existence plus précoce d'un tel « capteur » dans notre pays aurait sans doute permis aux pouvoirs publics de réagir beaucoup plus rapidement à l'accroissement des départs consécutif à la crise syrienne. Le présent rapport apporte des éléments permettant d'expliquer le caractère relativement tardif de l'implication des autorités françaises dans des actions de prévention de la radicalisation. Il convient toutefois de souligner qu'en tout état de cause, dans ce domaine en particulier, l'action du Gouvernement et du législateur doit être complétée et prolongée par des initiatives des collectivités locales, des associations et des différents acteurs de la société. Mieux encore, certaines actions spécifiques comme le développement d'un contre-discours ne peuvent se montrer efficaces que si, précisément, elles sont assumées par la société civile et non seulement par le pouvoir exécutif. À cet égard, la mobilisation observée au lendemain des attentats de janvier laisse espérer que nombre de nos concitoyens seront prêts à s'engager pour lutter au quotidien contre les processus de radicalisation.

Second constat : malgré ses qualités reconnues par l'ensemble de nos partenaires, notre dispositif de renseignement, dont une partie a été profondément réformée depuis 2008, doit s'adapter à la situation que nous connaissons à la suite des drames que nous avons vécus . À cet égard, il semble difficile de nier que les problèmes rencontrés par le renseignement territorial, véritable parent pauvre de la réforme de 2008, se sont révélés comme étant de réels handicaps dès lors que la menace ne résidait plus dans quelques organisations terroristes dûment identifiées et surveillées mais dans des milieux beaucoup plus larges et diffus. En effet, la qualité des relations des services de renseignement intérieur avec l'ensemble des acteurs de la vie sociale joue un rôle crucial dans ce domaine dès lors qu'il n'existe plus une frontière nette entre un cas sans dangerosité immédiate relevant d'un simple suivi et un phénomène de radicalisation violente nécessitant une prise en charge immédiate.

Autre effet de ce caractère plus diffus et multiforme de la menace, certains services compétents en matière de terrorisme, dont la coordination reste perfectible, sont rapidement arrivés aux limites de leurs capacités humaines et techniques . Le suivi permanent d'une personne considérée comme dangereuse est en effet extrêmement coûteux en hommes et en matériel. Encore faut-il au préalable déterminer ce qui caractérise la dangerosité d'un individu, ce qui est devenu un défi redoutable comme le montre le fait que nombre des personnes repérées depuis la mise en place d'un dispositif spécifique par les pouvoirs publics étaient auparavant inconnues des services. Cette difficulté d'évaluation de la dangerosité vaut également pour les personnes revenues d'un théâtre d'opération djihadiste et dont le discours de repentance souvent stéréotypé peut aussi bien traduire un réel désengagement de la lutte que dissimuler une volonté inentamée de continuer à s'impliquer dans les agissements de groupes terroristes.

Dès lors, la question de la « judiciarisation » revêt une importance toute particulière pour les services de renseignement . En effet, s'il a toujours été nécessaire pour ceux-ci de choisir à chaque instant entre saisir la justice afin de mettre fin à une menace et attendre que l'intéressé soit davantage engagé dans un parcours terroriste pour obtenir ensuite une répression plus sévère, le risque accru de passage à l'acte par des individus engagés dans ce que l'on a pu qualifier de « djihad en accès libre » incite les services à demander l'ouverture d'une enquête de plus en plus tôt, au risque que les personnes concernées échappent à la sanction. La question se pose en particulier pour les personnes de retour de Syrie ou d'Irak, pour lesquelles il est très difficile de recueillir des éléments sur leurs agissements dans ce pays, et dont la dangerosité lorsqu'elles rentrent en France est des plus difficiles à évaluer. De plus, du fait de la charge de travail liée au nombre d'individus à surveiller en amont, la direction générale du renseignement intérieur (DGSI) dispose sans doute de moins de moyens pour continuer à alimenter les dossiers des personnes déjà placées sous main de justice.

