ANNEXES AU FORMAT PDF

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Les annexes sont disponibles au format PDF.

PROCÈS VERBAUX DES AUDITIONS DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

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Audition de Mme Christine Erhel,
maître de conférences en économie à l'université Paris 1
(mercredi 11 mai 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Nous commençons notre cycle d'auditions en recevant Mme Christine Erhel, maître de conférences en économie à l'université Paris I.

Nous avons souhaité vous entendre afin que vous rappeliez les différentes méthodes utilisées pour mesurer le chômage en France, dans le cadre de l'enquête Emploi réalisée chaque trimestre par l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et des statistiques mensuelles du nombre de demandeurs d'emploi en fin de mois, établies par Pôle emploi et la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Nous souhaiterions connaître votre avis sur leur pertinence, leur degré de fiabilité et leurs limites. Un éclairage sur les méthodes employées pour l'établissement de ces statistiques par nos voisins européens serait également utile.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Christine Erhel prête serment.

Mme Christine Erhel, maître de conférences en économie à l'université Paris I. - Mon intervention consistera en un point de méthodologie sur la définition du chômage et sur les indicateurs permettant d'évaluer la situation du marché du travail. En France coexistent deux définitions du chômage. Tout d'abord celle établie par l'Insee sur la base de l'enquête Emploi réalisée chaque trimestre, conformément à des critères définis par le Bureau international du travail (BIT). Selon cette définition, est considérée comme chômeur toute personne en âge de travailler qui répond simultanément à trois conditions : être sans emploi, c'est à dire ne pas avoir travaillé au moins une heure durant une semaine de référence ; être disponible pour prendre un emploi dans les quinze jours ; avoir cherché activement un emploi dans le mois précédent ou en avoir trouvé un qui commence dans moins de trois mois.

La seconde définition est celle de Pôle emploi. Elle repose sur les données administratives collectées dans le cadre du suivi des chômeurs et publiées chaque mois. Les demandeurs d'emploi sont classés en cinq catégories. La catégorie qui s'approche le plus de la définition du BIT est la catégorie A, qui regroupe les personnes sans emploi ayant fait des démarches de recherche d'emploi le mois précédent. Les autres catégories B, C D et E regroupent des personnes inscrites à Pôle emploi mais qui ont une activité réduite, sont en formation, malades ou qui ne cherchent pas d'emploi.

La définition internationale du BIT a été établie en 1982 et n'a pas varié depuis. Elle est utile pour suivre l'évolution du chômage dans le temps ou pour faire des comparaisons entre pays : tous les pays européens l'utilisent et l'enquête Labour force survey est réalisée sur cette base. Sa limite est d'être fondée sur un échantillon, ce qui rend difficile de désagréger les données à un niveau trop fin où la représentativité de l'échantillon n'est plus garantie - quartier ou petite ville par exemple. Malgré tout, les avantages l'emportent et les économistes se réfèrent à cette définition dans leurs travaux. Les chiffres fournis par Pôle emploi, eux, sont plus exhaustifs ; il est possible de les désagréger à un niveau très fin. L'inconvénient est qu'ils reposent sur des catégories propres à Pôle emploi, ce qui les rend difficiles à utiliser pour établir des comparaisons internationales, faute d'une harmonisation des critères entre pays.

De plus ces critères varient dans le temps, ils sont très sensibles aux modalités de calcul et de gestion administratives ainsi qu'aux différentes politiques pour l'emploi : par exemple, à certaines périodes, on a dispensé les chômeurs de plus de 57 ans de toute recherche d'emploi, ce qui a modifié mécaniquement le nombre de chômeurs.

Il y a toujours un écart entre les chiffres donnés par le BIT et ceux de Pôle emploi. Ces écarts dépendent des politiques de l'emploi menées, des modalités de calcul, mais aussi des publics. Ainsi, fait bien connu, le chômage des jeunes de moins de 25 ans défini selon les critères du BIT est structurellement supérieur à celui calculé par Pôle emploi : les jeunes s'inscrivent moins à Pôle emploi car ils sont peu incités à faire cette démarche. Les politiques de l'emploi ont un effet sur le nombre des chômeurs : la suppression des dispositifs de dispense de recherche d'emploi en 2009 a provoqué une hausse du nombre des chômeurs recensés par Pôle emploi, ce qui a creusé l'écart avec le chiffre correspondant à la définition du BIT. De même, en 2009, l'obligation faite aux bénéficiaires du RSA, de s'inscrire à Pôle emploi, a entrainé une hausse du chômage calculé par Pôle emploi.

Le calcul du taux de chômage à partir du nombre de chômeurs dépend de la population retenue comme référence et des comportements d'activité. En France, le taux de chômage des jeunes s'établit, selon la définition du BIT, à près de 25 %, ce qui signifie que 25 % des jeunes actifs sont au chômage. Toutefois si l'on rapporte le nombre de chômeurs de 15 à 24 ans à l'ensemble de la population composant cette classe d'âge, le taux de chômage des jeunes s'établit à 9 %. Les comportements d'activité sont très différents selon les pays. En France, la majorité des jeunes poursuit des études et ne travaille pas pendant sa scolarité. A l'inverse, aux États-Unis, la participation des jeunes au marché de l'emploi est très forte. Pour les comparaisons, il convient donc de prendre en compte les taux d'activité. Ainsi, le taux de chômage des jeunes actifs est de 25 % en France et de 14,6 % au Royaume-Uni, mais la part des jeunes au chômage, rapportée à leur classe d'âge est de 9,1 % en France, de 8,5 % au Royaume-Uni. Les écarts changent ainsi très fortement selon les indicateurs. L'Allemagne est dans une situation remarquable, avec un chômage bas dans les deux cas, respectivement 7,2 % et 3,5 %.

Une autre notion, utilisée par l'Insee, Eurostat ou l'OCDE, est celle de « halo » autour du chômage. Celle-ci recouvre les personnes non comptabilisées comme actives au sens du BIT mais proches, néanmoins, du marché du travail. Il s'agit des personnes en recherche d'emploi mais non immédiatement disponibles, pour des raisons de santé ou familiales, par exemple -elles sont 287 000 en France au quatrième trimestre 2015, selon l'Insee. Il s'agit aussi des personnes disponibles pour travailler mais qui ne recherchent pas un travail activement (personnes découragées ou chômeurs de longue durée) au nombre de 673 000 en France-. Il s'agit enfin des personnes très éloignées du marché du travail, qui ne sont ni disponibles, ni à la recherche d'un emploi, au nombre de 448 000. Ce halo concerne ainsi 1,408 million de personnes en France. Il est calculé selon des méthodes identiques dans tous les pays européens, ce qui permet des comparaisons entre pays par Eurostat.

Enfin, le dernier indicateur à prendre en compte est le sous-emploi qui concerne les personnes qui travaillent mais souhaiteraient travailler davantage. Il s'agit des personnes en temps partiel involontaire. Celles-ci peuvent parfois être inscrites à Pôle emploi si elles recherchent un autre emploi. Dans cette catégorie on range aussi les personnes en chômage technique ou partiel. Le sous-emploi concerne 1,696 million de personnes en France, dont 1,2 million de femmes.

Les définitions du BIT et de Pôle emploi ne relèvent pas des mêmes logiques. Pour avoir une bonne vision de l'état du marché du travail, il faut croiser plusieurs indicateurs. Le système d'information statistique s'est amélioré ces dernières années avec un effort d'harmonisation des indicateurs entre pays.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Merci pour toutes ces précisions. Depuis quand utilise-t-on en France un double système : l'enquête Emploi de l'Insee et les statistiques établies par Pôle emploi ? Pourquoi avoir fait ce choix alors que la définition du BIT existait déjà ? Est-ce une spécificité française ?

Pouvez-vous nous donner des précisions sur le panel du BIT ? Enfin, on a constaté des bugs dans le passé avec les chiffres de Pôle emploi. Les chiffres de l'Insee sont-ils plus fiables ?

Mme Christine Erhel. - Je ne sais pas de quand datent les définitions que l'on utilise en France. La définition du BIT a été élaborée en 1982 et s'est généralisée. Tous les pays collectent des données administratives sur le chômage : celles-ci proviennent du suivi des chômeurs et sont publiées parallèlement aux chiffres élaborés selon la définition du BIT, que les pays européens ont l'obligation de fournir.

L'enquête Emploi se base sur un échantillon de 67 000 ménages qui sont interrogés chaque trimestre pendant 18 mois, de telle sorte que le panel soit continûment renouvelé. Cette méthode correspond aux standards en la matière. Il n'y a pas de doute sur sa fiabilité. On peut juste regretter l'impossibilité de procéder à des études à un niveau trop fin, mais l'Insee ne publie pas des enquêtes en-dessous d'un certain seuil. En 2003, l'enquête Emploi, qui était annuelle, est devenue continue, tous les trimestres. Cela a entraîné un choc provisoire, l'Insee a dû adapter ses méthodes. Les choses sont désormais réglées. Les bugs dans les chiffres de Pôle emploi sont dus à l'utilisation de données administratives, dépendantes, par nature, de critères fixés par l'administration, de leur révision, ou de problèmes techniques à l'occasion de l'actualisation des situations personnelles par les demandeurs d'emploi, comme cela s'est produit récemment. Les bugs concernent les données administratives, non les enquêtes statistiques établies selon une méthode éprouvée et stable.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Finalement, s'il fallait ne retenir qu'un chiffre ?

Mme Christine Erhel. - S'il fallait n'en choisir qu'un, le meilleur indicateur serait celui du BIT...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Etabli tous les trois mois, et non tous les mois !

Mme Christine Erhel. - Le sens que l'on peut donner à des variations mensuelles, en effet, est très limité. Trois mois, c'est un minimum pour déceler une tendance. Les économistes utilisent toujours la définition du BIT pour faire des comparaisons ou établir des séries longues. Il est facile ensuite de l'enrichir en reprenant les données fournies par Pôle emploi pour définir le halo autour du chômage ou le sous-emploi.

M. Jean-Louis Tourenne . - Existe-t-il des moyens de manipuler les chiffres du chômage ? On voit bien que la tentation pourrait être grande pour les gouvernements, quels qu'ils soient. Les dispenses d'inscription à Pôle emploi ont fait sortir des chômeurs des statistiques. Un gouvernement vicieux peut-il dissuader les chômeurs de s'inscrire pour faire baisser les chiffres ? À votre connaissance, de telles manipulations ont-elles eu lieu dans le passé ?

M. Georges Labazée . - Comment sont répertoriés les travailleurs handicapés au chômage ? En outre, au sein du Comité d'orientation des retraites (COR), dont je suis membre, j'ai constaté la difficulté de distinguer, à l'approche de l'âge de la retraite, les personnes inactives, celles en activité réduite, celles au chômage, etc. Avez-vous travaillé sur cette question ?

Mme Élisabeth Lamure . - Qui procède à la répartition des demandeurs d'emploi entre les différentes catégories ? Par exemple, pourquoi les chômeurs de longue durée découragés sont-ils comptabilisés au sein du halo autour de chômage et non comme chômeurs ? Comment est défini ce halo ?

M. Éric Doligé . - Un document du Conseil d'orientation pour l'emploi qui nous a été transmis énumère les taux de chômage dans différents pays. Sur quelle base sont-ils établis ?

Mme Christine Erhel. - Ils se réfèrent au chômage au sens du BIT.

M. René-Paul Savary . - Une question sur les bénéficiaires du RSA : il me semble qu'il leur est simplement conseillé de s'inscrire à Pôle emploi mais que cela n'est pas obligatoire.

Mme Patricia Schillinger . - Comment sont prises en compte les ruptures conventionnelles ? L'instauration d'un contrat unique dans certains pays a-t-elle réduit le chômage ? La multiplication des contrats précaires est une marque de précarité.

Mme Christine Erhel. - Je n'ai pas connaissance de politique ayant visé à dissuader les chômeurs de s'inscrire au chômage. En France, on incite plutôt les gens à s'inscrire à Pôle emploi. Le régime d'assurance chômage est plutôt avantageux, l'incitation financière est sensible. De même, les bénéficiaires du RSA, aptes à l'emploi, sont fortement incités à s'inscrire à Pôle emploi, sauf recommandation contraire des services sociaux. Il est vrai toutefois que de multiples facteurs influent sur les comportements. Ainsi, les jeunes s'inscrivent peu à Pôle emploi parce qu'ils ne sont pas ou mal indemnisés, parce qu'ils estiment pouvoir trouver un emploi par eux-mêmes ou parce qu'ils considèrent que c'est stigmatisant. Le chômage, calculé selon la méthode du BIT, n'est, en tout cas, pas influencé par les changements de règles administratives : ainsi, depuis 2009, l'écart entre le chômage selon Pôle emploi et selon la définition du BIT s'est creusé à cause de la suppression de la dispense de recherche d'emploi et de l'incitation pour les bénéficiaires du RSA à s'inscrire. Avoir deux indicateurs permet de mieux comprendre les évolutions. C'est une richesse et non, me semble-t-il, une source de manipulation.

Il est vrai aussi que les pays peuvent gérer différemment l'absence d'emploi. Ainsi, si le chômage est plus faible aux États-Unis, l'inactivité y est beaucoup plus forte. Pour les 25-54 ans, le taux d'emploi est plus élevé en France alors que le taux de chômage est aussi plus élevé : beaucoup de personnes inactives ne sont pas incitées à rentrer sur le marché du travail et à s'inscrire au chômage outre-Atlantique car les aides à la recherche d'emploi et les allocations chômage sont faibles. En France, on préfère maintenir les gens proches du marché du travail et éviter qu'ils ne basculent dans l'inactivité.

Les personnes handicapées ne font pas l'objet d'un traitement statistique à part.

Le halo autour du chômage est une notion reconnue internationalement, établie à partir de la définition du BIT : elle regroupe tous ceux qui ne satisfont pas à l'un des trois critères.

Mme Élisabeth Lamure . - Ce halo est-il déterminé indépendamment de Pôle emploi ?

Mme Christine Erhel. - Oui.

Mme Élisabeth Lamure . - 1,4 million de personnes sont concernées. Où figurent-elles dans les chiffres de Pôle emploi ?

Mme Christine Erhel. - Certaines peuvent être inscrites dans d'autres catégories que la catégorie A ; elles peuvent être en formation, inactives, etc. Une analyse au cas par cas est nécessaire.

Mme Élisabeth Lamure . - En tout cas, ils ne sont pas recensés en catégorie A.

Mme Christine Erhel. - Non.

M. Georges Labazée . - Cette notion s'applique aussi à beaucoup de personnes proches de la retraite, qu'il est parfois difficile de ranger dans une catégorie.

Mme Christine Erhel. - En effet. Les périodes où il est difficile de distinguer entre l'activité et la non-activité sont le début et la fin de carrière.

Il n'y a pas de lien direct entre le régime des contrats de travail et le niveau du chômage. Il y a toujours une rotation sur le marché du travail. Ainsi, au Royaume-Uni, où n'existe qu'un seul contrat de travail très flexible, on enregistre des destructions régulières d'emplois. Il existe toujours un chômage lié à l'attente entre deux postes. La rupture conventionnelle a eu des conséquences importantes mais son effet est difficile à évaluer car elle se substitue à d'autres formes de ruptures, comme la démission.

M. Jean Desessard . - Si je comprends bien, tous les chiffres sont bons mais ce ne sont pas les mêmes !

Mme Christine Erhel. - C'est cela !

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Nous vous remercions.

Audition de M. Dominique Bureau,
président de l'Autorité de la statistique publique (ASP)
(mercredi 11 mai 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Nous accueillons à présent M. Dominique Bureau, président de l'Autorité de la statistique publique (ASP). Cette instance, qui s'assure de l'indépendance, de la qualité et de la fiabilité des statistiques publiques, a labellisé les statistiques mensuelles de demandeurs d'emploi inscrits à Pôle emploi, s'appuyant sur un rapport de l'inspection générale des finances (IGF), de l'Insee et de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) d'avril 2014, tout en assortissant sa décision de six recommandations. Pourriez-vous nous rappeler les raisons ayant conduit à cette labellisation ainsi que le cadre, notamment européen, dans lequel elle s'inscrit ? Comment vos recommandations ont-elles été mises en oeuvre, deux ans après la remise du rapport ? Quelles sont les pistes d'amélioration envisageables ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Dominique Bureau prête serment.

M. Dominique Bureau, président de l'Autorité de la statistique publique (ASP). - La labellisation des statistiques des demandeurs d'emploi en fin de mois (DEFM) en 2014 a été réalisée par l'ancien collège de l'ASP, présidée par mon prédécesseur, M. Paul Champsaur. L'ASP, instituée en 2009, est une autorité indépendante de l'Insee et du système de la statistique publique. Son collège regroupe neuf membres : le président, nommé par le Président de la République ; un membre nommé par le ministre de l'économie ; trois membres nommés respectivement par l'Assemblée nationale, le Sénat et le Conseil économique, social et environnemental ; quatre membres nommés par le Conseil d'État, la Cour des comptes, l'IGF et l'Igas. Nous assurons la bonne application des principes d'objectivité, d'impartialité, de pertinence et de qualité des données statistiques, en conformité avec les exigences européennes. Nous donnons un avis consultatif au ministre de l'économie - qui nous a toujours suivis - sur la liste des services statistiques ministériels (SSM).

Le code des bonnes pratiques de la statistique européenne, très structuré, rassemble quinze blocs de principes se subdivisant en cinq à neuf sous-principes ; par exemple, « l'indépendance des instituts nationaux de statistique et d'Eurostat à l'égard des interventions politiques et autres interférences externes dans le développement, la production et la diffusion des statistiques est inscrite dans la législation et garantie pour les autres autorités statistiques ». Ces principes sont regroupés autour de trois axes : l'environnement institutionnel, les procédures et les résultats statistiques.

Une loi de 2008, rénovant celle de 1951, a élargi la notion de statistiques afin d'améliorer la qualité statistique, de diversifier les sources et d'alléger la charge de travail en s'appuyant autant que possible sur des statistiques administratives. Les statistiques rassemblent désormais la production des SSM et l'ensemble des exploitations des données administratives à des fins d'information générale, en dehors des services de statistique publique - Insee et SSM - dans le cadre de missions de service public, comme pour Pôle emploi. L'ASP s'assure que ces services produisent des données de même qualité et selon les mêmes standards, que ce soit dans les services de statistique publique ou les péri-services. Même s'ils font le même travail, ces derniers ne sont pas organisés comme les SSM.

La labellisation s'applique à la production de données dans le cadre des enquêtes prévues par le Conseil national de l'information statistique (Cnis), réalisées par les services ministériels. Par son accréditation, l'ASP vérifie que ceux-ci sont organisés pour produire des statistiques fiables. En dehors du cadre habituel de la statistique publique, l'ASP labellise en vertu du code des bonnes pratiques. L'ASP a ainsi labellisé les données DEFM de Pôle emploi et celles des notaires sur les prix immobiliers. Alors que la labellisation porte habituellement sur la procédure des enquêtes et non sur les organismes, l'ASP examine, pour le péri-SSM, tant le fonctionnement de la structure que les contraintes plus spécifiques qui pèsent sur elle.

C'est pourquoi en 2012, alors que les données statistiques mensuelles des DEFM tenaient une place importante dans le débat public, il a été décidé qu'elles devaient atteindre le meilleur niveau de statistiques publiques, et donc être labellisées. Ces statistiques sont coproduites - sans aucune sous-traitance - par Pôle emploi et la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, qui élabore les règles purement statistiques pour la correction des variables saisonnières, la remontée des fichiers étant gérée par Pôle emploi. Nous devions faire de cette labellisation un exemple d'excellence, conforme au code des bonnes pratiques. Après un travail préalable de 2012 à 2014, la labellisation fut accordée en 2014, sur la base des travaux du comité du label - instance de travail technique interne à l'Insee - et d'un rapport spécifique des inspections générales de l'Insee, des finances et des affaires sociales : globalement, les conditions de production des statistiques et la méthode étaient conformes au code des bonnes pratiques de la statistique européenne.

Cette labellisation a été assortie de six recommandations : publier sur une base annuelle des séries en droits constatés, c'est-à-dire avec recul ; publier systématiquement des séries rétropolées, tenant compte des changements de procédure et des incidents comme le bug SFR ; ajouter à la publication des DEFM un commentaire, ou plutôt une présentation, privilégiant la tendance des derniers mois, une publication mensuelle ne devant comporter que des chiffres pour être la plus neutre possible ; attirer l'attention du lecteur sur la faible signification de la variation d'un mois sur l'autre en-dessous d'un certain seuil ; publier des indicateurs évaluant la variabilité statistique des DEFM en stocks et en flux ; prévenir certaines situations de crise et prévoir une procédure de gestion de crise. Une clause de revoyure était prévue : la Dares et Pôle emploi ont été auditionnés, deux ans après la labellisation, le 23 mars 2016, sur la mise en oeuvre de ces recommandations, dans le contexte que l'on sait. Notre rapport annuel, transmis aux présidents des deux assemblées, a été marqué, l'année dernière, par la revue par les pairs au niveau d'Eurostat. Ce regard extérieur sur l'ensemble du système statistique français a proposé de renforcer certaines exigences en lien avec le futur règlement européen. Ainsi, la labellisation a été examinée au regard des demandes de 2014 et des progrès à anticiper, dans une démarche prospective.

Quelles ont été les réalisations depuis 2014 ? Publier des séries avec recul est la première recommandation. Les phénomènes d'enregistrement ou de radiation posent parfois problème dans les séries : certains se réinscrivent trois jours après la clôture de l'exercice du mois. Il faudrait neutraliser cette volatilité. Au-delà de six mois de recul, les services statistiques, disposant de toute l'information pour élaborer une série satisfaisante, la publient dans le fichier historique statistique.

Par des séries rétropolées, « les erreurs découvertes dans des statistiques déjà publiées sont corrigées dans les meilleurs délais et le public en est informé ». La tentation de minimiser l'importance des petites erreurs peut être forte. Nous exigeons l'application stricte de cet indicateur 6.3 du code des bonnes pratiques. Sur Internet, le public a accès aux documents méthodologiques, à l'information sur les incidents, à leur chiffrage. Selon la fréquence de l'élément atypique et ses enjeux, son traitement diffère, en particulier en matière d'information du public. La transparence garantit la confiance du public dans les séries statistiques.

Les recommandations 3, 4 et 5 sur la publication rappellent que ces séries mensuelles ont, intrinsèquement, une forte volatilité ; la réalité économique est beaucoup plus fluctuante qu'on ne l'imagine, comme en témoigne l'indice de la production industrielle (IPI). Le processus de collecte lui-même peut créer de la volatilité. La Dares et Pôle emploi ont tenté de mesurer cette incertitude. Parfois, une hausse se compense sur le mois suivant. Les modalités de communication au public ont été réformées à la suite du rapport Freyssinet, réalisé sous l'égide du Cnis. Des indicateurs sont régulièrement publiés sur le site pour évaluer la variabilité statistique des DEFM en stock et en flux.

Pour une cartographie et une analyse préventive des risques et des processus de production, la Dares et Pôle emploi ont mis en place des instruments de gestion de crise et réfléchi sur les différentes typologies de risques : remontée des données opérationnelles, risques dans la constitution des fichiers statistiques, traitement informatique des statistiques, protection et confidentialité des données. Ces différents aspects nous ont été présentés le 23 mars et les publications ont été refondues en janvier. Il est important que le système statistique présente son action au public.

Il n'y a pas lieu de remettre en cause la labellisation de l'enquête DEFM. Les demandes faites en 2014 ont été satisfaites. Compte tenu de l'importance politique de ces statistiques, nous avons demandé que la Dares et Pôle emploi poursuivent leurs travaux pour mieux présenter leurs résultats, en tendance. Ils produisent actuellement des avertissements à géométrie variable en fonction des résultats. Ce n'est pas la bonne méthode, ces avertissements doivent être pérennes. Ces informations doivent figurer dans la conception même du document et non comme un simple avertissement. L'ASP demande des cliquets irréversibles, et ces modifications seront faites dans les prochains mois.

Pour une meilleure compréhension, le chiffre labellisé doit être mieux raccordé à d'autres chiffres, et notamment à ceux de l'enquête Emploi de l'Insee, fondée sur les critères du BIT. Nous avons demandé que les écarts entre les chiffres Insee et les données administratives soient expliqués : la diversité des sources ne doit pas être un facteur d'incertitude mais de complémentarité. À la suite de la revue par les pairs, nous leur avons demandé plus de traçabilité, de démarche qualité et d'anticipation, pour plus de transparence. Si on change la manière dont les gens s'enregistrent sur Internet, il faut anticiper et chiffrer ex ante la modification. Ex post, les changements concernent soit la technique statistique, soit le processus d'enregistrement, soit la réalité du fonctionnement du marché du travail. Évitons toute suspicion entachant la crédibilité des chiffres. Cela suppose d'anticiper sur les impacts des changements de procédure, pour savoir si l'élément atypique est dû au mauvais fonctionnement du thermomètre ou à un changement du marché du travail. Donnons le maximum d'information sur les chiffres de l'enquête trimestrielle de l'Insee et les statistiques administratives de Pôle emploi. Dans un an, la clause de revoyure concernera la Dares, Pôle emploi mais aussi l'Insee pour examiner la manière dont le système statistique fournit de l'information pertinente sur le chômage.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - C'est sur l'ASP que repose le crédit des statistiques publiques. De quels moyens disposez-vous ? Pouvez-vous nous expliquer exactement ce que fut le bug SFR ? Avez-vous les moyens de réaliser des audits lorsqu'un tel événement se produit ou vous contentez-vous d'envoyer un questionnaire ?

Le Gouvernement peut être tenté de modifier les règles de calcul des chiffres de l'emploi, afin d'arranger un peu leur présentation. Êtes-vous consultés a priori ou formulez-vous a posteriori des recommandations pour relier les nouveaux chiffres aux anciens ?

M. Jean Desessard . - Très bien !

M. Dominique Bureau. - Je préside l'ASP depuis moins d'un an, mon expérience est donc assez courte. Autorité indépendante, nous avons accès, si besoin, aux services des différentes inspections, qui peuvent être sous notre contrôle si nous le demandons.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Cela s'est-il jamais produit ? Même pas pour le bug SFR ?

M. Dominique Bureau. - Le bug SFR, qui a eu lieu en août 2013, est au coeur du rapport des trois inspections, qui a préparé la labellisation des statistiques des DEFM, qui recommande notamment la création de cellules de crise. Le collège des neuf membres de l'ASP délibère sur la base d'auditions, dans une logique juridictionnelle, à l'instar d'autres autorités indépendantes. Nos propres services d'instruction sont limités à un cadre A de l'Insee. Nos capacités directes sont faibles mais nous pouvons mobiliser des corps existants. Il existe une inspection générale à l'Insee.

Nous sommes souvent écoutés. Ainsi, notre demande de supprimer le statut de SSM au bureau des statistiques de la pêche et de l'aquaculture, qui n'atteignait pas la masse critique, a été suivie d'effet. Nous avions déploré les ruptures d'embargo dans la publication des chiffres d'activité économique via les enquêtes trimestrielles de l'Insee. Dans la statistique publique, chacun doit avoir accès aux informations en même temps. Bien sûr, le ministre de l'économie sait avec quelques heures d'avance quelle sera l'évolution de l'IPI ou du PIB, pour pouvoir répondre aux questions des journalistes et préparer sa communication. C'est une tradition française admise par tous, et non choquante, si elle suit des règles claires. Mais il n'est pas question que ces chiffres alimentent les spéculations ; la statistique doit informer. Ainsi, nous avons supprimé l'accès personnel à ces chiffres au cabinet du Président de la République. Cela évite d'en parler lors des dîners en ville ! À chaque recommandation, nous avons été suivis.

Comme autorité indépendante, nous avons des méthodes de contrôle spécifiques, fondées sur la confrontation, et différentes de celles des inspections générales. Nos sujets sont plus ou moins importants. Nos moyens sont limités mais proportionnés à notre mission, afin qu'elle soit réalisée en toute indépendance. Nous sommes sollicités en cas de problème dans un service : établir un chiffre en toute indépendance, comme dans le cas du bug SFR, était au coeur des préoccupations du rapport des trois inspections. Ce n'est pas une remontée à l'aveugle ! Il faut s'assurer que le chiffre soit pertinent.

Les différentes catégories de demandeurs d'emploi ont changé en 2009 et ont été incluses dans la labellisation. En cas de changement sur une série que nous avions validée, nous devrions redonner un avis, de même que le comité du label sur une autre série. Peut-on jouer d'une catégorie sur l'autre ? Le mensonge serait compliqué à prolonger plus d'un mois. Je n'ai eu aucune remontée de tricherie. En mai 2015, un problème sur le processus de rappel avait été constaté : en raison des nombreux ponts, le taux de réinscription était particulièrement bas. Un rappel supplémentaire a abouti à l'excès inverse, à savoir un taux anormalement haut de réinscription. Les services nous ont immédiatement informés. Le rappel supplémentaire a été un choix discrétionnaire - heureux ou malheureux - mais pas une volonté de tricher dans un sens ou dans l'autre. Il faut donc limiter la part discrétionnaire pour anticiper au maximum les changements. En général, les séries longues les neutralisent. L'examen par les pairs n'a pas révélé de défaillance ; le système français est plutôt en avance.

Le fonctionnement du marché du travail est intrinsèquement compliqué. Longtemps, on a considéré qu'on pouvait établir un bon chiffre du chômage, à partir de l'enquête Insee trimestrielle et de l'enquête DEFM mensuelle qui, recalées, donnaient un chiffre mensuel. Mais la première établit comment les sondés se situent sur le marché de l'emploi, tandis que la seconde ne mesure que les réinscriptions à Pôle emploi.

Comment définir une personne sans emploi ? Que signifie chercher un emploi ? Je me suis intéressé au sujet lorsque j'étais chef du bureau de la politique économique à Bercy entre 1986 et 1988 et dans le cadre des rapports Malinvaud et Bourguignon à la fin des années 1990. Désormais, la vision repose sur plusieurs chiffres, obtenus par des mesures différentes.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Lequel des deux chiffres garder ? Les Français, en général, ne retiennent que celui de Pôle emploi... Faudrait-il lui préférer celui du BIT ou en inventer un troisième ?

M. Dominique Bureau. - Nous demandons aux statisticiens de formuler les chiffres les plus pertinents, dans une méthode conforme au code des bonnes pratiques. Le marché du travail est compliqué. Il est normal de disposer d'une nomenclature avec différentes catégories de chômeurs. Certes, on privilégiera souvent les chômeurs de catégorie A, les plus pertinents pour le débat public français. Les chiffres de l'enquête Insee ont d'autres vertus. On n'élabore pas un bon diagnostic avec un seul chiffre. Tout dépend des questions que l'on pose. La statistique ne dira pas quel est le bon chiffre à utiliser. Distinguons l'information, le diagnostic et l'évaluation des politiques : on ne peut télescoper ces trois étapes, sauf à produire de la confusion. Un rappel supplémentaire ne changera pas fondamentalement le diagnostic. On ne peut faire dire aux statistiques ce qu'elles ne peuvent pas dire.

En 2007 et 2008, les rapports Durieux et de Foucauld ont abouti aux changements de nomenclature et à l'arrêt du calage qu'essayait de faire un seul chiffre à partir des deux séries. Pour l'activité économique, nous disposons de l'IPI et des enquêtes auprès des entreprises. Ces différents chiffres sont utiles, notre rôle est de nous assurer que le système statistique public peut les fournir. En 2014, nous avons choisi de ne labelliser que la série des DEFM au niveau national. Nous avons demandé un approfondissement du travail sur de possibles séries régionales et un meilleur suivi du devenir des chômeurs, à l'instar des cohortes établies dans d'autres séries statistiques. Nous voulons qu'à partir des données mobilisables, administratives ou de l'enquête Insee, nous puissions fournir au public tous les éléments pour qu'il puisse faire son propre diagnostic. En tant qu'économiste, je pense qu'un seul chiffre n'est pas pertinent, sauf à biaiser le débat public. En cas de suspicion, l'avertissement sur la qualité des chiffres est d'autant plus important que le chiffre est bon. La confiance doit régner.

M. René-Paul Savary . - Le « taux de chômage » est un mauvais terme au regard du BIT : on devrait dire le « taux de demandeurs d'emploi ». L'oratrice précédente m'a convaincu que le seul chiffre intéressant, non soumis à volatilité, était celui sur trois mois. Un taux de demandeurs d'emplois à trois mois serait-il plus fiable, sur la même durée que le chiffre du BIT ?

Mme Éliane Giraud . - Les statistiques du BIT permettent des comparaisons entre différents pays. Existe-t-il une autorité indépendante semblable dans d'autres pays ?

M. Dominique Bureau. - Dans une des recommandations qui seront publiées au Journal officiel cette semaine, nous réitérons notre demande de 2014, issue du rapport des trois inspections, de privilégier les tendances dans les commentaires. La nouvelle forme des publications de janvier ne l'avait pas intégré, nous l'avons signalé à la Dares et à Pôle emploi. Le yo-yo des avertissements nous a confortés. Certes, en tant que statisticien, il faut concilier l'appropriation des chiffres par tous et la neutralité par la publication, autant que possible, de chiffres bruts. Ne publier qu'un chiffre tous les trois mois nous ferait perdre de l'information, et augmenterait la suspicion. Maintenons des chiffres mensuels comme l'IPI mais ne polarisons pas le débat, dans leur présentation, à des écarts mensuels. Il faut lisser les séries brutes en dents de scie. L'idéal serait de donner des chiffres mensuels accompagnés d'un taux de croissance sur trois mois, afin d'avoir une série s'approchant de la tendance calculée historiquement.

La Dares et Pôle emploi ont testé des indicateurs glissants sur trois mois, qui sont plus compliqués à comprendre. Nous avions aussi envisagé de donner les points de retournement statistique des données de DEFM, solution trop ciblée : cela relèverait déjà du diagnostic et non de la production de statistique brute, et outrepasserait le rôle des services statistiques.

Mme Éliane Giraud . - Lors de son audition, Mme Christine Erhel a distingué les statistiques du BIT de la production de statistiques nationales. Est-ce un modèle français d'avoir une ASP indépendante ou existe-t-il des autorités similaires dans d'autres pays ? Les comparaisons entre pays permettent d'analyser les politiques de l'emploi et leurs conséquences.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Les bonnes pratiques sont européennes !

M. Dominique Bureau. - Oui. Ces pratiques sont énoncées dans des termes neutres par rapport aux problèmes organisationnels, mais s'appliquent à l'ensemble du territoire européen. Les moyens d'organiser l'indépendance ne sont pas explicites. Les systèmes statistiques sont plus ou moins intégrés à l'administration. Eurostat, organisme européen indépendant, collecte les données au niveau européen. L'Insee lui transmet les données françaises dans un format harmonisé pour qu'Eurostat puisse faire des comparaisons entre pays. La définition retenue par le BIT est minimale. Elle a l'avantage de permettre les comparaisons internationales, même si elle n'est sans doute pas suffisante pour appréhender l'état réel du marché du travail. L'Insee s'efforce de produire des données et de mener des travaux comparatifs. Toutefois il est vrai que nous utilisons peu les comparaisons internationales. C'est pourquoi le Cnis organise le 26 mai un colloque sur la portée et les limites des comparaisons internationales en matière statistique.

Le panel de l'enquête Emploi de l'Insee comporte 68 000 ménages. C'est bien, mais pas considérable... Notre pays est reconnu pour la variété des instruments statistiques dont il dispose. L'enquête Emploi et les données de Pôle emploi ne sont pas redondantes mais complémentaires. C'est une richesse par rapport à des pays utilisant seulement des enquêtes, comme les États-Unis, ou que des statistiques administratives. Cela a certes un coût mais quand un patient est malade, mieux vaut faire trop d'examens que pas assez pour établir le meilleur diagnostic ! Ce que nous devons faire, c'est améliorer les comparaisons.

Enfin, le chômage et ses effets peuvent aussi s'appréhender en croisant les sources, comme les données relatives au marché du logement et au marché du travail. L'accès des chercheurs aux fichiers des données des politiques publiques a été facilité au sein du Centre d'accès sécurisé aux données (CASD). Chaque trimestre, le comité du secret reçoit entre vingt et trente demandes de chercheurs désireux de faire des recherches structurelles. Jusque-là, seul l'Insee pouvait mener ces recherches.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Luc Tavernier, directeur général,
Mmes Chantal Cases, directrice des statistiques démographiques et sociales, et Anne-Juliette Bessone, cheffe de la division synthèse et conjoncture du marché du travail de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee)
(mardi 17 mai 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Nous entendons M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Il est accompagné de Mme Chantal Cases, directrice des statistiques démographiques et sociales, et de Mme Anne-Juliette Bessone, cheffe de la division synthèse et conjoncture du marché du travail. Cette audition vise à éclairer la commission sur les modalités d'établissement par l'Insee des statistiques en matière d'emploi et de chômage et, en particulier, de l'enquête emploi que vous publiez trimestriellement.

Cette audition est ouverte à la presse et sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Luc Tavernier, Mme Chantal Cases et Mme Anne-Juliette Bessone prêtent successivement serment.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - L'Insee comptabilise les chômeurs sur une période de trois mois, Pôle emploi sur un mois. Comment effectuez-vous l'enquête-emploi ? Vous interrogez environ cent mille personnes ; dans quelles conditions ? Qui effectue l'enquête ? Comment les personnes sont-elles sélectionnées puis contactées ? Les entretiens se font-ils en face-à-face ?

M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'Insee . - Comme toutes les enquêtes auprès des ménages, l'enquête emploi est menée par les enquêteurs de l'Insee, qui sont contractuels de droit public depuis le 1 er janvier 2013 ; ils sont au nombre d'un millier environ, soit 700 équivalents temps plein. L'échantillon est tiré au sort par nos méthodologues. Nos enquêteurs se déplacent au logement de la personne ; en général, ils effectuent d'abord un repérage, laissent un mot puis reprennent contact. Il y a une dimension panel : les mêmes personnes sont interrogées six trimestres de suite : la première fois en face-à-face, chez la personne, les quatre fois suivantes par téléphone puis à nouveau en face-à-face, la sixième fois.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Pouvez-vous nous donner des exemples de questions posées ? Les personnes qui nous saisissent sur Internet se plaignent, en ce qui concerne Pôle emploi, de ne pas toujours comprendre les questions posées, au point de devoir cocher la case « autre cas », faute de savoir comment répondre... Rencontrez-vous aussi ce type de difficulté ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Toutes les questions ne sont pas posées à tout le monde, puisqu'il y a une arborescence dans le questionnaire. Le premier entretien, en face-à-face, sert à dissiper les malentendus. Les enquêteurs sont formés chaque année. Grâce à un retour régulier des enquêteurs auprès de la maîtrise d'ouvrage, on sait quelles questions passent plus ou moins bien ; c'est ce qui a conduit à modifier le questionnaire en 2013. Nous essayons toujours d'optimiser !

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Posez-vous les mêmes questions lors des six entretiens ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Oui. Les questions portent sur le cadre général -« avez-vous travaillé ? »- et sur les critères de l'activité au sens du Bureau international du Travail (BIT) : recherche active d'emploi, temps partiel, etc., car il s'agit bien d'une enquête emploi, pas d'une enquête chômage.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Qu'entendez-vous par maîtrise d'ouvrage ?

M. Jean-Luc Tavernier . - C'est le département de l'emploi et des revenus d'activité de l'Insee qui pilote l'enquête, avec des enquêteurs dans toute la France.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Vous prenez une semaine de référence par trimestre. Est-ce la même pour tous les enquêteurs ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Les enquêtes sont lissées au cours du trimestre, pour une meilleure représentativité : on n'aura pas le même résultat en août ou en septembre ! On fixe toujours la semaine de référence deux semaines avant la date de l'interrogation. Nous essayons de couvrir toutes les semaines de l'année, d'une part pour éviter les biais liés à la saisonnalité, qui peuvent être forts, d'autre part parce que le nombre d'enquêteurs est limité.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Jusqu'en 2008, l'Insee publiait des statistiques mensuelles ; elles sont désormais trimestrielles. Était-ce trop compliqué à établir ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Jusqu'en 2008, l'enquête emploi était représentative sur la périodicité annuelle uniquement. En attendant le résultat, on extrapolait les données de l'année précédente en utilisant les demandeurs d'emploi en fin de mois (DEFM) comptabilisés par l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE).

En 2006-2007, alors que la chronique des DEFM faisait apparaitre une baisse, la donnée annuelle de l'enquête-emploi s'est révélée très supérieure : l'extrapolation n'était pas bonne. Face à la demande sociale d'information, l'Insee - le contribuable ! - a consenti un effort en augmentant l'échantillon de l'enquête pour le rendre plus représentatif et donner ainsi un taux de chômage pertinent, avec un intervalle de confiance à 95 % : on a 95 % de chance d'être à plus ou moins 0,3 point autour du taux publié. Il faut arbitrer entre précision et coût : nous sommes passés à une enquête emploi en continu, mais fournir une enquête emploi pertinente au niveau mensuel exigerait de tripler le nombre de personnes interrogées chaque mois.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Quel serait le coût supplémentaire ?

M. Jean-Luc Tavernier . - L'enquête emploi coûte environ 20 millions d'euros ; ce coût triplerait, et il faudrait en outre augmenter le plafond d'emploi de l'Insee.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - D'autres pays européens offrent-ils un degré de précision supérieur ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Il y a de tout, beaucoup de systèmes hybrides... Eurostat publie un taux de chômage mensuel en se calant sur le taux Insee trimestriel et en extrapolant à partir de la statistique administrative des DEFM., méthode que nous avons abandonnée, car ces deux mesures - données administratives et données d'enquête - sont de nature différente. Une telle extrapolation n'apporterait pas d'autre information que l'évolution des DEFM, déjà largement documentée et qui peut en outre être perturbée par des phénomènes administratifs ou par le fonctionnement de Pôle emploi.

Nous améliorons nos données de production et réalisons des gains de productivité. Nous nous apprêtons ainsi à publier le taux de chômage sept semaines après la fin du trimestre, au lieu de neuf semaines. Ainsi, pour le premier trimestre 2016, il sortira avant les données de Pôle emploi pour le mois d'avril.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Quels sont, à vos yeux, les statistiques les plus efficientes pour comparer les politiques européennes ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Pour les comparaisons internationales, les données du taux de chômage au sens du BIT, publiées par Eurostat, sont bien plus pertinentes que les statistiques administratives. Les méthodes varient en effet beaucoup dans la statistique européenne : on nous demande avant tout un résultat. Les chiffres de population, de PIB sont obtenus avec des méthodes très différentes selon les pays. L'enquête emploi est sans doute la plus encadrée, avec un questionnaire et un modus operandi assez largement harmonisés, encore que l'Allemagne, par exemple, ne conduise pas d'interrogations chaque semaine.

M. Georges Labazée . - L'Insee est reconnu au niveau européen comme une référence incontestable. Les instituts étrangers, notamment notre voisin espagnol, s'inspirent-ils de votre méthodologie ? Sollicitent-ils votre ingénierie ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Le travail se fait plutôt au niveau multilatéral : outre des réunions stratégiques avec mes homologues, il y a des task forces, des groupes de travail. Tous les pays européens participent par exemple à la réflexion sur l'évolution du questionnaire. Nous n'avons pas de collaboration spécifique avec l'Espagne sur les méthodes de sondage ; je n'ai pas de raison de douter de la qualité de leurs données. En revanche, nous regardons avec attention les pays qui expérimentent les enquêtes sur Internet, que nous réservons quant à nous aux enquêtes auprès des entreprises. Les résultats obtenus par ces nouveaux modes de collecte sont très variables, très heurtés. Bref, le système n'est pas mûr pour l'instant, tant les données obtenues exigent d'être retraitées.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - L'enquête par Internet permettrait d'élargir votre panel à moindre coût.

M. Jean-Luc Tavernier . - Certes. Les Pays-Bas s'y essayent, mais ont dû considérablement recaler les résultats.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Où se situent les risques en termes de fiabilité des chiffres ? Avez-vous une procédure d'alerte en cas d'incident, comme celle qu'a dû mettre en place Pôle emploi après le fameux bug SFR ?

M. Jean-Luc Tavernier . - En régime courant, il n'y a guère de risque de process pour l'enquête-emploi -sauf à imaginer une gigantesque panne informatique. Avec 95 % de chances d'être à plus ou moins 0,3 point, on a deux chances sur trois d'être à plus ou moins 0,1 point... Mais on peut aussi se retrouver en « queue de distribution » de l'erreur d'échantillon, à plus ou moins 0,4. Ne renouveler l'échantillon que par sixième est sans doute facteur d'inertie et limite les risques.

Je souhaite également soulever un problème structurel, qui pourrait faire l'objet d'un amendement parlementaire. Les enquêteurs de l'Insee n'échappent pas au sentiment croissant de défiance envers les agents publics et ont de plus en plus de mal à se faire ouvrir la porte ; résultat, le taux de réponse baisse dans certaines agglomérations. Ils souhaiteraient disposer d'un « vigik », comme les facteurs ou les pompiers, pour accéder aux immeubles - ce qui suppose de modifier la loi. L'amendement est tout prêt, s'il vous intéresse.

M. Michel Raison . - Méfiance !

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Tous les maires qui procèdent au recensement connaissent le problème.

M. Jean-Luc Tavernier . - Nous avons observé une rupture de série début 2013, à un moment à la fois de refonte de la chaîne informatique, de légère modification du questionnaire et de « choc métier », l'accès au statut de contractuel de droit public ayant conduit à une baisse transitoire du nombre d'enquêteurs sur le terrain, due notamment à l'impossibilité de cumul avec un autre emploi. De ces trois éléments, il s'est avéré que c'était surtout l'évolution du questionnaire qui modifiait, de quelques dixièmes de point, la réponse globale. Dans un cas pareil, il faut communiquer le plus largement possible. Depuis, la série a été rétropolée, avec un nouveau questionnaire.

Mme Élisabeth Lamure . - Nous avons beaucoup de données relatives au marché du travail et de l'emploi, mais pas de source administrative centralisée. Quel outil serait susceptible de centraliser et d'exploiter ces données ? Comment font nos voisins ?

M. Jean-Luc Tavernier . - En matière d'emploi, les données fondées sur la statistique administrative sont incontestables : après la déclaration annuelle de données sociales, la déclaration sociale nominative (DSN) mensuelle, qu'il faudra bien sûr corriger, sera une mine d'informations homogènes. En matière de chômage, les choses sont plus compliquées : il y a un dilemme entre la statistique administrative, certes exhaustive mais qui reflète des comportements très différents, et notre enquête qui utilise les critères au sens du BIT mais qui, par nature, ne peut concerner qu'un échantillon réduit.

M. Éric Doligé . - Vos homologues européens se posent-ils les mêmes questions ? La compréhension des questions est-elle meilleure dans d'autres pays ? Quelle est la marge d'erreur ?

M. Jean-Luc Tavernier . - La statistique européenne est régulée par l'obligation d'arriver au même résultat ; les moyens d'y arriver relèvent de la subsidiarité. Cela dit, le questionnaire emploi, régi par les textes européens, ne varie guère d'un pays à l'autre. Le degré de précision est lié à la taille de l'échantillon, elle-même liée au coût de l'enquête, plus élevé proportionnellement pour un petit pays que pour un grand.

Les questions sont-elles plus ou moins bien comprises selon les pays ? Je ne saurais répondre. Nous regardons attentivement les pays qui mènent les enquêtes par Internet et menons des expérimentations en ce domaine, mais pour l'instant, l'outil n'est pas stabilisé.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Comment analysez-vous les écarts constatés avec les chiffres de Pôle emploi ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Le propre de l'Insee est d'être à la fois économiste et statisticien. Chaque trimestre, nous regardons si les chiffres qui ressortent de l'enquête sont cohérents avec les données de Pôle emploi sur le même trimestre, avec l'augmentation spontanée de la population active, etc. Nous ne cherchons pas à assurer à tout prix cette cohérence, car nous sommes conscients que nous ne mesurons pas la même chose - les dispenses de recherche d'emploi ou le découragement des chômeurs âgés, par exemple, peuvent jouer dans un sens ou dans l'autre. Cela dit, il peut y avoir une divergence sans raison économique, comme ce fut le cas en 2006-2007 ou en 2013-2014.

La réponse consiste alors à récupérer les données individuelles pour tenter de comprendre si les personnes interrogées répondent de façon cohérente. Un vrai travail de bénédictin...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Comment faites-vous, concrètement ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Après avoir obtenu l'autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), il faut faire un appariement - sachant que nous ne conservons pas le nom des personnes mais seulement leur prénom et adresse ! Ce travail très lourd, que nous avons mené en 2006-2007, a fait apparaître des incohérences difficiles à expliquer entre l'enquête et les chiffres de Pôle emploi, et nous n'avons jamais réussi à publier un résultat... Nous ne nous décourageons pas pour autant et avons fait une nouvelle demande auprès de la Cnil pour nous y atteler à nouveau.

M. Michel Raison . - Vous avez évoqué le manque de civisme auquel se heurtent vos enquêteurs. Avez-vous dressé une carte du non-civisme en France ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Les départements que vous représentez sont exemplaires, bien sûr !

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Je sais pour ma part combien le recensement est compliqué en Seine-Saint-Denis.

M. Jean-Luc Tavernier . - En effet, il y a une moindre bénévolence envers les agents publics dans certaines zones urbaines et les taux de réponses, qui s'amélioraient tendanciellement, sont en berne aux confins des agglomérations. En outre, le nouveau statut des enquêteurs qui prévoit une grille de rémunération fixe, au seuil très bas, ne facilite pas le recrutement et la fidélisation des enquêteurs, notamment dans l'agglomération parisienne.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - M. Dominique Bureau, président de l'Autorité de la statistique publique (ASP), nous a dit souhaiter une évaluation de toute modification de la méthode de chiffrage du chômage et des demandeurs d'emploi. Savez-vous évaluer l'impact d'un changement de méthode ?

M. Jean-Luc Tavernier . - À sa place, je dirais la même chose ! La question est celle de la faisabilité. Lorsque nous avons modifié le questionnaire en 2013, des tests ont été réalisés sur quelques centaines d'interrogations - ce qui était manifestement insuffisant. Il faudrait idéalement réaliser l'enquête deux fois, sur le même trimestre, auprès des mêmes personnes - ce qui ne serait pas sans poser des questions de moyens et d'acceptabilité...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Les statistiques de l'Insee pourraient-elles être labellisées par l'ASP ? N'y a-t-il pas actuellement un risque de conflit d'intérêt, le comité du label étant composé largement de représentants de l'Insee ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Dans un monde idéal, il y aurait une muraille de Chine entre les statisticiens publics et les certificateurs extérieurs qui donnent leur quitus. Mais là aussi, le pragmatisme s'impose... Les collaborateurs de l'Insee qui siègent au comité du label sont d'une intégrité à toute épreuve, la collégialité fonctionne ; bref, il n'y a pas de lacune avérée. Évitons donc de mobiliser deux fois plus de compétences que nécessaire !