En outre, l'insuffisance d'un cadre juridique clair délimitant les prérogatives des services, prévoyant un contrôle effectif et protégeant les agents, rendait sans doute plus difficile la pleine mobilisation des services. L'adoption du projet de loi sur le renseignement, en cours d'examen à l'Assemblée nationale, devrait permettre de remédier à cette lacune.

Certaines difficultés que l'on pouvait croire surmontées sont également réapparues dans la chaîne de la répression policière et judiciaire . Ainsi, la fluidité du passage entre la phase de renseignement et celle du traitement judiciaire est souvent insuffisante malgré la spécificité de la DGSI, à la fois service de renseignement et d'enquêtes judiciaires. En outre, il est nécessaire que les magistrats du pôle antiterroriste de Paris puissent s'appuyer sur l'excellence des services d'enquête compétents en la matière, au premier rang desquels la sous-direction antiterroriste de la direction centrale de la police judiciaire, la section antiterroriste de la direction de la police judiciaire de la préfecture de police et la DGSI, celle-ci s'étant vu reconnaître un rôle de chef de file dans le domaine de la lutte contre le terrorisme d'inspiration djihadiste. Or, la pratique de la co-saisine de ces services semble engendre des dysfonctionnements.

Si l'organisation de la justice antiterroriste, marquée par la spécialisation de la juridiction de Paris, semble pour sa part permettre de traiter dans de bonnes conditions des affaires de terrorisme qui se multiplient, la phase ultérieure d'incarcération suscite quant à elle de très nombreuses interrogations , comme en témoigne le débat qui a suivi la décision de regrouper certains détenus radicalisés au sein de la maison d'arrêt de Fresnes. Les problèmes des prisons sont bien connus et ont été dûment analysés par certains de nos collègues. La nécessité d'une prise en charge particulièrement poussée des condamnés radicalisés fait ressortir avec une acuité toute particulière ce qui manque encore dans nos établissements pénitentiaires pour que la situation soit satisfaisante. Ainsi, tant le renseignement pénitentiaire que la prise en charge personnalisée en vue d'une sortie de la radicalisation y apparaissent encore pour le moins perfectibles.

Deux autres sujets ont suscité une préoccupation toute particulière de votre commission d'enquête tant ils apparaissent difficiles à appréhender et à maîtriser pour les pouvoirs publics. Il s'agit d'abord de l'utilisation d'Internet par les réseaux djihadistes à des fins d'organisation ou pour propager des messages et des vidéos d'apologie du terrorisme susceptibles d'être lus ou vues par des personnes connectées en n'importe quel point de notre territoire. Le fort investissement de la police, de la gendarmerie et des services de renseignement se heurte dans ce domaine à l'extrême éparpillement des supports (sites, plateformes diverses, réseaux sociaux indépendant ou rattachés à d'autres médias, etc.), au fait qu'ils sont souvent hébergés à l'étranger et à la facilité de remettre en ligne un contenu retiré ou supprimé. Si plusieurs mesures importantes ont récemment été prises, dont la possibilité, pour l'administration, d'exiger d'un fournisseur d'accès le blocage d'un contenu faisant l'apologie du terrorisme, elles apparaissent encore insuffisantes.

Autre sujet majeur de préoccupation, le financement du terrorisme échappe encore en partie à la surveillance et au contrôle des forces de sécurité et de la justice . Dans ce domaine, les flux importants qui alimentent les organisations structurées et qui font l'objet de mesures prises par l'ONU et de recommandations du Groupe d'action financière (GAFI) ne sont pas seuls en cause : le micro-financement des départs vers la zone syro-irakienne d'individus ou de petits groupes - quelques centaines d'euros tout au plus suffisent pour faire le voyage jusqu'à la frontière syrienne - constituent un nouveau défi pour les services de sécurité, au premier rang desquels Tracfin.

Enfin, votre commission d'enquête a accordé une attention particulière à la coopération antiterroriste entre pays-membres de l'Union européenne ainsi qu'à la coopération entre notre pays et les États-Unis d'une part et la Turquie d'autre part .