L'ASP a le pouvoir et le devoir de labelliser ou non les statistiques hors du champ de la statistique publique, comme celles de Pôle emploi. Avec l'assistance de l'inspection générale de l'Insee, elle fait des recommandations sur la communication autour des chiffres des DEFM. Pour ma part, je rapporte chaque année devant l'ASP ; j'ai en outre été auditionné lors des problèmes rencontrés en 2013.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Les moyens de l'ASP étant faibles, elle doit s'en remettre à d'autres. Peut-elle dès lors porter un regard véritablement indépendant ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Le monde de la statistique publique est composé de gens qui ont fréquenté les mêmes écoles, exercé le même métier... Même avec un staff dédié, il serait difficile d'éviter les conflits d'intérêts, tant le métier est spécialisé.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - On peut avoir cessé d'exercer le métier au moment où l'on endosse l'habit de certificateur !

M. Jean-Luc Tavernier . - Au président et aux membres du collège de dire s'ils estiment être menés par le bout du nez...

Mme Chantal Cases, directrice des statistiques démographiques et sociales - Le comité du label ne comporte pas que des représentants de l'Insee mais aussi des chercheurs, des représentants des syndicats, de la Cnil...

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Sous quelles conditions l'Insee pourrait-il envisager de publier des taux de chômage régionaux ?

M. Jean-Luc Tavernier . - Il le fait déjà.

Mme Anne-Juliette Bessone, cheffe de la division synthèse et conjoncture du marché du travail . - L'Insee publie des taux de chômage trimestriels régionaux et départementaux, en employant une méthodologie spécifique. Le règlement européen sur les enquêtes emploi veille à la représentativité des échantillons localisés. Pour produire des estimateurs trimestriels sur des échelons aussi fins, nous réalisons des estimations à partir des données de l'enquête emploi nationale et des DEFM. Ces taux de chômage ne sont pas estampillés comme étant des taux de chômage au sens du BIT mais bien comme des taux localisés. Le site de l'Insee précise ces écarts conceptuels.

M. Jean-Luc Tavernier . - C'est une méthode hybride, malheureusement, puisque nous utilisons l'information des DEFM - non en évolution mais en structure. L'application du règlement européen pose difficulté dans certaines petites régions. Ainsi, la Corse est intéressée au taux de chômage des moins de 25 ans, susceptible d'ouvrir l'accès aux fonds structurels européens... Or nous avons un problème de représentativité - sans parler des départements et collectivités d'outre-mer.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Avez-vous abandonné l'idée de publier un chiffre mensuel du chômage ? Le rythme trimestriel est-il plus sûr ?

M. Jean-Luc Tavernier . - La question se pose dans d'autres domaines de la statistique, comme la sécurité, où notre enquête Cadre de vie et sécurité donne des résultats différents des données enregistrées par la police et la gendarmerie. L'optimum de premier rang est de ne pas faire de rétention d'information, et d'éduquer le public ! Proscrire la publication mensuelle des DEFM, comme l'ont préconisé certains à l'ASP, me semble chimérique. Je suis pragmatique : les deux données existent, il faut vivre avec cette dualité. Les journalistes savent que la statistique administrative est plus volatile que l'enquête emploi ; reste que l'information à fréquence mensuelle s'impose dans les médias...

L'autre optimum serait que vous nous donniez les moyens de réaliser une enquête mensuelle - mais je n'y crois pas. Est-ce d'ailleurs le meilleur emploi à faire de 40 millions d'euros ?

M. Philippe Dallier , rapporteur . - À moins que vous n'y parveniez en conduisant l'enquête sur Internet...

M. Jean-Luc Tavernier . - Nous y travaillons, mais c'est une perspective à très long terme ! Pour l'heure, aucun pays n'y est parvenu.

Mme Chantal Cases - Peut-être d'ici 2020-2021 ? Je l'espère !

M. Jean-Luc Tavernier . - Je ne m'engagerai pas sur cette date !

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Merci.

Audition de MM. Jean Bassères, directeur général
et Stéphane Ducatez, directeur des statistiques, des études et
de l'évaluation de Pôle emploi.
et de Mmes Selma Mahfouz, directrice,
et Corinne Prost, cheffe de service, adjointe à la directrice,
de la direction de l'animation, de la recherche, des études
et des statistiques (Dares) du ministère du travail, de l'emploi,
de la formation professionnelle et du dialogue social
(mardi 17 mai 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Nous poursuivons nos travaux en accueillant M. Jean Bassères, directeur général de Pôle emploi, qui est accompagné de M. Stéphane Ducatez, directeur des statistiques, des études et de l'évaluation de Pôle emploi, de Mme Selma Mahfouz, directrice de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, la Dares, et de Mme Corinne Prost, cheffe de service, adjointe à la directrice, de la Dares.

Cette audition doit nous permettre de mieux appréhender les problématiques et enjeux liés aux statistiques mensuelles des demandeurs d'emploi établies par Pôle emploi et la Dares. Il serait en outre utile de connaître les rôles respectifs de ces organismes dans ce processus.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean Bassères, Stéphane Ducatez et Mmes Selma Mahfouz et Corinne Prost prêtent serment.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Quelles conclusions avez-vous tiré de l'épisode du « bug » SFR ? Les réponses au questionnaire qui vous a été adressé sont assez détaillées. Pouvez-vous néanmoins revenir sur cet événement avant d'aborder d'autres sujets ?

M. Jean Bassères, directeur général de Pôle emploi . - Pour comprendre l'origine du « bug SFR » - un très mauvais souvenir pour nous -, il faut avoir en tête le processus d'actualisation. Celui-ci, très encadré en termes de calendrier, prévoit un dispositif de relance -au onzième jour- des personnes n'ayant pas actualisé leur situation qui passe le plus souvent par l'envoi d'un SMS.

En septembre 2013, nous avons enregistré un nombre très important d'absences d'actualisation au titre du mois d'août 2013. Nous en avons recherché les causes, mais en nous concentrant sur des éléments de la chaîne très internes à Pôle emploi. N'ayant rien trouvé, nous avons signalé avec la Dares, dans notre publication mensuelle, qu'un nombre important de personnes n'avaient pas actualisé leur situation. Quelques jours après, nous apprenions que des SMS n'avaient pas été envoyés : SFR avait eu un incident technique, ne nous en avait pas informés, et nous-mêmes -je m'en fais encore le reproche- n'avions pas été en mesure de nous en rendre compte.

Nous nous sommes immédiatement mis au travail, avec la Dares, pour essayer de comprendre la nature de l'incident et ses conséquences sur les chiffres publiés, même si, d'un point de vue strictement formel, nous avions bien communiqué le nombre exact de personnes inscrites à Pôle emploi en fin de mois.

Nous avons fait immédiatement un communiqué de presse sur le sujet.

Ce bug a eu deux conséquences. D'une part, il a marqué le début d'importantes difficultés de communication pour Pôle emploi, car nous avons perdu en crédibilité, alors même que nous pensions avoir progressé, au cours des dernières années, dans la qualité de cette statistique ; d'autre part, nous avons instauré un processus très cadré de surveillance de cette période d'actualisation.

Nous rencontrerons sans doute d'autres difficultés techniques à l'avenir, mais je souhaite que nous soyons en mesure de les détecter en temps utile, afin d'éviter de publier une information le mercredi pour devoir la démentir trois jours plus tard.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Qui était l'expéditeur du SMS, Pôle emploi ou SFR ?

M. Jean Bassères. - SFR a emporté un marché public et c'est en tant qu'opérateur sous-traitant qu'il gère, pour nous, l'envoi des SMS de relance. La procédure de relance existe depuis 1995.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Les chiffres que vous établissez sont très liés aux comportements des inscrits à Pôle emploi. Or nous avons quelques inquiétudes quant à la clarté des instructions. Certains internautes, par exemple, nous indiquent avoir des difficultés à comprendre ce que signifie précisément : « Êtes-vous immédiatement disponible ? ». Avez-vous récemment réfléchi à votre manière d'interroger les personnes ?

M. Jean Bassères. - Nous avons réfléchi, avec la Dares, à la simplification du calendrier d'actualisation. Jusqu'à l'année dernière, celui-ci était établi en jours ouvrés et la date changeait tous les mois. Désormais, il est impossible d'actualiser son dossier au-delà du 15 du mois suivant.

S'agissant du sujet précis que vous évoquez, la clarté des questions posées, nous devons tout particulièrement nous pencher sur les réinscriptions à Pôle emploi, mal cernées dans notre questionnaire. Nous avons une rubrique « autres cas » dans les motifs d'inscription à Pôle emploi qui totalise 40 % des réponses. Ce résultat peu satisfaisant est essentiellement dû aux réinscriptions. C'est donc un travail que nous devons mener, avec, comme objectif, de ramener le taux des réponses « autres cas » à 15 % d'ici à 2017.

Mme Selma Mahfouz , directrice de l'animation de la recherche, des études et des statistiques . - Les chiffres issus de Pôle emploi sont obtenus à partir des données administratives relatives aux inscrits sur les listes de l'organisme. L'autre source d'information sur le chômage est l'enquête menée par l'Insee, par le biais de questionnaires, sur l'emploi au sens du BIT. Il faut, monsieur le rapporteur, avoir en tête que votre question se pose aussi, voire encore plus, dans ce cadre-là.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Certes, mais il faut bien que les personnes interrogées aient compris les questions pour que vous puissiez établir des statistiques se rapprochant le plus de la réalité !

Mme Selma Mahfouz. - Le fait de poser des questions aux gens soulève, en soi, de nombreuses interrogations quant à la façon dont ces questions vont être comprises.

M. Jean Bassères. - La question sur la disponibilité à laquelle vous faites référence, monsieur le rapporteur, ne me semble pas figurer dans le questionnaire d'actualisation de Pôle emploi. On déduit la disponibilité de données objectives fixées par la loi.

M. Stéphane Ducatez, directeur des statistiques, des études et de l'évaluation de Pôle emploi . - Lors de l'actualisation, nous interrogeons les demandeurs emploi sur leur activité au cours du mois précédent. Mais, effectivement, nous ne les questionnons pas sur leur disponibilité, cette donnée relevant plutôt de l'enquête de l'Insee.

M. Jean-Louis Tourenne . - Les différences entre les indicateurs nous ont été expliquées à plusieurs reprises. Mais s'il n'en fallait qu'un, lequel devrait-on retenir ? Y a-t-il un chiffre que nous pouvons considérer comme bon ?

M. Jean Bassères. - Si l'on cherche à établir des comparaisons dans le temps et l'espace, c'est l'indicateur de l'Insee sur le chômage qu'il faut retenir. Notre indicateur, lui, concerne le nombre d'inscrits à Pôle emploi.

On cherche en permanence à comparer ces deux statistiques, mais elles ne sont pas établies selon les mêmes méthodes et mesurent des phénomènes différents.

Nous sommes confrontés à une difficulté supplémentaire : l'évolution du nombre de demandeurs d'emploi inscrits en catégorie A à Pôle emploi - c'est la donnée qui se rapproche le plus de la définition du BIT - diverge de l'évolution de cette dernière depuis 2013, sans que nous ne parvenions à expliciter cette différence de trajectoire.

M. Éric Doligé . - Il serait souhaitable de préciser, dans un tableau, les compétences de chacun des organismes et les résultats que l'on attend d'eux. Cela permettrait de clarifier la situation et d'éviter que l'on ne retrouve, dans les gros titres, des chiffres ne correspondant pas à la réalité.

Mme Selma Mahfouz. - La plupart des pays ont recours à deux indicateurs : un indicateur trimestriel au sens du BIT, comme celui à partir duquel le taux de chômage est calculé en France, et un indicateur mensuel, extrait des données administratives de l'organisme, tel Pôle emploi, gérant l'indemnisation et l'accompagnement des chômeurs.

Je voudrais revenir sur la définition du chômage donnée par le BIT. Celle-ci est très stricte : la personne doit ne pas avoir travaillé, ne serait-ce qu'une heure, pendant la semaine de référence - celle qui précède la tenue de l'enquête -, avoir été en recherche active d'emploi dans le mois précédent et être disponible sous quinze jours.

Effectivement, cette donnée présente l'avantage d'être comparable dans le temps et dans l'espace, ce qui en fait une statistique intéressante pour un économiste. En revanche, contrairement aux données de Pôle emploi, elle n'a pas le mérite de l'exhaustivité.

L'enquête sur l'emploi distingue trois états : inactif, en emploi ou au chômage. Toutefois, une personne pourra être considérée comme inactive si, par exemple, elle souhaite travailler, mais n'est pas immédiatement disponible. Il existe donc une sorte de « halo » du chômage, constitué d'inactifs au sens du BIT, qui sont en recherche d'emploi, voire, pour certains, inscrits à Pôle emploi, ou d'actifs en sous-emploi.

Un indicateur est-il meilleur que l'autre ? Tous deux donnent en fait un éclairage différent sur la réalité complexe du chômage.

Les indicateurs au sens du BIT reposent sur une définition précise, harmonisée aux niveaux européen et international. Ils sont moins sensibles à tous les phénomènes pouvant affecter l'inscription à Pôle emploi. Mais, issus d'une enquête, ils n'ont pas de caractère exhaustif, exigent un délai de restitution, sont établis trimestriellement, comportent une marge d'incertitude et sont plus coûteux à produire. En outre, comme je viens de le signaler, la définition, assez stricte, nécessite d'être complétée.

La statistique tirée des inscriptions à Pôle emploi nous offre un reflet de la réalité et de la diversité des situations, au travers de données disponibles rapidement, à un coût plus faible. Mais ces données ne sont pas comparables au niveau international et demeurent sensibles aux comportements des demandeurs d'emploi.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Nous avons bien compris qu'il existait deux chiffres, calculés selon des procédés différents. Mais cette information n'est pas connue de l'opinion publique, dans sa très grande majorité, et lorsque le « bug SFR » vient s'ajouter à cela, un réel problème de crédibilité se pose. Peut-on donc, à un moment donné, s'accorder sur un autre indicateur, qui serait reconnu par tous et ne prêterait plus à discussions ? J'ai cru comprendre que certains pays avaient adopté un indicateur unique, combinant les deux types de données.

Mme Corinne Prost, cheffe de service, adjointe à la directrice, de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques. - L'indicateur du chômage au sens du BIT est trimestriel, tandis que l'indicateur reposant sur les inscrits au service public de l'emploi est mensuel. Certains pays se débrouillent pour avoir du « mensuel » équivalent à du « chômage BIT ». Mais combiner deux indicateurs pour essayer d'en tirer une vérité médiane n'aurait aucun sens en termes statistiques.

Mme Selma Mahfouz . - Nous avons travaillé sur un projet d'indicateur unique par le passé, mais l'Insee a jugé le résultat peu fiable.

M. Jean Bassères . - En tant que directeur général de Pôle emploi, je suis très sensible à la question que vous soulevez, monsieur le rapporteur. Je m'interroge même sur l'intérêt de l'indicateur que nous produisons, et ce d'autant plus que, chaque mois, l'image de Pôle emploi est associée à la publication de ces chiffres.

Par conséquent, ne déduisez pas de mon intervention que nous serions très attachés, à Pôle emploi, à l'élaboration de cette statistique. Celle-ci existe, et nous faisons tout pour l'améliorer depuis deux ans. Mais nous ne tenons pas, absolument, à la produire. D'ailleurs, certains pays ne communiquent pas de chiffres sur les inscrits à leur service public de l'emploi et se contentent des seuls indicateurs BIT.

Il faudrait toutefois un sacré consensus politique dans ce pays pour que l'on accepte de mettre un terme à la publication de cette statistique.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Pouvez-vous nous rappeler quelles sont les conditions d'inscription à Pôle emploi ? J'ai le souvenir d'avoir entendu un ancien ministre du travail annoncer à la presse que 400 000 chômeurs avaient en fait occupé un emploi à temps plein dans le mois précédant leur comptabilisation dans les effectifs de Pôle emploi. La définition du demandeur d'emploi ne semble vraiment pas être la même selon qu'elle est donnée par Pôle emploi ou par le BIT...

M. Jean Bassères . - Un demandeur d'emploi sera comptabilisé en catégorie A s'il n'a pas du tout travaillé le mois précédent, en catégorie B s'il a travaillé moins de 78 heures et en catégorie C s'il a travaillé plus de 78 heures. Ce peuvent être des personnes qui travaillent à temps plein, mais cherchent un autre emploi.

Mais il est clair qu'il existe une différence d'approche entre le BIT et Pôle emploi, y compris pour la catégorie A, la catégorie la plus comparable.

Certaines personnes déclarent être au chômage à l'Insee, sans être inscrites à Pôle emploi, et inversement. Je prendrai comme exemple un phénomène qui s'est accentué au cours des dernières années : avec l'abandon de la dispense de recherche d'emploi et l'allongement de l'âge de la retraite, certaines personnes proches de la fin de carrière se retrouvent inscrites en catégorie A de Pôle emploi, mais déclarent spontanément qu'elles ne recherchent pas d'emploi dans le cadre de l'enquête Insee.

M. René-Paul Savary . - Mais comment expliquer de telles différences dans les courbes ? Avez-vous essayé de neutraliser les effets de la suppression de la dispense de recherche d'emploi ?

M. Jean Bassères . - C'est toute la difficulté des appariements de fichiers. Nous, nous comptabilisons tous les inscrits, qu'ils cherchent ou non du travail. Mais nous nous efforçons, autant que faire se peut, d'introduire des données trimestrielles dans nos publications mensuelles, précisément pour favoriser une approche permettant des comparaisons. L'Autorité de la statistique publique nous incite à poursuivre dans ce sens.

Mme Selma Mahfouz . - Les différences entre les deux courbes peuvent être porteuses de sens et nous essayons de les comprendre.

La réapparition des seniors en dispense de recherche d'emploi dans les statistiques de Pôle emploi est assez facile à percevoir. En revanche, les écarts continuent de s'accroître au-delà de 2013, et ce phénomène à lui seul ne peut pas tout expliquer.

Le nombre d'inscrits à Pôle emploi qui se déclarent inactifs dans l'enquête de l'Insee est en croissance. S'agit-il de chômeurs découragés ? Parmi les chômeurs au sens du BIT, le nombre d'inscrits à Pôle emploi progresse lui aussi. Ce sont autant de phénomènes que nous cherchons à analyser.

Cela étant, l'abondance d'informations est-elle souhaitable ou apporte-t-elle de la confusion ? La question est complexe. Dans certains pays, il serait impensable de ne pas publier les données mensuelles, dès lors qu'elles existent.

La véritable problématique s'agissant de ces données mensuelles est de savoir ce qu'elles nous apprennent sur les tendances lourdes. Sur un plan statistique, les variations au mois le mois doivent atteindre un certain seuil pour traduire une modification de trajectoire. Nous mettons donc l'accent dans les commentaires, notamment vis-à-vis des journalistes, sur la nécessité d'examiner ces données mensuelles comme tendance.

M. Jean-Claude Lenoir . - Les chiffres, évidemment, nous intéressent, au plan national - pour mesurer l'efficacité des politiques publiques -, régional - pour cerner les évolutions dans les bassins d'emploi - et local. J'ai par exemple connu, sur mon territoire, une fermeture d'entreprise ayant entraîné 120 suppressions d'emploi. Nous avons été un certain nombre d'élus locaux à nous intéresser au sort des personnes concernées, estimant avoir un devoir envers elles, mais celles-ci sont très rapidement sorties de nos écrans de contrôle.

Au-delà de cette observation, j'ai trois questions à vous soumettre.

Depuis la fusion entre l'ANPE et l'Unédic, êtes-vous en mesure de vérifier que tout bénéficiaire des allocations chômage est bien inscrit à Pôle emploi ? Par ailleurs, l'unification des indicateurs, telle qu'elle a été envisagée tout à l'heure, permettrait-elle d'éviter le psychodrame si bien décrit par François Rebsamen - il avait annoncé à celle qui lui succédait au ministère du travail qu'elle vivrait chaque mois un « grand moment de solitude » ? Enfin, que pouvez-vous nous dire à propos d'un nettoyage supposé de ses listes par Pôle emploi ?

M. Jean Bassères . - Votre remarque, monsieur le sénateur, me fait penser à un autre avantage de l'indicateur que nous produisons avec la Dares : il est décliné à un niveau très local.

Mme Selma Mahfouz . - L'Insee ayant recours à une enquête auprès d'un échantillon, il lui est impossible d'atteindre un tel niveau de finesse.

M. Jean Bassères. - Par ailleurs, il faut être inscrit à Pôle emploi pour pouvoir percevoir des allocations chômage ou de l'allocation de solidarité spécifique (ASS) et la fusion entre l'ANPE et l'Unédic a permis, en toute logique, de consolider l'accès à ces informations, sauf des cas de fraude que nous combattons.

Votre troisième question me permet d'évoquer les radiations, qui, je le précise, sont automatiques si le demandeur d'emploi n'a pas actualisé sa situation ou opérées par nos agents en cas de non-réponse à une convocation ou d'absence à une session de formation. Il se dit que Pôle emploi aurait une politique en la matière... Il n'y en a pas ! C'est la conclusion que Jean-Louis Walter, médiateur national de Pôle emploi, a tirée après avoir travaillé sur le sujet. Je l'affirme également avec fermeté, même si je ne sais pas comment tordre le cou à tous ces bruits.

Quant à la solitude du ministre, elle est avérée, surtout lorsque les chiffres augmentent. Il lui faut effectivement, chaque mois, commenter des évolutions mensuelles, très difficiles à expliciter.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Pôle emploi compte actuellement, au niveau national, 200 conseillers chargés de vérifier l'effectivité des recherches d'emploi. Ce nombre me surprend. Quelle efficacité peut-on attendre d'un tel dispositif centralisé ?

M. Jean Bassères. - Le contrôle de la recherche d'emploi vise à s'assurer qu'un demandeur d'emploi effectue des actes répétés de recherche d'emploi. Certes, les conseillers concernés ne sont que 200, mais mesurons que le dispositif n'existait pas voilà deux ans ! Nous l'avons expérimenté et mis en place, les effectifs ayant été pris, non pas sur notre population de conseillers, mais sur nos fonctions supports. Il s'agit d'équipes régionales. La procédure débute par un examen du dossier et se poursuit, en cas de doute, par un questionnaire, puis un entretien.

Nous élaborerons, dans quelques mois, un compte rendu public des résultats obtenus. Le dispositif a deux vertus : il permet d'afficher l'existence d'un contrôle, donc de ne pas laisser croire qu'un demandeur d'emploi pourrait ne pas chercher d'emploi sans être sanctionné, mais aussi de repérer des personnes découragées, qu'il convient de réinsérer dans un processus d'accompagnement.

Faudra-t-il aller au-delà de l'effectif de 200 salariés ? Cela dépendra de l'arbitrage qui sera fait entre le conseil et le contrôle. Les conseillers n'aimaient pas avoir à faire les deux simultanément. Désormais, la situation est clarifiée.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Comment les demandeurs d'emploi contrôlés sont-ils sélectionnés ? Combien sont-ils ?

M. Jean Bassères. - Pour environ 30 % d'entre eux, ils sont choisis aléatoirement. Le reste est ciblé. Ce sera, par exemple, le cas d'un demandeur d'emploi ayant bénéficié d'une formation dans un secteur en tension qui n'a pas trouvé de travail quelques mois plus tard. Je n'ai pas le chiffre précis des personnes concernées : elles sont quelques milliers chaque année.

Mme Élisabeth Lamure . - D'après vos tableaux, 43 % des sorties relèvent du défaut d'actualisation, une partie importante correspondant, si j'en crois les explications données, à une reprise d'emploi. Dès lors, pourquoi cet élément n'est-il pas directement intégré à la catégorie des reprises d'emploi déclarées ? Par ailleurs, 70 % des radiations administratives sont prononcées pour non-réponse à convocation. Qu'advient-il des demandeurs d'emploi ainsi radiés ? Enfin, tenez-vous un tableau de l'évolution de la population active, et quelles en sont les variations ?

M. Jean Bassères. - S'agissant du taux de non-actualisation, nous n'avons pas souhaité combiner une donnée exhaustive et un résultat d'enquête.

Les personnes radiées pour non-réponse à convocation le sont pendant deux mois. Elles doivent ensuite se réinscrire.

Mme Selma Mahfouz. - La population active est suivie par l'enquête emploi de l'Insee qui distingue les inactifs des actifs - les personnes au chômage et les personnes dans l'emploi. Actuellement, la population active augmente à cause des seniors, mais je n'ai pas, ici, les chiffres précis.

Mme Éliane Giraud . - Pôle emploi a été critiqué pour la place que l'organisme accordait à une politique du chiffre, au détriment de la qualité. Ces discussions sur les indicateurs, tout comme la création d'une équipe de 200 conseillers chargés d'une mission de contrôle, ne témoignent-elles pas d'une certaine dérive ? N'accorde-t-on pas trop de place aux statistiques, en oubliant le rôle premier de Pôle emploi, et le bug ne nous aurait-il pas entraînés encore plus loin dans cette direction ?

Peut-être notre commission d'enquête pourrait-elle appeler à plus de calme, afin que l'on puisse de nouveau se pencher sur le sens : travailler sur l'évolution de la population active, l'analyse fine des catégories socioprofessionnelles, les questions liées au genre, etc.

M. Jean Bassères. - Sur mes treize indicateurs stratégiques, aucun ne concerne la statistique. Personnalisation et qualité de service sont au coeur de notre stratégie, que j'aurai grand plaisir à venir vous présenter. Les après-midi, par exemple, sont consacrés à l'accueil sur rendez-vous ; un demandeur d'emploi peut désormais demander à déplacer un rendez-vous pour empêchement. Nous ne sommes absolument pas sur une politique du chiffre, et la dynamique en place produit des résultats. Ainsi, au cours du premier trimestre de 2016, la satisfaction des entreprises a progressé de 5 points.

M. Éric Doligé . - Nous avons évoqué la solitude du ministre... Dans quel état de solitude vous trouvez-vous, ainsi que les personnels de Pôle emploi ? Les chiffres que vous allez publier peuvent changer la face du pays. Cette perspective ne soumet-elle pas vos équipes à une certaine pression ?

M. Jean Bassères. - Tout mon travail consiste à montrer que nous ne devons pas être jugés sur les chiffres du chômage. Les conseillers n'y pensent pas trop. Ils sont plus sensibles au fait qu'on dit rarement du bien d'eux. Leur travail, qui est de qualité, n'est pas suffisamment valorisé.

Audition de M. Gallo Gueye, directeur des statistiques sociales,
Mme Anne Clémenceau, chef de l'unité marché du travail et formation tout au long de la vie et M. Boyan Genev, administrateur d'Eurostat
(jeudi 19 mai 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Mes chers collègues, nous continuons notre cycle d'auditions de la semaine en entendant M. Gallo Gueye, directeur des statistiques sociales d'Eurostat, qui est accompagné de Mme Anne Clémenceau, chef de l'unité marché du travail et formation tout au long de la vie, et de M. Boyan Genev, administrateur d'Eurostat.

Cette audition doit permettre d'éclairer les membres de la commission sur le rôle d'Eurostat dans le pilotage du système statistique des États membres de l'Union européenne, s'agissant, en particulier, de la mesure de l'emploi et du chômage. Il nous serait également utile de connaître le regard que vous portez sur les statistiques françaises en matière d'emploi et de chômage.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Nous essayons de mieux comprendre comment les chiffres du chômage sont produits en France et utilisés au niveau européen. Nous nous interrogeons également sur les comparaisons que nous pouvons opérer entre pays européens, tout particulièrement avec le Royaume-Uni, l'Allemagne et l'Italie. Or ces trois pays n'élaborent pas leurs statistiques selon la même méthode.

Votre interlocuteur en France est l'Insee, qui produit des statistiques trimestrielles. Mais vous utilisez également les données administratives qui vous sont communiquées par Pôle emploi. Celles-ci n'étant pas au format souhaité, vous procédez à des extrapolations, ce que vous ne faites pas pour les trois pays auxquels nous souhaitons nous comparer.

En quoi consiste cette extrapolation ? Nos données sont-elles vraiment comparables à celles des pays précédemment cités ?

M. Gallo Gueye, directeur des statistiques sociales de la direction générale d'Eurostat . - Eurostat est l'autorité statistique de l'Union européenne. Ce service de la Commission européenne a pour rôle de promouvoir la législation statistique en Europe et son application. Les statistiques sociales sont assises sur des règlements européens, destinés à assurer la comparabilité des données statistiques européennes.

Nous recueillons et agrégeons les statistiques en provenance des États membres, qui, s'agissant du chômage et de l'emploi, sont des données annuelles, trimestrielles et mensuelles.

Nous coopérons très étroitement avec les organisations internationales, notamment le BIT et les instituts de statistique des principaux partenaires de l'Europe.

Nous sommes particulièrement soucieux de la question de l'indépendance au service de la qualité des statistiques. Nous travaillons avec les instituts de statistique de chacun des États membres afin d'assurer cette indépendance. Pour cela, nous disposons d'un comité consultatif sur la gouvernance statistique.

Cette architecture d'ensemble est tournée vers l'élaboration de statistiques comparables et de qualité.

Les statistiques mensuelles que nous élaborons sont assises sur les définitions internationales du BIT. Nous avons l'obligation de produire ces statistiques, utilisées dans certains cadres particulièrement importants de l'Union européenne comme la procédure sur les déséquilibres macroéconomiques.

Dix-sept États membres nous transmettent directement des chiffres du chômage conformes aux BIT. La Finlande et la Suède produisent en réalité des chiffres mensuels à partir de l'enquête sur les forces de travail, dénommée « enquête emploi » en France ; d'autres pays appliquent des méthodes d'extrapolation, mais en restant, toujours, dans le domaine de l'enquête emploi. Les données administratives ne jouent aucun rôle dans l'élaboration de ces statistiques.

Eurostat produit les chiffres pour les onze autres États membres, en employant une méthode hybride combinant les données administratives sur les demandeurs d'emploi et les données issues de l'enquête emploi.

L'extrapolation est opérée les mois où les données de l'enquête emploi sont indisponibles. La méthode, validée par le groupe de travail statistique sur le marché de l'emploi, consiste à appliquer, aux données relatives aux demandeurs d'emploi transmises par la Dares, un ajustement par désagrégation.

Cette méthode est solide. Les estimations initiales sont parfois révisées, mais le différentiel, en positif ou négatif, ne dépasse pas 0,3 points de pourcentage. Que ce soit pour la France ou les dix autres pays concernés, les révisions ne paraissent pas hors normes.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Quelles données de l'Insee allez-vous utiliser pour obtenir le taux de chômage de janvier 2016, sachant que Pôle emploi vous aura transmis ses propres données dans le courant de février ?

M. Gallo Gueye. - La règle en matière de transmission des données trimestrielles de l'enquête emploi veut que ces données nous soient transmises au maximum douze semaines après la fin du trimestre. Mais certains pays les publient bien avant ce terme.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Selon la rapidité de réponse des pays, pour ce même mois de janvier 2016, vous seriez donc amené à utiliser des données trimestrielles correspondant à des périodes différentes. N'est-ce pas problématique ?

M. Gallo Gueye. - Le risque existe. Mais, à nouveau, nous considérons que des révisions de 0,3 point de pourcentage ne sont pas hors normes.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Observez-vous une différence entre les mois où vous vous appuyez sur le chiffre trimestriel et ceux où vous produisez la donnée par extrapolation ?

M. Gallo Gueye. - Des variations peuvent être constatées d'un mois sur l'autre, mais la moyenne des trois mois est toujours calée sur le résultat de l'enquête emploi.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Les dix-sept pays produisant leurs propres données emploient-ils la même méthode ? Ce point a-t-il une importance pour vous ?

M. Gallo Gueye. - Comme je l'ai souligné, tous les pays ne procèdent pas de la même manière, et les méthodes sont même assez diverses. Après examen des séries qui nous sont transmises sur une longue période et discussion avec les différents pays sur la pertinence de leurs procédés, nous jugeons ces différentes méthodes satisfaisantes. Pour autant, nous continuons à travailler sur leur amélioration dans le cadre des contacts permanents que nous entretenons avec nos interlocuteurs dans les États membres.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - L'Europe cherche-t-elle à aller vers l'uniformisation ? Des objectifs sont-ils fixés dans ce domaine ?

M. Gallo Gueye. - Nous ne cherchons pas à ce que la même méthode soit employée partout. Notre objectif est la comparabilité des résultats. Cela n'exclut pas que nous discutions avec les pays d'éventuels points qui nous paraîtraient obscurs.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Après vos explications sur vos procédés d'extrapolation, je ne suis pas totalement rassuré sur la comparabilité, in fine, des résultats. Les différences entre pays - en particulier, toujours, entre la France et les trois pays déjà cités - sont-elles moindres sur les périodes trimestrielles ?

M. Gallo Gueye. - J'ai évoqué des écarts - de 4 mois, environ - dans les délais de transmission, par les pays, des données sur lesquelles nous nous calons pour sécuriser nos extrapolations. Mais nous obtenons, dans les extrapolations mensuelles, un niveau d'harmonisation acceptable pour l'objectif qui est le nôtre. Ce décalage ne remet pas en cause notre statistique mensuelle.

Les données trimestrielles reposent sur une base légale. L'implémentation de l'enquête diffère d'un pays à l'autre, conformément au principe de subsidiarité. Mais, à nouveau, nous visons la comparabilité du résultat.

Les chiffres de l'Insee sont en parfaite conformité avec le règlement européen, ainsi que les statistiques trimestrielles fournies par le Royaume-Uni, l'Allemagne et l'Italie.

Mme Anne Clémenceau, chef de l'unité marché du travail et formation tout au long de la vie d'Eurostat. - Les règlements européens imposent de nombreuses contraintes techniques et méthodologiques, ce qui garantit, pour les données trimestrielles et annuelles, un niveau de comparabilité très supérieur à bon nombre de statistiques. Mais nous continuons de travailler, notamment sur la séquence des questions dans les différents questionnaires nationaux, pour progresser encore.

Pour les statistiques mensuelles, notre objectif est de parvenir à l'utilisation de méthodes encore plus harmonisées, mais il sera difficile à atteindre.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Si l'on veut être certain d'utiliser des statistiques fiables, il faut donc préférer les données trimestrielles aux données extrapolées.

M. Gallo Gueye. - Les chiffres trimestriels sont effectivement plus solides, même si la comparabilité n'est jamais complète. Mais nos chiffres mensuels, plus représentatifs que les données relatives aux demandeurs d'emploi, en tout cas dans les cadres d'évaluation que nous utilisons, ont toute leur place parmi nos indicateurs.

M. Georges Labazée . - Mme Christine Erhel, que nous avons auditionnée le 11 mai, a évoqué l'existence d'un « halo » autour du chômage et, en particulier, la frange d'inactifs en fin de carrière, qui n'apparaît pas dans certaines statistiques. En France, on en dénombrerait 1,408 million ! Au niveau européen, la population concernée devrait atteindre des niveaux très élevés, sachant que l'âge de départ à la retraite varie d'un pays à l'autre. Prenez-vous ce phénomène en considération ?

M. Gallo Gueye. - Je ne crois pas que les différences entre pays sur cette question précise aient une incidence sur les données trimestrielles au sens du BIT.

M. Éric Doligé . - Peut-on envisager qu'une harmonisation complète soit un jour possible ? Votre travail en serait-il simplifié ?

M. Gallo Gueye. - S'agissant des chiffres trimestriels et annuels, nous l'avons dit, le niveau d'harmonisation est très satisfaisant.

S'agissant des chiffres mensuels du chômage au sens du BIT, nous ne cessons de pousser à l'harmonisation, mais, encore une fois, il s'agit d'obtenir, non pas le recours à une méthode unique, mais une comparabilité indirecte des résultats. L'objectif porte sur l'« output », même si, pour l'atteindre, nous travaillons aussi sur l'« input ».

Cela étant, tout soutien des efforts d'amélioration de méthodologie que nous portons serait bienvenu !

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Vous indiquez dans les réponses à notre questionnaire qu'Eurostat est amené à corriger des chiffres mensuels déjà publiés. Est-ce plus fréquent pour les onze pays dont les chiffres sont extrapolés ou pour les dix-sept autres ?

M. Gallo Gueye. - Nos analyses ne révèlent aucune différence entre les deux groupes de pays.

M. Jean-Jacques Filleul . - Je m'interroge depuis longtemps sur la fiabilité et la comparabilité des chiffres mensuels du chômage. Vos propos viennent conforter mes doutes. Votre office pourrait-il demander de ne plus publier les données mensuelles, moins porteuses de sens que les données trimestrielles ?

M. Gallo Gueye. - Les chiffres du chômage selon le BIT publiés mensuellement par Eurostat répondent aux objectifs de nos cadres d'évaluation et, j'y insiste, nous jugeons la série mensuelle solide.

Le marché du travail est un système complexe. Notre préoccupation première est d'expliquer clairement, de la façon la plus transparente possible, la signification de chacune des séries mensuelles publiées. Je rappelle que nous ne publions pas les chiffres mensuels des demandeurs d'emploi, uniquement utilisés pour l'extrapolation.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Au-delà des relations bilatérales avec tous les instituts statistiques nationaux, entretenez-vous des relations multilatérales ?

M. Gallo Gueye. - La méthode d'extrapolation hybride que nous utilisons a été validée par un groupe de travail d'Eurostat réunissant des experts statisticiens de tous les instituts nationaux de statistique en Europe. Celui-ci se réunit au moins deux fois par an, et d'autres réunions sont prévues entre directeurs des instituts nationaux. Les méthodologies sont toutes définies dans ce cadre, et non, de manière isolée, par Eurostat ou la Commission européenne.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - En cas de rétropolation, les États sont amenés à vous transmettre d'éventuelles corrections sur une base volontaire. Cette transmission ne devrait-elle pas être obligatoire ?

M. Gallo Gueye. - Nous sommes en contact avec les instituts nationaux, qui nous informent de projets de révision ou de changements pouvant entraîner des rétropolations. Mais, effectivement, cette communication n'est prescrite par aucun texte juridique et repose sur le volontariat.

Nous disposons néanmoins d'un code de bonnes pratiques, édictant un certain nombre de règles, et voilà quelques années, nous avons défini des lignes directrices concernant les révisions de série, la rétropolation et l'information entourant ce processus.

Il ne serait pas évident d'établir une obligation en la matière. Mais je ne connais pas de cas dans lequel nous n'aurions pas été informés.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - En France, une statistique mensuelle du nombre de demandeurs d'emploi a dû être corrigée du fait du fameux « bug » SFR. Avez-vous également modifié votre chiffre issu de l'extrapolation, en fonction des informations transmises par Pôle emploi ?

M. Gallo Gueye. - Je ne peux pas vous répondre sur le champ. Nous vérifierons cette information.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - L'Insee interviewe 100 000 personnes pour son enquête trimestrielle. Interrogé sur la possibilité de procéder à cette enquête chaque mois, son directeur nous a opposé une question de coût. Mais l'utilisation d'Internet pourrait engendrer des économies, permettant une évolution en ce sens. Si l'Insee se lançait dans cette opération, faudrait-il vous consulter en amont ?

M. Gallo Gueye. - Nous sommes très fréquemment consultés sur les changements envisagés. Nous l'avons été sur le changement de l'ordre du questionnaire en 2013 ou sur les évolutions relatives aux DOM. J'imagine qu'il en irait de même dans le cas que vous mentionnez.

Nous examinons les modes d'administration des questionnaires très attentivement au niveau européen, car la question du biais est essentielle. Les expériences menées ici ou là ne démontrent pas pour l'instant que l'on obtient des résultats identiques en interrogeant la même population selon des méthodes différentes.

Mme Éliane Giraud. - Les économistes, selon les pays, travaillent-ils plutôt avec les données trimestrielles ou les données mensuelles ?

M. Gallo Gueye. - Les chercheurs travaillent aussi bien avec les unes que les autres. Mais ils utilisent aussi des schémas de modélisation et de prévision.

Audition de M. Yves Perardel,
économétricien, du service de production et d'analyse de données
du département des statistiques de l'Organisation internationale du travail (OIT)
(jeudi 19 mai 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Yves Perardel, économétricien au Bureau international du travail (BIT).

Je rappelle que le BIT est le secrétariat permanent de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui a adopté, en 1982, la définition internationale du chômage dont nous avons déjà longuement parlé au cours des auditions précédentes.

Notre commission a souhaité vous entendre, monsieur Perardel, pour que vous puissiez rappeler l'historique et les modalités de fonctionnement de l'appareil statistique international en matière d'emploi et de chômage.

Il serait, en outre, intéressant que vous nous précisiez le regard que vous portez sur la qualité du système statistique français en matière d'emploi et de chômage.

M. Yves Perardel, économétricien à l'Organisation internationale du travail. - Nous disposons de différentes sources officielles de statistiques sur le marché du travail. Quatre d'entre elles peuvent en particulier nous intéresser : le recensement général de la population et des logements ; les enquêtes effectuées auprès des ménages sur la main-d'oeuvre ainsi que sur les revenus et les dépenses des ménages ; les recensements et enquêtes auprès des entreprises et établissements ; enfin, les registres administratifs.

Le recensement général n'est plus une source de statistiques en matière d'emploi pour la France ou, plus largement, les pays de l'Union européenne, mais il reste la seule source disponible pour une soixantaine de pays. Il a lieu en général tous les dix ans ou par rotation de manière annuelle. Son avantage est qu'il couvre tous les habitants : il s'agit d'une enquête exhaustive. En revanche, son coût est très élevé et sa périodicité très faible. Les questions relatives au travail sont en général très limitées, car le questionnaire est court.

L'enquête auprès de la main-d'oeuvre est ce qu'on appelle habituellement en France l'« enquête emploi ». Dans la plupart des pays, elle a lieu chaque trimestre ; seule une quinzaine de pays la publie chaque mois. L'avantage de cette enquête est que le questionnaire et la méthodologie employés se concentrent sur les problématiques d'emploi ; en particulier, tous les indicateurs clés peuvent être mesurés. Son coût est nettement inférieur à celui d'un recensement et sa périodicité beaucoup plus élevée. En revanche, l'échantillon interrogé est non pas exhaustif mais uniquement représentatif de la population. Tous les pays de l'Union européenne utilisent pour cette enquête, effectuée à un rythme trimestriel, un questionnaire harmonisé par Eurostat, ce qui permet la comparabilité des résultats.

Le registre administratif, tel, en France, celui qui est tenu par Pôle Emploi, ne présente quant à lui pas de problèmes d'échantillonnage puisqu'il s'agit d'un registre exhaustif de la population concernée. Ses données sont publiées plus rapidement et plus fréquemment que pour les enquêtes auprès de la main-d'oeuvre. En revanche, il dépend uniquement du cadre législatif défini par chaque État : les comparaisons entre les pays sont donc impossibles. Par ailleurs, il n'offre pas de dénominateur : on compte le nombre de chômeurs inscrits sans pouvoir calculer le taux de chômage, en l'absence de données sur la population active. Tous les autres chiffres relatifs au marché du travail - le taux de sous-emploi, par exemple - ne peuvent pas non plus être mesurés.

Enfin, les enquêtes auprès des entreprises et des établissements permettent d'apprendre le nombre de postes vacants disponibles au moment de l'enquête ; cette donnée est généralement calculée en équivalent temps plein. Cela permet de mesurer la demande de main-d'oeuvre alors que les autres sources mesurent l'offre. Les établissements non déclarés, dont le nombre est souvent très important dans les pays en développement, ne peuvent en revanche être pris en compte. Par ailleurs, comme pour l'enquête auprès de la main-d'oeuvre, l'échantillon étudié est représentatif et non pas exhaustif.

Aucune source de données ne peut donc à elle seule répondre à tous les besoins. Un système intégré de statistiques du travail doit reposer sur leur combinaison. Les données du recensement permettent ainsi de faire des évaluations comparatives et d'élaborer des bases de sondage pour les enquêtes ultérieures. Les données issues des enquêtes servent aux estimations intercensitaires et au suivi des tendances à court terme ; elles permettent en outre d'évaluer le sous-enregistrement dans les sources administratives, qui sont quant à elles utiles par leur fréquence et leur rapidité d'obtention. Les données issues des registres administratifs ne représentent qu'une fraction de ce que peut nous apprendre l'enquête emploi.

La définition actuelle du chômage a été adoptée par la treizième Conférence internationale des statisticiens du travail (CIST) en octobre 1982. La CIST rassemble, tous les cinq ans, des statisticiens du travail de tous les pays membres de l'OIT, actuellement au nombre de 187. Les statisticiens invités proviennent des instituts nationaux de statistique, tel en France l'Insee, et des ministères couvrant le domaine du travail et de l'emploi. Des représentants des syndicats d'employeurs et de travailleurs sont également conviés.

Les personnes au chômage, suivant cette définition, sont des personnes en âge de travailler - en général de 15 à 74 ans - qui remplissent trois critères.

Tout d'abord, ces personnes doivent être sans travail durant la semaine de référence : elles n'ont pas d'emploi rémunéré ou ne travaillent pas comme indépendant pour une durée minimale d'une heure.

Ensuite, elles sont disponibles pour travailler, c'est-à-dire pour commencer un emploi rémunéré ou indépendant au cours des deux semaines suivant la semaine de référence.

Enfin, elles sont en recherche active d'un travail : elles ont pris des mesures spécifiques, dans la période de quatre semaines se terminant avec la semaine de référence, pour chercher un emploi rémunéré ou indépendant, ou elles ont trouvé un emploi commençant dans les trois mois suivants.

Cette définition a été adoptée par tous les États membres de l'OIT. Ainsi, elle permet d'obtenir des chiffres comparables, si tant est que les questionnaires employés dans chaque pays permettent de mesurer ces trois critères.

Le nombre de chômeurs inscrits sur des registres administratifs dépend du cadre législatif national, qui varie de manière importante selon les pays.

En général, les trois critères du BIT sont appliqués. Néanmoins, des différences peuvent apparaître sur plusieurs points. Parfois, le critère d'une heure travaillée dans la semaine de référence peut être assoupli, ce qui permet, par exemple en France, de distinguer certaines catégories de demandeurs d'emploi.

Quant au critère de disponibilité, des personnes malades, qui ne sont donc pas disponibles, vont être prises en compte dans les registres administratifs de nombreux pays. À l'inverse, certains pays demandent une disponibilité à temps complet, ce qui n'est pas le cas de la définition internationale.

Pour ce qui est du critère de recherche active, certains pays demandent des preuves de cette recherche pour maintenir les personnes concernées sur le registre. De plus, certains pays imposent de prendre un emploi trouvé par le service public d'emploi.

Enfin, contrairement à la définition internationale, les chômeurs inscrits doivent s'enregistrer auprès du service public d'emploi. Si les personnes concernées voient un bénéfice potentiel à s'inscrire - aide pratique et personnalisée à la recherche d'emploi, indemnité financière -, la majorité d'entre elles s'inscrira. Ce n'est pourtant pas toujours le cas, notamment dans les pays dépourvus d'un système d'indemnisation des chômeurs.

Les registres de chômeurs inscrits sont parfois plus restrictifs que la définition internationale du chômage. Cela est particulièrement vrai dans les cas suivants.

Les jeunes, tout d'abord, sont souvent exclus des registres, car ils n'ont pas encore exercé d'emploi ou ils sont encore étudiants.

Certaines personnes plus âgées peuvent quant à elle être au chômage selon la définition internationale alors que, ayant atteint l'âge officiel de la retraite dans leur pays, elles sont automatiquement exclues du registre des chômeurs.

Par ailleurs, les personnes en recherche d'un emploi à temps partiel - moins de 20 heures par semaine - sont parfois exclues du registre.

Enfin, dans certains pays, seules les personnes ayant le droit de recevoir une indemnité financière sont conservées dans les registres de chômeurs inscrits. Toute personne n'ayant droit à aucune indemnité sera automatiquement exclue du nombre total. Cela réduit souvent considérablement le nombre de personnes inscrites.

À l'inverse, la définition internationale du chômage est parfois plus restrictive que le registre national. C'est le cas pour les personnes travaillant à temps partiel, qui sont souvent comptées dans les registres alors que la définition internationale les exclut dès la première heure de travail hebdomadaire effectuée. C'est aussi le cas, dans certains pays, des personnes dont la rémunération est inférieure à un seuil, qu'on autorise alors à s'inscrire au registre des chômeurs.

Je peux vous montrer un tableau qui compare, pour un ensemble de pays, le nombre de chômeurs inscrits sur leurs registres et celui qui a été calculé selon les normes internationales à partir des enquêtes auprès de la main-d'oeuvre. Le ratio entre ces deux nombres varie considérablement d'un pays à l'autre. Dans certains, tels la France ou l'Islande, les deux nombres sont du même ordre de grandeur. Comparons à présent l'Autriche et la Macédoine : ces deux pays ont un nombre comparable de chômeurs suivant la définition de l'OIT, environ 250 000 personnes. En revanche, le nombre de chômeurs inscrits sur leur registre varie du simple au triple : le nombre de chômeurs inscrits sur les registres autrichiens dépasse les 380 000, alors que les registres macédoniens ne comptent que 125 000 chômeurs.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Dans le cas de la France, le nombre de chômeurs inscrits au registre national est-il celui fourni par Pôle Emploi ?

M. Yves Perardel. - Tout à fait ; il s'agit de la seule catégorie A de Pôle Emploi. Comme il n'existe pas de norme internationale pour les registres administratifs, nous utilisons les données fournies par les pays suivant leur système propre.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Qui vous fournit le nombre de chômeurs suivant les normes internationales ? Eurostat a-t-il un rôle à jouer ?

M. Yves Perardel. - L'Insee le calcule à partir de son enquête trimestrielle et nous le fait parvenir directement, sans l'intermédiaire d'Eurostat. En revanche, du fait de l'harmonisation des questionnaires, ces données sont très aisément comparables entre les pays de l'UE.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Ces questionnaires ne sont pourtant harmonisés que jusqu'à un certain point, à en croire le représentant d'Eurostat que nous avons auditionné.

M. Yves Perardel. - Je dirais qu'ils sont plus harmonisés que les autres. La manière dont les questions sont posées est très importante : demande-t-on directement à la personne si elle est en recherche d'emploi ou bien lui pose-t-on cinq questions indirectes dont on déduit la réponse ? Des différences peuvent subsister à ce niveau entre pays européens.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Parmi les 187 États membres de l'OIT, combien vous fournissent des statistiques trimestrielles fiables ?

M. Yves Perardel. - Environ la moitié d'entre eux. Une quinzaine de pays nous fournissent même des données mensuelles.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Ces derniers pays nous intéressent particulièrement, car nous sommes incapables de produire ces statistiques mensuelles. Comment s'y prennent-ils ? Y a-t-il des pays européens parmi eux ?

M. Yves Perardel. - Les pays européens se sont mis d'accord pour fournir des données trimestrielles fondées sur un questionnaire et une méthodologie harmonisés. Il me semble donc qu'aucun d'entre eux, sauf exception, ne publie de statistique mensuelle à partir des enquêtes emploi. Je vous ferai en tout cas parvenir la liste des pays publiant ces statistiques à un rythme mensuel.

Pour en revenir au tableau comparant chômeurs inscrits et chômeurs selon la définition internationale, le ratio entre ces deux nombres est aussi fonction de la générosité du système d'indemnisation. Le système macédonien est sans doute beaucoup plus contraignant et moins généreux que le système autrichien. À l'échelle mondiale, rappelons que seules 28 % des personnes ont un accès potentiel à une indemnisation chômage.

Je veux maintenant présenter l'exemple des États-Unis, pays qui fournit d'ailleurs des statistiques d'enquête mensuelles. La différence entre le nombre de chômeurs suivant la définition internationale - 8 674 000 - et le nombre de chômeurs inscrits pour recevoir une indemnisation - 2 254 000, seuls les personnes recevant une indemnisation demeurant sur le registre - est extrêmement importante. Par ailleurs, l'enquête menée auprès des entreprises et établissements montre que 5 851 000 postes sont vacants.

Comment les États-Unis parviennent-ils à publier mensuellement les statistiques fondées sur les normes internationales ? C'est parce que leur échantillon représentatif est suffisamment large pour fournir une estimation fiable chaque mois. Par ailleurs, le nombre de chômeurs inscrit au registre est publié à un rythme hebdomadaire ! Cette fréquence accrue est permise par l'informatisation totale du registre, qui permet à chaque agence d'avoir un aperçu instantané du nombre de personnes inscrites. Cela illustre bien les avantages du registre en termes de rapidité et d'exhaustivité.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Y a-t-il une seule enquête pour l'ensemble des États-Unis ou bien chaque État mène-t-il sa propre enquête ?

M. Yves Perardel. - Une seule enquête est menée dans l'ensemble du pays et le même questionnaire est utilisé dans tous les États. En revanche, chaque État publie ses statistiques de chômage.

L'enquête publiée en France de manière trimestrielle s'effectue déjà en continu. Pour passer à une publication mensuelle, il faut augmenter l'échantillon pour qu'il soit représentatif à l'échelle d'un mois.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Selon l'Insee, c'est bien une question de coût. Savez-vous comment s'effectue l'enquête aux États-Unis, par Internet - ce qui permettrait sans doute de réduire les coûts -, par téléphone ou par rendez-vous ?

M. Yves Perardel. - Je ne sais pas comment ils procèdent. De plus en plus de pays effectuent ces enquêtes par Internet ou par téléphone, certains le font encore sur papier.

Je tiens à rappeler les indicateurs issus de la 19 ème CIST. Cette conférence a abouti à la première définition internationale du travail, dont l'emploi ne constitue que l'une des cinq formes, aux côtés du travail de production pour la consommation personnelle, du travail en formation non rémunéré, du travail bénévole et des autres activités productives. Il nous importe de mieux reconnaître ainsi les autres formes de travail, particulièrement importantes dans les pays en développement. Elles sont en revanche moins significatives en France.

Par ailleurs, au vu des contraintes entourant le chômage, en particulier dans les pays en développement où les indemnités de chômage n'existent pas, différents critères de sous-utilisation de la main-d'oeuvre ont été mis en place : le sous-emploi lié au temps de travail ; le chômage, dont la définition ne change pas, conformément à une forte demande des pays développés ; enfin, la main-d'oeuvre potentielle, qui est composée de deux catégories, les demandeurs d'emplois non-disponibles et les demandeurs potentiels disponibles. Chacune de ces deux catégories assouplit un critère de la définition du chômage pour englober ce qu'on nomme en France le « halo du chômage ». Ces nouveaux indicateurs seront testés dès l'an prochain en Europe par le biais d'un nouveau questionnaire harmonisé par Eurostat.

Le Bureau international du travail fournit un appui technique aux États membres qui le souhaitent - surtout des pays en développement - dans la conception du questionnaire de l'enquête emploi, afin de s'assurer que tous les indicateurs pourront être calculés correctement, ainsi que dans la préparation de l'échantillon représentatif et des tableaux issus des micro-données et l'analyse des résultats.

Notre site Internet permet l'accès à toutes les données qui nous ont été transmises par les États membres, ainsi qu'aux résolutions adoptées par l'OIT.

En conclusion, la source primaire d'information sur les statistiques du travail demeure l'enquête emploi. Néanmoins, la mesure du nombre de chômeurs inscrits reste pertinente et complémentaire.

Il ne faut pas comparer les deux chiffres sur le nombre de chômeurs en espérant qu'ils soient identiques, car ils couvrent des concepts certes proches mais distincts.

De plus, dans le cas d'une étude européenne ou internationale, le nombre de chômeurs inscrits sur des registres n'a pas de sens : il est fonction, dans chaque pays, de la législation nationale.

Dans un pays donné, l'évolution historique du nombre de chômeurs inscrits est pertinente uniquement si le cadre législatif de l'inscription des personnes n'évolue pas.

D'autres indicateurs existent néanmoins et doivent également être mis en évidence ; ils peuvent être mesurés uniquement par l'enquête emploi.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Si je vous comprends bien, vous édictez des normes, vous conseillez les pays qui vous sollicitent, mais rien d'autre : vous vous contentez de récupérer les données que ces pays veulent bien vous transmettre sans disposer d'aucun rôle de contrôle de la validité des données qui vous sont fournies. Ai-je bien résumé les choses ?

M. Yves Perardel. - Nous contrôlons la conformité des critères officiellement employés par les pays dans leurs enquêtes par rapport à ceux qui fondent la définition du chômage. Certains pays ne suivent pas les recommandations de la CIST en excluant, par exemple, le critère de la recherche active. Dans un tel cas, nous publions les données fournies mais nous les accompagnons d'une annotation précisant qu'elles ne peuvent faire l'objet de comparaisons internationales.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Les États membres de l'OIT ne doivent-ils pas s'engager, par la signature d'une charte, à suivre les critères de l'organisation ?

M. Yves Perardel. - Tous les pays devraient suivre les normes établies et, de fait, l'immense majorité d'entre eux le fait. Pour autant, chaque État est souverain et s'il décide, pour quelque raison que ce soit, de ne pas suivre ces normes, cette décision prévaut. Nous avons seulement un rôle de conseil.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Pourriez-vous nous donner votre opinion de la qualité du système statistique français ? Notre commission d'enquête ne doute pas de la qualité du travail de l'Insee. En revanche, les commentateurs et la classe politique utilisent en permanence le nombre mensuel de chômeurs, dont on commence à mieux mesurer les limites de la pertinence, et non pas tant le nombre trimestriel correspondant à vos critères. Voilà pourquoi les pays capables de fournir des statistiques mensuelles conformes à ces critères nous intéressent tant.

Par ailleurs, le découplage existant entre les données de Pôle Emploi et de l'Insee, auquel s'ajoutent les extrapolations opérées par Eurostat, apparaît problématique. Comment, selon vous, pourrait-on améliorer cette situation et rendre le système plus rationnel et pertinent ?

M. Yves Perardel. - Je veux d'abord souligner la qualité exceptionnelle du travail de l'Insee, notamment dans la précision des données qu'il fournit à un rythme trimestriel.

En revanche, le travail d'extrapolation mené par Eurostat à partir des données mensuelles issues des registres administratifs peut présenter des risques. Si l'on veut obtenir des données mensuelles valables, il faudrait surtout augmenter l'échantillon des enquêtes emploi afin de pouvoir publier des données mensuelles avec la même confiance qui entoure les données trimestrielles actuelles.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Notre interlocuteur d'Eurostat nous a assuré que ce processus d'extrapolation ne pose pas tant de difficultés et que les données qui en résultent sont acceptables si l'on tient compte de la marge d'erreur. Partagez-vous cette conviction ?

M. Yves Perardel. - Ces données sont acceptables mais elles ne seront jamais aussi bonnes que celles produites à partir d'une enquête représentative de la population, dès lors que l'on prend le temps nécessaire pour l'exploitation des résultats. L'enquête emploi reste la manière la plus fiable de mesurer le nombre de chômeurs et le taux de chômage d'un pays tout en assurant la possibilité de comparaisons internationales.

Certes, on peut mener des travaux économétriques préliminaires à partir des tendances des registres administratifs ; c'est bien moins coûteux que d'augmenter la taille de l'échantillon représentatif. Néanmoins, en tant qu'expert, je préfèrerais une enquête représentative mensuelle.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Sauriez-vous nous dire à combien de personnes il faudrait porter l'échantillon pour remplir cet objectif ?

M. Yves Perardel. - C'est à l'Insee de répondre précisément à cette question. La solution n'est pas forcément l'élargissement de l'échantillon : on pourrait également interroger l'échantillon actuel à un rythme plus fréquent.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Un tel rapprochement ne rend-il pas moins pertinentes les données issues de l'enquête ?

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Environ 100 000 personnes sont interrogées dans le cours de chaque trimestre. Il faudrait avoir les moyens de les interroger dans le cours d'un mois seulement. Cela semble techniquement possible et, peut-être, moins coûteux dès lors que l'on utilise Internet. Encore faut-il s'assurer que les personnes répondent au questionnaire sans qu'on ait à les solliciter.

M. Yves Perardel. - Il n'y a en effet aucun problème technique : un pays comme la France peut tout à fait se le permettre. Il faut simplement analyser le rapport coût-bénéfice d'une telle initiative. Chaque pays mène des enquêtes au rythme qu'il peut, que ce soit cinq ans ou un mois.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Quel est l'intérêt fondamental de bénéficier d'un calcul mensuel, si ce n'est de faire la démonstration du décalage entre les données de l'Insee et celles de Pôle Emploi ?

M. Yves Perardel. - De fait, beaucoup d'indicateurs mesurés par l'enquête emploi auront une variabilité très faible de mois en mois. L'indicateur ayant la plus forte variabilité est le taux de chômage ; pour d'autres, tel le taux d'emploi, une valeur trimestrielle est largement suffisante. La raison principale de passer à un rythme mensuel est sans doute la volonté de connaître plus précisément l'évolution du taux de chômage.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Il sera intéressant d'apprendre de ces pays quelles données sont chez eux plus mises en avant. Pour que ce passage au rythme mensuel ait un sens, il faut que ces données issues de l'enquête deviennent, en quelque sorte, les données officielles.

M. Yves Perardel. - Tout à fait.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Tel est bien le but recherché. Il serait bon qu'on puisse enfin comparer aisément nos données avec celles d'autres pays, ce qui exige d'utiliser les mêmes méthodes de calcul. L'immédiateté de l'information reçue est aussi séduisante ; le rythme hebdomadaire de parution du nombre de chômeurs inscrits aux États-Unis va peut-être un peu trop loin en ce sens.

M. Yves Perardel. - Le principal intérêt du registre administratif, outre son exhaustivité, est sa périodicité plus fréquente que celle de l'enquête emploi. Si celle-ci devenait mensuelle, il perdrait cet avantage. Le passage à la publication hebdomadaire représente peut-être une réponse à ce problème.

Beaucoup de pays ne connaissent pas ce débat entre les deux comptabilisations des chômeurs : les deux valeurs y sont en effet si différentes, historiquement, que l'on n'a jamais cherché à les comparer ou à les opposer. La proximité des deux valeurs en France y nourrit ce problème.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Merci de nous avoir fourni toutes ces informations.

Audition de M. François Rebsamen, ancien ministre du travail,
de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social
(mercredi 25 mai 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Nous recevons M. François Rebsamen, ancien ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social d'avril 2014 à août 2015. Monsieur le ministre, pouvez-vous éclairer les membres de la commission sur les modalités de production et de publication des chiffres du chômage par Pôle emploi et les services du ministère du travail et sur les raisons qui vous ont conduit à indiquer au journal Les Échos du 29 mars 2016, que « Pôle emploi n'est pas un outil statistique fiable » ? Que pensez-vous des politiques de l'emploi menées chez nos partenaires européens dont le nombre de demandeurs d'emploi a diminué ou a été contenu ? Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Rebsamen prête serment.

M. François Rebsamen, ancien ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social . - Merci de me recevoir. Comment les chiffres mensuels de Pôle emploi sont-ils élaborés ? Cela s'articule autour de quatre étapes. D'abord un appel à actualisation, permettant de sélectionner les personnes pour lesquelles une actualisation de leur situation est attendue : des déclarations de situation mensuelle sont envoyées, autrefois uniquement par courrier, mais cela ne représente plus aujourd'hui que 2 % des cas, le reste étant dématérialisé le 28 du mois à minuit - le 26 en février. Puis débute la période d'actualisation : les demandeurs d'emploi déclarent leur situation par des canaux là encore de plus en plus dématérialisés : internet pour 80 %, application mobile pour 6 % des cas, téléphone par un appel au 39 49 pour 14 %, ou bornes dans les agences pour 1 % - ce qui n'est pas rien, au vu des nombres - et autant pour le papier. Vient ensuite la relance par SMS pour éviter les oublis ou par message vocal ou courrier pour ceux qui se déclarent traditionnellement par courrier. Enfin arrive la clôture, qui intervient le 15 du mois suivant à minuit : les demandeurs d'emploi n'ayant pas répondu se voient alors notifier leur défaut d'actualisation.

Quelles vérifications sont effectuées à chaque étape ? Des comparaisons avec les données du mois précédent ou de l'année précédente sont faites pour le volume d'appel, le volume d'actualisation, les prévisions de radiation. Les flux reçus par des sous-traitants sont aussi contrôlés. La procédure de relance fait l'objet d'un suivi spécifique avec des indicateurs d'aboutissement des relances, sur lesquels il a pu y avoir quelques problèmes. Les taux de retour et de réinscription sont aussi contrôlés. Les clôtures sont comparées aux autres campagnes équivalentes. Tout cela fonctionne sans aucune intervention du ministre, quel qu'il soit.

Deux incidents importants sont à noter dans la période récente donnant lieu à des statistiques étonnantes. Lors de la première, en septembre 2013, Michel Sapin étant ministre, aucun SMS de relance des télé-déclarants n'avait été envoyé. Le prestataire SFR a depuis renforcé son outil, transmettant des informations à Pôle emploi avant, pendant, et après l'actualisation et procédant à une simulation de la relance par SMS avant exécution, le tout étant contrôlé par des comités de suivi. Un nouvel appel d'offre juste avant mon départ du ministère pour désigner le prestataire pour les opérations de relance, a retenu de nouveau SFR, ce qui a entériné ces améliorations.

Le deuxième épisode date de mai 2015. Pôle emploi a constaté alors que le nombre de demandeurs d'emploi ayant actualisé leur situation était plus faible que d'ordinaire. Voyant qu'il y avait moins de chômeurs, Pôle emploi a paniqué : il en avait perdu l'habitude !

Cela arrivait pourtant après un trimestre lui aussi surprenant affichant 0,7 % de croissance - il était logique que cela se voie quelque part dans les chiffres de Pôle emploi. Ce dernier a toutefois considéré, sans en référer à personne - m'a-t-on dit - qu'un deuxième SMS de relance devait être envoyé. De mémoire, il y avait 45 000 demandeurs d'emploi inscrits en moins. Ce deuxième SMS n'ayant rien donné le dimanche soir, veille ou avant-veille de l'annonce du chiffre, un troisième a été envoyé le lundi. Résultat, il y a eu beaucoup plus d'inscrits nouveaux que d'habitude, ce qui - à mon avis de ministre - ne correspondait pas à la situation économique. Je n'ai jamais su qui avait pris la responsabilité d'envoyer ces SMS supplémentaires... On aurait pu continuer à en envoyer ! Même le directeur général de Pôle emploi n'était pas au courant.

L'explication officielle de cette baisse initiale des actualisations est qu'il s'agissait d'un des mois de mai comportant le plus de ponts, ce qui expliquerait que les demandeurs d'emplois ne s'actualisent pas.... À la suite de cet incident, il a été décidé de changer le calendrier qui était auparavant fixé en fonction du nombre de jours ouvrés, ce qui faisait varier la période - cela datait de la période où tout se faisait par papier, le cachet de la poste faisant foi. L'actualisation, dématérialisée à 99 %, peut aujourd'hui avoir lieu n'importe quel jour de la semaine, y compris les jours ouvrés, surtout pour des demandeurs d'emploi... La clôture a donc toujours lieu le 15 du mois à 23 h 59.

Devant ces mouvements erratiques, j'ai demandé une mission à l'Inspection générale des affaires sociales (Igas). D'après son rapport, les demandeurs d'emploi de catégorie C - qui travaillent plus de 78 heures dans le mois - représentent 20 % des catégories A, B et C, soit un peu plus d'un million. Ce chiffre, qui augmentait peu jusqu'à octobre 2014, a connu une augmentation très dynamique depuis lors, dont un peu moins de la moitié est le fait de demandeurs d'emploi qui travaillent + de 150 heures par mois dans des secteurs donnés : industrie, transport et logistique, services à la personne. Il faut savoir que près de 40 % des demandeurs d'emploi de catégorie C, soit 400 000 personnes considérées comme des chômeurs, travaillent en réalité à temps plein ou ont travaillé à temps plein sur l'année qui précède. Cette évolution pourrait traduire des changements en partie structurels : soit la pratique des employeurs, soit l'offre des services opérateurs de Pôle emploi, soit de nouvelles règles adoptées par les partenaires sociaux comme sur l'assurance chômage - car cela a un impact fort sur les chiffres du chômage.

L'Igas a obtenu de l'Insee une analyse spécifique sur l'augmentation constante depuis 2009 du nombre d'actifs en activité s'inscrivant comme demandeurs d'emploi, dont la proportion est passée de 3 % au 1 er semestre 2009 à 6 % au 1 er semestre 2015. Le rôle de l'évolution structurelle du marché du travail a été confirmé par les données relatives au flux d'embauche : la rotation de main d'oeuvre est plus forte depuis 2009, car les employeurs ont davantage recours aux contrats courts, fragilisant la situation de chacun. Le fait d'être inscrit à Pôle emploi dépend en fait de nombreux facteurs : conditions d'indemnisation, offres de services de Pôle Emploi, procédures d'inscription.

La convention d'assurance chômage de mai 2014 a assoupli à partir d'octobre de la même année les conditions de cumul entre l'indemnisation du chômage et un revenu d'activité, en supprimant des seuils, ce qui devrait expliquer au moins en partie la hausse du nombre d'inscrits en catégorie C - même si l'absence de recul suffisant empêche de l'affirmer sans contestation.

Au-delà de la mission de l'Igas, Pôle emploi a réalisé une enquête en mars 2015 auprès des demandeurs d'emploi de catégorie C présents en janvier. Parmi ceux d'entre eux qui travaillent à temps complet, 11 % étaient en période d'essai, mais 24 % avaient au moins un contrat de 6 mois devant eux - tout en étant considérés comme chômeurs ! Parmi ceux qui travaillent à temps complet, 87 % déclarent rechercher un meilleur emploi - ce qui explique la divergence avec les statistiques du chômage au sens du BIT ; 60 % d'entre eux disent s'actualiser pour ne pas avoir à refaire des démarches administratives en cas de perte de leur emploi ; 43 % le font pour bénéficier des services connexes de Pôle emploi tels que les conseils, les ateliers, les offres d'emplois, l'information sur les formations disponibles ; 27 % le font parce qu'ils croient à tort que c'est obligatoire - chacun tirera les conclusions qu'il voudra de ce dernier chiffre.

Des entretiens ont été réalisés auprès des conseillers. Selon ces acteurs de terrain, les demandeurs d'emploi ne s'actualisent pas de peur de s'exposer à une radiation, mais aussi par crainte de délais plus longs occasionnant des retards de paiement en cas de ré-adhésion. S'actualiser représente une sécurité face à des dates de fin de contrat parfois aléatoires. On peut supposer, dans ces conditions, que plus ils sont sollicités pour s'actualiser - je pense aux trois SMS - plus ils sont inquiets et s'actualisent même s'ils sont en situation d'emploi.

On me prête toutes sortes de propos ... j'aurais dit qu'on ne comprenait rien à l'écart entre les deux chiffres du chômage.

M. Jean-Claude Lenoir . - Je l'ai entendu !

M. François Rebsamen . - J'ai dit en réalité que Pôle emploi ne parvenait pas toujours à justifier les variations de ses statistiques et qu'il était nécessaire de lancer une enquête comme celle que j'ai demandée à l'Igas.

Pourquoi les chômeurs au sens du BIT sont 2,845 millions en France métropolitaine - c'est en effet le chiffre qu'il faut considérer pour faire des comparaisons avec les autres pays d'Europe - soit 720 000 de moins que le nombre de demandeurs d'emploi de catégorie A ? En janvier 2010, cet écart était inférieur à 100 000. De début 2007 à fin 2009, à quelques unités près, les courbes se suivaient. Depuis début 2010, l'écart se creuse.

Pourquoi ? Tandis que Pôle emploi mesure les personnes inscrites, tenues à des actes de recherche d'emploi et n'ayant eu aucune activité au cours du mois, le chiffre des chômeurs au sens du BIT mesure une situation constatée du marché du travail estimée chaque trimestre par l'Insee à partir d'un échantillon de 110 000 personnes : est comptée toute personne qui, au moment de l'enquête, déclare ne pas avoir travaillé une seule heure dans la semaine, en recherche active pendant le mois précédent et disponible pour un emploi dans les 15 jours qui suivent. Ces deux chiffres ne se recoupent pas ; c'est pourquoi on parle du halo du chômage.

L'écart pour les séniors est de plus de 350 000, peut-être de 400 000, soit la moitié de l'écart total. Moins actifs dans la recherche d'emploi car découragés et voyant l'âge de la retraite approcher, ils sont comptés par Pôle emploi, mais pas au sens du BIT. Pourquoi l'écart se creuse-t-il ? À partir de 2009, la dispense de recherche d'emploi pour les séniors a été supprimée progressivement jusqu'au 1 er janvier 2012. Cela a mécaniquement augmenté le nombre de chômeurs de catégorie A. Cela vous remontera peut-être le moral ? En revanche, le nombre de jeunes inscrits en catégorie A est inférieur de 150 000 au chiffre au sens du BIT. Ils sont en recherche active, mais pas forcément inscrits à Pôle emploi, car ils ne peuvent espérer d'indemnisation.

J'ai vainement tenté de le dire chaque mois. Les statistiques de Pôle emploi ne peuvent pas être, en soi, un indicateur valable : d'après les statisticiens, tout écart égal ou inférieur à 20 000 n'est pas significatif. Mais allez l'expliquer quand vous êtes ministre du travail... J'aimerais qu'on puisse tirer des leçons de tout cela et qu'on fasse une analyse moins immédiate. Mais c'est un rêve d'ancien ; je sais dans quel monde médiatique nous vivons.

M. Georges Labazée . - Vous auriez dû rester ministre !

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Merci pour ce témoignage très intéressant. Les dirigeants de Pôle emploi n'étaient pas entrés dans ce niveau de détail concernant le bug de mai 2015 ; je n'ai pas souvenir notamment d'avoir entendu parler d'un 3 ème SMS. Allez-vous jusqu'à dire qu'il faudrait supprimer ces systèmes de relance, maintenant que les gens savent qu'ils ont jusqu'au 15 du mois pour se réactualiser ?

Il y a un jeu masochiste à commenter tous les mois ce chiffre de Pôle emploi, que l'on sait pourtant soumis à des aléas et difficile à comparer avec le chiffre au sens du BIT. Certains pays européens sont capables de fournir ce dernier tous les mois, mais pour la France, Eurostat doit retraiter les chiffres de l'Insee. Ne faudrait-il pas arrêter de publier le chiffre de Pôle emploi - à supposer que ce soit possible - ou se concentrer sur le chiffre trimestriel au sens du BIT et doter l'Insee des moyens nécessaires pour produire une enquête chaque mois.

Vous avez parlé de l'impact très significatif qu'avait eu la suppression de la dispense de recherche d'emploi. Pôle emploi dit avoir 200 conseillers spécialisés dans la vérification que les demandeurs inscrits sont dans une recherche active d'emploi. Pour 2 millions d'inscrits, ce n'est rien ! Dans ces conditions, ce critère de recherche active a-t-il vraiment un sens ? Le responsable de Pôle emploi nous a affirmé qu'il n'était pas envisageable que les chiffres soient influencés par une consigne de radiation, car les agences s'opposeraient à un ordre venu d'en haut de nettoyer les statistiques. Mais Pôle Emploi est-il seulement capable, à l'inverse, de vérifier que la recherche active a bien eu lieu ?

M. François Rebsamen . - Il faudrait sans doute attendre un trimestre pour avoir une vision du marché du travail plus conforme à la réalité. Je n'ai jamais pu savoir exactement combien de SMS avaient été envoyés. Des milliers et des milliers, m'a-t-on dit... Le directeur général de Pôle emploi en sait peut-être davantage ? Pôle emploi n'envoie désormais qu'un seul SMS de relance par mois. Le fait qu'il y ait pu en avoir trois sans que le ministre en soit informé montre bien la liberté de Pôle emploi !

J'ai examiné les radiations des dix dernières années. On observe des écarts de radiation assez importants et incompréhensibles, quels que soient les ministres. Un gouvernement de gauche radierait-il plus ? La moyenne des radiations est de 44 800 sur les dix dernières années, soit 1,2 %. Ce pourcentage est tombé à 0,8 % sur les cinq dernières années ; 82 % d'entre elles avaient pour motif l'absence suite à une convocation. Au maximum, elles ont atteint le nombre de 58 000 par mois ; le mois avec le moins de radiations en 2015 a été mai - le mois des trois SMS de relance - avec 36 000 radiations.

Les changements de catégorie sont opérés par Pôle emploi, qui agit sous le contrôle des partenaires sociaux. Il devrait donc y avoir convergence, sinon des luttes, du moins des statistiques. J'ai demandé à ce que chacun soit classé dans la bonne catégorie. Les personnes suivant une formation financée par les conseils régionaux étaient ainsi classés en catégorie A ! À quoi sert dans ce cas la catégorie E, spécifiquement consacrée aux demandeurs d'emploi en formation ? On m'a répondu qu'on ne les y classait pas car les conseils régionaux ne transmettaient pas leurs fichiers...

Un débat a été ouvert sur la recherche active d'emploi. Dans quatre régions différentes, des conseillers ont demandé aux demandeurs d'emploi s'ils recherchaient effectivement un emploi ; un certain nombre ne le faisait plus, par découragement, parce qu'on ne répondait pas à leurs courriers, parce qu'aucune offre d'emploi ne correspond à leur profil. Mais le fait d'être appelé leur a donné à nouveau de l'espoir : on s'occupait d'eux. J'ai donc demandé que l'on renforce le contrôle. Cela a été voté par les partenaires sociaux (sauf par la CGT et FO qui se sont abstenues) et cette mission a été confiée à 200 contrôleurs. Évidemment, cela a donné lieu à une polémique...

Quand on travaille à temps plein, on ne devrait pas être considéré comme un chômeur. J'entends pourtant parler des 5,5 millions de chômeurs que compterait notre pays. La France est un des rares pays au monde à vouloir se faire mal en comptant comme chômeurs des gens qui travaillent à temps plein. J'ai parlé un jour à des journalistes internationaux du chiffre de 2,845 millions de chômeurs en France au sens du BIT ; une journaliste allemande s'est étonnée, elle croyait qu'il y en avait près de 6 millions !

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - De telles procédures de relance existent-elles dans d'autres pays européens ? La commission d'enquête a mis en place un espace participatif sur internet. L'une des questions qui y ont été déposées est la suivante : existe-t-il une radiation systématique des personnes diagnostiquées comme souffrant d'un handicap intellectuel, que ce soit à juste titre ou non ?

M. François Rebsamen . - Chaque pays a ses procédures ; je ne suis pas en mesure de vous en dire plus sur ce sujet. Les conseillers de Pôle emploi étant très dévoués, très à l'écoute, je les vois mal repousser quelqu'un qui souhaiterait s'inscrire.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Il n'y a pas à justifier d'un certificat d'aptitude physique et mentale pour être inscrit à Pôle emploi ?

M. François Rebsamen . - Aucune consigne n'a été donnée dans ce sens à ma connaissance.

M. Georges Labazée . - Le professeur Christine Erhel de l'université de Paris I nous a indiqué qu'il y avait un halo autour du chômage en fin de carrière, citant le chiffre de 1,408 million de personnes. Le Conseil d'orientation des retraites, dont je fais partie, ne les considère pourtant pas comme étant déjà à la retraite. Cela complique l'appréhension des données...

M. Éric Doligé . - Plus on envoie des SMS, plus il y a de chômeurs ? Il n'y a qu'un seul sous-traitant ?

M. François Rebsamen . - En effet.

M. Éric Doligé . - Vous avez indiqué que vous n'aviez pas d'explications pour certains faits. Est-ce du fait du sous-traitant ? N'y a-t-il pas de cahier des charges qui s'impose à lui ? Ou bien les informations arrivent-elles à Pôle emploi, sans que ce dernier soit capable de les traiter ? Vous avez dit à plusieurs reprises « sans que l'on sache pourquoi. » Il y a un écart de 720 000 entre le chiffre des chômeurs au sens du BIT et celui de Pôle emploi ; pourriez-vous expliquer plus précisément à quoi il est dû ?

Mme Patricia Schillinger . - Les demandeurs d'emploi touchant le RSA sont-ils comptés à part ?

M. Jean Desessard . - Ne faudrait-il pas compter le chômage à chaque début de mandat ? Cela donnerait une vision globale...

M. François Rebsamen . - Hélas, c'est tous les mois que cela tombe : celui qui proposera de ne pas les publier n'est pas encore né ! Je ne sais pas si le comptage des bénéficiaires du RSA est fait à part ; mais les conseillers de Pôle emploi ne font aucune discrimination. Je n'ai pas dit : « sans que l'on sache pourquoi » ; j'ai même apporté des débuts de réponse : la suppression de la dispense de recherche active des séniors a eu un faible impact en 2010-2012 et un fort impact depuis 2012. Les ruptures conventionnelles ont explosé : il y en aurait 350 000 aujourd'hui - peut-être y a-t-il des chiffres plus récents... Avec le délai de carence qui s'impose en fonction de l'indemnité de départ, les personnes qui ont conclu des ruptures conventionnelles peuvent s'inscrire à Pôle emploi, même si elles ne touchent pas d'indemnité immédiatement. Mais elles peuvent aussi prendre quelques mois sabbatiques et être réembauchées dans la même entreprise : tout peut arriver !

Je me suis contenté de demander qui a donné l'ordre d'envoyer deux SMS supplémentaires, au rebours de la procédure. Il paraît qu'il y a eu un mouvement de panique. Quand vous vivez dans la hausse continuelle et que soudain vous percevez une baisse, vous êtes inquiets, surtout si vous avez connu un bug récemment - c'est la raison que l'on m'a donnée.

Monsieur Desessard, si j'ai souhaité qu'il y ait moins de 3 millions de chômeurs à la fin du mandat du Président de la République pour que ce dernier puisse se représenter... c'était naturellement en faisant référence au chiffre au sens du BIT !

Il y a un halo ; le propre du halo, c'est qu'on a du mal à en discerner les contours. Je ne le nie pas, il y a des milliers de personnes dont on ne connaît pas le statut ; les chercheurs y travaillent.

M. Georges Labazée . - Mais ces personnes sont plutôt en fin de carrière...

M. François Rebsamen . - Oui. C'est comme le nombre d'emplois non pourvus... cela mériterait une autre commission d'enquête !

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Je vous remercie.

Audition de M. Xavier Bertrand, ancien ministre du travail,
des relations sociales, de la famille et de la solidarité
(mercredi 25 mai 2016)

_______

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Mes chers collègues, nous recevons à présent M. Xavier Bertrand, ministre du travail de mai 2007 à mai 2012.

La commission a souhaité vous entendre pour que vous puissiez exposer à ses membres votre expérience et votre point de vue concernant l'établissement des chiffres de l'emploi et du chômage en France, par l'INSEE et par Pôle Emploi.

Nous souhaiterions, en effet, avoir votre avis sur les méthodes employées pour la production de ces statistiques, et particulièrement sur les statistiques mensuelles du nombre de demandeurs d'emploi en fin de mois établies par Pôle Emploi et la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques, la DARES, ainsi que sur leur pertinence.

Il serait également intéressant pour notre commission de connaître votre regard sur les méthodes employées par nos voisins européens et sur les politiques de l'emploi menées chez nos partenaires européens dont le nombre de demandeurs d'emploi a diminué ou a été contenu.

Je vous précise que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle sera captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Toutes les auditions de la commission d'enquête sont soumises à un formalisme spécifique, que je vous rappelle brièvement : votre audition doit se tenir sous serment ; en cas de faux témoignage, les personnes entendues sont passibles des peines prévues par les articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : levez la main droite et dites « Je le jure ».

(M. Bertrand lève la main droite et dit « Je le jure ».)

Je vous remercie.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Notre commission d'enquête a deux axes de travail.

Le premier concerne la publication des chiffres et les modes de calcul. Nous avons auditionné des responsables de Pôle Emploi et de l'INSEE, et commençons à y voir clair entre données administratives et données statistiques. Particularité de la France, comme d'autres pays européens : Eurostat traite les données mensuelles transmises par Pôle Emploi, lesquelles ne sont pas au format du Bureau international du travail, le BIT.

Ne pensez-vous pas, monsieur le ministre, que l'INSEE pourrait réaliser une enquête mensuelle ? Ce n'est qu'une question de moyens alloués. Abandonner la référence aux chiffres de Pôle Emploi pour se fonder sur des données au format BIT supprimerait les interrogations relatives à ceux que publie Pôle Emploi, sans parler des différents problèmes rencontrés, notamment le bug SFR.

M. Xavier Bertrand, ancien ministre du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité . - Le débat relatif aux statistiques ne m'a jamais passionné. J'étais davantage engagé sur le terrain de la lutte contre le chômage. Un ministre est d'ailleurs toujours suspect lorsqu'il s'intéresse aux statistiques...

La méthode de l'INSEE semble plus légitime que celle de comptabilisation administrative employée par Pôle Emploi, mais il s'agit de sondages d'extrapolation, ce qui pose un problème de fiabilité, au-delà du choix entre le trimestre ou le mois. Et aurons-nous, demain et après-demain, les moyens humains, statistiques et techniques de poursuivre dans cette direction ? Que ferons-nous de Pôle Emploi ? N'y aura-t-il pas de doublons ?

Ces deux méthodes de comptabilisation permettent d'extrapoler, chacun les commentant, chacun y allant de sa mauvaise foi, au moment des élections ou de la publication des chiffres du chômage. De la droite par rapport à la gauche, de la gauche par rapport à la droite, chacun prend comme référence la comptabilisation de Pôle Emploi concernant toutes les catégories, alors que l'on sait pertinemment que c'est celle de la catégorie A qui est intéressante.

Nous nous sortirons de cette situation avec un outil unifié. INSEE ? Pôle Emploi ? Je n'ai pas de religion en la matière. Dans les fonctions qui sont les miennes aujourd'hui, et pour formuler mes propositions, je préfère m'interroger, s'agissant du chômage, plutôt que sur la méthode de comptabilisation, sur l'échec collectif que nous connaissons.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Lorsque vous étiez ministre du travail, certains chiffres mensuels vous ont-ils posé problème au moment de les commenter ?

M. Xavier Bertrand . - Les chiffres du chômage sont un secret assez bien gardé, surtout lorsqu'ils sont mauvais ! Ils sont communiqués, sans explications ou presque, au ministre du travail, à Matignon et à l'Élysée, par le directeur général de Pôle Emploi à peu près dix jours avant leur publication officielle.

Je n'ai été chargé de l'emploi en tant que ministre qu'à partir de novembre 2010. J'ai pu alors constater que l'explication de certains chiffres, difficilement compréhensibles, arrivait fort tardivement.

Il n'y a pas de consignes ministérielles portant sur la politique de Pôle Emploi. Les accusations de manipulation de chiffres et de tripatouillage sont des procès en sorcellerie récurrents, mais que ne sous-tend aucune réalité politique. Sur la durée, personne ne peut s'amuser à cela !

M. Philippe Dallier , rapporteur . - La fusion entre l'ANPE et les ASSEDIC a-t-elle rendu difficile la collecte des statistiques ?

M. Xavier Bertrand . - Je n'étais pas au Gouvernement quand la fusion a été décidée et mise en oeuvre. C'est Laurent Wauquiez, secrétaire d'État chargé de l'emploi, qui était chargé de ce dossier et qui pourra vous répondre mieux que moi.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Les services pouvaient-ils anticiper les évolutions liées aux changements des catégories de demandeurs d'emploi ? Pôle Emploi et l'INSEE nous disent que, en cas de changement de règles du jeu, ils rétropolent, remontent dans le temps pour établir des comparaisons fiables. Avez-vous pu constater que ce travail était fait et que les chiffres étaient satisfaisants ?

M. Xavier Bertrand . - Plusieurs politiques ont visé à faire sortir des personnes des statistiques du chômage : les emplois aidés ; le plan « 500 000 formations » de l'actuel gouvernement, qui cible plus particulièrement la catégorie A et qui a un effet direct, avec un mois et demi de décalage, entre la publication des chiffres et le mois de référence. Je citerai également les droits rechargeables, en 2014 : lorsqu'une personne travaillant à temps plein peut rester inscrite à Pôle Emploi pour bénéficier de l'assurance chômage, outre la contradiction inhérente à cette inscription - la personne est censée rechercher un emploi - cela a des effets induits sur les statistiques, à la marge ou pas, je ne saurais le dire !

M. René-Paul Savary . - Lors de précédentes auditions, on nous a dit que les chiffres du chômage étaient communiqués au ministre du travail la veille de leur publication.

M. Xavier Bertrand . - Les choses auraient bien changé...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Nous allons vérifier !

M. Xavier Bertrand . - À mon époque, ils étaient communiqués dix jours avant. Quand les chiffres étaient très bons, il arrivait qu'on les garde secrets pour l'effet de surprise ; des responsables politiques les glissaient parfois en off.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Cette procédure concerne-t-elle seulement les chiffres de Pôle Emploi ?

M. Xavier Bertrand . - Je ne crois pas, mais les chiffres de l'INSEE, d'autant plus qu'ils sont trimestriels, donc décalés dans le temps, n'ont pas le même impact. Ce sont ceux de Pôle Emploi qui font la réaction politique et médiatique. Le communiqué les rendant publics est d'ailleurs un incontournable de la fonction de ministre de l'emploi.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Pourquoi, justement, ne pas commenter des chiffres trimestriels, plutôt que mensuels ? C'était l'avis de François Rebsamen, il y a un instant : il est difficile de tirer des conclusions sur des évolutions concernant 30 000 à 40 000 demandeurs d'emploi, surtout compte tenu de la marge d'incertitude. L'échantillon statistique de l'INSEE, dont la méthode est validée par le BIT, est tout de même de 100 000 personnes.

Ne serait-ce pas plus confortable pour le ministre et les conclusions ne seraient-elles pas plus justes ?

M. Xavier Bertrand . - Nos sociétés médiatiques et politiques sont pleines de chiffres. Si le ministre s'abstient de commenter les chiffres, l'opposition et les journalistes le feront pour lui. Autant assumer une explication. Sinon, on criera à la manipulation !

Supprimer l'une des deux publications ? Là n'est pas le principal enjeu.

M. Éric Doligé . - Les chiffres du chômage sont-ils discutés en Allemagne et aux États-Unis, comme c'est le cas chez nous ? Nous prenons pour argent comptant leurs 4 % ou les 5 %, et contestons nos 10 %... Vos homologues avaient-ils les mêmes critiques à affronter ?

M. Xavier Bertrand . - Dans ces pays, les responsables politiques travaillent sur des tendances lourdes et longues. En France, le débat sur l'emploi est plus passionnel qu'ailleurs. Force est de reconnaître qu'aucune de nos politiques pour l'emploi n'a eu de résultats massifs : nous n'avons jamais vraiment réussi à lutter contre le chômage.

Les chiffres étaient meilleurs quand la conjoncture était bonne. Plus qu'une politique massive en faveur de l'emploi, c'est une politique de croissance qui a permis de très bons chiffres, sous Lionel Jospin et au début du gouvernement Sarkozy-Fillon, en 2007, jusqu'à la crise des subprimes. D'où, en France, l'attitude polémique à l'égard des chiffres du chômage, et la suspicion lorsque ceux-ci sont bons.

Pour revenir sur la publication des chiffres de Pôle Emploi,...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - La communication au ministre, nous a-t-on dit, se ferait la veille au soir !

M. Xavier Bertrand . - ... la tendance était à mon époque communiquée officieusement dix jours avant au ministre, le chiffrage à l'unité près et la ventilation par catégories étant transmis deux à trois jours plus tard. De toute manière, donc, bien avant la veille...

M. Jean-Claude Lenoir . - Quand j'étais en poste au cabinet du ministère des finances, je me souviens que celui-ci devait annoncer tous les mois le chiffre de l'inflation, et il se retrouvait un peu seul. C'était une épreuve, précisément parce que l'inflation ne cessait de grimper.

De même façon, si nous avons ce débat aujourd'hui, c'est simplement parce qu'il y a du chômage !

La raison d'être de cette commission d'enquête est de chercher à savoir si la vérité est dite aux Français, si les chiffres reflètent la réalité. Notamment, certains dispositifs ne sont-ils pas plus destinés à diminuer le nombre de demandeurs d'emploi qu'à les inscrire dans une démarche professionnelle vers un CDD ?

Notre objectif n'est pas de dénoncer, mais d'y voir clair.

M. Xavier Bertrand . - Je ne crois pas à la thèse du mensonge d'État sur les chiffres du chômage. Nous nous habituons à parler d'un niveau de chômage qui aurait semblé insupportable voilà quelques décennies. Faute d'une politique de l'emploi efficace, nous avons accepté de vivre dans cette société : le problème est l'accoutumance de l'opinion à ces chiffres. Or, derrière les statistiques, les pourcentages et les catégories, il y a une réalité humaine, avec ses conséquences personnelles et familiales : 30 000 chômeurs en plus, c'est une ville moyenne !

Inverser la courbe du chômage, cela ne veut plus rien dire, face aux millions de nos concitoyens qui sont désemparés. Et cette réalité est complètement reléguée au second plan.

M. Jean-Claude Lenoir . - Sauf au plan local, où les élus se mobilisent.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Nous allons comparer la situation de notre pays avec celle de l'Italie, du Royaume-Uni et de l'Allemagne, qui affichent un différentiel très important sur le plan de l'emploi, et tenter de comprendre, sur place, quelles mesures ont eu un impact important pour réduire le nombre de chômeurs. Cela étant, selon un rapport du Conseil de l'Europe publié l'année dernière, de telles comparaisons et corrélations seraient difficiles à établir.

Certains disent que l'on a tout essayé, sauf ce qui marche. (Sourires.) Quel est votre sentiment ?

M. Xavier Bertrand . - On n'a jamais voulu, pu ou su prendre en compte les différentes dimensions de l'emploi : le coût du travail, le code du travail et le marché du travail. Les pays que vous avez évoqués ont, quant à eux, actionné ces leviers.

Premier point : le coût du travail. À mes yeux, c'est un sujet ! Je suis depuis toujours un partisan de la TVA sociale, dans la mesure où les pays qui ne respectent pas les mêmes normes sociales, fiscales et environnementales que nous sont avantagés.

Deuxième point : je suis partisan du contrat de travail unique. À cet égard, la proposition de l'économiste Jean Tirole mériterait d'être étudiée en détail. Chacun s'est félicité lorsqu'il a obtenu le prix Nobel, mais personne ne se penche sur ses travaux !

Le contrat de travail unique serait conçu sur la base d'un CDI, à côté duquel on maintiendrait un contrat de travail temporaire, et il serait mis un terme à la dualité entre CDD et CDI.

Peu de gens savent vraiment ce que signifie être en CDD ! C'est par ce contrat que les jeunes débutent sur le marché du travail. Mais, lorsque les CDD se succèdent, on parle d'une autre catégorie de salariés, qui ne peuvent acheter ni une voiture ni un logement. Des millions de personnes sont dans cette situation et la société française ne fait rien !

L'Italie a mis en place un système approchant, avec le contrat progressif. En France, on ne change rien, car il faudrait engager un véritable débat avec les partenaires sociaux, alors que la plupart d'entre eux ne le veulent pas. Qu'attend le politique ?

Dans le dispositif conçu par Jean Tirole sont prévus des cas de cessation du contrat, qui pourraient légitimement être acceptés. Un salarié d'une petite entreprise peut très bien comprendre que l'emploi existe et dure tant qu'il y a du travail ! Serait-ce un propos idéologique ? D'aucuns disent qu'il est de bon sens ! Est-il dramatique d'aborder ce sujet ?

Par ailleurs, il existe au niveau européen un seul seuil social : 250 salariés. Pourquoi tant de seuils en France ? Chacun sait pourquoi il y a tant d'entreprises de 49 salariés... Ce n'est pas le fait du hasard, mais la conséquence du seuil ! Ce que je dis n'a rien d'idéologique...

Dans les Hauts-de-France, nous appliquons un seul critère, notamment pour les aides : plus ou moins de 250 salariés, conformément à la réglementation européenne. En tant que président de la région, je l'assume. Ainsi, nous ne compliquons pas la vie des entrepreneurs !

Troisième point : le marché du travail. L'indemnisation des demandeurs d'emploi vise-t-elle à compenser le niveau de revenu précédent ou à financer une formation au titre du chômage ? Là encore, ce propos est-il idéologique ? Si notre système d'accompagnement vers l'emploi est en échec, c'est bien parce qu'il n'existe pas aujourd'hui de véritable droit à la formation !

Il faut cesser de former en fonction des habitudes et des seuls souhaits des demandeurs d'emploi, et partir en priorité des besoins des entreprises par bassin d'emploi et par filière professionnelle. En partant de l'enquête annuelle « Besoins en main-d'oeuvre » (BMO) de Pôle Emploi, on peut d'ores et déjà obtenir de meilleurs résultats.

On le sait tous, des chefs d'entreprise cherchent et ne trouvent pas, et des chômeurs en recherche active échouent à trouver un emploi. La formation est donc une question clef. Voilà pourquoi j'ai mis en place en janvier, dans ma région - tout à fait compétente pour intervenir, étant détentrice de la compétence « formation » -, le dispositif Proch'emploi.

Si nous voulons réussir, il faut une approche de terrain. Je revendique un droit d'intervention beaucoup plus important des acteurs locaux : communes, intercommunalités, mais aussi régions, qui ont la compétence « développement économique » depuis la loi NOTRe. Nos systèmes actuels, trop centralisés, ne permettent pas de répondre à ces problématiques.

Je crois aussi au dialogue social territorial et aux actions de l'État au niveau local. Ministre, j'avais ainsi lancé en 2010 le service public de l'emploi local, le SPEL, et demandé à tous les sous-préfets d'animer par bassin d'emploi des tables rondes réunissant les acteurs concernés. Besoins de formation, croisement de la gestion prévisionnelle (GPEC) et de la gestion territoriale des emplois et des compétences (GTEC)... voilà ce qui nous a permis, outre les emplois aidés, d'obtenir au coeur de la crise des chiffres de l'emploi moins dégradés qu'au niveau européen : augmentation du chômage de 29 % en France, contre 35 % aux Pays-Bas, 51 % au Royaume-Uni, 102 % en Espagne. Les actions de terrain donnent donc des résultats.

Je citerai trois autres causes de notre échec dans le domaine de l'emploi.

Premièrement, nous ne menons pas de politiques créant les conditions de la croissance.

Deuxièmement, notre système de dialogue social ne nous permet pas d'avancer.

Troisièmement, l'État est désargenté. Il ne faut pas attendre que Bercy desserre les cordons de la bourse. Je crois, pour ma part, à la baisse des charges et à l'exonération des charges, jusqu'à 15 000 euros - ce que coûte en moyenne par an un demandeur d'emploi -, en cas de création d'emploi. Dans les Hauts-de-France, nous avons ainsi mis en place une prise en charge partielle des charges sociales patronales pour tout nouvel emploi créé dans la région.

M. Michel Raison . - La ministre du travail a demandé, fin mars, aux préfets de région de mettre en place une véritable machine de guerre pour assurer la sortie des 37 000 emplois d'avenir. N'est-ce pas excessif, inutile et onéreux par rapport aux résultats escomptés, qui seront provisoires ?

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Certains mettent en cause notre niveau d'indemnisation, par rapport à celui des autres pays européens, et notamment la non-dégressivité des allocations.

M. Xavier Bertrand . - La dégressivité existe au bout de deux ans.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Elle est alors brutale !

M. Xavier Bertrand . - Le débat a du sens, mais, si la dégressivité a pour but de remettre les gens au travail, alors qu'il n'y a pas assez d'emplois, cela me pose problème ! Il ne faudrait pas plonger les chômeurs encore davantage dans la précarité.

On ne peut pas entamer ce débat avant d'avoir lancé une politique active de l'emploi. Je préférerais que l'on pose des conditions : obligation de suivre une formation susceptible de déboucher sur un emploi à court ou moyen terme ; obligation de répondre favorablement à une offre d'emploi correspondant à son profil et à sa formation... Il faut un engagement, à la fois, de la société et du demandeur d'emploi.

Il y a les règles générales et le sur-mesure. Dans les Hauts-de-France, nous allons autoriser les chômeurs à utiliser gratuitement les bus scolaires pour suivre une formation ou reprendre un emploi. Puis nous leur prêterons un véhicule lors des premiers mois de la reprise d'activité. À défaut, les personnes en milieu rural resteront au chômage !