Lors de son déplacement à Bruxelles, une délégation de votre commission d'enquête a ainsi pu prendre la mesure de la mobilisation des instances communautaires et de plusieurs des États-membres particulièrement impliqués dans la lutte antiterroriste, tout en relevant des failles dont certaines devraient être prochainement réduites - il en est ainsi des insuffisances du contrôle aux frontières de l'espace Schengen ou de l'absence de PNR à l'échelle de l'Union européenne - tandis que d'autres appellent des évolutions plus profondes, comme une coopération accrue entre les services de renseignement des États membres. En tout état de cause, les filières djihadistes constituent bien un défi pour l'ensemble des pays de l'Union européenne et s'en tenir à des mesures purement nationales reviendrait à renoncer à toute efficacité .

Le déplacement d'une délégation de la commission d'enquête à Washington a ensuite été l'occasion de prendre conscience que les préoccupations de nos alliés américains sont identiques aux nôtres en la matière et que leur expérience dans le domaine de la lutte antiterroriste constitue une source précieuse d'enseignements - y compris par les erreurs ou les dérives qui ont pu être constatées .

Compte tenu du caractère de point de passage quasi-obligé du territoire de ce pays pour les djihadistes se rendant en Syrie ou en Irak, la coopération avec la Turquie constituait également un sujet majeur de préoccupation pour votre commission d'enquête, qui a décidé d'y envoyer une délégation. Ce déplacement, au cours duquel la délégation a fait étape à Ankara, Istanbul et Gaziantep à la frontière turco-syrienne, est intervenu peu de temps après celui effectué par le ministre de l'Intérieur à la suite de l'échec de la reconduite de trois djihadistes en France depuis la Turquie. La délégation de votre commission a pu constater les progrès accomplis depuis cet événement dans l'efficacité de la coopération entre les deux pays, grâce en particulier au travail des services français très mobilisés sur le sujet de la lutte contre les filières djihadistes.

Après avoir développé cette analyse des points faibles de notre dispositif de lutte antiterroriste, votre rapporteur avait comme objectif de faire des propositions afin d'en améliorer l'efficacité.

À cet égard, les suggestions recueillies lors des nombreuses auditions (plus de 50) ont été précieuses 1 ( * ) . Elles ont été largement complétées à la suite d'une analyse approfondie des problèmes existants. Certaines de ces propositions ont déjà été faites antérieurement par des membres de votre commission d'enquête, tandis que d'autres sont inédites. Elles sont présentées tout au long de la deuxième partie du rapport et organisées selon les six axes suivants :

- prévenir la radicalisation (propositions n° 1 à 13) ;

- renforcer la coordination et les prérogatives des services antiterroristes (propositions n° 14 à 31) ;

- contrer le « djihad » médiatique (propositions n° 32 à 42) ;

- tarir le financement du terrorisme (propositions n° 43 à 54) ;

- mieux contrôler les frontières de l'Union européenne (propositions n° 55 à 74) ;

- adapter la réponse pénale et carcérale (propositions n° 75 à 110).

La commission a également évoqué l'importante question du traitement médiatique des actes de terrorisme pages 181 à 182.

Par ailleurs, votre commission d'enquête ne méconnaît pas les enjeux liés aux fragilités de la société, qui nourrissent aussi la radicalisation. La question de la prévention est traitée dans la première partie. Les amendements présentés lors de l'examen du présent rapport par Mmes Bariza Khiari et Esther Benbassa sur une série de thèmes liés à ces fragilités (discriminations, décrochage scolaire, chômage etc.) ont été retirés par leurs auteurs au motif que le Président du Sénat, à la demande du Président de la République, travaille sur ces problématiques.


* 1 Ces auditions ayant eu lieu à huis-clos, leur compte-rendu ne figure pas en annexe. En revanche, la table ronde consacrée à Internet et celle consacrée au droit comparé de la lutte antiterroriste étaient publiques et leur compte-rendu est annexé au présent rapport.

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