Il y a un besoin de sur-mesure et on peut le satisfaire localement. Je n'ai pas peur d'engager des réformes, mais il faut au préalable armer les chômeurs par le biais de la formation, dans un système de droits et d'obligations.

Mme Éliane Giraud . - J'entends vos propositions, monsieur le ministre. Certaines font écho à quelques-unes des nôtres, en Rhône-Alpes. Vous dites, en fait, que l'on peut faire confiance aux chômeurs. C'est important, car la bienveillance entraîne une relation positive et dynamique.

Comment comptez-vous mettre en oeuvre le dialogue social dans les régions ?

M. Xavier Bertrand . - En octobre se tiendra dans les Hauts-de-France une conférence sur le dialogue social en région. Celui-ci n'existe pas aujourd'hui.

Le dialogue social a lieu à deux niveaux : d'abord, dans les entreprises, et c'est une bonne chose ; ensuite, au niveau national, théâtre d'ombres ou jeu de rôles. Il y a la place, entre les deux, pour un dialogue social régional entre représentants patronaux, syndicaux et élus. C'est important pour déterminer la GPEC. C'est une forme de tripartisme - je l'assume -, mais cela a du sens.

Le Gouvernement s'est dit prêt à financer dans les Hauts-de-France, à hauteur de 99 millions d'euros, la formation de 33 000 demandeurs d'emploi. Très vite, les partenaires sociaux ont aussi débloqué 26 millions d'euros pour améliorer l'offre de formation. Je crois donc beaucoup au dialogue social au niveau des régions.

M. Olivier Cadic . - J'apprécie votre engagement, monsieur le ministre.

Dans vos fonctions ministérielles, la publication des chiffres mensuels de Pôle Emploi ne vous a-t-elle pas incité à prendre des mesures catégorielles, à vous pencher plutôt sur le thermomètre que sur les causes de la fièvre ?

Au Royaume-Uni, il a fallu dix ans pour comprendre que l'emploi faisait la croissance, et non l'inverse. La question du coût du travail est fondamentale, raison pour laquelle j'ai transféré mon entreprise dans ce pays.

Le contrat de travail unique me semble plus discutable en termes de flexibilité. Des pays qui ne l'ont pas mis en place affichent un bas taux de chômage...

Ne pensez-vous pas que le politique est dépossédé de la décision en matière de durée et de taux d'indemnisation ?

M. Xavier Bertrand . - C'est vrai ! Le dialogue social a lieu au sein de l'assurance chômage. Des décisions courageuses peuvent-elles être prises dans un tel système ? Dans la mesure où un seul syndicat peut être considéré comme réformiste, celui-ci n'a pas la tâche facile.

L'État doit donc s'engager. Notre pays n'est pas irréformable, mais il faut une vision, du courage et du savoir-faire. Pour être acceptée, une réforme doit être efficace et juste.

Dans mon esprit, l'instauration du contrat de travail unique implique le maintien du contrat de travail temporaire, qui a une utilité. Il s'agit, en revanche, de casser la dualité infernale entre CDI et CDD. Sans parler des CDD à répétition, qui sont souvent le fait du secteur public...

Pour revenir à votre question sur les chiffres de Pôle Emploi, j'étais convaincu, en tant que ministre du travail et de l'emploi, que l'on pouvait corriger la tendance, par exemple avec les SPEL. Nous avons réussi de 2007 à 2012, dans ce pays soumis à la pression des crises économiques, à limiter les dégâts. Sans qu'il soit question de faire des miracles, je savais qu'une action volontariste était possible.

Autrement dit, ce qu'un ministre veut ne vaut pas sans application sur le terrain. J'organisais d'ailleurs régulièrement des conférences téléphoniques avec les préfets. J'étais un ministre « chef d'équipe ». Quant aux chiffres du chômage, ils n'ont pas eu d'incidence sur mon action.

Mme Catherine Génisson . - Je m'adresse à vous en tant que président de région. Vous avez rappelé, à juste titre, l'importance de l'adéquation entre la formation des chômeurs et les besoins en termes d'emploi, de travail et de métiers. Mais vous dites que le chômeur choisit sa formation. Or ce n'est pas vrai : il répond aux propositions qu'on lui fait et qui sont promues par les formateurs. C'est un serpent de mer...

Comment réalisez-vous cette adéquation dans votre région, dans la perspective de la transformation des métiers ? Cela m'a frappée lors d'une audition sur la loi El-Khomri : les partenaires sociaux ignorent ce sujet !

M. Xavier Bertrand . - Tout d'abord, les marchés de formation sont repris d'une année sur l'autre. C'est ce que j'appelle « les habitudes de formation ».

Avec Proch'emploi, nous finançons des formations qui débouchent sur des emplois à court et à moyen terme. Il faut partir des besoins des branches professionnelles et opérer des croisements géographiques : dans le Montreuillois, c'est l'hôtellerie qui recrute ; dans le Vimeux, il faut des opérateurs de lignes de conduite ; et dans l'Oise, des installateurs de fibre. Il faut donc décentraliser les formations. Pour cela, il faut s'appuyer sur l'analyse de l'enquête des besoins en main-d'oeuvre (BMO).

Il faut aussi établir les besoins d'emploi, avec les branches, voire les DRH des grandes entreprises, à l'année, à trois ans, à cinq ans. Qui a le courage de dire aux jeunes que certaines formations très intéressantes n'ont pas de débouchés, et de proposer leur fermeture pour ce motif ?

Ce sont des mesures empiriques et pragmatiques. Si cela marche pour 6 millions de personnes, pourquoi pas pour 66 millions ?

Je revendique ce droit à l'expérimentation, par exemple en matière d'apprentissage, car nous n'avons pas tout essayé. Pensons au coût social et humain du chômage !

On peut tourner le problème dans tous les sens, mais pour certaines petites entreprises, notamment artisanales, le niveau des charges, le coût du travail, est un problème !

Autres pistes explorées - et mises en oeuvre - quand j'étais ministre : les ruptures conventionnelles, le contrat de sécurisation professionnelle, les accords compétitivité-emploi...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Une cellule fait-elle de la veille européenne sur ce sujet au sein du ministère ?

M. Xavier Bertrand . - Des directions le font, mais avec un décalage. Le véritable problème est la transposition, sans parler du conservatisme franco-français. Pourtant, en Italie, il semble que les choses marchent... On pourrait s'en inspirer.

Je plaide pour une stabilité ministérielle. En France, les ministres ont la bougeotte. Dans d'autres pays, au contraire, on est ministre pour la législature, ce qui donne un ascendant sur les équipes et permet un « service après vote ». Le zapping politique ou législatif est une folie ! Il faut davantage d'humilité politique, pour porter les textes jusqu'au bout et les appliquer.

Mme Patricia Schillinger . - Dans l'un de mes rapports, j'ai préconisé la mise en place du contrat de travail unique, dont je suis une fervente supportrice.

Dans un autre rapport, je proposais la régionalisation de Pôle Emploi. Vous avez réformé le système dans votre région. Ne craignez-vous pas de créer des inégalités par rapport à d'autres régions qui n'appliqueraient pas les mêmes réformes ?

Votre région, comme la mienne, est transfrontalière. Comment envisagez-vous cette situation par rapport à la problématique du chômage ?

M. Xavier Bertrand . - La situation transfrontalière permet de trouver du travail à l'étranger. En Belgique, il y a ainsi une véritable vitalité économique.

Sur l'équité entre régions, c'est à l'État de décider d'étendre une politique menée à l'échelon régional, si celle-ci est bonne. Ma région connaît le plus fort taux de chômage de France, mais je crois à son potentiel. Je ferai donc le maximum, en sortant des sentiers battus. J'ai une obligation de résultat !

La concurrence entre régions existe. Une usine du groupe Safran-Air France-KLM - soit 250 emplois - va s'implanter chez nous. J'ai fait pour cela des efforts importants en investissant 1 million d'euros dans le projet, et je l'assume. Cette compétition existe entre les pays et entre les territoires ; à l'État de créer un écosystème national plus favorable à la compétitivité.

En revanche, je ne veux pas devenir le patron de Pôle Emploi en région.

Au « système Pôle Emploi », je préfère une logique de sur-mesure. Ainsi, notre dispositif Proch'emploi ne lui fait pas concurrence. Quant aux antennes, elles n'ont pas les moyens d'avoir une bonne connaissance du terrain. Mais le vrai problème de Pôle Emploi, c'est l'absence de choix stratégiques.

Chacun son rôle, donc. La région Hauts-de-France va signer une convention avec Pôle Emploi pour harmoniser les compétences.

Mme Éliane Giraud . - Le chômage partiel ne pourrait-il être mis à profit pour acquérir une formation ?

Par ailleurs, on jette souvent le bébé avec l'eau du bain lorsqu'il y a changement à la tête de la région. Qu'en pensez-vous ?

J'aimerais aussi que vous reveniez sur la question des marchés de formation et de la spécialisation territoriale, car nous avons besoin d'une mixité en termes de dynamisme économique.

M. Xavier Bertrand . - Les schémas mis en place par la loi NOTRe éviteront la concurrence entre les territoires.

Pour ce qui concerne l'héritage, j'ai pour ma part étendu à la Picardie les plateformes pour l'emploi mises en place par mon prédécesseur, qui était mon concurrent, Pierre de Saintignon. C'est du pragmatisme.

L'époque est telle qu'il ne faut pas tout remettre en cause. Ainsi, l'actuel gouvernement n'aurait pas dû « tuer » les heures supplémentaires défiscalisées, mesure qui a causé des ravages en termes de pouvoir d'achat, du découragement, voire de l'écoeurement.

Le travail est une valeur qui rassemble davantage que l'emploi. Le thème de ma campagne était d'ailleurs : « La région au travail ». Car il faut apporter, aussi, des solutions à ceux qui donnent du travail.

Une catégorie est oubliée : ceux qui travaillent, supportent des contraintes et ne sont pas aidés. J'ai donc mis en place dans ma région une aide au transport de 240 euros par an pour les personnes dont le revenu est inférieur à deux SMIC. Près de 14 000 personnes ont d'ores et déjà rempli un dossier.

Il y aura également une aide à la garde d'enfant pour les couples qui travaillent.

Ceux qui travaillent mais n'ont pas un gros salaire, ceux-là ont aujourd'hui le sentiment d'être maltraités et oubliés. Il faut que cela cesse ! Encore une fois, l'emploi n'a pas la même dimension que le travail, qui est en soi une valeur.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Monsieur le ministre, nous vous remercions.

Audition de M. Pierre-Édouard Magnan, délégué fédéral du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP)
(jeudi 26 mai 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Mes chers collègues, nous accueillons M. Pierre-Édouard Magnan, délégué fédéral du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP).

Monsieur, la commission a souhaité vous entendre afin que vous éclairiez ses membres sur les modalités d'actualisation, d'inscription ou de réinscription à Pôle emploi, ainsi que sur les éventuelles difficultés rencontrées par les demandeurs d'emploi dans leurs démarches.

Le non-respect de certaines procédures peut, en effet, avoir d'importantes conséquences sur le nombre de demandeurs d'emploi en fin de mois, comme en atteste le « bug SFR » de 2013.

Je vous précise que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle sera captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Toutes les auditions de la commission d'enquête sont soumises à un formalisme spécifique que je vous rappelle brièvement : votre audition doit se tenir sous serment ; en cas de faux témoignage, les personnes entendues sont passibles des peines prévues par les articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : levez la main droite et dites « Je le jure ».

(M. Magnan lève la main droite et dit « Je le jure ».)

Je vous donne maintenant la parole pour un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, à la suite duquel le rapporteur, M. Philippe Dallier, ainsi que les autres membres de la commission vous poseront leurs questions.

M. Pierre-Édouard Magnan, délégué fédéral du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP) . - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie d'autant plus de me recevoir que les mouvements représentatifs de chômeurs ne sont pas si souvent consultés que cela. Je vous prie, par ailleurs, de bien vouloir excuser Mme Jacqueline Balsan, présidente du MNCP, qui n'a pas pu venir de Montpellier en raison des perturbations dans les transports.

Le MNCP, qui a trente ans cette année, est une fédération regroupant une quarantaine d'associations de chômeurs, et j'insiste sur ce dernier mot. Tous nos membres ne sont pas chômeurs, mais ceux qui sont dans cette situation sont aussi des acteurs du Mouvement : ils bénéficient des services que nous proposons, mais siègent aussi au sein du conseil d'administration et travaillent dans nos bureaux.

Nous mettons donc des chômeurs en situation d'employeurs, ce qui est intéressant mais pas forcément simple. Cette démarche, passionnante, s'apparente à de l'éducation populaire. Quant à moi, je me présente habituellement comme « le salarié des chômeurs ».

À propos des chiffres du chômage, question d'une grande actualité puisque les derniers ont été publiés hier, je soulignerai deux problèmes.

Premier problème : celui de la communication. Alors que l'on parle toujours des « chiffres du chômage », il s'agit en réalité de ceux des inscrits à Pôle emploi, lesquels ne correspondent pas non plus aux chiffres de la précarité. Par ailleurs, les chiffres des DROM-COM sont toujours communiqués à part. Cette présentation, mal vécue outre-mer, me rend perplexe.

Ces chiffres concernent la catégorie A, la plus connue, mais les médias découvrent, depuis deux ou trois ans, l'existence des catégories B et C, et donc qu'il y a, en plus du chômage, de la précarité. Avec le plan « 500 000 formations », je ne doute pas qu'ils découvriront la D... (Sourires.) Quant à la E, c'est une catégorie particulière.

Deuxième problème : les chiffres du chômage sont fondés sur les déclarations et les « non-déclarations » des personnes inscrites à Pôle emploi. Ceux d'hier, par exemple, font apparaître une hausse, inexpliquée, du défaut d'actualisation. Nous pensons qu'elle correspond à des situations de fin de droits, dans lesquelles les demandeurs d'emploi cessent, du même coup, de s'inscrire à Pôle emploi.

C'est selon nous une conséquence de la fusion entre l'ANPE et les ASSEDIC, qui a fait de Pôle emploi une sorte de caisse d'allocations familiales des chômeurs. Sa mission principale est le versement de l'indemnisation, l'accompagnement, l'autre mission, étant perçu comme une contrainte : il faut être accompagné pour percevoir ses indemnités.

Mais il y a un effet pervers : lorsqu'il n'y a plus d'indemnisation, les personnes sortent des statistiques pour se débrouiller toutes seules. C'est dramatique, car elles se retrouvent alors encore plus isolées, hors du système et ne s'en sortent pas mieux seules. Il serait intéressant de comparer le nombre de sorties de Pôle emploi sur un mois et celui de personnes parvenues en fin de droits au cours de la même période. Ce sont toujours des chômeurs, mais qui ne figurent plus dans la courbe.

Il faudrait définir une communication uniforme et cohérente. Quand on nous dit que le chômage baisse, comment être certain que ce n'est pas le nombre d'inscrits à Pôle emploi qui diminue ?

Derrière les chiffres du chômage, il y a des chômeurs. Une courbe, c'est mathématique, anonyme et cela ne souffre pas ! J'attends ainsi, depuis de nombreuses années, que les ministres ou le Président de la République parlent des chômeurs. Ce qui m'intéresse, c'est non pas l'inversion de la courbe, mais le nombre de personnes qui retrouvent un travail, et donc un revenu.

La courbe du chômage, mécaniquement, va s'inverser. Mais ce n'est pas le sujet. Des gens sont en souffrance, connaissent des difficultés. La majorité d'entre eux ne cherchent qu'une chose, du travail. Or ils sont toujours suspectés de ne pas en chercher ! Mais, s'ils cessent de le faire, c'est parce qu'ils se sentent démunis ; ils peuvent alors basculer vers le RSA....

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Les internautes qui se sont exprimés dans l'espace participatif ouvert sur le site internet du Sénat se plaignent beaucoup de difficultés à faire reconnaître leurs droits, de radiations sans cause...

Pensez-vous que la catégorisation mise en place par Pôle emploi soit pertinente ?

La catégorie A ne pose pas de problème particulier. La B regroupe les demandeurs d'emploi qui ont travaillé moins de 78 heures par mois.

Concernant la catégorie C, celle des chômeurs ayant occupé un emploi plus de 78 heures par mois, M. François Rebsamen, que nous auditionnions hier, nous disait qu'elle englobait un effectif très important de personnes travaillant pratiquement à temps plein, même si cet emploi ne leur convient pas. Cette catégorie vous semble-t-elle, là aussi, pertinente ?

Les catégories D et E sont très peu commentées, en effet. Or un transfert très important aura lieu, du fait de la mise en oeuvre du plan « 500 000 formations », et l'on observera un phénomène de vases communicants.

Pour ce qui concerne les DROM-COM, la présentation séparée des chiffres ne vise aucunement à les exclure de la République ; elle se justifie par la nécessité de présenter des données comparables au niveau européen. L'Allemagne et l'Angleterre, en effet, n'ont pas de territoires équivalents.

Seuls les chiffres de la catégorie A sont commentés. Doit-on élargir cette analyse ?

Par ailleurs, de quelles difficultés les demandeurs d'emploi vous font-ils part dans leurs relations avec Pôle emploi ?

M. Pierre-Édouard Magnan . - Pôle emploi n'est pas réservé aux chômeurs ! Il a vocation à accueillir toutes les personnes qui souhaitent trouver un emploi, quand bien même ils en auraient un. C'est le cas des demandeurs d'emploi inscrits dans la catégorie E.

Prenons le cas des emplois aidés, inscrits dans cette catégorie : mieux vaut qu'ils restent inscrits à Pôle emploi, car au moindre problème, ils devraient recommencer la démarche de zéro. C'est la même chose pour les personnes qui ont un CDD de six mois, même à temps plein : s'ils restent inscrits, leur dossier continue d'être actualisé ; la procédure d'indemnisation se déclenchera d'autant plus rapidement s'ils devaient se retrouver de nouveau au chômage.

Faut-il distinguer clairement, parmi les inscrits à Pôle emploi, ceux qui sont en recherche d'emploi et les autres ? Pourquoi pas, mais il faut vérifier que la « tuyauterie » fonctionne. Durant des années, par exemple, les personnes qui avaient achevé une formation devaient se réinscrire pour être indemnisées.

Sur la question du quota de travail - au-dessus ou en deçà du mi-temps -, la catégorie B n'est pas contestable : elle regroupe pour l'essentiel des personnes qui n'ont pas d'emploi, même si elles font des petits boulots, ici ou là.

La catégorie C concerne des personnes qui peuvent être en recherche d'emploi, ne sont pas des chômeurs en tant que tels, mais de vrais précaires. Elles relèvent de cette précarité qui devient la norme de l'entrée dans l'emploi. Car, s'il y a en France une majorité de CDI, les contrats signés aujourd'hui sont majoritairement des CDD. D'aucuns rêvent même d'étendre l'intermittence à l'ensemble du monde du travail, ce qui pose des questions philosophiques assez lourdes.

Sont aussi inscrits à Pôle emploi les « faux préretraités ». Les préretraites ayant été supprimées, lorsqu'un employeur se sépare d'un salarié de 59 ans, on l'envoie s'inscrire à Pôle emploi pour qu'il touche des indemnités. Lorsqu'il atteint 61 ans et demi, l'UNEDIC le prend en charge jusqu'à l'âge de départ en retraite, alors même qu'il ne cherche pas de travail puisqu'il est trop âgé pour en trouver !

Pour ne rien arranger, on a supprimé en 2008, pour des raisons purement idéologiques, la dispense de recherche d'emploi, la DRE, qui était réservée aux chômeurs âgés. Ces seniors se retrouvent donc dans une zone grise inconfortable, dans la mesure où ils ne cherchent pas d'emploi et n'ont de toute façon aucune chance d'en retrouver dans le contexte actuel. Ils bénéficient donc d'une DRE de fait, et non de droit. Voilà des gens qui ne devraient pas être pris en compte dans les chiffres du chômage !

On fait payer à l'UNEDIC des préretraites qui n'existent plus, et c'est un choix de l'employeur. Même si le salarié en est d'accord, c'est un problème. Je ne dispose pas de chiffres, mais il faut clarifier les choses. Ce ne sont pas les plus de 61 ans qui permettront d'inverser la courbe...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Selon M. Rebsamen, les politiques se seraient tiré une balle dans le pied en supprimant la DRE et en réintégrant ces seniors dans la catégorie A. Étonnant transfert !

M. Pierre-Édouard Magnan . - Je l'ai dit à plusieurs ministres du travail, pour inverser la courbe du chômage, il suffit de rétablir la DRE ! De vrais chômeurs en recherche d'emploi sont exclus des chiffres du chômage, et d'autres sont comptabilisés, alors qu'ils ne cherchent pas de travail... Il faut cesser de se payer de mots !

M. Philippe Dallier , rapporeur . - Ces données pourraient expliquer l'augmentation de l'écart entre les chiffres de Pôle emploi et ceux de l'INSEE, qui sont au format BIT.

M. Pierre-Édouard Magnan . - Nous n'avons pas accès à tous les chiffres, et c'est une frustration... Ce problème est concret ; on n'est pas là dans l'idéologie.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Selon les chiffres de Pôle emploi, catégorie E comprise, le nombre de chômeurs s'élève à plus de 6 millions. Selon ceux de l'INSEE, utilisés dans les comparaisons européennes, ils seraient 2,85 millions. Cette dernière estimation vous semble-t-elle pertinente ?

Ne vaudrait-il pas mieux s'appuyer sur les chiffres de l'INSEE, quitte à ce qu'ils ne soient plus produits par trimestre, mais par mois ?

M. Pierre-Édouard Magnan . - Les chiffres de l'INSEE ont pour avantage de ne concerner que le seul chômage. Il faudrait presque créer, à côté, un indice de travail précaire. Il y a, en revanche, une problématique d'âge : il n'y a pas en France de chômeurs de 15 ans, pas plus qu'il n'y en a de 74 ans ; à 65 ans, on vous met à la retraite d'office !

Par ailleurs, l'INSEE ne reconnaît comme chômeurs que les personnes n'ayant pas travaillé du tout, et qui sont disponible dans les trois mois. Les statisticiens pourraient procéder à des ajustements... L'important est de ne pas donner le sentiment de casser le thermomètre, car cela créerait des tensions.

Il paraît toutefois intéressant de maintenir la catégorie B, ne serait-ce que pour étudier les effets de vases communicants.

On pourrait donc imaginer deux indices : l'un du chômage pur, net ; l'autre du travail précaire. Le problème sera de déterminer quand le travail cesse d'être précaire...

L'aspect tendanciel des chiffres INSEE oblige à prendre du recul et évite les diverses postures qui s'annihilent les unes les autres, tuant l'intérêt du débat. Quoi qu'il en soit, il faudrait que tous utilisent les mêmes chiffres ; mais on ne contrôle pas les médias...

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Quel est votre sentiment sur les procédures d'actualisation, et notamment sur les relances ?

M. Pierre-Édouard Magnan . - Depuis des années, on n'a que le mot « simplification » à la bouche. Simplifier, cela veut dire dématérialiser et informatiser. Quand on sait se servir d'un smartphone, on est content. L'actualisation sur internet n'est pas compliquée en soi. Le problème est que toute la population n'a pas accès à internet, et il ne suffit pas d'être équipé pour savoir s'en servir.

Surtout, pour s'actualiser, on ne peut plus demander de l'aide à un guichet : une agence de Pôle emploi, c'est la maison des fous des Douze travaux d'Astérix ! Pour prendre rendez-vous, vous devez appeler le 3949 - le numéro de téléphone de Pôle emploi -, même si vous vous trouvez dans une de ses agences ! Pendant des années, ce numéro ne permettait pas de prévenir son agent référent en cas d'impossibilité de se rendre à un rendez-vous, et cela entraînait des radiations...

Les demandeurs d'emploi doivent pouvoir s'actualiser dans les agences de Pôle emploi ! L'administration fiscale, elle, a un numéro de téléphone normal, est toujours joignable, ne perd jamais votre dossier et part du principe que ce que vous dites est vrai. À Pôle emploi, ou dans les CAF, ce que vous dites est potentiellement faux, sauf si vous apportez la preuve du contraire. Cela biaise dès le départ le rapport entre les usagers et l'institution.

Il faut pouvoir aller à Pôle emploi, sinon joyeusement, du moins sereinement !

Une partie de la population est en difficulté face à ces outils. Je rappelle que les agences sont fermées au public l'après-midi. N'en déplaise à M. Jean Bassères, directeur général de Pôle emploi, elles n'accueillent alors que les personnes ayant un rendez-vous. En cas d'urgence, vous devez expliquer votre situation devant un interphone avec des gens qui font la queue derrière vous, ce qui est grandiose en termes de confidentialité ! Je ne défends pas les files d'attente, mais il y a un juste milieu entre celles-ci et internet.

Dans les ANPE, vous rencontriez des chômeurs ; c'était des lieux de sociabilité : on pouvait téléphoner, établir des contacts. On a cassé cela ! Il ne s'agit pas de revenir en arrière, mais il faut rétablir le contact humain. Les jeunes en service civique ? Ils ne sont pas formés pour répondre aux demandes des chômeurs.

Il ne faut pas supprimer les outils très pratiques que sont internet, les bornes automatiques, les SMS, mais « remettre de l'humain ». On peut le faire sans être passéiste !

Quand les interlocuteurs ne savent pas répondre, cela crée des tensions. Les agents de Pôle emploi ne peuvent plus intervenir sur le système informatique, qui fonctionne tout seul. C'est une situation intenable qui crée de la souffrance des deux côtés du guichet.

Il faut redonner la main aux agents. J'enfonce peut-être une porte ouverte, mais l'informatique doit être au service de l'être humain. La fermeture des agences l'après-midi était ainsi une très mauvaise décision. La tension monte, même si les associations de chômeurs tentent de la faire baisser !

Il faut savoir que Pôle emploi ne se trompe jamais... Pour qu'ils acceptent de commencer leurs courriers par la mention « sauf erreur de notre part », cela nous a pris des années ; c'était une révolution culturelle à la Mao ! C'est un peu le propre des énormes structures ; il est pourtant rassurant de pouvoir se tromper.

Ces structures me font penser au GOSPLAN. Celle de Pôle emploi est jacobine et pyramidale au dernier degré : c'est une seule personne juridique sur tout le territoire, et les recours en justice ne peuvent être introduits qu'à Paris.

Il faudrait mener une réflexion sur la « re-spécialisation » des métiers au sein de Pôle emploi, et faire de l'informatique un outil et non un but. Enfin, il y a mieux à faire des moyens ainsi dégagés que d'embaucher des jeunes en service civique...

Mme Élisabeth Lamure . - Derrière le chômage, dites-vous, il y a les chômeurs. C'est d'actualité : le Conseil économique social et environnemental, le CESE, vient de publier un avis relatif à « l'impact du chômage sur les personnes et leur entourage ». Selon cet avis, le chômage, qui causerait 14 000 décès par an, serait un « facteur de risque justifiant un suivi sanitaire et psychologique précoce ». Quelle est votre réaction sur cette étude ?

Madame la présidente, aborderons-nous ce sujet dans le cadre de cette commission d'enquête ?

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Cela déborde un peu le cadre de notre commission, mais nous pourrons, dans nos préconisations, proposer d'élargir le débat à d'autres thèmes abordés au cours de nos travaux.

M. Georges Labazée . - Je souhaite faire écho à votre interrogation sur le chiffre des inactifs retraités. Selon Mme Christine Erhel, maître de conférences à l'université Paris-I et spécialiste des questions d'emploi, que nous avons auditionnée, le nombre de ces personnes, qui font partie du halo du chômage, est de 1,408 million, chiffre confirmé par le Conseil d'orientation des retraites (COR).

Mme Éliane Giraud . - On m'a transmis par tweet un avertissement avant radiation, envoyé par Pôle emploi pour absence au premier entretien professionnel. Or la date indiquée était le 9 juin 2016 ! (Sourires.) Il faut faire remonter ces dysfonctionnements ; c'est une question de sérieux et de respect !

M. Jean-Jacques Filleul . - On l'apprend dans nos permanences, des personnes qui ne sont pas encore au chômage vont, par avance, à Pôle emploi pour préparer une future inscription. Alors qu'elles veulent retrouver du travail immédiatement, on ne leur parle que d'indemnisation. C'est choquant et cela crée un malaise !

M. Philippe Dallier , rapporeur . - Pourriez-vous, monsieur Magnan, nous faire parvenir une typologie des principales récriminations des demandeurs d'emploi à l'égard de Pôle emploi ? Nous pourrons ainsi demander à ses responsables quelles solutions ils comptent apporter.

M. Éric Doligé . - Il est vrai qu'il y a un problème de désinformation et de désincarnation. Tous ceux qui se sont adressés à Pôle emploi et qui ont vraiment envie de travailler s'en plaignent. Pouvez-vous nous faire parvenir un « best of » de ces situations ?

M. Pierre-Édouard Magnan . - Ce sera plutôt un « worst of » ! (Sourires.)

M. Jean-Louis Tourenne . - La charge contre Pôle emploi est lourde ! Mais il faut avoir le sens de la nuance. Quand j'étais président de conseil général, j'entendais les mêmes critiques à propos des travailleurs sociaux. Or ceux-ci souffraient de ne pas pouvoir apporter de réponse !

Avec 3 millions de chômeurs, que peut dire le conseiller de Pôle emploi ? Doit-il susciter de faux espoirs ? Les politiques ont aussi une responsabilité !

M. Pierre-Édouard Magnan . - Pôle emploi n'est évidemment pas responsable du chômage, mais il est l'interlocuteur des chômeurs.

Il est aussi dommage qu'en cas d'erreur, la charge de la preuve pèse sur le demandeur d'emploi ; en attendant, l'indemnisation est suspendue...

Toutes les institutions font des erreurs ! L'administration fiscale en fait, mais elle les reconnaît. Il y a une réflexion à mener.

On pourrait ainsi confier la partie financière incombant à Pôle emploi à l'administration fiscale, pour assainir les relations entre les chômeurs et leurs structures d'accompagnement.

Les salariés de Pôle emploi, vous avez raison, sont aussi en souffrance et ne peuvent inventer des emplois qui n'existent pas.

Vous m'interrogez, Monsieur Labazée, sur les inactifs retraités. J'aime à rappeler que les chômeurs sont des actifs : non pas des fainéants, mais des travailleurs privés d'emploi.

Pour ce qui concerne la santé des demandeurs d'emploi, il est vrai que le chômage est aussi un drame sanitaire.

C'est, par ailleurs, le seul « mal » qui ne suscite aucune empathie. Un « chômagethon » serait un échec ! On a en effet construit un discours selon lequel les chômeurs sont responsables, voire coupables, de leur chômage. Du coup, on ne se préoccupe pas de la problématique sanitaire du chômage et de la précarité.

Enfin, j'appelle votre attention sur le fait que les chiffres de la pauvreté ont baissé, non parce qu'il y a moins de pauvres, mais parce que le salaire moyen a diminué. Telles sont les limites des statistiques...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Vous dites que Pôle emploi est une structure monolithique et pyramidale. S'agissant de la dispense « de fait » de recherche d'emploi, la situation est-elle gérée au cas par cas et localement ?

M. Pierre-Édouard Magnan . - Les zones grises sont de plus en plus nombreuses. Cette DRE est ainsi accordée au cas par cas, à la tête du client ; et, si le conseiller est syndiqué, il l'accordera plus facilement. J'insiste, cette dispense n'est pas une interdiction...

Je comprends les agents qui accordent ces DRE « de fait », dans la mesure où Pôle emploi n'a rien à proposer, par exemple, à un cadre de 62 ans. Ces situations sont dans une zone grise ; c'est malsain ! Mieux vaudrait dire les choses clairement, même si ce n'est pas simple à assumer politiquement. On peut aussi renvoyer la balle aux employeurs. Ce n'est pas l'État qui invente les emplois !

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Nous vous remercions de votre intervention, monsieur Magnan, et lirons avec intérêt votre contribution écrite.

Audition de M. Francesco Leone,
conseiller économique de l'ambassade d'Italie
(mardi 31 mai 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Francesco Leone, conseiller économique de l'ambassade d'Italie en France.

La commission a souhaité vous entendre, monsieur, afin que vous éclairiez ses membres sur les modalités d'établissement des statistiques du chômage en Italie. Il serait notamment utile à notre commission de savoir si coexistent, en Italie comme en France, deux types d'indicateurs produits, d'une part, par l'Institut national de la statistique à partir d'une enquête, et, d'autre part, par l'organisme chargé de l'indemnisation des chômeurs à partir de données administratives.

Nous souhaiterions, en outre, que vous nous présentiez dans un second temps les principales politiques de l'emploi mises en oeuvre ces dernières années, en particulier le Jobs Act, mis en place par Matteo Renzi à partir de 2014, ainsi que leurs résultats, même s'il est un peu tôt pour en juger.

M. Francesco Leone, conseiller économique de l'ambassade d'Italie . - Je suis très honoré de votre invitation, madame la présidente, qui témoigne de l'attention portée par les autorités françaises à la politique italienne et aux politiques européennes en général, et qui me donne l'occasion de vous éclairer sur les premiers effets de la réforme du marché du travail italien, le Jobs Act, mise en place par Matteo Renzi en mars 2014 dès son arrivée au Gouvernement. Sa mise en oeuvre, assez laborieuse, a duré toute l'année 2015 et ses premiers effets évidents apparaissent au début de 2016.

J'aborderai trois sujets, en commençant par les enjeux du marché du travail italien, pour expliquer d'où nous venons. Je présenterai ensuite les dispositions principales du Jobs Act, qui a pour objectif de renforcer la sécurité juridique tant des salariés que des employeurs et des investisseurs ; il s'agit notamment - mais pas uniquement - de faire converger vers un seul contrat à durée indéterminée les différents contrats existants, avec des phases de protection croissante pour les salariés. Enfin, j'examinerai les premiers effets conjoncturels, mais aussi structurels du Jobs Act, en concluant sur la fiabilité des relevés mensuels italiens.

En Italie, la source officielle des données sur l'emploi est l'Istat, l'Istituto nazionale di statistica, l'équivalent de l'Insee en France. Par ailleurs, comme dans votre pays, des statistiques mensuelles sont publiées par l'INPS, l'agence de sécurité sociale italienne, chargée de la protection sociale et des retraites, qui sont basées sur les appréciations fournies par les caisses de sécurité sociale à partir des allocations. Ces dernières données sont importantes mais font foi uniquement pour les classifications d'Eurostat.

J'aurais souhaité qu'un représentant de l'Istat soit présent, mais cela n'a malheureusement pas été possible pour des raisons de calendrier.

Au cours des dernières décennies, le marché du travail italien se caractérisait par une forte dualité entre les contrats de travail standards (CDI à temps plein) et les autres formes d'emplois (CDD, emplois à temps partiel), lesquelles s'étaient multipliées, notamment après la réforme Biagi de 2003.

Parmi les autres caractéristiques structurelles, on note un grand nombre de travailleurs indépendants. Ce phénomène était dû à l'importance du tissu italien des PME et de l'auto-entrepreneuriat.

Il y avait par ailleurs, depuis les années 2000, une situation de décrochage entre salaires réels et productivité, liée à une forte centralisation de la négociation salariale au niveau des conventions collectives nationales. Dans notre pays aussi, la décentralisation des relations entre partenaires sociaux est un sujet important, et c'est l'un des objectifs que nous poursuivions avec le Jobs Act. Sur ce sujet, je vous invite à consulter la dernière in-depth review de la Commission européenne ainsi que les recommandations adressées par celle-ci à l'Italie : les négociations notamment salariales au niveau des entreprises y sont préconisées.

On observait également de fortes disparités régionales, avec des taux de chômage et de population active très différents entre le nord et le sud, mais aussi selon les régions, en fonction de la spécialisation sectorielle de l'industrie italienne.

Le taux de chômage était élevé, surtout chez les jeunes. Je soulignerai, dans la suite de mon exposé, les évolutions très positives observées à cet égard depuis la fin de l'année 2015. Nous partions d'une situation de l'emploi bien plus dégradée que celle qui prévalait dans d'autres pays, en particulier la France. Cette situation de l'emploi, notamment après 2009, était aggravée par la tendance à la désindustrialisation dans certains secteurs productifs. Or, en Italie, la majorité de la population active travaille dans le secteur industriel, et non dans celui des services.

Enfin, dernière caractéristique structurelle du marché du travail en Italie, je dois dire en toute transparence que les politiques passives - ciblées fortement sur la protection de l'emploi, plutôt que sur la protection de l'employé -, étaient privilégiées, au détriment des politiques actives, avec lesquelles elles avaient un lien assez faible. Autrement dit, la situation était marquée par un déséquilibre entre job protection et protection of the worker.

(M. Leone commente des diapositives projetées.)

Le premier graphique montre le décrochage entre productivité et salaires réels en Italie et dans les principaux Etats partenaires de la zone euro. Les données sont issues de la dernière in-depth review de la Commission européenne de mars 2016. Nous tentons de faire face à cette situation grâce à des incitations positives en faveur de la négociation des salaires au sein des entreprises.

Le deuxième graphique, qui date de 2013, donc avant le Jobs Act, illustre le déséquilibre entre politiques actives et passives et le grand retard de l'Italie par rapport à ses partenaires européens en termes de politiques actives de l'emploi, rapportées au PIB. Avant l'instauration du Jobs Act, nous avions toujours privilégié la protection juridique des salariés, dans un échange, assez pervers, entre protection de l'emploi et faible niveau de soutien financier du salarié notamment en cas de difficulté de l'entreprise. Cette conception a été complètement bouleversée par le Jobs Act.

Jusqu'en 2014, l'Italie figurait donc parmi les mauvais élèves de l'Europe en termes de chômage conjoncturel et structurel. Dans les années 2000, la situation de l'emploi était assez favorable, du fait de l'adoption, à partir de 1998, des premières réformes du marché du travail et de l'adhésion de l'Italie à la monnaie unique.

Le marché du travail s'est ensuite dégradé de façon abrupte et accélérée après 2008, et plus fortement encore à partir de 2011. À cette période, le taux de chômage a atteint 13 %. La France, qui avait également souffert de la crise financière, et les autres pays européens connaissaient alors une situation beaucoup plus favorable.

Matteo Renzi, nommé président du Conseil le 22 février 2014, a donc décidé de lancer le Jobs Act, intitulé ainsi en référence à la réforme engagée depuis 2012 par l'administration Obama. Il s'agissait d'en transposer certains éléments, tout en sauvegardant les spécificités du marché du travail italien.

Les principaux objectifs du Jobs Act sont la réduction de la dualité du marché du travail, le soutien actif à l'embauche en CDI, et la réallocation de l'emploi entre CDD et CDI.

La philosophie générale était la suivante : plutôt que de dissuader les employeurs d'avoir recours au CDD, il fallait, via des incitations fiscales importantes, mais aussi pour des raisons de sécurité juridique, rendre le CDI plus attractif pour les employeurs. Un débat est actuellement en cours au sein du parlement et du gouvernement italiens, sur le fait de savoir s'il faut pérenniser, ou non, ces incitations fiscales -des exonérations de cotisations sociales- qui sont renouvelées chaque année.

Il a également été mis fin à la « flexibilité à la marge », en réduisant les coûts de licenciement sur les contrats « standards ». Au lieu d'indemnités fixées à la discrétion du juge, un barème a été défini en fonction du nombre de mois de cotisations et de l'ancienneté du salarié. L'objectif est de parvenir à une rupture négociée entre l'employeur et le salarié.

L'idée est de passer du « job property » à la « flexsecurity », en protégeant davantage les revenus et en offrant de meilleurs services aux chômeurs. Les rigidités qui existaient au moment de la sortie du marché du travail ont été supprimées. Le salarié est désormais soutenu lorsqu'il connaît des difficultés, et la portabilité de ses droits sociaux et professionnels est assurée. Le débat qui a lieu en France sur ce sujet est une source d'inspiration, aussi, pour nos propres réformes et nous avons des sujets communs en Europe.

Le coin fiscal a été réduit pour les salariés en CDI, toujours dans le cadre de cette approche incitative et positive. Cette mesure donne des résultats, comme vous le constaterez dans les chiffres.

Le nombre d'emplois en CDI augmente et les typologies de contrats sont réduites : la plus grande partie des contrats dits « atypiques » a été supprimée. Les CDD « standards », les contrats d'apprentissage et les contrats de projet demeurent, mais des dizaines d'autres contrats ont été graduellement supprimées.

Le nombre de procédures judiciaires a diminué, notamment grâce à des mesures de simplification procédurale.

Les services à l'emploi et les politiques actives ont été renforcés grâce à la création d'une agence unique, l'Agence nationale pour l'emploi, l'Anpal, - l'équivalent de Pôle emploi -, qui est devenue l'acteur central de la réforme.

Le Jobs Act a été interprété, notamment par la presse européenne et internationale, comme une réforme visant à introduire une nouvelle typologie des CDI. Or l'approche était beaucoup plus vaste. Il s'agissait, en réformant les systèmes, de mettre en place des arbitrages dans les différents domaines de la politique de l'emploi, de promouvoir un contrat de travail unique et des formes de tutelle conférant davantage de sécurité juridique aux salariés et aux employeurs, ainsi que des politiques plus protectrices pour les chômeurs.

L'aspect le plus connu de la réforme concerne le licenciement individuel.

Les coûts de licenciement sont désormais fixes, et augmentent en fonction de l'ancienneté et des années de service. L'employeur bénéficie donc, à cet égard, d'une prévisibilité totale.

Le juge peut toujours décider qu'un licenciement individuel est injustifié, mais la réintégration dans le poste n'est possible que dans les cas d'abus très importants. En dehors de ces cas, il est possible de verser une indemnité de licenciement négociée, ou bien une indemnité dont le montant est fixé par le juge avec un plafonnement non pas indicatif, mais obligatoire. Il s'agit d'assurer une certaine prévisibilité aux investisseurs étrangers et aux entrepreneurs italiens en cas de procédure contentieuse.

La procédure de conciliation a été améliorée grâce à l'introduction d'une forme de rupture conventionnelle qui n'existait pas auparavant. Même avant la conclusion de la procédure judiciaire, l'employeur peut proposer une indemnisation d'un montant égal à un mois de salaire brut pour chaque année de service. L'acceptation par le salarié de l'indemnité confirme la rupture du contrat de travail et met fin à la contestation judiciaire du licenciement.

En cas de licenciement injustifié, le barème est fixé par la loi : deux mois de salaire pour chaque année de service, avec un maximum de 24 mois et un minimum de 4 mois. La réintégration ne s'applique qu'au licenciement annulé pour cause de discrimination, au licenciement non motivé et au licenciement disciplinaire injustifié.

On lit parfois dans la presse que toute possibilité de réintégration a été supprimée. C'est faux : nous avons limité cette solution aux cas les plus graves, déterminés par le juge, d'abus de confiance commis par l'employeur.

Après 18 mois, en cas de rupture négociée, ou après 24 mois, en cas de licenciement injustifié, l'indemnité de licenciement est fixée sur la base de l'ancienneté du salarié dans l'entreprise.

Le système d'indemnisation du chômage partiel, la cassa integrazione guadagni, a été modifié. Une aide temporaire est versée pour une durée maximale de deux ans. Nous avons mis fin à l'indemnisation du chômage partiel « par dérogation », la cassa integrazione in deroga, créée pour les grandes entreprises en difficulté. Il s'agissait d'en finir avec le dualisme entre entreprises, les PME ne pouvant recourir à ce mécanisme en cas de difficulté systémique.

Les allocations chômage ont été étendues, et sont désormais proportionnelles aux cotisations -c'est la suppression d'une autre forme de dualisme, cette fois liée à l'âge. Auparavant, la durée maximale était de 18 mois pour les salariés de plus de 55 ans et de 12 mois pour les moins de 55 ans ; elle est désormais de 24 mois pour tous.

Cette durée est proportionnelle aux cotisations versées au cours des quatre dernières années. Quant au montant des allocations versées par l'employeur, il a été augmenté. Le système des allocations chômage est à présent complètement contributif.

Les politiques actives en matière de soutien à l'emploi sont un aspect très important de la réforme.

Une agence nationale a été créée pour établir les règles du jeu communes à toutes les régions du pays et définir les standards des services pour l'emploi.

Les conditions d'une complémentarité entre les services publics et privés dédiés à la recherche d'emploi ont été mises en place.

Les mécanismes d'incitation sont considérables : les services d'agence, publics ou privés, ne seront payants que si le chômeur trouve un nouvel emploi.

L'Agence nationale est chargée de la prestation des services financiers de soutien à l'emploi personnalisés sur la base de la durée individuelle du chômage et du profil du chômeur, le profiling. Cette mesure est inspirée des réformes Hartz, mises en place en Allemagne dans les années 2000 : ces incitations positives visent les refus d'offres d'emploi à répétition.

L'interaction entre les politiques actives et passives est favorisée : en cas de licenciement, les entreprises paient une contribution qui ne pourra être utilisée que pour mettre en oeuvre des politiques actives. Il y a aussi un système de conditionnalité pour bénéficier des aides passives, c'est-à-dire les mesures de soutien aux plus bas revenus.

Des ressources financières importantes ont été consacrées à cette réforme.

La loi de finances pour 2015 a prévu pour les salariés « permanents » dont le salaire est modeste un bonus structurel de 80 euros par mois.

Pour les employeurs et les travailleurs indépendants, a été mise en place une déduction du coût du travail permanent de la base imposable de la taxe d'affaires régionale (PARI). Surtout, une exonération totale des contributions sociales durant 36 mois a été prévue pour les nouvelles embauches en CDI : c'est une autre manifestation de l'approche incitative positive que j'ai exposée.

Cette exonération totale est également valable en cas de transformation des contrats temporaires en CDI. Elle a été reconduite dans la loi de finances pour 2016, mais à un taux de 40 % et pour une durée de 24 mois.

Ce système d'incitation fiscale est très important, non seulement pour encourager les employeurs à embaucher en CDI, mais aussi pour créer une relation de confiance entre les partenaires sociaux. Car les syndicats n'étaient pas vraiment convaincus au début du débat sur la réforme, mais elle a eu des effets positifs sur le plan social.

La loi de finances pour 2016 prévoit également la détaxation du salaire liée à la productivité, qui vise à inciter les partenaires sociaux à recourir à la « négociation de deuxième niveau », c'est-à-dire la négociation au niveau de l'entreprise.

Dans le cadre de la lutte cette fois contre la pauvreté, elle consacre de nouvelles ressources à l'outil d'inclusion active, dédié aux familles nombreuses ayant de faibles revenus, qui concerne 300 000 bénéficiaires.

Les premiers effets du Jobs Act sont aujourd'hui visibles.

Selon les dernières données publiées en avril par l'Istat, des effets positifs sont apparus fin 2015. Mieux vaut selon moi, pour bien apprécier la situation, attendre au moins neuf mois. Nous verrons alors si cet effet conjoncturel positif s'inscrit dans la durée ; pour l'instant, c'est le cas.

Nous sommes optimistes. L'Italie connaît pour la première fois depuis sept ans une baisse du nombre de chômeurs, mais nous partions de loin. En 2015, les embauches ont augmenté de 13 %. La réforme a également eu des effets qualitatifs importants, avec une transition significative des CDD vers les CDI.

En 2015, les embauches en CDI ont augmenté de 52 %. Les transformations de CDD et de contrats d'apprentissage en CDI ont augmenté de 63 %. Dans l'ensemble, le nombre de CDI a crû de 54 % par rapport à 2014. Ces chiffres sont confirmés pour l'année 2016, et ce en dépit d'une réduction des incitations fiscales.

Les variations nettes sont aussi très importantes, dans un sens positif pour les emplois permanents, en augmentation de 764 129 en 2015, et négatif pour les emplois temporaires, particulièrement entre janvier et décembre 2015, c'est-à-dire après l'entrée en vigueur du Jobs Act. Ces effets positifs impactent directement la courbe du chômage.

Après une explosion du chômage entre 2010 et 2014, on observe un phénomène de retour des chômeurs dans la population active : ceux qui avaient décidé, durant la crise, de sortir définitivement du marché du travail recommencent à chercher un emploi de façon active. Cette tendance est confirmée par les statistiques, qui montrent une augmentation très importante de la population active, avec une forte diminution des inactifs. La légère augmentation, de 0,1 %, du nombre de chômeurs est due, je le répète, au retour sur le marché du travail de personnes qui s'étaient cantonnées jusqu'alors dans l'économie domestique.

On observe une stabilisation vers le haut de la population active entre avril 2015 et avril 2016, qui atteint désormais le taux d'emploi de 56,9 % - pour comparaison, après la crise, nous n'avions jamais dépassé le taux de 53 %. Quant au nombre d'inactifs, il diminue très fortement dans toutes les catégories d'âge, y compris chez les seniors.

Notre ministre des finances s'est félicité aujourd'hui sur son compte Twitter de l'augmentation de 215 000 emplois, sur base annuelle, de la croissance des emplois en CDI, ainsi que de la diminution du nombre des chômeurs et d'inactifs. J'y insiste, les effets de la réforme du marché du travail doivent être jugés sur une base annuelle, et non uniquement conjoncturelle.

Je conclurai par quelques éléments de méthodologie.

À partir de janvier 2014, la collecte des données par l'Istat est continue.

Les principales méthodes de collecte sont réglementées au niveau européen, conformément aux standards internationaux définis par le Bureau international du travail, le BIT.

Le sondage se déroule en deux phases : au niveau des communes et des familles. L'échantillon trimestriel est réparti sur trois mois et prend en considération le nombre de semaines par mois, 4 ou 5 semaines. La population de référence se compose de tous les ménages résidant en Italie.

Les estimations d'emploi mensuelles sont réalisées environ 30 jours après le mois de référence, publiées sous forme provisoire, c'est-à-dire non corrigées des variations saisonnières, et basées sur une partie de la population de référence : en mars 2016, il s'agissait de 25 000 ménages, soit 56 000 individus. Une fois les estimations trimestrielles disponibles - 70 jours après chaque trimestre -, les estimations mensuelles des derniers trois mois sont recalculées sur la totalité de l'échantillon et deviennent ainsi définitives. Il est assez fréquent que de nouvelles statistiques un peu contradictoires par rapport aux précédentes fassent débat en Italie. Mais nous avons un intervalle de confiance très étroit, 0,1 % ou 0,2 % d'écart au maximum. Je ne suis pas statisticien mais, pour toutes les questions statistiques et méthodologiques, je vous invite à consulter le site internet de l'Istat, istat.it.

En tant que chef de la section économique de l'ambassade d'Italie en France, installé depuis trois ans et demi en France, je suis avec grand intérêt l'évolution de votre débat interne sur le marché du travail, qui présente beaucoup d'analogies avec le nôtre. Trois Premiers ministres italiens se sont rendus dans votre pays depuis que je suis en poste : la situation de l'emploi en France et en Italie, ainsi que les réformes qui la concernent, ont toujours figuré à l'ordre du jour des rencontres de nos gouvernements.

J'espère ne pas avoir abusé de votre patience et vous remercie d'avoir toléré mon français parfois approximatif.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Tout au contraire, nous vous remercions de cet exposé très clair.

Je laisse tout d'abord la parole à M. le rapporteur.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Une différence demeure tout de même entre l'Italie et la France : les réformes ont été menées chez vous tandis que nous en discutons encore !

Parmi les mesures que vous avez présentées - avantages accordés sous forme de réduction de charges sur les CDI, encadrement du coût des licenciements, etc -, certaines étaient-elles plus réclamées par le patronat italien ? Quelles sont celles qui ont eu le plus d'impact sur le marché du travail ?

Envisagez-vous de maintenir dans le temps la détaxation sur les CDI, dont vous avez montré les effets positifs en 2015 et 2016, ou s'agit-il d'une mesure temporaire, ayant vocation à « amorcer la pompe » ? Le patronat italien souhaite-t-il sa prolongation ?

L'idée d'une surtaxation des CDD, que certains, en France, appellent de leurs voeux, a-t-elle été envisagée ? Cette mesure ne semble pas figurer dans le Jobs Act, qui en reste à une incitation à l'embauche en CDI.

Sur la question précise des chiffres, vous travaillez systématiquement selon le format du BIT. Comme l'Insee en France, vous menez une campagne de collecte sur trois mois. Chaque mois, vous tirez d'une partie de cette collecte trimestrielle un indicateur mensuel, sans jamais utiliser les chiffres administratifs des demandeurs d'emploi. Est-ce bien le cas ? (M. Francesco Leone acquiesce.)

J'ai une question complémentaire, que, j'espère, vous ne prendrez pas mal... Des effets du Jobs Act sont clairement observés sur ce qui pouvait relever de l'économie parallèle en Italie. Le volume d'emplois permanents créés correspond-il uniquement à de nouveaux emplois ou constate-t-on un effet de transfert entre économie parallèle et économie déclarée ?

M. Francesco Leone . - Un constat général, tout d'abord. J'ai eu la chance de participer à une conférence très intéressante sur les réformes des marchés du travail en Europe, organisée, voilà deux mois, autour des travaux du Conseil d'orientation pour l'emploi. Le travail d'analyse exceptionnel qui a pu être mené dans ce cadre démontre, selon moi, une chose : au-delà des spécificités de chaque pays, la nécessité de réformer le marché de l'emploi est commune à tous les partenaires européens, particulièrement aux membres de la zone euro.

En revanche, le « timing » peut différer selon les pays. En Italie, les effets définitifs du Jobs Act se feront sentir d'ici à deux ans, mais on parle de réforme du marché du travail depuis les années 1990.

Celle-ci a été opérée selon quatre étapes : l'importante réforme dite « Treu » de 1998, ayant conduit à la création des formes atypiques de CDD que nous essayons aujourd'hui de supprimer ; la réforme dite « Biagi » de 2003, introduisant les premiers éléments d'une négociation décentralisée au niveau de l'entreprise ; la réforme de 2012 du gouvernement Monti, très débattue en Italie, car elle était liée à une réforme ambitieuse du système de retraites ; le Jobs Act de Matteo Renzi, initié en 2014, qui aboutit aujourd'hui.

Le conseil des ministres italien se tient actuellement au palazzo Chigi et, parmi les sujets débattus aujourd'hui, se trouve précisément la question de la pérennisation des incitations fiscales. À cet instant, je ne suis pas en mesure de vous communiquer les orientations retenues.

Nous cherchons à pérenniser les incitations positives, la réforme ayant pour principe fondamental de favoriser les approches incitatives, au détriment des approches pénalisantes. On préférera donc rendre le CDI plus attractif, plutôt que d'appliquer aux CDD des mesures dissuasives. Mais cette politique n'est pas neutre sur un plan budgétaire et suppose une évolution favorable des finances publiques.

C'est une question largement débattue en Italie, mais également très regardée par la Commission européenne. Celle-ci livre une analyse approfondie de la question des marchés du travail, dont dix pages sont consacrées à une première évaluation de la réforme du marché du travail italien.

Pour elle, le plus intéressant dans le cas italien, c'est la révision des règles s'appliquant aux licenciements injustifiés. Cette révision permet d'introduire un élément de certitude pour les employeurs et pour les employés - mais nous n'avons pas, en Italie, votre tradition des conseils de prud'hommes - et une forme de rupture conventionnelle - elle existe déjà dans votre système.

En France, la réforme du marché du travail et du dialogue social est également une tâche permanente, à laquelle chaque gouvernement s'attelle. J'ai donc grand plaisir à suivre le débat actuel, tout comme, conseiller économique à notre ambassade de Berlin, j'avais suivi avec intérêt les débats de 2004, en Allemagne, sur les réformes Hartz menées sous le gouvernement de Gerhard Schröder.

Les discussions parlementaires n'avaient pas été évidentes, à une époque où l'Allemagne, avec 4 millions de chômeurs, était l'homme malade de l'Europe, et de fortes dissensions avaient vu le jour au sein du SPD. D'après moi, le véritable déclencheur des réformes avait été l'acceptation par le syndicat IG Metall, dans le cadre d'une négociation décentralisée, d'une augmentation des heures de travail sans hausse de salaire.

Mon message principal, conforme au devoir de neutralité qui m'incombe, est donc celui-ci : la réforme du marché du travail reste une tâche permanente pour tous les grands pays européens.

Dès 2012, en accord avec le gouvernement français, nous avons proposé l'organisation, au niveau des chefs d'État ou de gouvernement européens, de sommets annuels sur l'emploi. L'Europe est quelque peu limitée en ce domaine par la méthode ouverte de coordination et, de fait, les questions liées aux marchés du travail restent de la stricte compétence des gouvernements nationaux.

Nous aurions à gagner à échanger les bonnes pratiques, même si des transpositions automatiques ne seraient probablement pas envisageables -je ne sais pas si toutes les composantes de la réforme italienne pourraient être exportées. Il serait difficile, notamment compte tenu de facteurs linguistiques, de parvenir à mettre en oeuvre une politique unifiée de l'emploi, mais on peut certainement faire plus dans chaque pays, en analysant les effets des réformes conduites chez ses voisins.

Ainsi, et c'est indiqué en dernière page de l'analyse de la Commission européenne, nous avons constaté une fuite de la main-d'oeuvre qualifiée vers des pays, notamment l'Allemagne, qui avaient introduit des réformes ambitieuses du marché du travail.

S'agissant de l'économie informelle, les 14 décrets d'application de la loi comprennent aussi des instruments destinés à décourager le travail au noir.

Nous avons décidé de mieux cibler notre système de jobs vouchers, ces bons visant à faciliter la transition entre économie informelle et économie formelle, notamment dans le secteur touristique et l'économie domestique. Les sanctions en cas d'abus ont été renforcées. Nous avons enfin rationalisé, à l'échelle locale, notre dispositif d'inspection générale du travail, qui a fait face, dans les années 2000, à une forte réduction de ses effectifs. Nous sommes bien conscients que nous devons faire plus, notamment dans les régions du sud de l'Italie.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Un débat sur le temps de travail a-t-il eu lieu ? Peut-être a-t-il été considéré qu'il ne s'agissait pas d'un facteur potentiel d'amélioration de la compétitivité des entreprises et, en conséquence, de la situation du marché de l'emploi...

M. Francesco Leone . - Dans notre système, la durée maximale du travail est fixée, non pas par la loi, mais par les accords collectifs nationaux, avec des possibilités, limitées, de dérogation au niveau des accords d'entreprise.

Il y a nécessité - c'est ce qui ressort des recommandations par pays de la Commission européenne - d'un meilleur ancrage entre productivité et salaire réel. Le FMI nous a également incités à travailler dans ce sens, au mois d'avril dernier, lors des dernières consultations article IV. Pour l'instant, le sujet ne fait pas la une des débats politiques car des réformes ont été menées dans ce sens.

La question des jobs vouchers est également discutée aujourd'hui, en conseil des ministres. Je ne dispose pas encore du communiqué officiel du Gouvernement, mais le cabinet du ministre des finances me fait savoir qu'en 2010 jusqu'à 115 millions de vouchers ont été accordés aux employeurs. Pour éviter les abus, nous avons décidé d'établir une traçabilité totale de tout nouveau bon, avec obligation d'envoyer un SMS ou un message électronique de confirmation, comprenant des informations détaillées sur l'employé, une heure avant le début de la prestation. Les pénalités sont également très élevées, de 400 à 2 400 euros.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Vous avez insisté, au cours de votre présentation, sur l'importance du chômage des jeunes en Italie. Des politiques spécifiques ont-elles été menées en direction de cette population ?

En France, le phénomène du travail détaché s'amplifie fortement et commence à susciter quelques interrogations. De quelle manière affecte-t-il le marché de l'emploi italien ?

M. Francesco Leone . - La réduction du dualisme est au coeur du Jobs Act. La réforme comprend donc quelques instruments spécifiques à destination des jeunes, comme la Garantie jeunes, que nous venons d'introduire - après la France - et qui est en passe de devenir le principal instrument à destination des jeunes sans emploi et sans diplôme. Pôle emploi et son homologue italien mènent des projets intéressants notamment sur une base transfrontalière, au Piémont. Mais le cadre général de la réforme ne vise pas la jeunesse dans sa globalité. Celle-ci bénéficiera indirectement de la suppression de tous les contrats atypiques.

Le taux de chômage des jeunes reste à un niveau préoccupant, atteignant 36,9 % en avril 2016. Toutefois, il dépassait les 50 % au plus dur de la crise. Nous sommes donc dans la bonne direction, même si nous devons continuer à travailler.

Le phénomène de travail détaché ne prend pas, en Italie, la même ampleur qu'en France. Nous sommes classés en sixième position dans les statistiques européennes pour le nombre de travailleurs détachés, derrière un pays comme la Belgique. À Bruxelles, nous partageons avec vous la même position quant à la révision de la directive, mais ce n'est pas un sujet d'importance en Italie.

M. Michel Raison . - La création d'une agence nationale, équivalent de notre Pôle emploi en France, dont le fonctionnement, il faut le reconnaître, n'est pas forcément optimal, est une composante importante de la réforme. À cet égard, vous évoquez la mise en place d'une complémentarité et d'une concurrence entre les services public et privé. Comment peut-on être à la fois complémentaire et concurrent ? Cette concurrence ne pourrait-elle conduire à la suppression pure et simple du service public de recherche d'emploi ? Le service devient payant quand le demandeur d'emploi trouve du travail. Qu'en est-il de l'employeur ? Celui-ci a-t-il une part à payer si l'agence répond positivement à sa demande ?

M. Francesco Leone . - Par le passé, l'agence assurant les prestations de service en matière de recherche d'emploi avait un quasi-monopole. Les compétences ont alors été partagées entre l'État et les régions, celles-ci assumant la responsabilité de la formation professionnelle, y compris pour les chômeurs. Un travail de recentrage des politiques de la formation professionnelle au niveau de l'État a finalement été engagé, dans la perspective de la réforme constitutionnelle, qui sera soumise à référendum le 8 octobre. La présente réforme s'inscrit dans cet effort de rationalisation.

Pour autant, la capillarité souhaitée par les demandeurs d'emploi rend nécessaire une concurrence vertueuse, et réglementée, entre service public et service privé de l'emploi.

Par ailleurs, les salariés n'auront jamais, stricto sensu, à payer. Selon un dispositif similaire à celui qui a été instauré, en Allemagne, à la suite des réformes Hartz, ils seront incités à se présenter régulièrement au service régional de recherche d'emploi pour mettre à jour leur situation professionnelle, à accepter, dans des délais raisonnables, une offre d'emploi et, surtout, à choisir, à un moment donné, entre formation et emploi. Les Allemands ont dénommé cette logique « fördern und fordern », soit « inciter et exiger ».

M. Jean-Jacques Filleul . - La réforme initiée par Matteo Renzi est positive par plusieurs aspects, nous le voyons bien. Je crois pourtant me souvenir qu'elle n'a pas été facile à mettre en oeuvre. Quels étaient les principaux arguments développés par ses opposants ? En tant qu'observateur des débats actuels en France, estimez-vous que le gouvernement français adopte, dans la réforme qu'il défend aujourd'hui, une approche à l'italienne ?

M. Francesco Leone . - Le gouvernement Renzi, pour la première fois depuis les années 1990, n'a pas choisi la concertation permanente, ce qui a suscité de vifs débats en Italie. Les organisations syndicales ont été entendues au début de la réforme, mais la phase finale n'a pas donné lieu à concertation. La question de la réintégration dans le poste de travail en cas de licenciement injustifié a été le sujet principal des discussions, la mesure ayant été in fine introduite pour des cas très sévères d'abus, alors qu'elle ne figurait pas initialement dans le projet.

Il y a donc eu des confrontations, mais, j'y insiste, nous avons essayé au travers d'incitations normatives et fiscales de créer un climat de confiance.

Les services de l'emploi italiens et français, je le rappelle, n'ont absolument pas la même ampleur. Toujours selon le document de la Commission européenne que j'ai cité à maintes reprises, l'équivalent de Pôle emploi en Italie comptait 8 700 fonctionnaires en 2014, contre 49 400 en France et 77 000 au Royaume-Uni. Ces importantes disparités justifient également la recherche d'une complémentarité entre services public et privé de recherche d'emploi.

S'agissant, enfin, d'une éventuelle approche à l'italienne de la réforme actuellement conduite en France, chaque pays voit son approche dictée par l'agenda national et la composition de la majorité parlementaire.

Un aspect intéressant de la réforme du marché du travail italien réside en ce que ce projet, ambitieux, a pu être mené à bien, y compris avec un parlement très fragmenté à la suite des élections de 2013.

Au début, les syndicats étaient crispés et portaient des appréciations très différenciées sur les propositions avancées. Mais nous avons réussi à nous retrouver autour d'une réforme qui, maintenant, fait presque l'unanimité. Dans un pays comme le mien, habitué à une certaine vivacité du débat politique et social, c'est une source de fierté pour tous !

Mme Pascale Gruny . - Avez-vous une politique ciblée pour les seniors ? Pouvez-vous nous rappeler l'âge du départ à la retraite en Italie ?

M. Francesco Leone . - La question des seniors suscite actuellement un important débat. La dernière réforme des retraites, la réforme « Fornero », a porté l'âge moyen de départ à la retraite à 65 ans. Des réflexions sont menées au sein du gouvernement italien, sans atteindre, pour l'instant, le stade de l'élaboration d'un projet de loi, sur une possible introduction d'incitations en faveur de départs en retraite qui seraient compensés par l'embauche d'un jeune, selon la même logique que celle de votre contrat de génération.

Ce sujet prête donc à débat, notamment parce que la réforme « Fornero » a contraint certains seniors - en nombre certes limité, mais pour autant non négligeable - à quitter leur poste de travail, alors qu'ils n'étaient pas encore en mesure de partir à la retraite.

M. Georges Labazée . - Si j'ai bien compris, les politiques de l'emploi en Italie sont restées du ressort de l'échelon national. En France, un débat s'est engagé sur la question, certaines nouvelles régions revendiquant la responsabilité de ces politiques de l'emploi. Le choix, pour l'instant, est d'en rester au cadre national. Cette discussion a-t-elle eu lieu en Italie, le pays disposant de régions encore plus puissantes que les nôtres ?

M. Francesco Leone . - Oui, le sujet est très débattu. Les réformes de 1998 ont introduit une décentralisation, à l'échelle régionale, des politiques relatives à la formation professionnelle et de la gestion du Fonds social européen. Mais les conditions structurelles d'emploi sont très différentes entre les régions italiennes, et nous souhaitons proposer des services harmonisés entre régions, afin d'éviter toute concurrence qui conduirait à une baisse de qualité de l'offre de service en matière de recherche d'emploi. Pour ces raisons, nous nous orientons in fine vers un recentrage des compétences en matière d'emploi au niveau de l'État.

M. Olivier Cadic . - Une des premières mesures prises par Matteo Renzi a été le déplafonnement du nombre de CDD consécutifs autorisés. Qu'en est-il exactement ? Cette évolution a-t-elle eu un effet sur le marché du travail ?

Par ailleurs, l'Italie et la France sont, je crois, les deux derniers pays de l'OCDE dans lesquels un juge peut éventuellement contester la réalité d'un licenciement économique. Ce point, considéré comme pouvant affecter la compétitivité d'un pays, a-t-il été discuté en Italie ?

M. Francesco Leone . - Nous nous sommes fixé un maximum de trois reconductions de CDD et nous avons également introduit le mécanisme incitatif précédemment cité, tendant à favoriser les transitions du CDD vers le CDI. Cette mesure semble tout de même avoir des effets importants, puisque nous avons enregistré, en 2015, 253 000 transformations de CDD en CDI, soit une augmentation de 63 % sur base annuelle.

Pour les licenciements injustifiés, nous avons beaucoup limité le pouvoir discrétionnaire du juge, en instaurant un plafonnement obligatoire correspondant à 24 mois de salaire, soit 12 ans d'ancienneté. En revanche, suite aux discussions très vives qui ont eu lieu entre 2014 et 2015, nous n'avons pas supprimé toute possibilité de réintégration dans le poste, notamment dans les cas de licenciements fondés sur des discriminations. Cette décision-là est laissée à l'appréciation du juge, mais, à nouveau, les situations concernées peuvent être qualifiées d'extrêmes.

M. Olivier Cadic . - Des précautions identiques sont prises, dans tous les pays, s'agissant de cas de discrimination ; j'évoquais plutôt la question des licenciements économiques.

M. Francesco Leone . - Dans ce cas, des solutions sont trouvées au travers de ruptures négociées, mais il faut bien sûr démontrer la réalité du licenciement économique. Les conditions que vous imposez actuellement en France ne sont pas les mêmes qu'en Italie. Par exemple, nous nous restreignons à la situation de la multinationale en Italie pour évaluer le caractère économique du licenciement et, jusqu'en 2014, cette situation était assez facile à déterminer pour un certain nombre de branches de notre économie.

Mme Éliane Giraud . - Vous avez évoqué la question de la durée du travail. Pouvez-nous nous donner une idée de l'écart entre la durée la plus faible et la durée la plus élevée ?

M. Francesco Leone . - Les différences sont importantes entre chaque branche, mais la durée du travail avoisine 50 heures pour la plupart des secteurs manufacturiers. Compte tenu de cette diversité, je préférerais vous transmettre une information plus détaillée à l'issue de cette rencontre.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Je vous remercie beaucoup de toutes ces explications, qui nous sont fort utiles.

Audition de son Excellence M. Andrzej Byrt,
ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire
et Mme Agata Wadowska, deuxième secrétaire, chef du service économique,
de l'ambassade de la République de Pologne en France
(mardi 7 juin 2016)

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M. Jean-Jacques Filleul , président en remplacement de Mme Anne Emery-Dumas, présidente . - Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Andrzej Byrt, ambassadeur de Pologne en France, accompagné de Mme Agata Wadowska, deuxième secrétaire, chef du service économique de l'ambassade de la République de Pologne en France.

La commission a souhaité vous entendre parce que la Pologne, au sein de l'Union européenne, a une situation favorable sur le plan du chômage. Selon les dernières statistiques Eurostat, le taux de chômage s'y établit en mars 2016 à 6,8 %, pour une moyenne de 8,8 % dans l'Union européenne des Vingt-Huit. Plus encore, le taux de chômage est en nette diminution, puisqu'il était de 7,2 % en novembre 2015.

Pouvez-vous tout d'abord nous éclairer sur les modalités d'établissement des statistiques du chômage en Pologne ? Il serait notamment utile à notre commission de savoir si, comme en France, deux types d'indicateurs produits, d'une part, par l'institut national des statistiques à partir d'une enquête, et, d'autre part, par l'organisme chargé de l'indemnisation des chômeurs à partir de données administratives, coexistent en Pologne.

Il serait également utile à la commission que vous présentiez les principales politiques de l'emploi mises en oeuvre ainsi que leurs résultats, eu égard à la baisse significative du taux de chômage dans votre pays ces dernières années.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Effectivement, notre commission d'enquête s'intéresse à deux sujets distincts.

Le premier concerne l'élaboration des chiffres du chômage. En France, les données administratives remontées chaque mois par Pôle emploi ont été sujettes à caution durant les deux dernières années, tout d'abord, en 2013, du fait du « bug SFR » - des problèmes techniques ont rendu erronées les statistiques pour un mois donné -, puis, plus récemment, en mai 2015, quand d'autres interrogations se sont élevées sur la validité de ces chiffres. À ces données administratives s'ajoutent les données collectées chaque trimestre par l'INSEE ; celles-ci répondent aux critères du Bureau international du travail et permettent donc les comparaisons entre la France et les autres pays européens, y compris la Pologne.

Le système actuel repose donc sur un double décompte du nombre de chômeurs ; nous étudions les possibles moyens de le modifier.

Notre second sujet est l'efficacité des politiques de lutte contre le chômage entreprises par nos partenaires européens. La Pologne a connu une décrue relativement importante du chômage ; nous aimerions atteindre des résultats de même ampleur en France ! Nous souhaiterions par conséquent savoir quelles mesures ont porté le plus de fruits, tout en restant conscients du fait qu'il est délicat d'identifier laquelle s'est révélée la plus importante ; le contexte général et les politiques menées sur des périmètres plus larges comptent peut-être davantage.

M. Andrzej Byrt, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République de Pologne en France . - Je voudrais tout d'abord vous remercier, mesdames, messieurs les sénateurs, de votre invitation. Nous pouvons en effet vous présenter différents phénomènes économiques qui ont eu lieu en Pologne et que nos partenaires peuvent parfois nous envier.

Le phénomène le plus important est sans doute le dynamisme économique de notre pays, qui est à l'origine de notre succès dans la réduction du chômage. La Pologne a été le premier pays d'Europe centrale à transformer son système politique puis à effectuer, d'une manière dramatiquement rapide, la plus profonde réforme économique de ces pays.

Dans l'histoire polonaise depuis 1989, on peut distinguer plusieurs périodes. La première, entre 1989 et 1992, a constitué une « chute transformatrice ». Le PIB s'est contracté de près de 25 % durant cette période. En effet, beaucoup d'industries incapables d'absorber le choc de l'ouverture des frontières et de l'instauration de la concurrence ont dû clore leurs portes. L'inflation a atteint 700 % ; le premier gouvernement « post-communiste » - mais trois ministres communistes y siégeaient encore - a dû introduire une réforme économique drastique pour tuer l'inflation et imposer une concurrence dure entre les entreprises subsistantes. On a appelé en Europe cette réforme la « thérapie de choc ». Son instigateur, Leszek Balcerowicz, a d'ailleurs été nommé voici quelques mois à la tête des réformes économiques en Ukraine par le président Petro Poroshenko.

Après deux ans de telles réformes et la contraction dramatique de notre PIB, nous avons été le premier pays à retrouver la croissance, au second semestre de 1992. Depuis lors, la croissance a été ininterrompue, phénomène unique en Europe et qui, à l'échelle mondiale, ne s'observe sur une durée supérieure qu'en Chine, depuis les réformes de Deng Xiaoping

Cette croissance s'élève en moyenne à 3,5 % par an ; nous espérons qu'elle atteindra 4 % cette année, après 3,6 % l'an dernier. La croissance a même continué durant la grande crise mondiale commencée en 2008. Le taux de croissance le plus faible a été observé en 2003 ; il était, cette année-là, de 1,4 %.

Les réformes du début des années 1990 ont consisté à ouvrir la concurrence et à donner à toutes et à tous la possibilité de créer leur propre entreprise. Cela a été rendu possible par la réduction des impôts et la facilitation des procédures d'enregistrement des nouvelles firmes. On a alors assisté à un phénomène unique : 3,5 millions de sociétés privées ont été créées en Pologne ! Ces nouvelles firmes ne pouvaient avoir plus de 100 employés. Nombreux sont les Polonais à avoir créé leur société. Ma propre famille en fait partie : plutôt que de travailler dans un office d'État, nous avons toujours eu nos propres entreprises. Avec ma femme, nous avons établi trois sociétés.

J'avais d'abord travaillé, au sortir de l'université, pour la foire internationale de Poznan, ville de la taille de Lyon ou Marseille, à mi-chemin entre Berlin et Varsovie. Cette ville est unique au sein de l'Union européenne : le taux de chômage y est de 2 % seulement. Dans cette ville, près de 70 % des diplômés de l'enseignement supérieur, plutôt que d'aller travailler pour de grands groupes internationaux, s'établissent comme entrepreneurs.

Certes, deux tiers d'entre eux font faillite : ce mécanisme, où tout le monde ne peut réussir, fonctionne dans le monde entier. L'important est d'essayer ; s'ils échouent, ils pourront être embauchés dans une autre compagnie. Cet esprit d'entreprise, cette volonté de percer le plafond de verre, n'existe pas partout en Pologne : l'histoire des différentes parties de la Pologne explique ces différences. En effet, durant 123 ans, notre pays a été divisé entre la Russie, la Prusse et l'Autriche ; contrairement aux Polonais soumis à l'occupation russe, qui s'y sont opposés à six reprises les armes à la main et ont subi des répressions dramatiques, les Polonais des régions occupées par la Prusse, l'ouest de la Pologne actuelle, où se situe Poznan, ont choisi de se battre économiquement, en développant leurs propres compagnies, banques et sociétés d'épargne. La carte du chômage reflète, elle aussi, ce contraste historique.

La réduction d'impôts opérée au début des années 1990 a elle aussi été cruciale. Aujourd'hui, l'impôt sur les sociétés ne s'élève en Pologne qu'à 19 %, quelle que soit la taille de l'entreprise. Le taux d'imposition devrait être le même pour tout le monde : moins il y a d'exceptions, meilleur est le système. Le mécanisme si compliqué de la relativité peut être présenté par l'équation si simple et élégante : « E=mc 2 » ; il en va de même pour l'économie : plus on complique, moins le système est transparent et efficace ! Je vais le démontrer immédiatement en décrivant notre système de traitement du chômage.

La croissance qu'a connue la Pologne durant ces vingt-cinq dernières années est unique à notre époque. Ne nous enviez pas pour autant : la France a connu une période de croissance identique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dès la Libération, vous vous êtes mis au travail et, après la petite récession de 1948-1949, la croissance a été ininterrompue jusqu'à la crise pétrolière de 1973, quand les cycles conjoncturels de croissance et de récession ont commencé à alterner en zigzags. Nous n'avons pas encore atteint, en Pologne, ce niveau de développement.

Vous vous souvenez sans doute du « plombier polonais », dont on a beaucoup parlé en France. Au début des réformes, la différence entre les salaires français et polonais était de 1 à 10 ; si la liberté de circulation permise par l'Union européenne avait alors existé, la moitié des Polonais serait sans doute venue chez vous. La situation n'est plus la même : la différence des salaires n'est plus que de 1 à 2,5. Ce changement s'est effectué en une génération et, dans une quinzaine ou une vingtaine d'années, le niveau des salaires sera probablement égal entre nos deux pays et la pression migratoire induite éventuellement par la différence actuelle disparaîtra, même s'il y aura toujours un va-et-vient de spécialistes. On assiste d'ores et déjà à une grande immigration de personnels de direction et de spécialistes techniques français en Pologne.

La France est en effet bien implantée dans notre pays. Les exportations françaises sont en outre facilitées par la domination de groupes français sur la vente au détail en Pologne. Vous ne seriez pas dépaysés à la vue des enseignes présentes dans toutes nos villes : Auchan, Leroy-Merlin, Castorama, Intermarché, etc. Cela permet aussi une grande ouverture des débouchés français en Europe centrale, par l'intermédiaire des sociétés de commerce.

J'en veux pour exemple l'exclave russe de Kaliningrad, voisine de la Pologne. Faisant mentir le préjugé sur la russophobie polonaise, nous avons obtenu de l'Union européenne que les citoyens russes de cette exclave puissent visiter les régions polonaises dans un rayon de 100 kilomètres depuis la frontière, ce qui leur permet de se rendre dans les grands ports de Gdansk et Gdynia. Or toutes les grandes sociétés françaises de distribution ont ouvert des magasins à proximité de la frontière polono-russe, permettant aux Russes de s'approvisionner rapidement. Les sanctions imposées par la Russie ne s'appliquent pas dans cette exclave, ce qui en fait une plaque tournante de l'exportation de biens de consommation européens vers la Russie, par l'intermédiaire de sociétés françaises et polonaises.

Beaucoup d'emplois ont été créés ainsi sur notre frontière orientale ; en outre, ce commerce transfrontalier constitue en quelque sorte un « pare-chocs » pour nous. Toutes les nations à l'est de la Pologne nous observent avec attention depuis 1989. Le commerce qui s'est développé avec elles après la chute du communisme, à l'origine parfois « au noir », a offert dans les années 1990 une solution à de nombreuses personnes sans travail. La liberté absolue de commerce et d'entreprise qui régnait alors n'existe plus telle quelle.

On pouvait alors créer une société en trois heures ; ce n'est malheureusement plus le cas depuis l'adoption des règles communautaires. La bureaucratie a pris le dessus de manière irréversible, ce qui ralentit dans une certaine mesure le fonctionnement du marché du travail. Nous avons essayé, comme vous, de simplifier les procédures, mais la grande majorité de ces tentatives a hélas échoué.

Les groupes d'intérêt sont trop puissants au sein de la jungle bureaucratique ; il faudrait pour résoudre ce problème soit une situation catastrophique - et ce n'est pas le cas - soit un pouvoir conscient du problème et doté d'une volonté forte. En dépit de notre forte croissance, nous devons faire face à l'accroissement non seulement de la bureaucratie d'État mais aussi des bureaucraties régionales, puisque le pouvoir est décentralisé. Nous avons grosso modo 16 provinces, ou voïvodies, environ 400 districts, ou « powiats », et environ 4 000 communes, ou « gminas ». La bureaucratie s'est insérée également dans les structures locales, ce qui ne peut manquer d'affecter le fonctionnement du pays.

Entre 1,2 et 1,5 million de personnes ont émigré depuis l'entrée de la Pologne dans l'UE en 2004 vers d'autres pays européens. Cette émigration s'est moins dirigée vers la France que vers le Royaume-Uni. Cela est dû à la bonne connaissance de l'anglais dans notre pays, mais aussi à la mémoire de l'armée polonaise en exil de 1940. La grande majorité des vétérans de cette armée ne sont pas retournés en Pologne communiste par crainte, justifiée, d'être arrêtés ou tués par le régime, et sont restés en Grande-Bretagne.

La présence de ces vétérans ou de leurs descendants a facilité le « parachutage » de nouveaux émigrants polonais dans ce pays ; les Polonais constituent aujourd'hui la communauté étrangère la plus importante du Royaume-Uni - à comparer aux Pakistanais et aux Indiens, qui occupaient auparavant la première et la deuxième place. Leur taux d'emploi approche d'ailleurs les 100 % : cette émigration fonctionne bien. Elle suscite néanmoins un débat important - on n'hésite pas à crier à l'invasion. On relève notamment que les Polonais installés au Royaume-Uni envoient souvent à leur famille au pays les allocations familiales reçues au titre de leurs enfants, restés eux en Pologne, sous la garde de la grand-mère ou de parents : le gouvernement britannique suspendra sans doute le versement de ces allocations.

Le ralentissement de la croissance observé en 2003, consécutif à la crise américaine dite des « dot-com », a conduit à l'accroissement du taux de chômage jusqu'à 20 %. Cette valeur est celle obtenue à partir du système national polonais d'enregistrement des chômeurs et non pas d'après l'enquête statistique BAEL, effectuée selon les critères européens et internationaux.

Je veux à cette occasion vous exposer les modalités de calcul de notre taux de chômage. Notre institut de statistique national, le GUS, effectue l'enquête BAEL. L'autre statistique décompte les personnes enregistrées dans les services équivalents au « Pôle emploi » français ; c'est le ministère du travail qui compile ces chiffres.

En 2003, nous avions donc 3 176 000 chômeurs enregistrés, soit un taux de chômage de 20 %. Aujourd'hui, suivant cette même méthode, nous avons 1,6 million de chômeurs, soit 10 % de la population active, deux fois moins qu'en 2003 ! Les données BAEL que vous avez citées en ouverture de cette audition sont inférieures : le taux de chômage s'élève selon cette enquête à 6,8 % seulement.

Le système BAEL est fondé sur les normes internationales et les recommandations d'Eurostat. Il décompte les personnes âgées entre 15 et 74 ans répondant aux conditions fixées par le Bureau international du travail, que vous connaissez.

La limite d'âge choisie importe. En effet, l'âge légal de la retraite en Pologne est inférieur à 74 ans : il est de 60 ans pour les femmes et de 65 ans pour les hommes. On devait le porter à 67 ans, mais le nouveau parti au pouvoir, Droit et Justice, ou PiS, a annoncé le rétablissement des règles antérieures.

Je ne peux pas spéculer contre mon gouvernement, mais je dois avouer qu'une telle décision ne serait pas très sage. Elle a été prise, mais devrait évoluer ; du moins, les personnes qui veulent travailler au-delà de l'âge légal de la retraite, les femmes, notamment, devraient toujours pouvoir le faire, ce qui est le cas depuis une dizaine d'années. Seulement, un employé ayant atteint l'âge de la retraite et qui décline un changement de poste au sein de son entreprise peut être mis à la porte.

En tant que PDG de la foire internationale de Poznan, j'ai édicté la règle selon laquelle tous ceux qui le désirent, quel que soit leur âge, peuvent continuer à travailler, mais dans des conditions de pénibilité physique ou mentale adaptées à leur âge. Une telle approche de la solidarité des entreprises avec leurs collaborateurs n'est pas encore commune ni a fortiori obligatoire, mais elle se répand, tel un bon exemple, de la même manière que le management fondé sur la social responsability.

La notion de solidarité est traditionnellement importante en Pologne, comme en témoigne le nom du plus grand syndicat indépendant des années 1980, Solidarnosc, qui jouait le rôle d'un parti contestataire contre le régime communiste. Cette valeur stabilisatrice du tissu social est aujourd'hui importante pour la plupart des Polonais, jusqu'aux anciens communistes. Le souvenir des luttes de Solidarnosc rappelle la nécessité de cette valeur à la nouvelle génération de managers qui, diplômés de Harvard ou de l'INSEAD, sont tentés, une fois de retour en Pologne, de gérer brutalement leurs employés. Cela existe en Pologne comme ailleurs dans le monde, mais la dimension de la solidarité reste très prégnante.

La Pologne d'aujourd'hui, contrairement à celle des années 1980, ne connaît pratiquement pas de grèves. Trois secteurs restent néanmoins bloqués.

C'est, en premier lieu, le secteur minier : notre pays compte les plus grandes mines d'Europe. Les syndicats de ce secteur se battent pour trouver des solutions au déclin du secteur, mais la grande majorité comprend que, du fait du caractère déficitaire de l'extraction du charbon en Pologne, personne ne peut rendre le secteur profitable. Une réforme avait été préparée il y a une quinzaine d'années, sous le gouvernement de M. Jerzy Buzek, du parti Solidarité, devenu depuis président du Parlement européen. Après sa défaite aux élections, le nouveau gouvernement social-démocrate a abandonné cette réforme, qui aurait permis de liquider ce problème qui subsiste encore aujourd'hui.

Beaucoup de mines avaient certes été fermées en Silésie, au sud de la Pologne, mais une politique généreuse a été menée à destination des mineurs - des crédits leur ont été offerts - pour leur permettre d'être embauchés dans d'autres compagnies. Des investisseurs étrangers se sont implantés dans cette région, sachant qu'ils y trouveraient une main-d'oeuvre issue du secteur minier, abondante et qualifiée - beaucoup de mineurs sont ainsi électriciens. Du fait de l'arrêt de ce programme, l'accablement social et économique de ce secteur perdure.

On peut citer en deuxième lieu le secteur hospitalier. Le gouvernement de M. Donald Tusk, aujourd'hui président du Conseil européen, a commencé la privatisation de ce secteur. Certaines privatisations ont été vraiment exemplaires ; les établissements concernés fonctionnent d'une façon extraordinaire. Dans d'autres établissements, en revanche, pour des raisons le plus souvent historiques, la privatisation ne peut se faire du jour au lendemain et des tensions apparaissent. La première grève depuis bien des années a éclaté dans un grand hôpital pour enfants près de Varsovie.

Le troisième secteur qui reste délicat est celui des chemins de fer. Les cheminots, chez nous comme chez vous, sont un grand groupe de travailleurs, aux conditions de travail souvent très dures, qui connaît une sur-syndicalisation. Plusieurs centaines de syndicats existent ! Une grande partie des réformes entreprises, y compris de privatisation, a bien réussi, mais le processus reste inachevé et a été suspendu à la suite du récent changement de gouvernement.

Tels sont les trois secteurs dans lesquels je vois de possibles tensions dans le futur.

Pour en revenir aux modes de calcul du taux de chômage, je veux vous expliquer comment est calculé le nombre de chômeurs suivant les critères polonais et non plus internationaux. Il est établi à partir d'enquêtes menées par le ministère du travail, suivant les critères établis par la loi de 2004 sur la promotion de l'emploi et les institutions du marché du travail.

La définition d'un chômeur y est établie à partir des conditions suivantes : enregistrement dans un « Pôle emploi », absence de toute activité rémunérée et de revenus soumis à l'impôt, disponibilité et volonté de travailler à temps plein, âge compris entre 18 ans et l'âge de la retraite. Les personnes ayant dépassé l'âge de la retraite ne sont donc pas comprises dans cet ensemble, même si elles manifestent leur volonté de continuer le travail, ce qui distingue notre méthode de la méthode internationale BAEL et explique la différence entre les taux obtenus.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Nous avons également en France un écart important entre chiffres de Pôle emploi et chiffres BIT, près de 700 000 personnes, ce qui est beaucoup.

La Pologne vit donc aujourd'hui ses Trente glorieuses. La désindustrialisation et la fermeture des mines en ont chez nous marqué la fin ; vous nous avez expliqué que ce processus, malheureusement, est aussi en cours chez vous.

Pour en revenir à la récente et assez spectaculaire baisse du chômage en Pologne, des mesures particulières relatives aux contrats de travail ont-elles été prises au cours des dernières années et, en particulier, depuis 2013 ? Il s'agit en France d'un sujet très débattu, entre CDD et CDI. Ce débat s'est-il posé en Pologne ? Ces mesures, si elles ont été prises, ont-elles eu un impact sur le taux de chômage ?

M. Andrzej Byrt . - À la suite de la baisse de la croissance observée en 2003, le gouvernement polonais a introduit des réformes du marché du travail, similaires aux réformes entreprises en Allemagne durant les mêmes années, dites « Hartz IV ». Les sociaux-démocrates étaient alors au pouvoir dans ces deux pays. La possibilité de contrats à durée déterminée a été renforcée : ils peuvent être renouvelés une fois, après quoi il doit s'agir d'un contrat à durée indéterminée. Les employeurs ont aussi reçu la possibilité de changer de manière anticipée le statut de leur employé d'un CDD à un CDI. Cette réforme a permis une diminution relativement rapide du taux de chômage.

Néanmoins, plus de dix ans après cette réforme, une grande inquiétude existe aujourd'hui parmi les jeunes qui entrent sur le marché du travail quant à la précarité des emplois offerts, qualifiés de « contrats déchets » ; cette inquiétude explique en partie le récent basculement électoral.

Le gouvernement actuel réfléchit à des modifications à apporter à la législation du travail, visant notamment à réduire la période pouvant être effectuée en CDD durant la durée des deux premiers contrats. On demandera aussi aux employeurs de payer les cotisations sociales durant le premier contrat, ce dont ils sont aujourd'hui dispensés. Ces modifications doivent répondre aux attentes expresses exprimées pendant la campagne électorale. Le système en sera sans doute rendu plus rigide, mais un tel changement rencontre une approbation générale.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Cela représente sans doute un retour en arrière. Comment peut-on malgré tout expliquer la récente baisse du chômage ?

M. Andrzej Byrt . - Cette baisse est avant tout due à la grande activité économique qui existe dans le pays. La croissance explique la baisse du chômage. Nous verrons quels seront les résultats des prochaines modifications suscitées par le rejet des réformes consécutives à la crise de 2003. Si le taux d'installation de nouvelles sociétés augmente, nous sauverons notre peau !

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Nous connaissons en France le problème des travailleurs détachés, qui se pose également à l'échelle européenne. Le projet de loi dit « Sapin II » devrait chercher à le résoudre. Ce problème existe-t-il en Pologne ?

M. Andrzej Byrt . - Près d'un million de travailleurs en Pologne proviennent de pays proches, mais il s'agit non pas, dans leur large majorité, de ressortissants de l'Union européenne, mais d'Ukrainiens. Nous ne connaissons pas à proprement parler de fuite des Ukrainiens depuis leur pays vers le nôtre pour des raisons politiques ; en revanche, nombreux sont ceux qui viennent travailler en Pologne. Leur langue est similaire à la nôtre ; il leur est encore plus aisé de se débrouiller chez nous qu'il ne l'était voici cinquante ans pour les Italiens en France. Ils travaillent surtout dans la construction, dans l'agriculture et l'horticulture, ou dans le secteur des services à la personne, comme employés de maison ou auprès des seniors.

M. Jean-Jacques Filleul , président . - Comment sont-ils payés ?

M. Andrzej Byrt . - Ils le sont moins que les Polonais qui prétendent à des emplois similaires, ce qui explique qu'on les recherche.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - À combien s'élève le salaire minimum en Pologne ?

M. Andrzej Byrt . - Il s'élève à environ 380 euros. Le salaire moyen, quant à lui, est d'environ 850 euros.

M. Jean-Jacques Filleul , président . - Comment sont indemnisés les chômeurs, et sous quelles conditions ?

M. Andrzej Byrt . - Ils doivent tout d'abord s'enregistrer auprès de l'équivalent polonais de Pôle emploi.

Mme Agata Wadowska, deuxième secrétaire, chef du service économique de l'ambassade de la République de Pologne en France . - On ne peut recevoir l'allocation chômage avant un an, ce qui incite les gens à travailler.

M. Andrzej Byrt . - On doit exprimer sa volonté de travailler.

Mme Agata Wadowska . - J'ai une amie en France qui est depuis trois ans au chômage ; or elle ne cherche pas de travail, car tout est payé pour elle, jusqu'à la piscine et au cinéma. Une telle situation serait impossible en Pologne. Les gens ne pourraient pas vivre sans argent pendant un an, donc ils cherchent du travail tout de suite.

M. Jean-Jacques Filleul , président . - Mais en trouvent-ils ?

Mme Agata Wadowska . - Ce n'est pas toujours évident ; bien évidemment, il y a du chômage en Pologne aussi. Pour autant, ils en cherchent. En outre, une minorité importante travaille sur le marché noir.

M. Jean-Jacques Filleul , président . - Cela développe le travail au noir ?

Mme Agata Wadowska . - En effet, je ne peux pas le nier.

M. Jean-Claude Lenoir . - Les questions de formation sont jugées importantes en France pour leur rôle dans la situation actuelle du chômage. On relève notamment combien il est difficile ici d'adapter l'offre à la demande sur le marché de l'emploi, notamment pour ce qui concerne la formation par alternance, ou apprentissage. Notre voisin commun, l'Allemagne, est réputé pour son système de formation professionnelle. Quelle est la situation de ce domaine en Pologne ?

M. Andrzej Byrt . - La formation professionnelle n'est malheureusement pas en bon état en Pologne. Nous avions un réseau extraordinaire d'écoles professionnelles secondaires. Néanmoins, ce système a été démantelé après la chute du communisme ; nous manquons donc aujourd'hui de personnels qualifiés. Il serait difficile de trouver une école capable de former un plombier capable d'envahir le marché français ! (Sourires.)

Par ailleurs, alors que je dirigeais la foire internationale de Poznan, nous avions organisé plusieurs foires consacrées à l'emploi des jeunes. Des centaines de sociétés allemandes s'y rendaient pour recruter des spécialistes polonais. Ils savent que les Polonais peuvent bien travailler. En outre, nombreux sont nos jeunes qui apprennent l'allemand ; ils vont même parfois suivre l'enseignement d'écoles allemandes.

Le nouveau gouvernement polonais a décidé de lancer un grand programme de renouvellement du système de formation professionnelle spécialisée. Sans aucun doute, on veut largement revenir au système bien organisé qui existait sous le communisme : la preuve en est le « déluge » de plombiers polonais, bien éduqués et très motivés, qui sont allés travailler en Europe à partir des années 1990 !

Mme Éliane Giraud . - Vous nous avez dit que, durant leur première année de chômage, les demandeurs d'emploi ne sont pas indemnisés en Pologne. De quoi vivent-ils donc ? Créent-ils des entreprises ? Comment est organisée l'indemnisation après cette première année ? Est-elle dégressive ?

Mme Agata Wadowska . - D'abord, pour recevoir l'allocation chômage, il faut avoir eu un travail. Le système a changé : maintenant, on peut recevoir des fonds calculés sur une base trimestrielle. On reçoit 600 zlotys le premier trimestre, soit environ 150 euros, une somme très faible. Le trimestre suivant, on reçoit 800 zlotys, puis 1 000 zlotys à la fin de l'année. Les chômeurs peuvent désormais recevoir cette allocation sous condition de s'être inscrit au « Pôle emploi ». La période d'attente d'un an a été raccourcie d'abord à six mois, pour être maintenant d'un mois seulement ; il suffit donc d'être enregistré depuis un mois pour percevoir une allocation.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - L'indemnité est donc progressive. Pour combien de temps est-elle versée ?

Mme Agata Wadowsk. - Ces trois tranches sont versées, après trois mois, six mois, puis un an de chômage. Il faut également remplir des conditions de recherche d'emploi pour les recevoir.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Si le demandeur d'emploi ne trouve pas de nouveau travail, combien de temps est-il indemnisé au maximum ?

Mme Agata Wadowska . - Je vous ferai parvenir la réponse exacte à cette question ; je pense que la durée maximale est de deux ans. Beaucoup de changements ont eu lieu récemment dans ce domaine.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Ce système est très différent du nôtre, où l'indemnisation intervient dès l'enregistrement, pour deux ans sans dégressivité. En outre, une allocation existe chez nous pour les personnes sorties de l'indemnisation chômage : le RSA. Ce double système existe-t-il aussi en Pologne ?

Mme Éliane Giraud . - Quelle est la durée moyenne du chômage en Pologne ?

M. Jean-Jacques Filleul , président . - L'indemnisation chômage est-elle en Pologne une allocation d'État ou bien provient-elle des cotisations des entreprises ?

M. Andrzej Byrt . - Chaque employé et chaque employeur paie des cotisations égales, qui s'accumulent et servent au financement des allocations chômage.

Mme Agata Wadowska . - Il n'existe pas en Pologne d'allocation comparable au RSA français. Un système d'aides sociales existe, mais il est difficile de les obtenir. Il faut ne disposer d'aucun revenu, ou être un parent isolé.

M. Jean-Jacques Filleul , président . - Merci pour vos réponses extrêmement intéressantes. Les Français ont toujours regardé la Pologne avec beaucoup de sympathie. Vous vivez aujourd'hui une croissance qui appartient pour nous au passé ; j'espère que vous ne connaîtrez pas à l'avenir les zigzags auxquels nous sommes maintenant habitués !

M. Andrzej Byrt . - Merci d'avoir bien voulu nous écouter. Nous n'avons pas été en mesure de répondre de manière exhaustive à toutes vos questions, et je vous prie de nous en excuser ; nous vous ferons parvenir ces réponses par écrit.

Audition de MM. Pierre Cahuc,
professeur d'économie à l'école Polytechnique
et directeur du laboratoire de macroéconomie du Centre de recherche
en économie et statistique (CREST), Jacques Freyssinet, président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi (CEE), Yannick L'Horty, professeur d'économie à l'université Paris-Est Marne-la-Vallée, directeur de la fédération
de recherche « Travail, Emploi et Politiques Publiques » du Centre national
de la recherche scientifique (CNRS), Mme Hélène Paris, secrétaire générale
du Conseil d'analyse économique (CAE), M. Henri Sterdyniak, conseiller scientifique à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)
(mardi 7 juin 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Nous accueillons MM. Pierre Cahuc, professeur d'économie à l'école Polytechnique et directeur du laboratoire de macroéconomie du Centre de recherche en économie et statistique (Crest), Jacques Freyssinet, président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi (CEE), Yannick L'Horty, professeur d'économie à l'université Paris-Est Marne-la-Vallée, directeur de la fédération de recherche « Travail, emploi et politiques publiques » du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Hélène Paris, secrétaire générale du Conseil d'analyse économique (CAE) et M. Henri Sterdyniak, conseiller scientifique à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

Nous avons souhaité vous entendre sur les différentes politiques de l'emploi mises en oeuvre ces dernières années dans les pays européens et leurs résultats. Votre point de vue sur les politiques de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne et de l'Italie nous intéresse prioritairement, mais l'exemple d'autres pays de l'Union européenne nous donnerait un éclairage différent et sans doute très instructif.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jacques Freyssinet, Yannick L'Horty, Henri Sterdyniak, Mme Hélène Paris et M. Pierre Cahuc prêtent serment.

Mme Hélène Paris, secrétaire générale du Conseil d'analyse économique. - Le Conseil d'analyse économique a consacré quatre notes récentes au sujet qui nous intéresse, respectivement sur l'emploi des jeunes peu qualifiés, l'apprentissage, l'emploi des seniors et le lien entre l'assurance chômage et l'instabilité de l'emploi. Pierre Cahuc, qui a participé à la rédaction de ces quatre notes, aura l'occasion de développer ses analyses devant vous.

Le chômage se maintient, en France, à un niveau élevé depuis vingt ans même en période de forte croissance, en particulier chez les jeunes de moins de 25 ans où il atteint 25 %. Deuxième caractéristique : une forte dualité du marché du travail entre salariés en CDI - 85 % de la population en emploi - et entrants désormais principalement embauchés sous des contrats courts.

Cette situation préoccupante a conduit le CAE à formuler une série de recommandations concernant l'embauche : simplifier les contrats de travail et surtout les conditions de leur rupture, reparamétrer le calcul de l'assurance chômage, qui dans son état actuel incite au développement des contrats courts ; responsabiliser les entreprises en introduisant un bonus-malus dans les cotisations versées à l'assurance chômage.

Le deuxième ensemble de recommandations consiste à concentrer les allègements de cotisations sur les bas salaires.

Troisième volet identifié, l'amélioration de l'accompagnement vers l'emploi et en particulier de la formation. Il a été démontré que les jeunes en apprentissage s'inséraient de manière beaucoup plus solide et durable que les bénéficiaires d'un emploi jeune ; la note dédiée du CAE, mettant en évidence le mauvais fonctionnement et les problèmes d'organisation et de gouvernance de l'apprentissage, propose une réorientation des moyens publics des étudiants du supérieur vers les jeunes les moins qualifiés ; et, suivant l'exemple de l'Allemagne et de l'Autriche, le développement d'un marché de la certification des formations, pour en garantir à la fois le contenu et les résultats en matière d'insertion professionnelle des jeunes.

M. Pierre Cahuc, professeur d'économie à l'École polytechnique, directeur du laboratoire de macroéconomie du Centre de recherche en économie et statistique (Crest). - Sur ce très vaste sujet, j'ai sélectionné deux thèmes liés aux discussions en cours sur la loi Travail que votre assemblée examine en ce moment : la décentralisation des négociations collectives et le droit du licenciement.

D'abord, un point de méthodologie. Il faut se méfier des corrélations, établies par de nombreux travaux, entre la rigueur de la réglementation de l'emploi, la valeur moyenne de l'assurance chômage ou d'autres caractéristiques institutionnelles et des indicateurs de performance comme taux d'emploi ou de chômage - ces études aboutissent à des conclusions qui généralement sous-estiment l'effet de la règle de droit. Ce n'est pas étonnant : les règles de droit sont généralement très détaillées et spécifiques à chaque pays, alors que les indicateurs de performance retenus sont un résumé global de situations très complexes. Or le diable se cache dans les détails - en témoigne l'abondance d'amendements qui vous sont soumis !

Ces corrélations sont peu parlantes. Ainsi, une réforme de l'assurance chômage et de la protection de l'emploi est souvent une réponse à l'évolution de certains indicateurs tout autant qu'une impulsion : dans ces conditions, il est difficile d'établir le sens des causalités. On lit fréquemment dans la presse que beaucoup d'emplois ont été créés en France dans les années 1990 avec la réduction du temps de travail - c'est, pour Alternatives Économiques, un fait évident « comme la Terre est ronde » ! Or il existe en réalité un grand nombre de facteurs confondants entre l'évolution de l'emploi et de la durée du travail. Convaincants au premier abord, ces arguments sont très fragiles.

Depuis une vingtaine d'années s'est développée, grâce à l'émergence des big data, l'étude précise de l'impact de changements de règles de droit sur les comportements micro-économiques. La réaction des acteurs aux changements est la première chaîne de la relation causale qui mène vers les évolutions macroéconomiques. C'est une méthode expérimentale analogue à celle du placebo en médecine. Ainsi, on étudiera, en Italie, un changement de la législation qui affecte les entreprises de plus de 15 salariés en comparant l'évolution des entreprises de 10 à 15 salariés et celle des entreprises situées juste au-dessus de ce seuil. En étudiant deux ensembles aux caractéristiques voisines dont l'un est affecté par un changement et l'autre non, on met en évidence de véritables relations de cause à effet. C'est une discipline neuve, notamment dans sa dimension expérimentale : il nous reste beaucoup à explorer, mais nous avons accumulé les connaissances depuis une décennie.

D'autres études ont porté sur l'impact d'une extension des négociations collectives de branche sur la performance des entreprises en Espagne et au Portugal. Dans ces deux pays, les conventions de branche, généralement signées par les plus grandes entreprises, sont ensuite étendues à l'ensemble des sociétés de la branche. C'est aussi le cas en France - et l'un des objectifs de la loi Travail est de permettre aux entreprises de négocier à leur niveau certains éléments comme la durée du temps de travail. Or ces études montrent que les entreprises concernées par l'extension affichent un taux de croissance de l'emploi plus faible et un taux plus important d'emploi en CDD.

En France, 95 % des conventions collectives sont étendues. À l'inverse, en Allemagne, l'adhésion à une convention collective relève du choix de l'employeur et l'extension ne concerne qu'1 % des conventions, de plus, un revirement de jurisprudence dans les années 2000 a autorisé les entreprises allemandes à en sortir en cas de difficultés économiques - un système d'opt out. Une étude a montré que cette évolution avait eu pour conséquence une augmentation de la croissance de l'emploi.

Ces travaux mettent en évidence une corrélation positive entre les mesures rapprochant les conventions du terrain et l'emploi. Pour la France, il n'existe pas encore de travaux d'ampleur, mais le droit du travail espagnol et portugais, élaboré à la sortie de la dictature, est très inspiré du droit français.

La législation des licenciements a fait l'objet d'études en Italie, aux États-Unis et en Suède montrant que tout renforcement de la réglementation se traduit systématiquement par un recours plus fréquent aux CDD ; par des effets sur l'emploi en général négatifs mais limités, concentrés sur les jeunes et les femmes (États-Unis) ; et, lorsque la protection de l'emploi est plus importante, par un taux d'absentéisme plus élevé (Suède) ou par une réallocation de l'emploi des entreprises les moins productives vers les plus productives.

M. Yannick L'Horty, directeur de la fédération de recherche « Travail, emploi et politiques publiques » du CNRS. - Peut-on apprendre des expériences menées dans d'autres pays européens ? Nos voisins semblent avoir entrepris des réformes à la fois visibles et cohérentes sans équivalent en France.

Prenons avec recul la notion de modèle. Les fondamentaux de la création d'emplois sont les mêmes partout : soutenir les entreprises, encourager les demandeurs d'emploi à rencontrer les offres et enfin organiser la rencontre entre l'offre et la demande. En revanche, les institutions dont relève la politique de l'emploi - systèmes de formation, d'éducation, assurance-chômage, mécanismes de négociation des salaires, salaire minimum, fiscalité, droit du travail - diffèrent considérablement d'un pays à l'autre. Or en matière de chômage, la cohérence des politiques joue un rôle capital : il ne suffit pas d'importer un trait saillant d'une politique sans toucher au reste. Ainsi les exonérations générales de cotisations sociales, clé de voûte de la politique de l'emploi en France puisqu'elles représentent près de 20 milliards d'euros sur plus de 100 milliards de dépenses pour l'emploi, s'exportent peu - en Belgique, aux Pays-Bas et dans une moindre mesure au Royaume-Uni. En effet, dans des pays où le salaire minimum est bas et où les prélèvements sociaux sont moins importants, réduire les cotisations sociales n'a que peu d'intérêt.

Faut-il réformer, et comment réformer ? Après huit années d'augmentation continue du chômage, la réponse est claire : la réforme s'impose. Tous nos voisins ont mené des réformes visibles : David Cameron a pris des mesures orientées vers le workfare, le Jobs Act a été mis en place en Italie, Gerhard Schröder a profondément modifié l'indemnisation du chômage. En France, la crise financière de 2008 a entraîné d'abord une réforme du chômage partiel, un renforcement des contrats aidés, puis la mise en place du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) début 2013, des contrats d'avenir puis de génération : un empilement de dispositifs sans cohérence ni colonne vertébrale. Notre politique de l'emploi ressemble à la station Châtelet-Les Halles : en position centrale, mais en travaux depuis trente ans, et tout le monde s'y perd ! Chaque dispositif possède sa propre complexité : ainsi des conditions de ressources associées aux allocations logement.

Il convient de mettre en place une politique claire, cohérente et lisible. En France comme dans nombre d'autres pays, diverses mesures ont été prises : un renforcement des contrats aidés ; une augmentation des baisses de charges - en France, à travers les exonérations de cotisations, puis le CICE, et enfin de nouveaux allègements cet été, en Italie où jusqu'à 8 060 euros ont été consentis par emploi et par an dans le cadre du CDI progressif ; un développement du chômage partiel comme amortisseur ; une politique de modération salariale, en France à travers la gestion du salaire minimum depuis 2007 ; et enfin le développement de nouvelles formes d'emploi atypiques, surtout aux Pays-Bas où 60 % des jeunes exercent un emploi à temps partiel de moins de vingt heures par semaine. En revanche, le dosage de ces éléments varie. En France, les emplois atypiques ou flexibles étant peu développés, les résultats sont moins impressionnants ; les effets de la crise ont été moins violents, mais le chômage continue à augmenter.

Fin mars 2015, j'ai signé, avec Pierre Cahuc, une tribune intitulée « Pour un Jobs Act à la française » où nous proposions une réforme cohérente du marché du travail reposant sur quatre piliers. D'abord, une fusion des trois dispositifs d'exonération de cotisations sociales, qui ne sont ni lisibles ni pérennes pour les employeurs, et un recentrage sur les bas salaires. Ensuite, une réforme de l'assurance chômage, sans transposer un modèle voisin mais en inventant un dispositif sécurisant qui, tout en évitant les abus, facilite le retour vers un emploi de qualité ; une réforme en profondeur de la formation professionnelle ; et enfin une réforme du contrat de travail pour une flexisécurité à la française.

M. Henri Sterdyniak, conseiller scientifique à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). - Je partage le constat de Pierre Cahuc : les merveilleuses études microéconomiques qu'il cite n'expliquent en rien la hausse de 12 % de l'emploi privé relevée entre 1997 et 2002, période de mise en oeuvre des 35 heures et de conduite d'une politique macroéconomique active ; mais de même, de nombreux travaux ne montrent aucun lien entre l'allégement de la protection de l'emploi et l'évolution des taux de chômage...

La France n'est pas le vilain petit canard dans l'ensemble européen. D'abord, contrairement à ce qu'avance Yannick L'Horty, elle a mis en oeuvre un très grand nombre de réformes : réductions massives des cotisations sur les bas salaires, dispositions sur la durée du travail, création de la rupture conventionnelle du contrat de travail... Des réformes équivalentes à celles qui ont été conduites à l'étranger.

De plus, l'état du marché du travail est loin d'être satisfaisant ailleurs. Je vous renvoie à l'ouvrage de Thomas Janoski, David Luke et Christopher Oliver, Les Causes du chômage structurel, qui décrit, aux États-Unis, la disparition des emplois qualifiés, la situation de précarité des non qualifiés, la financiarisation de l'économie, la prolifération de la sous-traitance, le développement des emplois précaires et mal payés dans les entreprises de grande distribution...

En Europe, il n'y a pas de modèle. Aux Pays-Bas, une grande partie des femmes travaillent à temps partiel. En Allemagne, les jeunes des classes populaires sont orientés vers l'apprentissage, sans pouvoir choisir ; enfin on craint la misère pour les futurs retraités, après leur avoir conseillé de placer leur argent sur les marchés financiers... Aux États-Unis, le taux d'activité est bas, les prisons sont peuplées de jeunes Noirs ; au Royaume-Uni, la pauvreté au travail se développe, la croissance de la productivité est faible, on a créé les contrats à zéro heures ; en Italie, croissance et productivité sont atones.

L'emploi est donc un problème généralisé en Europe. Et l'Europe, c'est avant tout la zone euro, où il est impossible d'ajuster les parités, et où certains pays s'engagent dans des stratégies de compétitivité nuisibles aux autres. La stratégie d'austérité budgétaire et les réformes libérales conduites depuis la crise financière ne marchent pas. Le chômage était de 7,4 % en 2007 dans la zone euro, il est à 10,4 % aujourd'hui après un pic lors de la crise financière. Nous ne sommes pas confrontés à une dégradation du marché du travail, mais à un problème macroéconomique, la prééminence du capital sur le travail, que l'on résout à court terme par des bulles financières et de l'endettement. En 2008, la solution à la crise ne résidait pas dans le marché du travail, mais dans des réformes du secteur financier et de la gestion macroéconomique de la zone euro.

En Europe aussi, nous assistons à la disparition des emplois industriels stables et rémunérés, face à la concurrence des pays asiatiques où les salaires sont bas. Faut-il annoncer à une partie de la population qu'elle devra accepter des emplois précaires et de vivre dans la pauvreté ? Ce n'est pas forcément une question de réforme, mais de direction : on construit l'Europe en laissant une partie importante de la population sur le bord du chemin, puis on la met en accusation lorsqu'elle vote pour les partis populistes... Le problème à traiter est macroéconomique.

Je ne nie pas les problèmes spécifiquement français, notamment un dialogue social en panne - à cause de certains syndicats mais aussi du Medef - et une sortie mal négociée du capitalisme d'État dans des conditions peu satisfaisantes. Mais il y a aussi un problème européen : depuis vingt ans, la stratégie européenne mise en oeuvre pour l'emploi s'est traduite par un affaiblissement du droit du travail, une facilitation des licenciements, le développement des CDD, de l'intérim et de l'auto-entreprenariat. Cela ne va pas dans le bon sens. La plupart des pays que l'on présente comme des modèles de réussite ont vu un développement des inégalités et de la pauvreté au travail. La recherche de souplesse se traduit par le développement de l'emploi précaire, une perspective peu satisfaisante pour les classes populaires.

On constate depuis deux ans un léger retour en arrière : le salaire minimum a été introduit en Allemagne et augmenté au Royaume-Uni ; au sein des instances européennes, l'idée que l'on ne peut continuer dans cette voie se fait jour. Devons-nous libéraliser les marchés, avec les risques que cela comporte en matière de croissance de la pauvreté au travail, ou engager la politique macroéconomique active pour laquelle nous avons construit l'Europe ?

M. Jacques Freyssinet, président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi (CEE). - Deux remarques préalables. Il convient de distinguer la politique pour l'emploi, convergence souhaitée d'une politique budgétaire, monétaire, d'éducation et de protection sociale vers l'objectif de l'emploi, de la politique de l'emploi qui regroupe les dispositifs spécifiques pour la mise en relation quantitative et qualitative de l'offre et de la demande de travail. La première est capitale, la seconde importante mais relativement secondaire.

De plus, les pays déjà évoqués ayant mis en oeuvre des réformes multidimensionnelles complexes impliquant la législation, la négociation collective, les conditions de fixation du salaire, l'indemnisation du chômage et les politiques sociales, l'effet propre de chaque composante est difficile à évaluer. Je ne conteste pas l'intérêt d'une mesure des différences de comportement des entreprises en Italie, ou d'une étude comparative des effets de la jurisprudence dans les différents États américains ; mais aussi solides soient ces travaux, le passage de variations microéconomiques identifiées à la marge à l'évaluation globale des performances d'un système n'est pas aisé.

J'ai pris l'option, pour répondre à vos interrogations, de m'intéresser à deux pays souvent opposés : l'Allemagne, image même de la réussite d'une politique pour l'emploi, et l'Espagne, qui en incarne l'échec. En Italie, le Jobs Act est trop récent pour une évaluation sérieuse, alors que pour les deux pays que j'ai cités, les études sont très variées.

Leurs conclusions divergent, mais toutes tendent à expliquer les performances de l'Allemagne par sa position haute dans la division internationale du travail et dix années de modération salariale, entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000, qui se sont traduites par un avantage compétitif non coopératif. La principale variable explicative dans les résultats obtenus est un mouvement prononcé de partage du travail avec deux composantes opposées.

D'abord, pour les CDI à temps plein, une flexibilité cyclique du temps de travail à travers le Kurzarbeit (chômage partiel), les comptes épargne temps et les accords de préservation de l'emploi à travers une réduction de la durée du travail signés par l'État, le patronat et les syndicats. Cette option politique très forte a évité la montée du chômage.

Seconde composante, une tendance de long terme au développement de formes particulières d'emploi : temps partiel, « minijobs », emplois à un euro, recours aux travailleurs détachés d'Europe centrale et orientale. Ce phénomène a été amplifié par les lois Hartz qui, en rendant plus rigoureuses les conditions d'indemnisation des chômeurs, ont amené ces derniers à accepter ces formes nouvelles d'emploi. Ainsi, les sorties du chômage se sont accélérées mais les inégalités salariales et le taux de pauvreté ont fortement augmenté. Plusieurs synthèses du CAE, de l'Insee et du Trésor mettent en évidence les résultats contrastés de ces politiques : la baisse du chômage s'explique avant tout par la modération salariale et le partage du travail.

L'Espagne fait figure de contre-exemple, avec son taux de chômage considérable. Dans ce pays, les emplois ont été supprimés en masse lors de la crise, pour réapparaître lors de la reprise. L'Espagne se caractérise par un recours massif à l'emploi temporaire et par une position basse dans la division internationale du travail, avec des industries faiblement sophistiquées. La politique menée depuis vingt ans met en évidence deux mouvements contradictoires : une série d'accords bipartites et tripartites allégeant les contraintes sur la gestion des CDI, et un renforcement des droits des travailleurs en emploi temporaire associé à des stimulations financières en faveur de l'emploi en CDI. Cela s'est traduit, de manière limitée mais non nulle, par un déplacement de l'emploi instable vers l'emploi stable.

Toutes les poussées de chômage ont suscité des créations d'emplois aidés, qui sont par nature précaires.

Cette période a aussi été celle d'un accord impressionnant de modération salariale, accord encore durci avec la crise, et qui est toujours en vigueur. Les accords triennaux, en Espagne, pourraient étonner bien des observateurs français. Ils résultent d'une série de réformes du marché du travail, jusqu'à celle menée en 2012 par M. Rajoy, qui fut cohérente et très brutale : réduction massive des protections contre les licenciements économiques, forte baisse des indemnités de licenciement, possibilité donnée à l'employeur de modifier unilatéralement le contrat de travail, prééminence des accords d'entreprise... Souvent citée en France, cette réforme est en réalité très difficile à évaluer, car elle a coïncidé avec une brutale récession économique : entre le quatrième trimestre 2011 et le quatrième trimestre 2013, plus d'un million d'emplois ont été détruits, et ce n'est qu'au deuxième trimestre 2014 que le nombre d'emplois a recommencé à augmenter.

Un rapport de 2015 du conseil économique et social espagnol fait le point sur les différents travaux d'évaluation de cette réforme, qui divergent considérablement. S'il n'est pas possible de mesurer son impact sur la création, ou la destruction, d'emplois, on voit nettement qu'avec la reprise, en 2014, l'emploi temporaire s'est développé trois fois plus vite que l'emploi à durée indéterminée. Quant à la prééminence donnée aux accords d'entreprise, elle n'a aucunement relancé la négociation collective, puisque le nombre de salariés couverts par des accords d'entreprise a été divisé par deux entre 2012 et 2014. Les experts espagnols expliquent cela en disant que les accords d'entreprises n'intéressent pas les PME - c'est aussi ce que disent, en France, la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME) et l'Union professionnelle artisanale (UPA)...

Au lieu que l'écart se réduise entre emploi stable et emploi précaire, on observe depuis vingt ans que la segmentation se renforce dans les deux pays. En Allemagne, c'est le résultat des quatre lois Hartz, qui ont accéléré un mouvement déjà en cours d'élargissement du temps partiel, de développement des mini-jobs, de recours à l'intérim et aux travailleurs détachés. En Espagne, cette tendance signe l'échec de politiques qui visaient à la contrecarrer. Il n'est pas facile d'indiquer quelles politiques réduiraient, en France, la segmentation du marché du travail...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Que cette commission d'enquête ait été créée a eu moment de l'examen du projet de loi de Mme El Khomri est une coïncidence : l'idée de travailler sur les chiffres du chômage en France et ailleurs était dans l'air depuis longtemps. Pourquoi, en effet, la décrue du chômage est-elle moins forte chez nous ? Certes, tout n'est pas merveilleux chez nos voisins, mais ne pouvons-nous pas nous inspirer des politiques qu'ils mettent en oeuvre ? Le succès résulte aussi peut-être de la globalité d'une réforme. Nous connaissons les grands thèmes : fiscalité, charges sociales, indemnisation du chômage, indemnités de licenciement, effets de seuil, contrat de travail, système de formation, fonctionnement de Pôle emploi... Lesquels faut-il traiter en priorité ? Faut-il les aborder tous dans une grande réforme ?

M. Yannick L'Horty . - Une réforme du marché du travail ne peut être uniquement institutionnelle. Elle doit comporter un mécanisme de coordination des acteurs et leur fixer un cap. Un exemple frappant est celui de l'Irlande, dont l'économie était au fond du trou à la fin des années 1980, avec un taux de chômage de plus de 15 % et une dette publique abyssale, à telle enseigne qu'on parlait de banqueroute de l'économie irlandaise. Grâce à un pacte social majeur, la trajectoire du pays a été radicalement transformée. L'ensemble des partenaires sociaux se sont mis d'accord pour fixer un cap. Certes, ils sont sans doute moins nombreux qu'en France... C'est ainsi que l'un des pays les plus pauvres d'Europe est devenu le tigre celtique, avec - jusqu'à la crise de 2009 - une progression de la richesse quasiment sans équivalent en Europe, ni d'ailleurs dans le monde.

En France, nous souffrons d'un excès de réformes sans substance. Ainsi, entre 1993 et le milieu des années 2000, les barèmes d'exonérations de cotisations sociales ont été modifiés presque tous les six mois. Or il faut, au contraire, des réformes durables. C'est sans doute l'une des clefs du succès allemand.

M. Henri Sterdyniak . - Oui, il faut raconter une histoire pour mobiliser les partenaires sociaux, les industriels, les salariés, autour d'un projet partagé. Pour cela, ce projet ne peut être uniquement celui du Medef ou des chefs d'entreprises. Dans un récent article intitulé « Pour un pacte productif industriel », j'affirmais que la France doit se donner un objectif clair de rénovation de son industrie assorti d'une politique de soutien de la demande, et s'engager ainsi pleinement dans la transition écologique et dans la transition sociale. Car il faut un vrai projet, fût-ce même, à l'inverse, un projet purement libéral !

M. Pierre Cahuc . - Les outils pour faire baisser le chômage sont bien connus, mais la France ne les utilise jamais jusqu'au bout. Nos réformes sont toujours incrémentales, en raison du paritarisme autour duquel notre marché du travail est organisé. La loi Larcher du 31 janvier 2007 a donné aux partenaires sociaux encore plus de poids. En France, le taux de couverture des conventions collectives dépasse 95 %, alors que les syndicats y sont très faibles. Nous devons donc repenser le rôle des partenaires sociaux - et c'est ce que fait la loi de Mme El Khomri. Laissons de côté les grands mots de libéralisme ou de néolibéralisme pour observer que si la réussite de l'Allemagne est largement liée au développement des emplois à faible salaire, les inégalités de revenus après redistribution y ont moins augmenté qu'en France entre 2008 et 2012. De fait, pour redistribuer la richesse, au lieu d'imposer des salaires minimaux, qui restreignent l'accès à l'emploi, on peut ouvrir le marché du travail vers des emplois plus faiblement rémunérés en complétant les bas salaires par des primes d'activité. Cela revient à accroître la taille du gâteau. En France, nous interdisons les emplois à faible salaire. Le temps partiel est fortement réglementé. Les partenaires sociaux représentent en fait les salariés des grandes entreprises ; ils cherchent à assurer des emplois stables et empêchent la création d'emplois instables, qui faciliteraient l'entrée sur le marché du travail des jeunes ou des immigrés. Cela n'est pas sans lien avec notre taux de chômage...

M. Henri Sterdyniak . - Ces emplois précaires, sous-payés, ne permettent pas de sortir de la pauvreté et ne correspondent pas au niveau de qualification croissant de nos jeunes. Ils nécessitent de surcroît des transferts, toujours fragiles car périodiquement remis en cause, et qu'il faut bien financer. Ce n'est donc pas une solution durable pour un pays comme la France. Ce qu'il faut, c'est monter en gamme pour trouver une place dans la division internationale du travail.

M. Pierre Cahuc . - L'Allemagne n'a pas créé d'emplois dans l'industrie mais dans les services. Cela a fait augmenter la taille du gâteau, et donc les possibilités de redistribution. Il existe de nombreux travaux d'économistes sur la meilleure façon de redistribuer les revenus. La plus efficace est de le faire par des compléments de salaires pour les salariés les moins bien payés.

M. Éric Doligé . - Nous, responsables politiques, produisons depuis quelques décennies de nombreuses petites réformes, sans trouver la solution. J'espérais l'apprendre de vous ! Mais je comprends que le verre est à moitié plein, à moitié vide, en train de se remplir... À votre avis, quelle réforme est acceptable dans notre pays ? La SNCF demande dix, elle obtient vingt et la grève continue ! La France semble confrontée à des blocages permanents, auxquels nos voisins échappent.

Mme Éliane Giraud . - Ne nous laissons pas abattre ! L'économie a aussi une part morale : c'est l'envie de faire, la confiance... Nous vous interrogeons sur les chiffres du chômage, mais ne faudrait-il pas plutôt élaborer une stratégie économique filière par filière ? En Isère, la microélectronique sera en difficulté si l'Union européenne ne fait rien. Au lieu de débattre à l'infini sur la santé du malade, nous devrions concevoir des mesures ciblées stimulant le dynamisme économique.

M. Michel Raison . - En fiscalité aussi, il y a trop de complexité et d'instabilité, alors que nous avons besoin de clarté, de simplicité et de stabilité. Il faut faire grossir le gâteau, oui, et pour cela les employeurs doivent avoir envie de conquérir de nouveaux marchés - car nous sommes dans une guerre économique mondiale. Cela requiert de simplifier l'embauche et donc le licenciement. Nous voyons chaque jour sur le terrain des employeurs qui ne trouvent pas d'employés. Autrefois, le phénomène était courant dans la maçonnerie et l'hôtellerie, métiers difficiles. Il s'est étendu à tous les emplois : boulangers, agriculteurs, industriels... Est-il chiffré ?

M. Jean-Jacques Filleul . - Dans la plupart des pays européens - nous avons entendu ce matin des représentants de la Pologne - le recul du chômage résulte de l'augmentation du nombre d'emplois précaires, de mini-jobs. Ce n'est pas le modèle social français, qui a plutôt bien résisté à cette déferlante européenne de précarité. Cela dit, le chômage reste à un haut niveau. Que faire ? Il est bien compliqué de gouverner... Ne faudrait-il pas compléter ce modèle par ce que les Suisses viennent de refuser : un revenu universel. Cela tiendrait compte des valeurs européennes en assurant au plus grand nombre une dignité que la précarité actuelle leur dérobe.

M. René-Paul Savary . - Augmenter la taille du gâteau grâce à des emplois précaires auxquels nous ajouterions un revenu d'activité, dans le cadre d'une coordination des acteurs, en fixant un cap et en dégageant des conditions d'émergence... La présidentielle en sera-t-elle l'occasion ?

Mme Hélène Paris . - Questions redoutables ! Comment faire accepter par la population des réformes souhaitées par le pouvoir exécutif appuyé par une majorité parlementaire ? Il faut de la pédagogie et davantage de concertation préalable, sans doute. En 2014, nous avons publié une synthèse des propositions du CAE, qui indiquait que toutes les réformes n'ont pas le même impact à court ou moyen terme. D'où l'idée de prévoir quelques mesures assurant un bénéfice à court terme.

Oui, la complexité et l'instabilité sont un mal français. Certains se plaignent que rien ne change, les changements s'opèrent par petits pas, souvent sans cohérence.

Le Conseil d'orientation de l'emploi a publié en 2013 un rapport sur les emplois durablement vacants. Il est difficile de les dénombrer. L'estimation proposée était d'environ 300 000 emplois. L'important est le diagnostic : les PME ne sont pas toujours bien armées pour procéder à des recrutements ; dans certains secteurs d'activité, les conditions de travail sont peu attractives ; et l'appariement n'est pas toujours parfait sur le marché du travail - le service public de l'emploi doit l'améliorer.

M. Jacques Freyssinet . - La performance requiert un système productif de qualité et de bonnes institutions du marché du travail. À cet égard, il n'y a pas qu'un seul modèle possible - le modèle scandinave n'est pas moins valable que l'anglo-saxon - mais il faut de la cohérence. Or, en France, nos institutions sont incohérentes. Ainsi, dans les premières années de la crise, nous dépensions plusieurs milliards d'euros pour financer simultanément le chômage partiel et les heures supplémentaires. Il faut, enfin, un partage du travail. Sa répartition peut être transformée par le développement du travail des femmes, l'inclusion de la population inactive - notamment aux États-Unis - ou bien en indemnisant un chômage massif, comme en France. Au Royaume-Uni, il y a plus d'un million de contrats « zéro heure »... En tous cas, il faut poser ouvertement la question de la répartition des heures de travail entre les actifs. Hélas, les traumatismes idéologiques français compliquent cette discussion.

M. Yannick L'Horty . - En effet, nous manquons de cohérence. Illisibilité, instabilité et incohérence rendent inefficaces nos politiques de l'emploi. Ainsi, nous subventionnons les employeurs pour qu'ils créent des emplois à bas salaires tout en pénalisant les salariés qui occupent des emplois, comme cela fut longtemps le cas avec le RMI ou d'autres effets de seuils. Or il faut agir à deux mains sur le marché du travail. Autre exemple d'incohérence : nous avons longtemps encouragé le développement du temps partiel avant de commencer à le limiter fortement. En France, l'emploi a mieux résisté qu'ailleurs à la crise. Nous n'avons perdu que 500 000 ou 600 000 emplois depuis 2009, soit une baisse de 3,5 % environ, alors que le nombre de demandeurs d'emplois a augmenté de plus de 70 %. C'est que le temps partiel s'est beaucoup développé à la faveur de la crise, malgré les nombreuses interdictions qui le frappent. Pour lutter contre le chômage, il faut faire feu de tout bois, sans préjugé idéologique. Enfin, nous devons mieux tirer parti des progrès considérables réalisés en matière d'évaluation des politiques publiques.

M. Henri Sterdyniak . - Ne nous leurrons pas : dans les pays développés, il y a une pénurie d'emplois satisfaisants. Ce problème, qui résulte de la mécanisation et de la concurrence de pays à bas salaires, concerne tous les pays développés. Les emplois précaires élargissent-ils vraiment le gâteau ? Rien n'est moins sûr, car ils font concurrence aux emplois stables. Dans tous les pays européens, entre 2000 et 2015, le développement de la précarité de l'emploi s'est accompagné d'un accroissement des inégalités. Il faut une stratégie européenne de plein emploi assise sur une politique industrielle vigoureuse. Quant au revenu universel, ce n'est pas une piste prometteuse. D'abord, le RSA en tient quasiment lieu en France, puisqu'un célibataire près de Paris touche, en tout, près de 800 euros mensuels - montant qui diminue à mesure que ses revenus augmentent. Le RSA a aussi pour avantage d'être couplé à une exigence d'insertion. La supprimer revient à décider que la collectivité se désintéresse du bénéficiaire...

M. Pierre Cahuc . - L'acceptabilité des réformes en France dépend du poids des partenaires sociaux, or celui-ci est trop fort dans le paritarisme et trop faible dans l'entreprise. Il faudrait pour cela conditionner le bénéfice des conventions collectives à l'adhésion à un syndicat et cesser d'étendre les conventions de branche. C'est ce qu'ont fait les Allemands. Notre modèle est plus proche de ceux de l'Espagne ou du Portugal, qui fonctionnent mal. Quelles filières sont les plus prometteuses ? Ce ne sont pas les responsables politiques qui peuvent le savoir. Ils doivent donc se contenter de mettre en place un système simple, stable et qui favorise l'activité économique.

Le nombre d'emplois vacants s'explique par une faible mobilité des travailleurs et leur difficulté à entrer sur le marché du travail. Le poids de l'éducation nationale dans l'apprentissage est trop important et celui des entreprises, trop faible. La perte de bien-être lorsqu'on devient chômeur est énorme. À cet égard, même un emploi à mi-temps est un changement positif majeur. C'est pourquoi je suis contre le revenu universel.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Dans les comparaisons internationales, on utilise les chiffres du BIT, ce qui correspond globalement en France aux chômeurs de catégorie A tels que retraités par Eurostat. Si l'on prenait en compte la catégorie B et une partie de la catégorie C, notre situation comparative serait-elle aussi mauvaise ?

M. Jacques Freyssinet . - L'utilisation des chiffres de Pôle emploi pose un problème de comparaison internationale et temporelle. D'autant que les comportements des demandeurs d'emploi évoluent : ils restent plus longtemps inscrits qu'il y a cinq ou dix ans.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - En France, ou partout ?

M. Jacques Freyssinet . - Depuis la crise, la déconnexion s'est accrue en France entre la mesure du chômage par le BIT et celle de Pôle emploi. Cela s'explique par le développement de formes d'emploi partiellement favorisées par les mécanismes d'assurance-chômage. En ce sens, les chiffres de Pôle emploi exagèrent la dégradation du marché du travail.

M. Yannick L'Horty . - L'Insee donne aussi une mesure du sous-emploi et du halo autour du chômage, qu'elle réalise à partir de l'enquête sur l'emploi.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Merci.

Audition de M. Stéphane Carcillo,
économiste à la direction de l'emploi, du travail et des affaires sociales
de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)
(jeudi 9 juin 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Stéphane Carcillo, économiste à la direction de l'emploi, du travail et des affaires sociales de l'Organisation de coopération et de développement économiques, l'OCDE.

Cette audition doit permettre aux membres de la commission de mieux appréhender les politiques de l'emploi mises en oeuvre dans les pays européens.

Il serait en effet intéressant, Monsieur Carcillo, que vous nous présentiez les études relatives aux politiques de lutte contre le chômage réalisées par l'OCDE. Nous souhaiterions plus précisément connaître votre analyse s'agissant de l'efficacité des mesures prises en faveur de l'emploi par certains pays européens ces dernières années.

M. Stéphane Carcillo. - Je présenterai, dans un premier temps, la situation du marché du travail dans différents pays européens et du G7 - tout l'intérêt de l'OCDE est de pouvoir réaliser des comparaisons avec les autres grands pays développés - et, dans un second temps, les principales réformes relatives au marché du travail intervenues dans un certain nombre de pays européens et l'effet possible induit sur l'emploi - tout en sachant qu'il faut être assez prudent, ces réformes étant très récentes (M. Carcillo commente des diapositives projetées).

Dans plusieurs pays européens, l'emploi n'a pas retrouvé son niveau d'avant la crise de 2008-2009. C'est notamment le cas de la France, dont le taux d'emploi est relativement faible par rapport aux autres pays européens et aux pays du G7, c'est-à-dire qu'une moindre proportion de la population en âge de travailler est en emploi.

La courbe d'employment gap, c'est-à-dire du manque d'emplois, montre bien que l'emploi a diminué dans beaucoup de pays, dont la France, par rapport à 2007. Les projections dont nous disposons jusqu'en 2017 nous laissent penser que cette situation perdurera encore quelque temps...

Il faut tout de même rappeler que 2007, année qui précède la crise, est un point de comparaison très exceptionnel : nous étions alors dans un point haut du cycle économique des pays du G7, 2006 et 2007 ayant été des années de forte croissance. Comparer la situation actuelle avec ce qu'elle était alors est donc un peu compliqué.

Si nous n'avons pas retrouvé le niveau d'emploi d'avant la crise, il en va de même du taux de chômage. Les projections dont nous disposons pour 2017 montrent que la situation de la France n'est pas très favorable : nous sommes encore loin des 7,5 % de 2007.

La France connaît un des taux de chômage les plus élevés des pays européens et des grands pays de l'OCDE. Dans certains pays du sud de l'Europe - Italie, Portugal, Espagne et Grèce -, qui ont beaucoup souffert de la crise, le taux de chômage a commencé à reculer, sans pour autant retrouver les niveaux de 2007.

La part du chômage de longue durée dans ce taux de chômage élevé est préoccupante. Depuis 2007, le chômage de longue durée a augmenté, notamment en France.

Si ces chiffres doivent être pris avec précaution, le chômage de longue durée est un phénomène inquiétant : plus il y a de chômeurs de longue durée, plus il est difficile de faire baisser le chômage rapidement. Toutes sortes de raisons peuvent expliquer cette situation : perte de qualification des personnes concernées, « effet de stigma »...

Toutefois, certains pays ayant des taux de chômage très faibles, je songe à l'Allemagne, par exemple, ont aussi une part élevée de chômeurs de longue durée. C'est qu'ils sont les derniers à faire sortir du chômage, ce qui est très difficile.

Le taux de chômage des jeunes est également inquiétant. Il est encore plus éloigné de ses niveaux d'avant la crise que le taux de chômage global.

Le taux de chômage des jeunes en France est de l'ordre de 24 %, soit juste en dessous des niveaux observés dans les pays du sud de l'Europe. Ce taux élevé est d'autant plus préoccupant qu'il emporte de nombreuses conséquences sociales - il peut même atteindre 50 % dans certaines zones.

S'il s'agit d'un indicateur intéressant, il faut noter que de nombreux jeunes ne sont pas sur le marché du travail. Les taux de chômage sont également difficilement comparables en raison des pratiques de chaque pays en matière de cumul emploi-études. Dans les pays du Nord, par exemple, les jeunes travaillent souvent, ce qui veut dire qu'ils sont également souvent au chômage pour de petites périodes, alors même qu'ils suivent des études. Cette situation est de nature à gonfler potentiellement les chiffres du chômage par rapport aux pays qui n'ont pas cette tradition.

L'OCDE a développé un autre indicateur, le taux de NEET - Neither Employed, in Education or Training. Il s'agit des jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en éducation, ni en formation. Pour dire les choses autrement, ce sont des jeunes au chômage, ou inactifs, qui ne se forment pas.

Cet indicateur permet d'aller plus loin que le taux de chômage en ce qu'il inclut aussi les inactifs, c'est-à-dire ceux qui ne vont même pas à Pôle emploi. Il est calculé à partir de l'ensemble de la population des jeunes de 15 à 29 ans, et non sur la seule base des jeunes actifs. La population NEET atteint en moyenne 12 % à 15 % dans les pays de l'OCDE ; elle est de 15 % en France, soit environ 1,7 million de jeunes Français qui ne sont ni dans l'emploi, ni scolarisés, ni en en formation...

Plus de la moitié de ces jeunes sont inactifs - ils ne sont même pas enregistrés à Pôle emploi - et environ un tiers d'entre eux n'a aucun diplôme.

Les pays connaissant les plus faibles taux de NEET disposent en général de très bons systèmes de formation. C'est le cas, par exemple, de l'Allemagne, de l'Autriche et de la Suisse, où l'apprentissage est très développé.

À l'inverse, les taux de NEET sont très élevés dans les pays du sud de l'Europe, en Espagne, en Grèce, en Italie et, malheureusement, en France.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - À partir de 25 ans, ces jeunes peuvent ou non bénéficier du RSA. Mais comment dénombrer ceux qui, n'ayant pas encore 25 ans, ne viennent pas dans les Missions locales et ne sont pas inscrits à Pôle emploi ?

M. Stéphane Carcillo. - Tous ces chiffres sont issus d'enquêtes. L'OCDE n'utilise pas de chiffres administratifs pour la simple raison qu'ils ne sont pas comparables entre pays.

Dans certains pays, par exemple, les prestations chômage sont très faibles et les gens ne voient pas l'intérêt d'aller s'inscrire. Pourtant, ils cherchent un travail et sont chômeurs.

C'est la raison pour laquelle nous préférons utiliser des enquêtes. Les personnes sont interrogées sur leur activité, sur le fait de savoir si elles cherchent un travail ou non... Nous leur posons aussi les fameuses questions qui permettent de définir de façon homogène le chômage ou l'inactivité à travers les pays.

La question de la progression des salaires est aussi assez intéressante. Elle s'est fortement ralentie avant la crise puis a retrouvé son dynamisme en sortie de crise. Dans certains pays - je pense à la Grèce, à l'Espagne et au Portugal -, nous avons constaté de très forts ajustements des salaires à la baisse. J'y reviendrai tout à l'heure à propos des réformes menées dans ces pays.

Les emplois créés en sortie de crise sont essentiellement des emplois de services. Nous ne retrouvons pas les emplois des secteurs manufacturiers, par exemple, qui ont connu d'énormes restructurations. Les services, qu'il s'agisse de services sociaux - éducation, santé, services publics - ou de services aux entreprises et aux particuliers sont des sources de croissance importantes des pays de l'OCDE en sortie de crise.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente . Mesurez-vous également le degré de stabilité de l'emploi ? Ces emplois de services relèvent-ils davantage de contrats de court terme ou de CDI ?

M. Stéphane Carcillo. - Dans la mesure où il s'agit d'emplois de services, nous avons constaté une légère hausse, eu égard aux énormes stocks d'emplois concernés, de la part de l'emploi temporaire, c'est-à-dire des CDD. Nous avons également constaté une légère hausse de l'emploi à temps partiel, mas je n'aborderai pas cette question.

L'emploi temporaire, notamment en France, augmente à la faveur de la création d'emplois dans les services. Ces derniers ne sont toutefois pas les seuls à générer des emplois temporaires. Les employeurs, qui ne sont pas totalement certains de la pérennité de leur carnet de commandes, ont aussi tendance à privilégier les CDD aux CDI...

Au sein de l'OCDE, 10 % à 12 % du stock d'emplois sont des emplois en CDD. En France, cette part est un peu plus élevée. Nous faisons partie des pays où le dualisme du marché du travail - entre contrats permanents, protégés, et contrats à durée déterminée - est relativement important.

Ce dualisme est inhérent à la nature de certains contrats de travail. Il est également très fortement déterminé par la législation de protection de l'emploi, la fameuse réglementation sur les licenciements.

Dans les pays où la réglementation relative aux licenciements est très stricte, on observe des taux de CDD très élevés, sans pour autant avoir des taux de chômage plus faibles.

En effet, le CDD a le défaut de générer beaucoup de rotations sur les mêmes emplois et de pousser plus souvent les gens vers le chômage. Or, une fois au chômage, il leur faut un certain temps pour retrouver un emploi. Étendre les contraintes et faciliter le recours au CDD n'est donc pas l'outil le plus efficace pour faire baisser le chômage.

J'en viens aux réformes récentes.

Je voudrais en souligner deux aspects intéressants : d'une part, la question de la protection de l'emploi, c'est-à-dire de la réglementation relative aux licenciements ou aux contrats à durée déterminée ; d'autre part, la question de la négociation collective et de la capacité des partenaires sociaux à négocier, au niveau des entreprises, des accords plus adaptés eu égard à la situation locale.

Les réformes conduites principalement dans les pays du sud de l'Europe ont tourné autour de ces deux aspects : assouplir à la marge le contrat à durée indéterminée tout en restreignant l'accès au contrat à durée déterminée ; faciliter les négociations au niveau de l'entreprise pour mieux adapter les grilles salariales et certaines conditions de travail au marché local des petites entreprises.

L'OCDE a développé un indicateur - actualisé tous les deux à trois ans - spécifique à la protection de l'emploi : l'indicateur de législation de la protection de l'emploi, le LPE.

Cet indicateur, qui s'intéresse aussi aux autres pays hors OCDE, recouvre tous les aspects du licenciement. Il s'appuie essentiellement sur la législation des États, mais aussi, quand elle est connue, sur la jurisprudence.

De nombreux pays ont réformé leur système de protection de l'emploi pendant la crise. Cet indicateur nous permet de voir que l'Italie, la Grèce, le Portugal, l'Espagne, l'Estonie et la Slovénie ont mené des réformes en vue d'assouplir leur réglementation.

Toutefois, réformer la protection de l'emploi peut avoir des effets ambigus sur le niveau de l'emploi. Le fait de faciliter les licenciements pour motif économique - c'est l'enjeu principal - peut avoir des effets différents selon le moment où l'on se situe dans le cycle économique. À court terme, cela favorisera à la fois les destructions et les créations d'emploi.

En effet, si le chef d'entreprise sait qu'il pourra ajuster ses effectifs lorsque le carnet de commandes baissera, il aura tendance à se montrer plus audacieux en termes d'embauches, notamment en CDI.

Bien évidemment, si l'on engage une telle réforme dans un cycle économique bas, c'est l'effet destructeur qui prédomine : au bout de quatre ans, on aura détruit davantage d'emplois qu'on en aura créés.

Au contraire, si l'on conduit cette réforme lorsque l'économie redémarre, les créations d'emplois l'emporteront au bout d'un an, voire de deux ou trois ans.

Il est important d'avoir cela en tête lorsqu'on essaie de mesurer l'efficacité des réformes sur l'emploi. Il faut tenir compte du moment du cycle où se situaient les pays au moment d'engager leurs réformes et attendre de disposer du recul nécessaire, ce qui n'est pas forcément le cas aujourd'hui.

La presse a beaucoup parlé de la réforme conduite en Italie. Le fameux Jobs Act de Matteo Renzi en 2014 s'est fait en deux temps, dans le sillage de la réforme de Fornero de 2012.

En Italie, contrairement en France, il n'y a pas d'indemnité légale de licenciement. Une personne qui perd son emploi ne reçoit aucune indemnité. Par contre, il existe bien une obligation de reclassement, comme en France.

Par ailleurs, la définition du licenciement pour motif objectif est très vague en Italie. Il s'agit d'un motif inhérent au fonctionnement de l'entreprise, laquelle n'a pas besoin d'éprouver des difficultés économiques pour licencier. Cela tient notamment au fait que l'Italie n'est pas signataire de la convention OIT de 1958, contrairement à la France ou à l'Espagne, par exemple.

La réforme de Fornero en 2012 a mis fin au dispositif de réintégration du salarié en cas de licenciement jugé non fondé par la justice. Il s'agit d'un point très important, car cette réintégration obligatoire faisait très peur aux employeurs au moment d'embaucher.

C'est en 2015 que le fameux CDI à droits progressifs est entré en vigueur. Désormais, il existe un barème d'indemnités progressives auquel le juge doit faire référence.

Ce barème est fixe et ne constitue pas un maximum : deux mois de salaires par année d'ancienneté, plafonné à vingt-quatre mois pour douze ans d'ancienneté. Il s'agit d'un barème généreux, plus élevé que le barème indicatif dont il a été récemment question en France, sans doute parce qu'il n'existe pas d'indemnités légales en Italie.

Par ailleurs, ce barème a été doublé par un second barème, moins généreux, mais totalement défiscalisé : si l'employeur et le salarié se mettent d'accord, au moment du licenciement, pour ne pas aller devant le tribunal et transiger, l'employeur doit verser un montant fixé par la loi. Le salarié a une semaine pour accepter cette offre, la somme perçue n'étant pas fiscalisée.

Il s'agit donc d'une sorte de transaction, de procédure express afin de désengorger les tribunaux, employeur et salarié considérant sans doute tous deux qu'il y a un risque à se présenter devant le juge...

Deux autres points méritent d'être relevés : l'assurance chômage, qui était très faible, a été étendue afin de compléter la réforme portant sur le licenciement économique ; la mise en place du nouveau CDI à droits progressifs s'est accompagnée d'une subvention aux entreprises de 8 000 euros pendant trois ans, avant d'être ramenée dès l'année suivante à 3 500 euros.

Les données très récentes de l'institut statistique italien montrent que le nombre de nouveaux contrats permanents - le fameux nouveau CDI - a fortement augmenté juste après la réforme. Ce qui est troublant, c'est de ne pas savoir si cet effet positif trouve sa source dans l'existence d'un nouveau barème fixe qui permet aux employeurs de mieux prévoir le coût d'un licenciement ou dans cette importante subvention à l'embauche.

Il faut donc être prudent dans l'analyse de ces données longitudinales. Il faudrait pouvoir étudier ce qui se serait passé en l'absence de réforme, ce que nous ne pouvons faire.

Entre décembre 2015 et janvier 2016, au moment où la subvention est passée de 8 000 euros à 3 500 euros, nous remarquons un pic d'embauches - il s'agit sans doute d'un effet d'aubaine. Passé cette date, les chiffres baissent parce que les employeurs ont un peu anticipé sur leurs besoins. La question est de savoir si les courbes de l'emploi vont retourner sur un plateau correspondant à l'effet du nouveau contrat en lui-même.

Cela étant, il est probable que la combinaison de ces deux éléments - mise en place d'un barème fixe et instauration du nouveau CDI - contribue à l'effet favorable de la réforme sur le niveau d'emploi en Italie.

La réforme conduite en Espagne est d'autant plus importante qu'elle a inspiré certains aspects du fameux projet de loi « Travail » actuellement en cours de discussion au Parlement.

Il était essentiel de mieux définir ce qu'était un licenciement économique justifié. La réglementation espagnole en la matière était très proche de celle de la France, c'est-à-dire peu claire et reposant pour une grande part sur la jurisprudence.

L'Espagne a donc inscrit dans la loi que le licenciement pour motif économique était justifié en cas de baisse du chiffre d'affaires pendant quatre trimestres. La réforme proposée dans le cadre du projet de loi « Travail » va plus loin en retenant également les notions de baisse du carnet de commandes et de pertes.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Cette baisse du chiffre d'affaires est-elle limitée au périmètre national ?

M. Stéphane Carcillo. - La France est l'un des seuls grands pays de l'OCDE à retenir pour périmètre le monde entier. Même l'Espagne s'en tenait au périmètre national.

La France est l'un des trois grands pays de l'OCDE - avec l'Espagne et l'Italie - à considérer le groupe auquel appartient l'entreprise et non uniquement l'entité pour évaluer les difficultés. Je crois que l'Espagne est également revenue sur cette dimension.

La France est donc le seul pays à prendre en compte à la fois le groupe et le périmètre international pour apprécier des difficultés économiques ayant conduit à un licenciement.

M. Éric Doligé . - La notion de groupe est plus protectrice.

M. Stéphane Carcillo. - Oui, à l'instar du périmètre international.

L'Espagne a également réduit de 25 % le montant des indemnités en cas de licenciement non fondé, qui était très élevé.

De plus, elle a supprimé la possibilité de rappeler les salaires. En effet, si le juge décidait que le licenciement n'était pas fondé, il pouvait ordonner le rappel des salaires sur quatre ans, soit des sommes considérables. Dès lors, on comprend mieux pourquoi les employeurs ont autant recours au travail temporaire, le CDD représentant 30 % des emplois en Espagne.

Par ailleurs, il n'existe plus d'autorisation administrative pour les licenciements économiques et collectifs et un nouveau CDI avec période d'essai prolongée a été mis en place pour les PME.

S'agissant de la négociation collective, l'Espagne - c'est aussi l'une des propositions du fameux projet de loi « Travail » français - a donné priorité aux accords d'entreprise sur les accords de branche et les accords sectoriels. Elle a également facilité, pour les entreprises, la possibilité de sortir des accords de branche pour mener des négociations à leur niveau.

Enfin, elle a réduit l'extension automatique d'une année des accords de branche expirés afin d'inciter au dialogue social.

Il est difficile de dire quel est l'impact de la réforme espagnole sur l'emploi. Ce que l'on sait de ces réformes, au regard de la littérature d'évaluation économique, c'est que le fait de clarifier ou d'assouplir les règles du licenciement économique a des effets positifs sur la productivité des entreprises. Cela leur permet de s'ajuster plus rapidement aux nouvelles conditions de marché et aux nouvelles technologies, ce qui profite, in fine, à la richesse nationale.

Cela permet également de réduire le dualisme du marché du travail en stimulant les embauches en CDI au détriment des CDD, ce qui profite aux personnes en marge - les jeunes, les personnes les moins qualifiées et les femmes ayant interrompu leur activité. Le marché du travail devient donc plus égalitaire, plus juste.

Les effets de cette réforme sur l'emploi sont plus difficiles à évaluer. Comme je l'ai souligné, il faut disposer d'un certain recul pour apprécier l'effet net de ces réformes sur l'emploi.

En revanche, une étude de l'OCDE, basée sur des données d'entreprises, a clairement montré que les embauches en CDI ont davantage augmenté - de l'ordre de 300 000 contrats -après la réforme espagnole de 2012 que s'il ne s'était rien passé. Ce sont les TPE-PME qui ont le plus profité de la réforme.

Cette dernière a sans doute permis des sorties du chômage, notamment du chômage de longue durée, vers l'emploi permanent plus que vers le CDD.

Toutefois, il va encore falloir attendre un peu pour pouvoir mesurer l'effet net de ces réformes sur l'emploi.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - C'est une phrase que nous avons souvent entendue ! Combien de temps faut-il attendre selon vous ?

M. Stéphane Carcillo. - En Espagne, il est intéressant de noter que les destructions d'emplois ont diminué dans les deux ans suivant la réforme, sans doute en raison du caractère moins attractif du CDD.

La moindre création de CDD, qui connaissaient une forte rotation, induit une moindre destruction d'emplois. Au final, l'emploi est donc plus stable.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - C'est un peu ce qui se passe en Italie...

Vous dites que le CDI a été rendu plus attractif, mais le CDD a-t-il été pénalisé ? Cette idée était dans l'air en France il n'y a pas si longtemps...

M. Stéphane Carcillo. - Seule la Slovénie, dont je parlerai dans quelques instants, a pénalisé le CDD. Pénaliser le CDD a l'inconvénient d'alourdir le coût du travail de certaines entreprises.

Le Portugal a également mené des réformes très importantes : le licenciement pour motif économique a été facilité ; l'obligation de reclassement préalable à un licenciement a été supprimée ; la valeur des indemnités de licenciement a été fortement réduite...

Le Portugal a surtout mené l'une des plus importantes réformes en matière de négociation collective, rendant la main aux entreprises.

L'extension automatique administrative des accords de branche, sans se soucier de qui avait négocié ni du degré de représentativité des signataires, a été supprimée. Le Portugal exige maintenant un certain degré de représentativité des signataires, tant du côté patronal que du côté salarial. L'accord doit bien représenter les intérêts d'une majorité.

Le Portugal a également fixé de nouvelles règles s'agissant de la période de validité des conventions collectives. Les négociations doivent être plus régulières pour ne pas laisser en place trop longtemps des règles déjà obsolètes.

Enfin, le Portugal a permis aux entreprises de déroger, par accords d'entreprise, aux accords collectifs de branche, un peu comme le fameux article 2 du projet de loi « Travail. ».

En outre, les entreprises ont la possibilité de suspendre la portée des conventions collectives lorsqu'elles se trouvent en situation de crise économique et de négocier des accords de substitution.

La réforme conduite au Portugal est probablement celle qui est allée le plus loin en matière de négociation collective.

Les réformes menées en Grèce ont davantage porté sur la durée du préavis et le montant des indemnités de licenciement que sur la définition du licenciement économique.

La Grèce a ainsi supprimé toute indemnité et toute notion de préavis avant un an d'ancienneté dans l'entreprise. Elle a créé une sorte de « super période d'essai ». Elle a également augmenté le seuil de déclenchement des procédures de licenciement collectif.

À l'instar du Portugal, la Grèce a adopté d'importantes réformes en matière de négociation collective : elle a mis fin au monopole syndical pour la négociation des accords et a autorisé les représentants du personnel, au niveau de l'entreprise, à négocier des accords.

Elle a également mis fin, comme au Portugal, à l'extension automatique des accords par l'administration.

La Slovénie est l'un des rares pays à avoir touché en même temps au CDD et au CDI.

La réforme slovène de 2013 a réduit les périodes de préavis en fonction de l'ancienneté du CDI, modifié le système des indemnités de licenciement et mis fin à l'obligation de reclassement. Elle a surtout restreint le nombre de renouvellements de CDD et tenté d'aligner, sans y parvenir complètement, la prime de précarité versée à l'issue d'un CDD sur les indemnités dues à un salarié en CDI en cas de licenciement.

Le marché du travail slovène se caractérisait par un dualisme très marqué entre contrats permanents protégés et forte incidence de l'emploi temporaire. Après cette réforme, l'essentiel de la croissance en emplois s'est fait via le CDI.

Les réformes menées dans les pays les plus touchés par la crise ont permis de modifier le logiciel du marché du travail, et notamment la répartition entre CDD et CDI, au profit des derniers.

Ces réformes ont également porté sur la question de la négociation collective. Elles sont toutes allées dans le même sens : laisser les entreprises décider, à leur niveau, des règles les plus adaptées au lieu d'appliquer une toise commune.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Nous allons maintenant passer aux questions. La parole est à M. le rapporteur ?

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Vous avez déjà répondu à beaucoup des questions que nous souhaitions vous poser.

Vous avez parlé à plusieurs reprises des indemnités de licenciement. À votre connaissance, certains pays ont-ils agi sur l'indemnisation du chômage, avec ou sans dégressivité ? Et si oui, a-t-on constaté un effet sur la reprise d'emploi ?

M. Stéphane Carcillo. - Je ne pourrai pas vous répondre précisément. À ma connaissance, peu de réformes vont dans ce sens.

Certains pays ont allongé la durée d'indemnisation du chômage à la faveur de la crise, avant de revenir sur ces allongements avec le retour de la croissance. C'est notamment le cas des États-Unis qui ont mis en place des extensions automatiques en fonction de la situation du marché du travail.

Certains pays ont créé des régimes qui n'existaient pas, à l'instar de la Grèce, qui a étendu son régime d'assurance chômage. L'Italie a aussi suivi cette voie. Ces réformes allaient dans le sens d'une meilleure protection des salariés en contrepartie d'une simplification des procédures de licenciement économique.

Je ne connais pas d'exemple de réforme portant sur une baisse importante des droits.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Certains pays, je songe notamment à l'Allemagne, qui avaient réalisé des réformes avant la crise, se sont remis beaucoup plus vite que d'autres.

Nous avons déjà réalisé de nombreuses auditions et beaucoup d'intervenants nous ont dit, comme vous, qu'il était difficile de corréler une mesure particulière avec des résultats tangibles en matière d'emploi.

Cela étant dit, l'Allemagne, qui avait connu des réformes d'ampleur et mis en place une politique de modération salariale relativement forte, a beaucoup mieux que nous traversé la crise. Je crois d'ailleurs que c'est l'un des seuls pays à être quasiment revenu à son niveau d'avant la crise, alors que nous en sommes encore très loin.

Les pays qui se décident à mener des réformes, y compris le nôtre, ne sont-ils pas répartis en deux catégories : ceux qui, comme l'Italie, accompagnent leurs mesures de grain à moudre, notamment pour les salariés, et ceux qui se passent de grain à moudre, comme l'Espagne, et qui semblent réussir moins bien ?

Enfin, lors d'une table ronde, des économistes nous ont expliqué qu'une réforme globale offrait de meilleurs résultats qu'une série de mesures particulières, comme nous le faisons en ce moment en France. Qu'en pensez-vous ?

M. Stéphane Carcillo. - Il est certainement préférable et plus efficace de mener une réforme globale du fonctionnement du marché du travail en s'attaquant aux questions de protection de l'emploi, d'assurance chômage, de formation et de rémunération.

Comme vous l'avez souligné, la réforme sera d'autant mieux acceptée que l'indemnisation sera satisfaisante au moment du licenciement et, par la suite, via l'assurance chômage.

Par ailleurs, il me semble important de mettre en place un système de formation permettant aux salariés de retrouver un emploi dans les nouveaux secteurs en croissance.

Il est également essentiel de sécuriser les conditions du licenciement pour offrir de la visibilité aux employeurs. La question des subventions sur les bas salaires, pour les personnes peu qualifiées, ne doit pas non plus être éludée.

La France a abordé ces différents aspects à des degrés divers et à des moments différents. Nous avons d'abord eu la réforme de la formation, puis, en début d'année, des annonces sur les subventions et, aujourd'hui, c'est aux règles relatives au licenciement et à la négociation collective que s'attaque le Gouvernement à travers le projet de loi « Travail ».

Un projet d'ensemble nous aurait offert une meilleure visibilité, mais les choses ne sont pas si simples. D'abord, tous les gouvernements n'ont pas forcément la main sur l'assurance chômage. En France, par exemple, les partenaires sociaux ont un rôle déterminant. Il est donc difficile de bouger les lignes, à moins de changer la loi en profondeur sur des aspects tout à fait fondamentaux.

Dans les faits, un gouvernement peut difficilement tout mettre sur la table au même moment. L'Italie, dans une certaine mesure, y est arrivée : le Jobs Act est une réforme d'ensemble.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Avec du grain à moudre !

M. Stéphane Carcillo. - Oui, pour tout le monde ! Le barème d'indemnisation des personnes qui perdent leur emploi est très généreux et assez protecteur. Il l'est même davantage qu'en France.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Peut-on opérer une distinction entre les réformes conduites dans le cadre d'une concertation et celles qui ont été plus contraintes, en raison de la crise économique ou des pressions de la communauté européenne ?

M. Stéphane Carcillo. - Les pays qui ont mené ces réformes sont ceux dans lesquels le chômage avait le plus fortement monté. Ils ont donc eu à subir une forte pression.

Le degré de négociations avec les partenaires sociaux n'est pas le même selon les pays. Je pense que l'acceptabilité suppose une période de négociation.

Cela étant, à un moment donné, il a toujours fallu que le gouvernement et le Parlement, c'est-à-dire les représentants du peuple, prennent le taureau par les cornes pour défendre leur vision de l'intérêt général.

M. Éric Doligé . - On a parlé à deux reprises d'acceptabilité. En tant qu'observateur averti, pensez-vous que les réformes menées en Italie et en Espagne ont provoqué autant de réactions que le projet de loi « Travail » ?

M. Stéphane Carcillo. - Une fois encore, il est un peu tôt pour faire la part des choses.

Nous avons constaté un très fort rebond de l'emploi dans ces deux pays en 2015 qui peut s'expliquer non seulement par les réformes, mais aussi par des raisons plus techniques.

D'un point de vue macroéconomique, un pays est comme un ballon : plus on le jette de haut, plus il tombe bas, et plus il rebondit haut !

Ces pays, tombés très bas pendant la crise, rebondissent aujourd'hui très haut. Une part de ce rebond est certainement à chercher dans les réformes, mais il est encore difficile de faire la part des choses.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Rapprochons-nous encore de l'actualité : faute de réforme globale, le contenu du fameux article 2 du projet de loi « Travail » constitue-t-il, selon vous, une priorité pour essayer de faire repartir la machine ?

M. Stéphane Carcillo. - On peut regretter l'absence, dans ce projet de loi, d'un certain nombre d'aspects que nous avons abordés : subvention à certains emplois, formation, assurance chômage...

Toujours est-il que le contenu de l'article 2 et les dispositions visant à clarifier le licenciement économique vont clairement dans le bon sens au regard de la position de la France vis-à-vis des autres pays de l'OCDE.

Il nous semble approprié, notamment pour les PME et TPE, de permettre aux entreprises d'adapter, sous certaines conditions et dans certaines limites, la réglementation à leur situation, notamment en matière de temps de travail.

Ces dispositions très importantes sont de nature à redynamiser le dialogue social en France, même si cela risque de ne pas être suffisant, le taux de syndicalisation de notre pays étant l'un des plus faibles de l'OCDE. Encore faut-il s'assurer qu'il y aura des gens pour négocier !

Aujourd'hui, la définition du licenciement économique est peu claire et la jurisprudence varie beaucoup, car le juge n'a pas forcément les moyens de trancher certaines situations très diverses. La position de la France est donc tout à fait extrême par rapport aux autres pays de l'OCDE. Tout ce qui permettra d'y voir plus clair me semble donc aller dans le bon sens.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Je vous remercie, monsieur Carcillo.

Audition de M. Jean-Baptiste de Foucauld,
membre du Conseil d'orientation pour l'emploi (COE)
(jeudi 9 juin 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Jean-Baptiste de Foucauld, membre du Conseil d'orientation pour l'emploi.

Nous avons souhaité vous entendre afin que vous nous précisiez, près de huit ans après la remise de votre rapport « Emploi, chômage, précarité, mieux mesurer pour mieux débattre et agir », établi au nom du Conseil national de l'information statistique, le regard que vous portez sur les chiffres publiés par Pôle emploi, d'une part, et par l'Insee, d'autre part, et sur la mise en oeuvre des 30 propositions que vous aviez formulées.

Il serait, en outre, utile à notre commission qu'en tant qu'expert, vous nous donniez votre appréciation personnelle concernant les réformes du marché du travail en Europe et leur incidence sur les marchés de l'emploi.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Baptiste de Foucauld prête serment.

M. Jean-Baptiste de Foucauld, membre du Conseil d'orientation pour l'emploi . - Je suis très impressionné de comparaître devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs, pour évoquer cette question du chômage à laquelle, en tant que fonctionnaire et militant associatif, je me suis beaucoup intéressé.

Le groupe de travail du Cnis, que j'avais présidé, avait bien travaillé et certaines de ses préconisations avaient été suivies. Parmi les points qui avaient été le moins pris en considération figurait précisément la manière dont on communique sur les chiffres du chômage.

Après coup, une formule m'est venue à l'esprit : nous avons du mal à appréhender la réalité du chômage parce que les chiffres de Pôle emploi sont précis, mais incomplets, et les chiffres tirés de l'enquête Insee plus complets, mais imprécis.

Il faudrait donc arrêter de « fétichiser » sur des chiffres, notamment mensuels, qui présentent un intérêt en termes d'indication de tendance, mais ne témoignent que d'une vérité très partielle.

À l'époque, nous avions proposé d'inverser les priorités en matière de communication, en privilégiant la tenue, chaque année, d'un rendez-vous au cours duquel, en fonction de dossiers préparés par les différentes administrations, on examinerait l'évolution du marché de l'emploi au cours de l'année passée, et ce dans toutes ses composantes.

Cet exercice permettrait de dégager une vision, qui pourrait servir de base à la tenue d'un débat fructueux. Il me semble effectivement que nous avons, en France, de sérieuses difficultés à débattre, de manière posée, de la question du chômage et de l'emploi. Nous sommes loin des discussions qui ont pu se tenir dans un pays comme la Suède, lorsque celui-ci s'est trouvé confronté à des difficultés dans les années 1990.

Voilà donc quelques années qu'avec certains amis, nous plaidons pour des États généraux du chômage et de l'emploi.

Malheureusement, l'agenda politique ne permet pas la tenue de telles assises : les équipes récemment arrivées au pouvoir sont tenues de prendre des décisions rapides et si un gouvernement décidait d'organiser ces rencontres à un stade plus avancé de son mandat, on le soupçonnerait de douter de ses propres choix. Nous avons donc un problème d'éthique de la discussion.

Pourtant une conférence de consensus sur ces questions de l'emploi, par exemple sur le modèle du G1000 belge, m'apparaît tout à fait nécessaire et nous aurions intérêt à utiliser des méthodes un peu nouvelles et à expérimenter pour traiter ces sujets. À ce titre, les acteurs ne se sont pas vraiment emparés des dispositions de la loi permettant les expérimentations.

Je voulais donc insister sur la difficulté à communiquer sur ce sujet par nature complexe et la nécessité de ne pas focaliser sur des indicateurs de fait incomplets.

Je tiens également à mentionner l'élaboration d'un ouvrage par M. Jacques Fournier et d'autres auteurs, travail auquel j'ai récemment participé et dans lequel est abordée la question de l'État stratège face aux problèmes de l'emploi et du chômage. Il y a là un vrai sujet, dont on ne s'est jamais vraiment préoccupé.

Au lendemain de la guerre, nous avons eu la chance de connaître une période de convergence entre plein emploi, progrès de la productivité et hausse de la consommation individuelle et collective.

Cette période s'est interrompue en 1973, quand le choc pétrolier a créé un retournement conjoncturel. Tous les pays ont alors connu le chômage et ont pris conscience que, derrière ce retournement conjoncturel, leurs économies subissaient un changement structurel progressif : mondialisation, concurrence accrue, tertiarisation de l'économie, complexification de l'accès à l'emploi, etc. Cela nécessitait de mettre en oeuvre des réformes et soulevait un certain nombre de questions, comme celle du coût du travail, qui ne s'imposaient pas jusqu'alors.

Face à cette situation, les pays ont réagi assez différemment. L'OCDE, souvent critiquée comme étant le réservoir de la pensée unique, estime pourtant qu'il existe plusieurs chemins de retour au plein-emploi et qu'il revient à chaque pays de trouver le sien.

Pour ma part, je distingue deux tendances fondamentales.

La première est une tendance libérale, au sens fort du terme. C'est le modèle des pays anglo-saxons, tels les États-Unis ou la Grande-Bretagne : la responsabilité individuelle est encouragée, le marché du travail très peu régulé, l'indemnisation du chômage relativement faible, mais la capacité d'entreprendre, elle, est plus grande. Cette mécanique crée de l'emploi en quantité, mais pas en qualité, et les inégalités demeurent nombreuses.

La seconde repose plus sur une notion de responsabilité collective. Le marché du travail est régulé par des acteurs très puissants et très responsables, qui font de l'emploi une priorité. Dès lors, les demandeurs d'emploi perçoivent de bonnes indemnités de chômage, mais sont aussi très accompagnés, voire poussés vers l'emploi. C'est le cas au Danemark, où, après un an de chômage, la personne est pratiquement obligée de suivre une formation longue.

En France, nous voudrions bien avoir le modèle de la Suède, mais sans les vertus, le système social et culturel, les acteurs suédois. Nous nous trouvons donc dans une sorte de flottement. L'étatisme et la réglementation sont très présents, mais nous n'avons pas ce qui fait la force des pays qui réussissent : un compromis entre l'État et le marché et entre le capital et le travail.

Enfin, il nous faudrait un État providence tourné vers l'emploi, et non seulement vers la retraite, la famille ou la santé. On parle beaucoup de défendre le modèle social, mais peut-on encore parler de modèle social avec 5 ou 6 millions de chômeurs ?...

Les incohérences sont donc nombreuses.

Notre système d'indemnisation est plutôt généreux, mais, en contrepartie, l'accompagnement devrait être rigoureux. Au moment de la crise, par exemple, les effectifs de Pôle emploi n'ont subi qu'une légère augmentation quand les Anglais renforçaient les job centers de 30 000 personnes.

Les contrats aidés m'apparaissent comme un formidable outil d'insertion - pouvoir proposer un travail à un chômeur indemnisé de longue durée est un traitement socio-économique très fécond -, mais encore faut-il profiter de cette période pour accompagner et former la personne. Or la plupart des contrats aidés ne sont accompagnés d'aucune formation.

J'en viens à une autre difficulté, d'ordre stratégique, l'absence de lien entre commerce et taux de change. Il n'est pas normal qu'un pays comme la Chine ait pu accumuler autant d'excédents de balance des paiements à nos dépens. Elle aurait dû remonter son taux de change ou augmenter ses salaires, et nous avons été trop aimables en ouvrant notre commerce sans surveiller notre taux de chômage.

Il existe également un problème européen. La méthode ouverte de coordination n'est pas, en soi, une mauvaise idée, mais elle est trop méconnue et insuffisamment présente dans notre vie collective. En outre, il faut un gouvernement économique et social de l'Europe ; il faut traiter simultanément les questions portant sur la monnaie, l'économie et les normes sociales, le but devant être la convergence de ces normes entre États membres.

Nous avons besoin d'un impôt communautaire, et l'impôt sur les sociétés s'inscrit logiquement dans ce cadre, car il est cohérent avec l'idée d'un marché unique.

Les taux de rentabilité exagérés devraient aussi retenir notre attention. Quand des entreprises affichent durablement des taux de rentabilité très élevés - supérieurs à 10 % ou 15 % -, la situation pose problème : soit elles n'augmentent pas assez les salaires qu'elles versent, soit elles ne réduisent pas assez leurs prix. Dès lors, pourquoi ne pas mettre en place un impôt sur les sociétés dont le taux serait progressif en fonction du taux de rentabilité moyen ?

Nous avons à travailler sur le modèle d'entreprise qui fonctionnerait en Europe. Les salariés doivent-ils participer au conseil d'administration ? Les assemblées d'actionnaires doivent-elles voter les salaires des dirigeants ? Nous ne pouvons faire l'économie de tous ces sujets.

L'opinion est sensible à la question de la justice. Or on ne lie pas justice et emploi. Pour moi, l'injustice première de notre société, c'est bien l'injustice face à l'emploi ! Peut-être vaut-il mieux un peu d'inégalités dans les salaires, mais un peu moins d'inégalités devant l'emploi...

Par ailleurs, je crois au dialogue social, à qui il faut laisser la possibilité d'expérimenter.

Sans doute avons-nous agi un peu rapidement, en ne prévoyant pas, après les rapports Badinter et Combrexelle, une période d'échanges avec les acteurs sociaux ou les collectivités locales. Il me semble qu'il aurait été souhaitable, avant de réformer le code du travail, de laisser aux partenaires sociaux, au travers d'accords, qui, je le rappelle, sont majoritaires - nous ne sommes pas dans le libéralisme à l'anglo-saxonne -, le soin de mener certaines expérimentations sur certains sujets.

La loi de 2005 avait consacré un droit à l'accompagnement, qui est loin d'être respecté.

Au sein de l'association Solidarités nouvelles face au chômage, nous avons créé des groupes de solidarité permettant à des personnes en recherche d'emploi d'être suivies par un binôme d'accompagnateurs. Nous avons découvert que ces personnes qui sont au chômage vivent une sorte de « pathologie du chômage », de « souffrance au non-travail » et se trouvent dans une très grande solitude. C'est un énorme soulagement, pour elles, de trouver deux personnes à qui parler de leur chômage.

La question du droit à l'accompagnement est donc très importante, et largement sous-estimée.

Je conclurai par une petite provocation. Dans un rapport établi, en 2012, à l'occasion de la première conférence sur la pauvreté, nous avions soulevé l'interrogation suivante : si l'on veut vraiment réduire le chômage de longue durée, ne faut-il pas se fixer une sorte de « devoir moral » à embaucher les personnes en chômage de longue durée, voire en faire une obligation si rien n'évolue ? On fixerait une proportion de l'effectif, dans les entreprises, les associations ou les administrations, qui devrait obligatoirement correspondre à des embauches de personnes en recherche d'emploi de longue durée. Cela vaudrait mieux que d'accepter une situation où 1,5 million de personnes sont au RSA socle.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Les chiffres du chômage sont désormais accompagnés d'un certain nombre d'informations qui devraient permettre une certaine prise de recul. Mais, chaque mois, le seul chiffre commenté est celui des demandeurs d'emploi de catégorie A. Nous avons donc une vraie difficulté.

Une solution consisterait à demander à l'Insee de sortir une enquête mensuelle. On nous a opposé un argument de coût, qui pourrait être partiellement balayé grâce aux outils offerts par l'internet.

Si nous parvenons à un tel résultat, se posera toujours la question de la mesure du halo du chômage. Comment établir au mieux cette mesure ?

M. Jean-Baptiste de Foucauld . - Je serai partisan d'avoir un chiffre mensuel de l'Insee, mais plusieurs moyens sont envisageables. À l'époque de mon rapport, une moyenne trimestrielle glissante avait été évoquée, également moins coûteuse à obtenir et permettant, accompagnée du chiffre mensuel de la Dares, de dégager une vision un peu plus juste de la situation.

En tout cas, je préfère des données plus fréquentes, même si plus frustres, à un dispositif qui se voudrait parfait.

S'agissant de l'enquête de l'Insee, plusieurs éléments doivent être examinés.

Une première catégorie, très importante à mes yeux, est celle des chômeurs découragés. Or il me semble qu'elle ne figure plus dans les statistiques trimestrielles alors qu'elle représentait en 2008 environ 700 000 personnes. Au sein de mon association, nous rencontrons pourtant de nombreuses personnes qui, après de longues démarches infructueuses, sont réellement découragées. Il se peut d'ailleurs que celles-ci apparaissent dans les statistiques de Pôle emploi.

Autre catégorie d'importance, celle du sous-emploi, c'est-à-dire des personnes qui travaillent, mais déclarent souhaiter travailler plus.

Je suis favorable au temps choisi. Certains salariés à temps plein, relativement nombreux, voudraient pouvoir travailler moins, mais n'en font pas la demande de peur d'être pénalisés. Ce « temps complet subi » est regrettable, car il y a là un potentiel de redistribution de l'emploi non utilisé.

Inversement, les temps partiels subis sont nombreux. C'est donc un indicateur majeur qui, me semble-t-il, est aussi moins mis en valeur dans les statistiques de l'Insee que par le passé.

Nous avons aussi, lors de la rédaction du rapport du Cnis, peiné à trouver de bons critères statistiques, d'où l'intérêt d'un rendez-vous annuel permettant de conduire une analyse approfondie à partir d'états des lieux précis, établis par les administrations. Prenons l'exemple des CDD : ils semblent former le plus gros du flux d'embauche mais c'est parce que, pour la plupart, ils ne dépassent pas un mois ! Sur les 30 millions d'embauches annuelles, il y a logiquement beaucoup de CDD, mais en nombre de contrats de travail, ce sont les CDI qui dominent.

Par conséquent, je ne vois pas d'autres solutions que ce rendez-vous annuel, et je trouve regrettable qu'on ne l'organise pas.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Cette idée me semble très intéressante, et nous gagnerions probablement à la promouvoir, ce qui ne nous empêche pas de continuer à réfléchir à un autre mode de publication des chiffres du chômage.

Cette rencontre pourrait effectivement prendre la forme d'États généraux, comme vous l'évoquiez, car, on le voit bien, dans la réflexion en cours sur le marché du travail, on occulte complètement cette question du chômage, ainsi que celle des personnes en situation de précarité avancée. Des États généraux devraient permettre de traiter l'ensemble des sujets - je signalerai aussi, à ce titre, la problématique du recours aux travailleurs détachés.

M. Jean-Baptiste de Foucauld . - Je suis d'accord avec vous. Cette question des travailleurs détachés est assez lourde, la situation actuelle étant clairement anormale.

Avez-vous auditionné l'Ajis, l'Association des journalistes de l'information sociale ? Après la publication du rapport, j'avais évoqué le problème de communication autour du chômage avec ses représentants et ce « grand gémissement mensuel » sur les chiffres du chômage. Nous avions organisé un petit-déjeuner avec des journalistes qui évoquaient, à ce sujet, des directives précises de leur rédacteur en chef pour coller aux attentes de l'opinion. Peut-être faudrait-il interroger ces derniers, car la manière de parler du chômage finit par avoir une influence sur le problème en lui-même ?

Nous organisons chaque année une « fête du travail, faites de l'emploi ». Un de nos thèmes dans ce cadre est « changer de regard, changer de méthode, changer d'échelle ».

Le changement de regard est effectivement un sujet important. Les demandeurs d'emploi doivent être aidés, et non jugés, et il faut comprendre leur découragement. Si nous ne voulons pas du modèle brutal à l'anglo-saxonne, alors nous devons aller vers le lien et l'attention à l'autre. Pourquoi ne pas dialoguer autour de cette notion de fraternité qui est inscrite dans notre devise républicaine ?

M. René-Paul Savary . - J'ai été tout particulièrement intéressé par votre observation concernant le temps complet subi.

En tant que président d'un conseil départemental, je vois certains fonctionnaires, dont le travail est remarquable, prendre du jour au lendemain leur retraite et passer ainsi, de but en blanc, du statut d'actif impliqué au statut d'inactif retraité. Certains pourraient être intéressés par une évolution plus souple, avec une étape intermédiaire de temps partiel avant le départ en retraite. C'est donc effectivement une piste à travailler, et qui n'a pas été suffisamment approfondie à ce jour.

L'idée d'un bilan annuel - ou semestriel pour tenir compte de l'accélération de la conjoncture - est également intéressante. Faut-il l'inscrire dans la loi ? Faut-il procéder par le biais d'une commission comme la nôtre ?

J'ai également compris, comme le rapporteur, qu'une autre piste porteuse pouvait être la publication de chiffres mensuels sous format BIT.

M. Olivier Cadic . - Une augmentation du prix du tabac entraîne automatiquement un accroissement de la contrebande... N'y a-t-il pas un lien entre augmentation du coût du travail et travail dissimulé ?

Vous dites que nos standards sociaux sont assez élevés et que les pays européens seraient tentés de suivre cette direction. Mais le coût lié à la norme sociale n'explique-t-il pas, comme certains le croient, le fort taux de chômage ? Sur quel fondement appuyez-vous votre analyse ?

M. Jean-Baptiste de Foucauld . - Les Allemands, qui n'avaient pas de salaire minimal, ont fini par en établir un, dès que leur situation au regard du chômage s'est améliorée. On pourrait ainsi fixer des règles permettant un alignement vers le haut, ce qui, me semble-t-il, serait la marque d'un marché en bonne santé.

D'après moi, c'est difficilement compatible avec un mode de décision très autonome des États tel qu'il existe aujourd'hui, d'où la nécessité d'une « crémaillère fédérale » un peu plus forte pour l'Union européenne. À partir de là, on pourrait imposer aux États ayant une meilleure situation de l'emploi d'accroître leurs salaires, et à ceux qui se trouveraient dans une mauvaise situation de stabiliser, voire réduire leurs coûts. Mais, encore une fois, tout cela devrait être mis en oeuvre au travers du dialogue social.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Cette remarque nous renvoie au modèle allemand qui, s'il n'est pas parfait, est intéressant à examiner. Le pays a connu l'agenda Schröder, puis la situation s'est améliorée, grâce, aussi, à l'écart creusé avec les autres pays européens, et l'Allemagne commence maintenant à utiliser le potentiel dégagé pour augmenter les salaires. Ce qui est exceptionnel, c'est que tout cela se fait par le dialogue et la négociation.

M. Jean-Baptiste de Foucauld . - Mais la logique est bien d'abord l'emploi, ensuite les salaires !

Il est un autre point fondamental, que j'ai peut-être insuffisamment mis en avant : l'articulation entre la compétitivité qualité et la compétitivité coût.

Les acteurs du monde syndical voudraient beaucoup de compétitivité qualité, mais celle-ci ne se décrète pas. La compétitivité coût, quant à elle, est plus facile à mettre en oeuvre, mais moins porteuse à long terme, particulièrement pour le modèle social. C'est pourquoi je crois au dialogue social et, notamment, à la présence des salariés dans les conseils d'administration : c'est par ce biais qu'il sera possible d'articuler ces deux notions.

Il faut parvenir à créer du lien ! Dans un monde systémique et global, notre culture ne peut plus se fonder sur la séparation ! Il faut donc expérimenter, se faire confiance et se donner de la marge.

M. Éric Doligé . - Lors d'une audition précédente, un économiste a souligné que le taux de chômage en France est toujours demeuré élevé. Vous avez évoqué les travaux autour de l'État stratège. Celui-ci peut-il vraiment avoir une stratégie dans un environnement européen aussi varié ? Va-t-on toujours s'en tenir à une stratégie nationale, qui, au demeurant, est en retard par rapport aux stratégies d'autres pays européens ?

M. Jean-Baptiste de Foucauld . - La dimension nationale joue fortement, car des écarts très importants sont constatés dans les taux de chômage des différents États de la zone euro qui s'étalent de 5 à 25 %. L'Europe, d'après moi, pourrait davantage aider les États à tendre vers l'optimum.

Mais vous évoquez un problème propre à la France : effectivement, notre taux de chômage n'est jamais descendu en dessous de 7,8 %, environ. Il n'y a aucune fatalité à cela, c'est une question de mobilisation et d'organisation !

La France est un pays qui se désespère. Mais quand, désespérée, elle se met vraiment au travail, elle réalise des performances extraordinaires. On a longtemps cru qu'elle était condamnée à l'inflation ; elle connaît aujourd'hui une remarquable stabilité des prix. On a longtemps cru qu'elle était un pays fermé sur l'extérieur ; la voilà ouverte, même trop ouverte pour certains !

Il en va de même pour le chômage : le jour où nous voudrons nous atteler à la tâche, en étant disposés à payer le prix, la situation changera.

Mais nous parlons beaucoup de chômage, sans vraiment vouloir passer à l'action.

Ainsi, le débat qu'appelle la loi actuellement à l'examen devrait être de savoir si celle-ci est favorable, ou non, à l'emploi. Or ce point est peu discuté.

Ainsi, par exemple, l'accord national interprofessionnel (ANI) de 2013 prévoyait déjà d'importantes possibilités de dérogation pour les entreprises en difficultés, mais la CFDT avait dû, pour le « vendre », insister sur la couverture santé pour tous. Comme si créer de l'emploi n'était pas un motif suffisant pour accepter certaines concessions !

Autre problème de cohérence, que je n'ai pas évoqué, c'est normalement par la grève et le rapport de force que l'on se protège des patrons « méchants ». Or la faiblesse du syndicalisme français nous conduit à rechercher une protection par la réglementation.

Mme Patricia Schillinger . - Ne pensez-vous pas qu'une révision de la formation, notamment de son organisation sur les territoires, n'induirait pas, à terme, d'autres orientations en matière de chômage ?

M. Jean-Baptiste de Foucauld . - Sans être un spécialiste de ces sujets, je le crois volontiers. La question de la formation figure certainement parmi les problématiques structurelles ayant une influence sur le chômage.

La réorientation des demandeurs d'emploi, par exemple, est souvent mal traitée. De manière générale, leur accès à la formation constitue un problème complexe et Pôle emploi dispose de très peu de moyens.

L'apprentissage, quant à lui, oblige le système d'information à s'orienter vers les emplois disponibles, tout en créant l'habitude, chez les employeurs, de faire travailler des personnes non directement opérationnelles. Il a donc un impact à long terme.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Je vous remercie, M. Jean-Baptiste de Foucauld.

Audition de M. Stéphane Jugnot,
chercheur associé à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires)
(mardi 21 juin 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Stéphane Jugnot, chercheur associé à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES).

Nous avons souhaité vous entendre afin que vous nous précisiez, sur la base de votre étude « Améliorer la publication mensuelle des statistiques du « chômage » pour faciliter le débat public. Quelques propositions », publiée au nom de l'IRES, le regard que vous portez sur les statistiques des demandeurs d'emploi en fin de mois diffusées par Pôle emploi.

Au-delà des propositions que vous formulez, qui visent à améliorer la présentation de ces chiffres, vous pourrez nous indiquer si leur publication est réellement pertinente et si des alternatives ne pourraient pas être envisagées, telles que l'élaboration par l'INSEE de statistiques mensuelles du chômage au format BIT ou d'autres. Vous n'êtes pas obligé de suivre celles que nous vous indiquons.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Jugnot prête serment.

M. Stéphane Jugnot , chercheur associé à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires). - Ma présentation s'appuie sur le document de travail que j'ai publié à l'IRES en juillet 2015 et qui constituait une contribution externe au groupe de travail mis en place fin 2014, au sein du Conseil National de l'Information Statistique (CNIS) sur la refonte de la publication mensuelle des statistiques sur les demandeurs d'emploi inscrits à Pôle Emploi. Ce groupe de travail avait été mis en place à l'initiative de la Dares et de Pôle Emploi pour les accompagner dans leurs réflexions destinées à répondre aux demandes de l'Autorité de la statistique publique (ASP).

Plusieurs points seront abordés lors de mon intervention, notamment la définition des trois types de mesures statistiques du « chômage » (BIT, « déclaratif », « administratif »), qui sont utilisés pour trois usages distincts. Je montrerai également que les chiffres des demandeurs d'emploi en fin de mois (DEFM) ne sont pertinents que pour suivre les bénéficiaires d'un service public important que constitue Pôle emploi et que, dans ce cadre, mettre en avant les DEFM de catégorie A n'a pas de sens et entretient la confusion avec l'indicateur BIT. Enfin, je rappellerai, que des efforts rédactionnels restent à faire pour sortir de cette confusion et améliorer la qualité du débat public et peut-être réfléchir à une évolution du rôle de la Dares.

Il y a donc trois types de mesure. Je vais aller assez rapidement sur ces points car vous les connaissez sûrement déjà. Le premier est le chômage au sens du BIT, mesuré par l'INSEE via un questionnement assez long, pour suivre les évolutions conjoncturelles ; ensuite existe le chômage « déclaratif », collecté dans le recensement et les enquêtes auprès des ménages, comme information auxiliaire de caractérisation des personnes, dans des enquêtes non centrées sur l'analyse du marché du travail ; puis enfin, le chômage « administratif » permettant de suivre les demandeurs d'emploi inscrits à Pôle emploi.

S'agissant du chômage au sens du BIT, il convient de noter que le BIT définit un concept avec ses trois critères (sans emploi, recherche d'un emploi, disponibilité pour travailler). Mais le passage du concept à la mesure implique des conventions : que veut dire avoir un emploi ? Rechercher un emploi ? Etre disponible ? Elles se traduisent donc par des questions plus ou moins nombreuses.

De ce fait, seule une enquête dédiée permet de mesurer le chômage. Par ailleurs, la comparabilité dans le temps ou entre pays n'est pas garantie dès lors que les questionnaires et les méthodes de collecte évoluent. Ces changements ne sont, toutefois, pas fréquents, ce qui permet sur le court et moyen terme de disposer d'indicateurs de suivi de la conjoncture neutres par rapport à certains chocs que les statistiques de gestion peuvent connaître. De plus, ces changements sont annoncés, expertisés et documentés quant à leurs effets. Ils s'accompagnent d'une rétropolation des séries pour éviter que les analyses des évolutions ne soient faussées, ce qui n'est pas fait pour les DEFM.

S'agissant du chômage « administratif », il n'est pas un indicateur conjoncturel. Il a des atouts utiles « médiatiquement » car il est disponible très rapidement. Il permet, par ailleurs, un détail géographique très fin, qui conduit à des reprises nombreuses dans la presse. Mais les DEFM sont plus ou moins fréquemment impactés par des chocs et des évolutions qui ne résultent pas de modifications de la situation réelle des personnes mais de problèmes techniques dans l'actualisation (grève de la poste hier, bug « SFR » aujourd'hui), de changements de règles administratives ou procédurales, ou d'améliorations du suivi des demandeurs d'emploi comme du système d'information.

Il y a de nombreux exemples que je ne vais pas développer : deux documents de la Dares ont détaillé les effets de changements, qui ont conduit entre 2005 et 2006, à une forte baisse des demandeurs d'emplois à l'ANPE alors que les chiffres du BIT sont restés stables. Ainsi, la mise en place de l'entretien mensuel en octobre 2005 a entrainé une baisse de 25 000 à 30 000 DEFM, fin 2006. Ces chocs et ces évolutions ne semblent pas systématiquement documentés, c'est le cas pour 2006 par exemple. Les améliorations ne sont pas toujours annoncées à l'avance. C'est ainsi le cas pour le changement de gestion en juin 2015 concernant l'appariement de fichiers avec l'Agence de services et de paiement pour basculer plus facilement les demandeurs de catégorie, A, B, C vers les catégories D ou E. De même pour les séries, elles ne sont pas corrigées. Ainsi les chocs, que la Dares peut estimer, ne sont pas ré-impactés sur les séries de longue période pour donner une série neutre, ce qui perturbe l'analyse de l'évolution.

Je vous présente ensuite un graphique (qui est projeté devant la commission) concernant l'évolution du nombre trimestriel moyen des chômeurs BIT et des demandeurs d'emploi de catégorie A et de catégorie A, B ou C. D'après ce graphique, on peut ainsi voir que l'on commet plus d'erreur à estimer que le chômage BIT évolue comme les DEFM de catégorie A que de préférer les DEFM A, B, C aux DEFM A. L'évolution conjoncturelle du chômage BIT n'est pas exactement la même que l'évolution des DEFM.

Sur le graphique suivant, qui présente le taux d'évolution trimestriel, on voit également, une évolution trimestrielle du BIT qui n'est pas strictement proche des DEFM de catégorie A, et pas plus éloignée des DEFM A que des DEFM A, B et C. Il n'y a pas de raison de mettre en avant les DEFM de catégorie A pour suivre la conjoncture.

En 2007, il y a eu une controverse sur les chiffres du chômage à la suite d'une baisse importante du chiffre DEFM sur la période 2005-2006. A l'époque, il y a avait une estimation mensuelle du BIT, qui était calée sur le chiffre DEFM. Le chômage mensuel du BIT baissait donc au même rythme que le chiffre DEFM. Quand on a voulu procéder au « recalage » annuel du chômage BIT sur les nouveaux résultats de l'enquête, on a noté un écart important entre les estimations faites et les résultats de l'enquête emploi, ce qui a conduit l'INSEE à suspendre le « recalage » et surtout à de nombreux travaux de réflexion.

Ces problématiques ont ainsi contribué à la création d'un groupe de travail du CNIS sous la présidence de M. Jean-Baptiste de Foucault. Par ailleurs, une mission d'information de l'Assemblée nationale présidée M. Pierre-Alain Muet et rapportée par M. Hervé Mariton a également abordé ce sujet. Leurs conclusions étaient convergentes : sortir de la confusion entre la mesure BIT, destinée au suivi de la conjoncture et les DEFM destinées à suivre les bénéficiaires du service public de l'emploi, redéfinir les subdivisions à usage statistiques des DEFM (passage des catégories 1, 2, 3, 6, 7, 8 à A, B, C), plutôt qu'à un usage de gestion, car les demandeurs d'emploi eux-mêmes ne s'intéressent pas à ces subdivisions. Les autres recommandations étaient les suivantes : privilégier l'ensemble des inscrits soumis à l'obligation d'actualisation, ce qui était lié à la première conclusion, et faire des efforts de clarté, de lisibilité et de pédagogie dans les publications.

Je passe ensuite sur les extraits des conclusions du groupe de travail « De Foucault » pour ne relever qu'un passage: « il est nécessaire de choisir un ensemble pour lequel davantage d'informations sera fournie (...) Le choix s'est porté sur l'ensemble constitué des catégories 1, 2, 3, 6, 7, 8 qui correspond aux demandeurs d'emploi tenus d'accomplir des actes positifs de recherche d'emploi », c'est-à-dire les catégories A, B et C.

Ces recommandations ont ainsi été mises en oeuvre dans certains travaux et publications. Le premier exemple que l'on peut citer est le tableau de bord de la conjoncture régionale, décliné pour toutes les régions, sur le site internet de l'Insee. Il a de multiples indicateurs (l'emploi, le taux de chômage au sens du BIT etc.) et l'indicateur retenu pour les DEFM, ce sont les DEFM A, B et C et pas seulement les catégories A.

Autre exemple : la publication trimestrielle de la Dares consacrée à l'analyse de la conjoncture de l'emploi et du chômage, qui aborde la situation économique globale, l'évolution de l'emploi, le chômage (au sens du BIT), les politiques d'emploi, donc également, les inscrits à Pôle Emploi. Le champ mis en avant dans l'analyse est naturellement l'ensemble des DEFM de catégorie A, B et C. Elle va mettre en relation l'évolution des DEFM A, B et C avec les flux d'entrées et de sortie et l'ancienneté d'inscription. L'ancienneté d'inscription ne se calcule pas par catégorie. De même, les entrées ou sorties des listes se font à partir de l'ensemble indifférencié ABC. De ce fait, privilégier le total ABC permet de mettre l'évolution du nombre de DEFM en relation avec les flux d'entrées et de sorties et en détaillant par durée d'inscription, ce que fait très bien cette publication trimestrielle, et ce que ne permet pas une publication mensuelle de type DEFM.

Le problème est que la publication mensuelle conduit toujours à mettre en avant les DEFM de catégorie A. Prenons l'exemple de la dernière publication de Pôle emploi qui évoque « le chômage à fin avril 2015 » alors que la recommandation du CNIS était de parler de « demandeurs d'emploi ». De même, cette publication évoque des catégories A au lieu des catégories A, B et C. Ce document indique également des évolutions mensuelles, alors que l'ASP recommande de ne pas le faire. Par ailleurs, le commentaire de l'évolution des catégories A, B et C n'apparaît qu'au troisième paragraphe. Ce qui est un peu tardif pour mettre en avant cet indicateur... Enfin, on ne détaille par sexe et âge que la catégorie A et non les catégories A, B et C, ce qui signifie que Pôle emploi ne caractérise pas l'ensemble des publics qu'il reçoit, qu'il traite et qu'il convoque selon ces deux critères. En revanche, pour les demandeurs d'emploi de longue durée, l'ensemble des catégories A, B et C sont prises en compte puisque seul cet indicateur permet de mesurer la durée d'inscription.

La confusion ne me semble pas résulter de la proximité de la définition de la catégorie A avec le chômage au sens du BIT. En effet, la mise en avant d'un chiffre « tronqué » existe depuis des décennies alors que le choix de l'indicateur a changé dans le temps. Jusqu'en 1995, on mettait en avant les demandeurs d'emploi en fin de mois de catégorie 1, c'est-à-dire ceux cherchant un emploi en contrat à durée indéterminée (CDI) à temps plein, qui était considéré comme la norme d'emploi.

Dans une deuxième période, on a retiré de la catégorie 1 les personnes ayant travaillé au moins 78 heures dans le mois, qui ont été regroupées au sein de la catégorie 6. Depuis 2009, c'est le nombre de demandeurs d'emploi en fin de mois en catégorie A qui est retenu.

Le chiffre mis en avant dans les médias varie donc selon les critères privilégiés, qui peuvent être le type d'emploi recherché : CDI à temps partiel, CDI à temps complet, autre type de contrat ; et le nombre d'heures travaillées dans le mois : aucune, moins de 78 heures, plus de 78 heures. Au total, on n'a jamais compté tout le monde, mais on n'a pas toujours compté les mêmes personnes.

L'écart entre l'évolution de l'indicateur pertinent, c'est-à-dire de l'ensemble des demandeurs d'emploi en fin de mois des catégories A, B et C et celle des indicateurs « tronqués » mis en avant chaque mois a fortement augmenté dans les années 1990 avant de se stabiliser à un niveau élevé depuis. Le creusement de cet écart résulte notamment de la flexibilisation du marché du travail et du développement de l'activité réduite, c'est-à-dire principalement des CDD et de l'intérim. Plusieurs études montrent que l'activité réduite correspond essentiellement à des CDD plus courts que ceux qui ne sont pas inscrits, des missions d'intérim plus courtes que ceux qui ne sont pas inscrits ou des CDI à temps très partiel. Cette évolution a accompagné l'idée selon laquelle il est préférable de travailler à temps très partiel tout en continuant à chercher un emploi pour ne pas s'éloigner du marché du travail et rester employable. La progression de l'activité réduite constitue donc un indicateur intéressant, qui ne doit pas être occulté. En effet, elle traduit une évolution du marché du travail. L'oublier revient à s'empêcher de se demander si Pôle emploi peut continuer à fonctionner de la même façon dans un système faisant appel à davantage de flexibilité, d'emplois courts et où il existe un nombre important de personnes enchaînant des emplois courts et qui ne sont peut-être plus dans la même logique d'un CDI à temps plein.

Ce que j'appelle le calcul du taux d'occultation des définitions « officielles » ne signifie pas qu'il existe une définition officielle, mais qu'il existe un chiffre mis en avant dans la communication, repris par les médias et sur lequel se focalise le débat public. Cela ne signifie pas non plus qu'il existe des chiffres « cachés », mais que certains sont mis en avant tandis que les autres ne le sont pas.

Les enjeux du choix du bon indicateur sont d'abord symboliques. Cela soulève différentes questions : existe-t-il des « faux demandeurs d'emploi » qui ne méritent pas de figurer dans la statistique mise en avant ? Considère-t-on que la norme d'emploi a évolué, passant du CDI à temps plein à un travail d'au moins une heure par mois ?

Le deuxième enjeu est celui de la qualité et de l'intérêt de l'analyse statistique. Il me semble plus intéressant de mettre en relation la variation du stock de demandeurs d'emploi avec celle des sorties et des entrées et de s'intéresser au chômage de longue durée. Ces études ne peuvent être fondées que sur l'analyse des catégories A, B et C. Les ordres de grandeurs retenus influent en outre sur la qualité du débat public. Par exemple, lorsque l'on rapporte les moyens de Pôle emploi en effectifs, en budget au nombre de demandeurs d'emploi, il faut prendre comme dénominateur l'ensemble des cinq millions de demandeurs d'emploi. De la même manière, lorsque l'on rapporte le nombre de demandeurs d'emploi indemnisés au nombre de personnes inscrites à Pôle emploi, il faut prendre en compte l'ensemble des inscrits, soit cinq millions de personnes. Or on ignore souvent qu'un demandeur d'emploi sur deux n'est pas indemnisé.

J'en viens maintenant aux suggestions pour l'avenir. L'analyse du nombre de demandeurs d'emploi en fin de mois doit permettre de suivre le service public de Pôle emploi, qui coûte cher et qui concerne de nombreuses personnes. C'est pourquoi il me semble indispensable de privilégier les études de l'ensemble de demandeurs des catégories A, B et C dans les publications mensuelles nationales et locales. Il me semble en outre indispensable de « désacraliser » cette publication.

La question du transfert intégral de la responsabilité de la publication à Pôle emploi peut également être posée. Cela permettrait de libérer des moyens de la Dares ou des services déconcentrés qui pourraient être employés à la réalisation d'analyses sur d'autres sujets qui ne sont pas assez approfondis tels que l'analyse des trajectoires des demandeurs d'emploi à partir des fichiers historiques dont dispose Pôle emploi, ainsi que sur l'activité de l'opérateur. Il pourrait par exemple être intéressant de se demander quelles prestations sont offertes par Pôle emploi, à quel public, selon quelles caractéristiques, quelle est la proportion de retours à Pôle emploi dans le mois suivant le passage en formation, dans quelle proportion les retours à l'emploi sont dus à une mise en relation effectuée par Pôle emploi, quels volumes d'activité réduite sont effectués par les demandeurs d'emploi en cours d'année, ou encore combien de demandeurs d'emploi en fin de droits restent inscrits.

Il me semble que l'on manque de bilan annuel sur ces sujets structurels alors que les données sont disponibles. À mettre trop de moyens sur une publication mensuelle, dont l'intérêt est en réalité inférieur à celui qu'on lui porte, on néglige l'analyse structurelle du marché de l'emploi et il en résulte un déficit d'information.

Pour répondre à la question de la présidente sur la publication d'un chiffre du chômage au format BIT tous les mois, il me semble qu'un tel indicateur permettrait de gagner en réactivité. Par ailleurs, dans la mesure où l'enquête emploi fait actuellement l'objet d'une publication trimestrielle, des recadrages seraient possibles et les risques d'une dérive importante comme en 2006 sont moins graves. En revanche, tant qu'il restera une publication mensuelle des demandeurs d'emploi en fin de mois très détaillée et copilotée par la statistique publique, y ajouter le un chiffre mensuel du chômage au format BIT n'aura pas une grande efficacité : le débat continuera de se concentrer sur le nombre de demandeurs d'emploi en fin de mois, qui permet d'affiner l'analyse par sexe, âge, au niveau régional et au niveau local.

S'agissant de la pertinence d'un suivi mensuel, il me semble que les politiques publiques prennent du temps à être décidées et mises en oeuvre. Or ce temps n'est pas le temps mensuel. Pour mener une action publique efficace, il n'est pas forcément nécessaire d'avoir d'une publication mensuelle, surexposée, qui peut conduire à des surréactions et à des décisions qui n'ont pas le temps d'être mises en oeuvre avant une nouvelle surréaction liée à une évolution du chiffre mensuel.

M. Jean-Jacques Filleul , président en remplacement de Mme Anne Emery-Dumas, présidente . - Je vous remercie d'avoir éclairé notre commission d'enquête sur la question du rapport entre les chiffres du BIT et ceux de Pôle emploi. Vous avez apporté beaucoup de détails techniques qui seront utiles à notre rapporteur.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Je vous remercie de cette rétrospective qui montre bien que, malgré la publication de tous ces rapports, dont certains sont anciens, la situation n'a pas beaucoup évolué. La publication des chiffres a certes été complétée par des pages d'analyse - une douzaine aujourd'hui - mais le chiffre qui reste commenté chaque mois comme représentatif de la situation de l'emploi est celui du nombre de demandeurs d'emploi en fin de mois en catégorie A. Or on essaie de faire dire à ce chiffre ce qu'il ne peut pas dire. C'est pourquoi la publication d'une statistique mensuelle du chômage au format BIT nous semble souhaitable. Le passage d'une enquête trimestrielle à une enquête mensuelle aurait certes un coût, mais avec les outils modernes, notamment internet, celui-ci pourrait être diminué sans dégrader la qualité des statistiques produites. Au-delà de la question du coût, pour parvenir à « désacraliser » la publication mensuelle du nombre de demandeurs d'emploi en fin de mois de catégorie A comme vous le suggérez, ne faudrait-il pas se donner les moyens de réaliser une enquête fiable ? Sans quoi, on ne peut espérer aucune évolution. Améliorer encore les commentaires sur le nombre de demandeurs d'emploi inscrits en catégorie A, que tout le monde continuera de prendre pour argent comptant, ne semble pas suffisant. Ne faudrait-il pas pousser la logique jusqu'au bout en produisant des statistiques mensuelles au format BIT ? Les États-Unis parviennent à produire un chiffre hebdomadaire.

Par ailleurs, le nombre de demandeurs d'emploi en fin de mois ne dit rien sur les passages entre catégories. Or il s'agit d'un indicateur intéressant pour suivre les parcours des demandeurs d'emploi. Pôle emploi nous a indiqué que ces chiffres existaient. Serait-il, selon vous, intéressant de les publier ? Pourquoi ne le sont-ils pas actuellement ?

Enfin, l'opinion publique et la plupart des commentateurs pensent que les chiffres publiés chaque mois par Pôle emploi et la Dares sont des chiffres bruts. En réalité, ces chiffres font l'objet de corrections des variations saisonnières et des jours ouvrés. En outre, ces corrections ont lieu chaque mois et pas seulement quelques mois dans l'année. J'aurais aimé entendre votre avis sur ces corrections.

M. Stéphane Jugnot . - Sur les corrections des variations saisonnières et les jours ouvrés, on ne peut pas se contenter de corriger quelques mois seulement. Il faut soit corriger tous les mois soit ne rien corriger du tout. Il me semble surtout plus important que les courbes publiées soient à la fois celles des chiffres bruts et celles corrigées des variations saisonnières, afin de montrer la saisonnalité du marché du travail et son impact concret sur l'activité de Pôle emploi. Sur des évolutions annuelles, il est inutile de faire des corrections saisonnières et on peut utiliser les chiffres bruts.

Sur les passages de la catégorie A à une autre catégorie, y compris la E, il existe un fichier historique des demandeurs d'emploi qui permet de suivre les évolutions de catégories et d'indemnisation et aussi, le nombre d'heures travaillées, les activités réduites, les sorties durables. C'est bien ce type de données qui devrait faire l'objet d'analyses fines par la Dares, à un rythme trimestriel ou annuel. Elles seraient bien plus intéressantes que les commentaires qui accompagnent la publication mensuelle. Mais le problème est que ces données issues du fichier historique ne sont pas publiées immédiatement mais avec du recul et que la presse préfère des données fraîches tous les mois.

En ce qui concerne le choix entre les chiffres BIT et les chiffres des DEFM, il me semble que la première action devrait porter sur la refonte des communiqués de presse actuels et de la première page de la communication mensuelle de la Dares. D'abord pour qu'ils mentionnent en priorité les statistiques concernant les trois catégories A, B et C au lieu de se focaliser sur la catégorie A. On devrait d'ailleurs remplacer la terminologie technocratique de catégorie et parler plus concrètement de demandeurs d'emploi inscrits à Pôle emploi dont ceux ayant eu une activité réduite. Enfin, les communiqués de presse de la Dares ne devraient plus proposer le taux d'évolution mensuel dans les tableaux et les commentaires, ce chiffre restant à disposition des analystes sur demande, mais mettre en avant un taux trimestriel glissant ou annuel. Ces modifications d'ordre rédactionnel rejoignent les demandes émises par le rapport de Foucauld du CNIS, le rapport Mariton Muet et les recommandations de l'ASP.

La publication de statistiques mensuelles au format BIT poserait sans doute un problème de coût. Augmenter la taille du panel de l'enquête emploi permettrait d'avoir plus de données et des analyses plus fines géographiquement. Mais je reste méfiant sur les moyens réels qui seraient donnés à l'INSEE. À la suite des anomalies relevées, en 2006-2007, les rapports avaient recommandé un doublement de l'échantillon de l'enquête emploi et finalement il n'y a eu qu'une augmentation de 25 %. En outre, le chiffre produit pourra l'être au niveau national mais il ne permettra pas une analyse locale, comme actuellement avec les DEFM.

Je pense que plutôt que de créer une enquête emploi mensuelle, il faudrait s'orienter vers des estimations temporaires entre deux enquêtes trimestrielles en s'inspirant des méthodes d'avant 2006. Mais l'essentiel reste de retravailler les publications actuelles pour mettre en avant les bons indicateurs, retirer les évolutions dont on juge qu'elles n'ont pas de sens ou ne sont pas pertinentes et peut-être faire de ces documents une publication de gestion de Pôle emploi plutôt qu'une publication de la statistique publique.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Le chiffre BIT, pour les commentateurs et les politiques à l'avantage de permettre d'établir des comparaisons. Or au niveau européen, les comparaisons ne veulent pas dire grand-chose. Certains pays en Europe sont capables de sortir chaque mois des chiffres au format BIT, parfois ils sont retravaillés par Eurostat. Ce n'est pas le cas en France et dans le débat public, qu'il s'agisse du grand public, des journalistes ou des politiques, on utilise le chiffre de Pôle emploi qui n'est pas valable.

En ce qui concerne les chiffres BIT, ils doivent être complétés par une mesure du halo du chômage, c'est-à-dire de la précarité. Pensez-vous possible de définir une comptabilisation de cette précarité, par un indice synthétique ou une autre méthode ?

M. Stéphane Jugnot . - Eurostat publie, je crois, un tableau mensuel du chômage même pour les pays qui fournissent des chiffres BIT trimestriels. On pourrait simplement s'y référer et le mettre en avant ! Encore une fois, si on veut mettre en avant les chiffres du BIT, je pense que la question est moins celle des moyens que celle de la communication. Sur le halo, il existe des éléments dans l'enquête emploi qui pourraient être mieux exploités et faire l'objet d'estimations mensuelles.

M. Jean-Jacques Filleul , président . - Est-il pertinent de comparer un demandeur d'emploi à temps complet, classé en catégorie C, qui peut être dans une forme de précarité, avec quelqu'un qui est réellement sans emploi et qui est en catégorie A ?

M. Michel Raison . - Comment définissez-vous un faux demandeur d'emploi ? Cette notion n'apporte-t-elle pas une complexité supplémentaire ?

Mme Éliane Giraud . - Plus on avance dans les auditions, plus on se pose de questions. Si je me réfère aux propos tenus par les anciens ministres que nous avons auditionnés, j'ai le sentiment que l'on court après les chiffres les plus justes au risque d'oublier l'aspect humain.

La vraie question est sans doute au niveau territorial. Il faudrait parvenir à une analyse régionalisée de la composition du chômage. Il n'est pas identique partout et une analyse proche du terrain nous ferait sans doute gagner en efficacité dans l'affectation des budgets des politiques publiques.

Je suis d'accord sur l'intérêt d'une mesure de la précarité car ce qui compte pour les gens c'est d'abord les sorties du chômage.

M. Stéphane Jugnot. - Je n'ai jamais pensé comparer la situation des personnes en catégorie A et C. Il s'agit simplement d'affirmer que pour suivre la gestion de Pôle emploi, l'indicateur pertinent est bien le total des demandeurs des catégories A à C, ce qui n'empêche pas ensuite de distinguer ceux qui ont eu une activité réduite ou sont inscrits depuis plus d'un an. Je signale d'ailleurs une amélioration possible qui consisterait à demander au moment de l'actualisation si la personne a travaillé en CDD ou en CDI de façon à ne pas se contenter d'un volume d'heures. Je ne dis pas qu'il y a de vrais et de faux demandeurs d'emploi, mais juste que quand on met en avant une sous-catégorie parmi les inscrits à Pôle emploi, hier la catégorie 1 des demandeurs d'emploi à la recherche d'un CDI à temps complet et actuellement la catégorie A, cela revient à dire que les autres comptent moins et sont peut-être moins demandeurs d'emploi.

Il faut, je le répète, que la Dares libère des moyens qu'elle consacre aujourd'hui à la publication de ces chiffres mensuels de demandeurs d'emploi, et de ce point de vue je ne partage pas l'avis exprimé dans le rapport de labellisation de l'ASP qui souhaite des séries supplémentaires. Il faudrait qu'elle les affecte à des analyses approfondies sur la base du fichier historique, déclinées par territoire. Cela permettrait notamment de repérer les territoires où l'on peut voir des réussites en termes de sorties durables.

M. Jean-Jacques Filleul , président . - Je vous remercie pour votre présentation et vos suggestions qui vont nourrir notre rapport.

M. Philippe Dallier , rapporteur. - Je vous remercie, votre audition clôturant l'étude du volet « statistiques » de notre commission.

Audition de Mmes Hermione Gough,
ministre conseiller, et Elise Graham, attachée aux affaires économiques
et sociales, de l'ambassade de Grande-Bretagne en France
(mardi 21 juin 2016)

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Cette réunion se déroule à huis clos.

Audition de M. Stephan Schmid,
conseiller pour les affaires sociales
de l'ambassade de la République d'Allemagne
(mardi 5 juillet 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Mes chers collègues, nous poursuivons notre cycle d'auditions en recevant M. Stephan Schmid, conseiller aux affaires sociales de l'ambassade de la République fédérale d'Allemagne en France.

Notre commission a souhaité vous entendre, monsieur, afin que vous puissiez nous présenter les modalités d'établissement des statistiques de l'emploi et du chômage en Allemagne.

Vous pourrez également nous préciser si ces chiffres font ou non l'objet de débats, comme cela est le cas dans notre pays.

Il serait en outre utile que vous nous présentiez les politiques de l'emploi mises en oeuvre en Allemagne ainsi que, le cas échéant, les évaluations qui en ont été faites. En effet, avec un taux de chômage s'établissant à 4,6 % en 2015, l'Allemagne fait figure de modèle au sein de l'Union européenne. Il s'agit toutefois d'un modèle un peu particulier, selon le rapport du Comité d'orientation de l'emploi.

M. Stephan Schmid, conseiller pour les affaires sociales de l'ambassade de la République fédérale d'Allemagne . - En Allemagne, la seule institution chargée de dénombrer les chômeurs est l'Agence fédérale de l'emploi, la Bundesagentur für Arbeit, ou BAA. Par ailleurs, nous distinguons entre le régime d'assurance chômage, le SGB (Arbeitslosengeld) III, et le régime d'assistance, le SGB II ; ces deux régimes correspondent à la prise en charge de différentes durées de chômage.

Nous nous différencions à plusieurs égards de l'Organisation internationale du travail, l'OIT, qui fournit les données internationales en la matière. Tout d'abord, on ne tient compte que des personnes inscrites au BAA, l'équivalent de Pôle emploi.

Une autre différence réside dans le fait que, en Allemagne, on peut travailler au plus 15 heures par semaine, alors que l'OIT considère comme chômeur la personne qui n'a pas travaillé au moins une heure par semaine.

Par ailleurs, depuis les réformes Hartz de 2003, le chômeur doit accepter l'emploi qui lui est proposé s'il est approprié et, s'il veut le refuser, c'est à lui de prouver qu'il ne s'agit pas d'une offre raisonnable.

En outre, on doit accepter l'emploi très rapidement, y compris si cela implique de déménager. L'OIT considère que le chômeur doit être disponible dans les 14 jours alors que, en Allemagne, si un emploi est disponible pour le lendemain dans la même ville, le chômeur doit commencer immédiatement.

Un grand débat a cours en Allemagne sur le traitement des chômeurs en formation professionnelle ou participant à des mesures de réadaptation, par exemple, les demandeurs d'asile en cours d'intégration. Lors de la formation, ils ne sont pas considérés comme chômeurs parce qu'ils ne cherchent pas un emploi.

C'est là une caractéristique allemande ; pour être comptabilisé comme chômeur, il faut réellement chercher un emploi.

Par ailleurs, comment déterminer si une personne est ou non capable de travailler ? Cette question a conduit à une augmentation considérable du nombre de chômeurs en 2005, lors des réformes Hartz. En effet, lorsque nous avons restructuré notre système, à l'époque, beaucoup de personnes recevaient des aides sociales versées par les communes ; or celles-ci ont considéré que certaines de ces personnes pouvaient travailler. Cela a engendré une augmentation du chômage, car ces personnes n'étaient jusqu'alors pas considérées comme des chômeurs.

Cela étant dit, il existe encore des personnes que le ministère du travail considère comme incapables de travailler, en raison, par exemple, de problèmes d'alcool ou de santé. C'est toujours source de débat en Allemagne.

Enfin, si l'on est licencié, on est alors pris en charge dans le cadre du SGB III - les prestations chômage - dont les prestations financières sont plus élevées. En revanche, toutes les mesures de soutien aux chômeurs sont les mêmes dans le cadre du SGB II et du SGB III.

Au bout d'un an, l'indemnisation du chômage diminue pour atteindre ce que l'on appelle le Grundsicherung, l'équivalent allemand du RSA, et l'on est alors pris en charge dans le cadre du SGB II. Les prestations financières sont alors un peu plus faibles que dans le SGB III. En revanche, comme je le disais, les mesures de soutien aux chômeurs demeurent.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Le paiement des indemnités est-il dégressif ou reste-t-il fixe pendant une année, à l'issue de laquelle on change de régime ?

M. Stephan Schmid . - On change de régime au bout d'un an et, pendant la première année, la prestation reste fixe. Elle s'élève à 60 % de l'ancien salaire net pour une personne seule et à 67 % si l'allocataire a un enfant.

Dans le cadre du SGB II, on touche 380 euros, auxquels s'ajoute la prise en charge des coûts de chauffage, d'eau et d'électricité. En outre, d'autres prestations existent lorsqu'il y a des enfants. Ainsi, un parent célibataire perçoit en moyenne 1 400 euros nets.

Par ailleurs, des personnes qui travaillent perçoivent encore des prestations du SGB II, car elles gagnent moins que la prestation totale.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Je voudrais revenir à la comptabilisation. Il n'y a qu'un seul organisme chargé de dénombrer les chômeurs, c'est l'organisme équivalent de Pôle emploi. Il n'y a donc pas de statistiques au format OIT.

M. Stephan Schmid . - En effet, les seules statistiques officielles en Allemagne émanent de la BAA.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Celles-ci sont ensuite transmises à l'OIT, qui les retraite comme elle le fait avec les statistiques mensuelles françaises de l'emploi ?

M. Stephan Schmid . - Oui, mais les données sont traitées de manière différente. Par exemple, nous avons une analyse par âge et nous procédons à un micro-recensement par classe d'âge. C'est le Bundesamt für Statistik, l'équivalent de l'Insee, qui s'en charge.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - C'est donc assez comparable à ce qui se passe en France. Ces statistiques ne sont-elles pas publiées ?

M. Stephan Schmid . - Seulement dans une perspective de comparaisons internationales.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - En France - cela est peut-être atypique -, le nombre de chômeurs en catégorie A s'élève à 3,5 millions, alors que le nombre de chômeurs au sens de l'OIT n'est que de 2,7 millions. Il y a donc entre ces deux données un très grand écart, qui s'est d'ailleurs accru au cours des dernières années. Observe-t-on le même phénomène en Allemagne ou les chiffres restent-ils relativement proches ?

M. Stephan Schmid . - Les chiffres de l'OIT sont inférieurs de 33 % par rapport à ceux que nous avons en Allemagne.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - C'est donc comparable à ce qui se passe en France.

Les chiffres fournis par la BAA entraînent-ils un débat politique particulier ? Chez nous, vous le savez peut-être, il y a chaque mois une polémique et, quand un événement exceptionnel survient, comme cela s'est produit il y a quelques années avec le bug de SFR, des controverses importantes émergent quant à la qualité de ces chiffres. Est-ce le cas en Allemagne ?

M. Stephan Schmid . - Nous avons eu un vrai scandale en 2003, ce qui nous a amenés à changer complètement le système. Maintenant, les discussions concernent seulement les chômeurs en formation professionnelle ou en réadaptation, qui ne sont pas comptabilisés comme chômeurs.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Chez nous non plus ; ils sont dans les catégories D ou E.

M. Stephan Schmid . - Mais c'est le seul débat qui ait cours en Allemagne.

Cela dit, c'est peut-être plus simple en Allemagne, car nous avons moins de contrats à durée déterminée et de petits boulots, qui sont difficiles à comptabiliser.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Nous y reviendrons.

En ce qui concerne le suivi des chômeurs, les organismes chargés du SGB III et du SGB II sont-ils totalement différents ?

M. Stephan Schmid . - C'est la BAA qui est chargée du traitement du chômage au cours de la première année et les job centers à partir de la seconde année. Ce sont des organismes différents. Pour ce qui concerne le SGB II, c'est le ministre du travail, ou éventuellement les communes, qui édictent les règles et la BAA n'est chargée que de l'administration. Pour le SGB III, en revanche, c'est la BAA qui organise tout.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - En quoi a consisté la réforme du service public de l'emploi en 2003 ?

M. Stephan Schmid . - Nous avons repensé l'ensemble du système de chômage. Auparavant, il n'y avait qu'un organisme chargé de l'emploi, comme en France. Nous avons introduit le SGB II et les job centers.

Il existe encore une aide sociale, mais elle ne concerne que peu de bénéficiaires, alors que beaucoup de personnes en bénéficiaient auparavant. Maintenant, elles sont incluses dans le SGB II.

Une différence importante entre le SGB III et le SGB II réside dans le fait que le premier est payé par les entreprises et les actifs, alors que le second est financé par l'impôt.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - C'est le même principe en France.

Il y a donc eu, lors de ces réformes, un basculement d'un nombre important de personnes de l'aide sociale vers le SGB II, avec une obligation plus forte de retrouver un emploi.

M. Stephan Schmid . - Cela a représenté presque un million de chômeurs.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Cela a donc augmenté, de manière artificielle, le nombre de chômeurs et l'on a demandé à ces personnes de chercher un travail parce qu'elles ne relevaient plus de l'aide sociale.

Les chômeurs qui relèvent du SGB II ont l'obligation d'accepter l'emploi qu'on leur propose, sauf s'ils peuvent démontrer en quoi il est inapproprié. Le conseiller qui suit le chômeur décide donc, selon qu'il est ou non convaincu de ce motif, de cesser l'indemnisation du chômeur, c'est bien cela ?

M. Stephan Schmid . - L'indemnisation peut diminuer de 30 % en cas de refus injustifié. En cas d'un second refus, elle diminue de 60 %.

Enfin, si le conseiller estime qu'il est impossible de travailler avec le chômeur, il peut supprimer totalement l'indemnisation. Cela suscite de grands débats en Allemagne, parce qu'il est un peu difficile de se loger, par exemple, lorsque l'on ne perçoit rien.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Ces mesures sont-elles vraiment appliquées ?

M. Stephan Schmid . - Tout à fait, mais il y a beaucoup de recours judiciaires contre ces mesures.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - La décision de mettre fin à l'indemnisation est-elle prise par le conseiller qui suit la personne ?

M. Stephan Schmid . - Oui. Nous avons diminué fortement le nombre de chômeurs suivis par les conseillers de la BAA ou des job centers. Ils suivent actuellement entre 50 et 60 chômeurs chacun, contre 200 avant la réforme. Cela permet aux conseillers de vraiment connaître les chômeurs qu'ils suivent.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - En France, un conseiller s'occupe de 70 chômeurs dans le cadre d'un suivi renforcé ; sinon il suit 200 personnes. Le niveau d'efficacité ne peut donc pas être le même...

Mme Patricia Schillinger . - Étant élue du Haut-Rhin, je connais les trois pays frontaliers, l'Allemagne, la France, la Suisse. Combien de personnes ne sont inscrites nulle part ? Ceux qui, au bout d'un an ou deux, n'ont pas réussi à retrouver un emploi, dans quelle statistique apparaissent-ils ?

M. Stephan Schmid . - Ils sont inscrits au SGB II, où ils peuvent rester 30 ou 40 ans, s'ils ne trouvent pas d'emploi. Ils sont chômeurs de longue durée.

Mme Patricia Schillinger . - Et combien sont-ils ?

M. Stephan Schmid . - Nous avons un million de personnes au chômage depuis plus d'un an.

Nous disposons également d'une statistique concernant les personnes au chômage depuis plus de trois ans, mais je ne l'ai pas ici. Je vous l'enverrai.

Mme Patricia Schillinger . - Ces personnes n'ont pas d'indemnités ?

M. Stephan Schmid . - Si, elles perçoivent la prestation de SGB II.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Puisque nous en avons terminé avec les chiffres, pourriez-vous nous présenter votre politique de l'emploi ?

M. Stephan Schmid . - Nous avons déjà mentionné le changement d'organisation, mais il y a également eu un changement d'état d'esprit. Les chômeurs doivent être plus actifs.

Le système de traitement du chômage vise de moins en moins à gérer administrativement les chômeurs et de plus en plus à offrir une formation professionnelle et des mesures de réadaptation. Cela change ainsi la perception des demandeurs d'emploi : ce ne sont plus seulement des chômeurs qui touchent de l'argent mais aussi des personnes que l'on forme. De leur côté, les chômeurs sont contraints de suivre les formations, ils ne peuvent pas les refuser.

La notion d'offre raisonnable a aussi beaucoup changé ; maintenant, on doit déménager si l'on a une offre d'emploi, par exemple du Brandebourg vers le Bade-Wurtemberg, où le marché du travail est plus dynamique, ou alors démontrer que l'offre d'emploi n'est pas raisonnable. Un refus mal justifié peut constituer un motif de diminution des prestations.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Si l'on propose à quelqu'un un emploi à l'autre bout du pays, qui règle la question du logement ? Est-ce au demandeur d'emploi de se débrouiller ?

M. Stephan Schmid . - Oui, c'est à lui de régler cette question.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Quelles raisons sont-elles considérées comme valables pour refuser un emploi ? Le travail du conjoint, par exemple ?

M. Stephan Schmid . - Il existe trois raisons qui permettent de refuser un emploi : le travail du conjoint, l'intégration des enfants dans un système scolaire ou la prise en charge des parents âgés. Au-delà, il n'y a pas de raison valable.

Par conséquent, beaucoup d'Allemands font la navette entre leur lieu de travail et leur domicile, leur famille restant sur place.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Existe-t-il un dispositif pour aider ces chômeurs à faire ces allers et retours toutes les semaines ?

M. Stephan Schmid . - Il existe des déductions d'impôts pour aider les gens qui font la navette, qu'ils sortent ou non du chômage, d'ailleurs.

Mme Catherine Génisson . - Quelle est la distance maximale pour un nouvel emploi ?

En outre, quelles sont les exonérations d'impôt pour les personnes qui travaillent loin de leur foyer ?

M. Stephan Schmid . - Un emploi peut être proposé sur tout le territoire allemand, il n'y a pas de restriction géographique. Cela peut donc concerner Munich pour un Hambourgeois, bien que cela n'arrive pas souvent, bien entendu.

Mme Catherine Génisson . - Et quel est le taux de divorce ?...

M. Stephan Schmid . - Je ne sais pas mais, si c'était un sujet majeur, les associations de chômeurs, qui sont très actives en Allemagne, l'auraient déjà soulevé.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Quelle est la nature de l'emploi que l'on peut imposer au chômeur ? Doit-il être à temps plein ou peut-il être à temps partiel ? À durée indéterminée ou déterminée ?

M. Stephan Schmid . - Nous n'avons pas de contrat court comme en France mais, pour faire déménager le chômeur, il faut un CDI à temps complet.

M. Éric Doligé . - Quand des mesures plus contraignantes ont été prises, avez-vous pu en vérifier rapidement l'effet sur le chômage ?

Qui prend les décisions de modification des règles ? Est-ce niveau du Bund ? Est-ce une décision du Parlement ? Et est-ce que cela conduit à nombreuses discussions ?

M. Stephan Schmid . - Cela passe par une loi votée par le Parlement, comme la réforme Hartz. Nous en avons vu le prix élevé payé par le chancelier Gerhard Schroeder, puisqu'il a perdu les élections suivantes.

En instituant le SGB II, nous avons également inscrit dans la loi l'obligation de conduire des évaluations régulières. L'Institut für Arbeitsmarkt und Berufsforschung, un institut très renommé, y compris au niveau international, dans le domaine du marché du travail, s'en charge.

Nous avons fait beaucoup de recherches sur ces sujets, ce qui nous a conduits à diminuer de près de la moitié le nombre de mesures proposées aux chômeurs. En effet, nous avons constaté que les dispositifs étaient trop compliqués pour être bien compris par les conseillers de la BAA et des job centers. Nous avons donc réduit radicalement le nombre de mesures de formation ou de réadaptation.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Quelles sont les obligations incombant aux demandeurs d'emploi en matière de réorientation professionnelle, de changement de secteur ? Qui décide de quoi ?

M. Stephan Schmid . - Cela se décide au cours des rencontres entre les conseillers et le chômeur. Si l'on ne trouve pas d'emploi dans sa profession, on discute d'une possible réorientation professionnelle. On signe alors un contrat stipulant les actions de formation à mettre en place, leur durée et les obligations incombant aux chômeurs.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Et que se passe-t-il si la personne refuse cette proposition de réorientation ?

M. Stephan Schmid . - On peut chercher autre chose, c'est un dialogue ouvert. Toutefois, si l'on n'observe aucune bonne volonté de la part de chômeurs on peut aussi, encore une fois, diminuer leurs indemnités.

Cela étant dit, il s'agit d'un contrat, on observe donc peu de désaccords.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Vous avez mentionné un grand plan de formation à destination des chômeurs ; pouvez-vous nous donner quelques chiffres à ce sujet ? Combien y a-t-il de personnes actuellement en formation ? Quelle est la durée moyenne d'une formation ? Quelle évolution observe-t-on pour les chômeurs à l'issue de leur formation ? Sortent-ils du chômage ?

M. Stephan Schmid . - Actuellement, 900 000 personnes sont en formation, mais cela recèle de grandes différences. Certaines formations durent trois ou quatre semaines quand une réorientation professionnelle peut prendre un an. Nous avons réduit le temps de formation parce qu'un chômeur en formation ne peut pas chercher un emploi.

Le marché allemand du travail connaît des flux importants. En 2015, 3,5 millions de personnes sont devenues chômeurs, mais 3,8 millions de personnes ont retrouvé un emploi. Donc les gens ne restent pas au chômage, il y a une grande circulation.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - En matière de formation, est-ce que les entreprises sont impliquées ? L'Allemagne est réputée pour son système efficace de formation professionnelle...

M. Stephan Schmid . - Non, il s'agit généralement d'organismes de formation indépendants.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Quelle est la durée moyenne de formation d'un chômeur ?

M. Stephan Schmid . - Je ne dispose pas de cette donnée, je vous la communiquerai plus tard.

Mme Catherine Génisson . - Quel est le pourcentage de réussite des chômeurs qui bénéficient de cette nouvelle formation ? Dans quelle proportion ces personnes reviennent-elles au chômage ?

M. Stephan Schmid . - Nous avons connu deux cas malheureux. On a insisté pendant une période sur l'apprentissage de la coiffure, mais nous avons finalement eu trop de coiffeurs, par conséquent, des personnes, notamment des femmes, sont revenues au chômage au bout de six mois environ. Nous avons aussi eu le même phénomène avec les fleuristes...

Cela étant dit, la politique de formation est définie très localement, donc les conseillers qui travaillent à la BAA ou dans les job centers connaissent les besoins des entreprises locales. La décision n'est pas prise à l'échelon central. C'est sur le terrain qu'on décide des formations des chômeurs, c'est plus efficace. In fine, nous observons un succès très important de ces formations, mais je ne saurais pas dire dans quelle proportion.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - C'est décidé au niveau du Land ?

M. Stephan Schmid . - Non, de la commune. Mais elles sont plus vastes qu'en France.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Cela doit correspondre à l'intercommunalité. C'est donc sur le bassin de vie que l'on détermine la politique de formation, en fonction des besoins. Les centres de formation sont-ils également locaux ou bien les chômeurs sont-ils contraints d'aller se former plus loin ?

M. Stephan Schmid . - Autant que possible, les formations ont lieu sur place, mais ce n'est pas toujours possible. Cela a donné lieu à une discussion importante avec les job centers, parce que 70 communes allemandes ont décidé d'organiser elles-mêmes les job centers, en dehors de la BAA. Certes, ils connaissent bien le terrain mais, d'un autre côté, ils connaissent mal la situation à une échelle plus grande, même à l'échelle du Land.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Une critique parfois formulée, de ce côté-ci du Rhin, à l'encontre du système allemand consiste à affirmer que le chômage a certes beaucoup diminué mais grâce à de petits boulots, mal payés. Que pouvez-vous en dire ?

M. Stephan Schmid . - Nous n'avons pas de petits boulots comme ici, qui peuvent durer une semaine ou moins.

Il y a en revanche en Allemagne quelque chose qui suscite des réserves en France, les mini-jobs. Pourtant, des femmes dont l'époux travaille et qui ne participaient pas au marché du travail peuvent commencent à travailler à temps partiel, dans le cadre de mini-jobs qui peuvent être très intéressants.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Est-ce que beaucoup de personnes cumulent plusieurs emplois ? On se pose beaucoup la question des moyens de mesurer ce genre de précarité.

M. Stephan Schmid . - Aujourd'hui, 7 millions de personnes ont un mini-job et 2,5 millions d'entre elles ont deux emplois, le second pouvant être un mini-job ou un emploi normal.

Par ailleurs, 4,5 millions de personnes ne travaillent que dans le cadre de mini-jobs, mais il s'agit souvent d'étudiants et de retraités. Il est donc difficile de dire s'ils sont ou non dans la précarité, parce qu'ils peuvent toucher un autre revenu ; c'est notamment le cas des retraités.

Je l'ai dit, beaucoup de femmes travaillent à temps partiel ou dans le cadre d'un mini-job parce qu'elles sont entrées tardivement sur le marché du travail.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Il n'y a pas de limitation de la durée du travail en Allemagne, n'est-ce pas ? Combien d'heures de travail par semaine peut-on cumuler ?

M. Stephan Schmid . - Nous sommes soumis aux règlements de l'Union européenne ; nous n'avons pas les 35 heures. Par exemple, pour ce qui me concerne, en tant que fonctionnaire national, je travaille 41 heures par semaine.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Quid du cumul avec un autre emploi ?

M. Stephan Schmid . - En toute hypothèse, je dois respecter mon temps de repos, c'est l'obligation principale, mais c'est difficile à contrôler.

Mme Patricia Schillinger . - Les Allemands peuvent en effet facilement cumuler 70 heures de travail par semaine. J'ai personnellement rencontré une secrétaire de mairie qui travaillait à temps complet, mais qui, ne gagnant que 500 euros pour cet emploi, doublait son temps de travail en travaillant dans les bains thermaux. Ainsi, elle travaillait plus de 70 heures par semaine, y compris les soirs ou le week-end.

Avez-vous observé un changement sur l'emploi depuis l'instauration d'un salaire minimal ?

M. Stephan Schmid . - Nous avons observé que le nombre de mini-jobs a fortement diminué.

Par ailleurs, non seulement les personnes gagnant moins de 8,50 euros par heure ont vu leur salaire augmenter, mais en outre celles gagnant entre 8,50 et 10 euros par heure ont vu leur rémunération augmenter pour maintenir l'écart.

Mme Catherine Génisson . - Vous avez indiqué que les mini-jobs ne consistent pas en des contrats de courte durée, mais qu'il s'agit de contrats portant sur peu d'heures par semaine. Quelle est la durée moyenne d'un mini-job ?

Par ailleurs, les mini-jobs sont-ils plus occupés par des femmes que par des hommes ? Du coup, question corollaire, existe-t-il en Allemagne un accompagnement familial similaire à celui qui existe en France, qu'il s'agisse des prestations familiales ou de l'accueil des jeunes enfants ?

Enfin, vous avez indiqué qu'on pouvait demander à un chômeur de faire 1 000 kilomètres pour trouver un travail. Cela signifie-t-il que, en Allemagne, l'offre de travail est très hétérogène entre les régions ?

M. Stephan Schmid . - Le mini-job se définit par un salaire inférieur ou égal à 450 euros par mois. Le mini-job n'est donc pas défini par le salaire horaire ni par le volume d'heures travaillées. Il n'existe pas, à ma connaissance, d'études concernant le temps moyen d'un mini-job. Je chercherai, mais je n'en connais pas. Globalement, ce sont des emplois payés au salaire minimal.

Il y a un peu plus de femmes que d'hommes dans les mini-jobs, mais cela dépend. En ce qui concerne les étudiants, la répartition est égalitaire. En ce qui concerne les retraités, il y a plus d'hommes. En revanche, pour les 25 à 65 ans, il y a plus de femmes.

Enfin, pour ce qui concerne l'accueil des enfants, nous avons changé le système au cours des dernières années. Dès lors que l'on travaille, on a droit à une place en crèche ou en école maternelle, ou alors à une prestation permettant de payer une assistante maternelle. Le système a vraiment changé de ce point de vue.

Néanmoins, il existe encore des cultures différentes, notamment dans le sud de l'Allemagne, où il n'est pas considéré comme normal qu'une femme travaille, à la différence des régions de l'Est.

Mme Patricia Schillinger . - Les fameuses Rabenmutter !

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - On ne définit donc le mini-job que par le salaire, n'est-ce pas ? Il peut alors s'agir d'un emploi à temps plein.

M. Stephan Schmid . - Non, c'est impossible. Nous avons un salaire minimal fixé à 8,50 euros par heure ; il passera d'ailleurs à 8,84 euros l'année prochaine.

Néanmoins, il existe depuis longtemps des salaires minimaux de branche. Or, le salaire minimal d'une branche concerne aussi les personnes qui travaillent dans un mini-job relevant de cette branche. Cela a posé problème dans la restauration, où le salaire horaire s'élevait à 4 ou 5 euros, d'où d'ailleurs notre volonté d'instaurer un salaire minimal.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Avant 2015, il n'y avait pas de salaire minimal à l'échelle nationale, mais il pouvait y avoir des salaires minimaux fixés par un accord de branche. Le mini-job permettait-il de fixer un salaire inférieur au salaire minimal de branche ?

M. Stephan Schmid . - Non, ce n'est pas possible.

Par ailleurs, les branches n'ont pas toutes déterminé un salaire minimal.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - J'en reviens à la définition du mini-job, parce que j'ai un peu de mal à me faire une idée précise de ce que cela représente.

Mme Catherine Génisson . - C'est « marche ou crève » !

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Est-ce nécessairement un travail à temps partiel ou est-ce que cela peut aussi être un travail à temps plein ?

M. Stephan Schmid . - Il est impossible d'avoir un travail à temps plein dans le cadre d'un mini-job.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Donc un mini-job a forcément une durée hebdomadaire inférieure à la durée hebdomadaire de travail.

M. Stephan Schmid . - Oui, c'est cela.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Pour instaurer le mini-job, je suppose que l'on est passé par la loi. Quelles possibilités nouvelles ont-elles été introduites ?

M. Stephan Schmid . - Les mini-jobs existaient déjà depuis 1994, mais ils ont été renforcés par les réformes Hartz pour résoudre un problème juridique : on pouvait cumuler les indemnités chômage et travailler dans le cadre d'un mini-job. Ainsi, beaucoup de personnes ont reçu des prestations du SGB II tout en travaillant au titre d'un mini-job.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Pensez-vous que cela ait tiré les salaires vers le bas ?

M. Stephan Schmid . - On n'a pas observé cela. On a en revanche constaté que moins de personnes travaillent au noir. Beaucoup de femmes de ménage, par exemple, travaillaient au noir et sont passées au mini-job.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Le rapport du comité d'orientation pour l'emploi, qui fait la comparaison des différentes politiques de l'emploi en Europe, mentionne la création des mini-jobs, midi-jobs et jobs à un euro.

M. Stephan Schmid . - Les midi-jobs sont limités à une rémunération de 850 euros. Les mini-jobs donnent lieu à un forfait de cotisations.

Lorsqu'on passe aux midi-jobs, les charges sociales atteignent peu à peu leur niveau normal, le forfait étant dégressif et les charges sociales augmentant progressivement.

Les jobs à un euro étaient, quant à eux, destinés aux chômeurs de très longue durée et visaient à leur donner la possibilité de revenir à l'emploi, de se réinsérer.

Cela a donné lieu à de grandes discussions, certaines associations critiquant ce dispositif mais, en réalité, les jobs à un euro n'étaient offerts que par des communes ou des associations. Dans le cadre d'un job à un euro, on perçoit encore les prestations du SGB II auxquelles s'ajoute la rémunération d'un euro par heure. En outre, il y a eu plus de candidats au job à un euro que de places. En effet, le travail ne sert pas seulement à gagner de l'argent mais aussi à acquérir un statut social. Nous n'avons donc pas eu, à l'époque, assez de jobs à un euro.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Y avait-il une obligation à accepter les jobs à un euro ?

M. Stephan Schmid . - Encore une fois, le problème n'était pas tant d'obliger les gens à accepter ces contrats que de pouvoir en fournir à tous les candidats.

M. Jean-Louis Tourenne . - Les chômeurs en formation ont-ils une indemnisation de chômeur ou une rémunération de salarié ?

Par ailleurs, sait-on le nombre d'offres d'emplois non satisfaites ? On considère qu'il y en a entre 350 000 et 400 000 en France.

M. Stephan Schmid . - Au cours de la formation, on perçoit les prestations de chômage car, n'étant pas dans une entreprise, on ne peut pas percevoir de salaire.

Par ailleurs, je ne connais pas le nombre d'emplois non pourvus. La BAA a des statistiques à ce sujet. Je vous les enverrai. Cela dit, je sais que ce nombre est peu élevé.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Vous n'avez pas répondu, monsieur Schmid, à la question de Mme Génisson portant sur les écarts entre Länder en matière de marché du travail.

M. Stephan Schmid . - Il y a de grandes différences, en effet. Par exemple, le taux de chômage en Brême atteint 10,4 %, alors qu'il s'élève à 3,4 % en Bavière. Ce sont les extrêmes.

En moyenne, les Länder de l'Est connaissent un taux de chômage moyen de 8,4 %, alors que ce taux atteint 5,5 % dans les Länder de l'Ouest, où la Brême et Hambourg augmentent la moyenne.

Mme Patricia Schillinger . - Nous avons entendu des ministères français, qui nous ont parlé des réformes Hartz. En 2030, vous connaîtrez, comme nous, un papy-boom et 3 millions d'emplois ne seront pas pourvus en raison de votre taux très faible de natalité. Cela signifie donc qu'il n'y aura presque plus de chômage. Quelles sont vos anticipations à ce sujet ?

M. Stephan Schmid . - Naturellement, la démographie a travaillé pour nous, pour ce qui concerne le chômage. Cela dit, on a ouvert le marché de l'emploi aux réfugiés arrivés l'année dernière. Ces derniers peuvent travailler après un séjour de trois mois. S'ils ne trouvent pas d'emploi, ils entrent dans le cadre du SGB II. Cela contribue donc à augmenter le taux de chômage.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Je vous remercie beaucoup, monsieur, de votre participation aux travaux de cette commission d'enquête.

Audition de Mme Marie-Claire Carrère-Gée, présidente,
et M. Hervé Monange, secrétaire général,
du Conseil d'orientation pour l'emploi (COE)
(jeudi 7 juillet 2016)

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Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Mes chers collègues, nous allons entendre Mme Marie-Claire Carrère-Gée, présidente du Conseil d'orientation pour l'emploi, le COE, accompagnée de M. Hervé Monange, qui en est le secrétaire général.

Madame Carrère-Gée, nous souhaitons que vous nous présentiez les grandes lignes du rapport établi par le COE sur les réformes du marché du travail en Europe. Votre exposé sur les politiques de l'emploi mises en oeuvre en Europe éclairera utilement la réflexion de notre commission d'enquête, qui a déjà entendu des représentants de l'Italie, de la Pologne, de la Grande-Bretagne et qui, après s'être dernièrement déplacée en Grande-Bretagne, compte se rendre en septembre en Italie et en Allemagne.

Vous voudrez bien nous dire aussi quelles convergences vous avez identifiées entre les différentes politiques mises en oeuvre en Europe et quelles conclusions vous tirez de vos travaux en ce qui concerne les effets de ces politiques sur le niveau de l'emploi et sur le travail.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Claire Carrère-Gée et M. Hervé Monange prêtent serment.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée, présidente du Conseil d'orientation pour l'emplo i. - Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, le Conseil d'orientation pour l'emploi est une instance de concertation et d'expertise qui réunit l'ensemble des acteurs du marché du travail. Il se compose de représentants des diverses administrations d'État qui s'occupent d'emploi, des partenaires sociaux, des collectivités territoriales et du Parlement, ainsi que d'économistes, d'experts et de directeurs des ressources humaines.

Sa vocation est de permettre à ces différents acteurs, sur un sujet problématique qui ne fait pas l'objet d'un consensus spontané, de travailler ensemble et d'échanger dans la plus parfaite confiance, nos séances n'étant pas publiques, en vue d'élaborer des diagnostics partagés et des recommandations à l'intention du Gouvernement et du Parlement.

Cette instance a été conçue sur le modèle du Conseil d'orientation des retraites, le COR, à ceci près que, en matière d'emploi, nous ne sommes qu'un organisme parmi d'autres, qui essaie de ne pas refaire ce que les autres ont déjà fait, et que nous ne sommes pas liés à des processus de réforme, ce qui nous donne une marge de manoeuvre intéressante pour choisir collectivement nos sujets, avec le souci de nous rendre utiles.

Avec le rapport « Les réformes du marché du travail en Europe », adopté et publié en novembre dernier, les membres du COE ont souhaité éclairer la portée des réformes du marché du travail mises en oeuvre dans dix pays européens, de façon accélérée à la suite de la crise.

L'enjeu nous a paru très important, compte tenu de la place qu'occupent les réformes du marché du travail dans le débat public et de l'analyse dépourvue du moindre recul dont elles font l'objet la plupart du temps. Ainsi, on ne peut pas examiner le Jobs Act italien avec un prisme français, comme si le marché du travail et la législation de l'Italie étaient similaires aux nôtres.

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la plupart des réformes lourdes entreprises depuis la crise l'ont été sous une pression extérieure forte, de sorte que les gouvernements ont été portés à promouvoir activement les mesures prises, ce qui est bien normal, mais rend encore plus nécessaire le travail de décryptage.

Pour mener cette étude, nous avons choisi dix pays, les jugeant, à tort ou à raison, représentatifs de la diversité de l'Europe : certains sont grands, d'autres petits ; les uns sont membres de la zone euro, les autres non. Tous, en revanche, sont susceptibles de présenter un intérêt pour l'analyse de la situation française.

Nous avons adopté une conception large de la notion de réforme du marché du travail, en nous intéressant non seulement à la protection de l'emploi, au droit du travail et à la place de la négociation collective, mais aussi à l'assurance chômage et aux politiques actives du marché du travail. Nous nous sommes efforcés de refléter au mieux la réalité des réformes, dont la plupart ont pris la forme de « paquets » englobant parfois des éléments extérieurs au marché du travail.

Nous avons choisi d'auditionner en priorité des experts étrangers, en essayant de recevoir pour chaque pays au moins un économiste et un juriste, de manière à garantir une pluralité de points de vue. En effet, si le débat a été capté - je le dis sans jugement de valeur - par les économistes, la réforme du marché du travail est un sujet avant tout juridique. D'autre part, nous nous sommes attachés à sélectionner des personnalités connues davantage pour la rigueur de leurs analyses que pour leurs partis pris idéologiques.

Enfin, nous nous sommes appuyés à la fois sur les services sociaux et économiques des ambassades étrangères à Paris et sur les services des ambassades françaises dans les pays étudiés.

Comme vous le voyez, nous nous sommes efforcés de prendre toutes les précautions de méthode nécessaires à un travail rigoureux et sans parti pris. Qu'une même instance analyse dix pays avec cette exigence de neutralité est, je crois, sans précédent.

Je traiterai d'abord du contexte des réformes, puis du contenu des réformes structurelles ; pour finir, je tenterai une première analyse des effets des réformes.

Les réformes du marché du travail sont souvent analysées à travers le seul prisme des conséquences de la crise. Or les marchés du travail étaient en évolution profonde dès avant la crise. De fait, ils sont marqués par des bouleversements économiques et sociaux majeurs qui étaient déjà à l'oeuvre avant la crise, au premier rang desquels la globalisation, la financiarisation, la tertiarisation des économies, la féminisation de la population active et le poids croissant des innovations technologiques. Toutes ces tendances, qui sont antérieures à la crise, entraînent un besoin accru de souplesse et d'adaptation du côté tant des entreprises que des actifs. Les réformes ne résultent donc pas seulement de la nécessité de s'adapter aux conséquences de la crise, même si celle-ci a été très importante par son ampleur comme par ses effets.

Par ailleurs, les marchés du travail étaient confrontés bien avant la crise aux défis du chômage, notamment du chômage de longue durée, et de la dualisation du marché du travail.

La plupart du temps, ces diverses évolutions n'ont pas été suffisamment prises en compte dans les réformes avant la crise.

La crise a eu une incidence majeure, et qui continue de se faire sentir, sur les marchés du travail européens. Même si les taux de chômage de l'Union européenne et de la zone euro sont en recul significatif depuis le pic de 2013, nous n'avons pas encore retrouvé la situation d'avant-crise.

Les pays européens sont souvent entrés dans la crise avec des marchés du travail dans des états sensiblement différents. Le plus souvent, la crise n'a fait qu'exacerber des déséquilibres existants. Elle a cristallisé des défis communs à tous les pays, ou à presque tous : le chômage des jeunes et le chômage de longue durée. Elle a aussi mis au jour des enjeux plus spécifiques, comme la hausse du temps partiel subi dans plusieurs pays, l'aggravation du risque de dualisme du marché du travail et des évolutions différentes du taux d'activité selon les pays.

Avant de s'intéresser au contenu des réformes structurelles menées en Europe, nous nous sommes livrés à une analyse quantitative destinée à mettre en évidence leur accélération. Même si les indicateurs sur lesquels nous nous sommes fondés ont des limites - la Commission européenne comme l'Organisation internationale du travail recensent le nombre de mesures prises sans égard pour leur importance -, ce travail a permis de mettre en lumière plusieurs phénomènes. Ainsi, les marchés du travail font l'objet d'un processus de réforme quasi continu antérieur à la crise, mais, à la suite de celle-ci, le nombre de mesures prises a connu un doublement.

Cette tendance générale à l'accélération des réformes cache des disparités importantes selon les pays et selon les domaines. Les réformes ont été plus nombreuses dans les pays du sud de l'Europe, notamment dans les domaines de la protection de l'emploi et de l'assurance chômage. Ces pays sont ceux qui connaissaient, dès avant la crise, les plus forts déséquilibres dans le fonctionnement de leur marché du travail.

On peut distinguer au moins deux phases dans la réaction des pays à la crise qui a éclaté en 2008. Jusqu'en 2009, ils ont pris des mesures de nature plutôt conjoncturelle dans les domaines des politiques actives du marché du travail, de la fiscalité du travail et des prestations sociales et de chômage, en vue avant tout de limiter les effets négatifs de la crise. À partir de 2010, les réformes ont revêtu une portée beaucoup plus structurelle, touchant davantage à la protection de l'emploi, mais aussi aux mécanismes de fixation des salaires et du temps de travail - selon moi, c'est dans ce dernier domaine qu'ont été prises les mesures les plus lourdes. On a assisté, dans cette seconde phase, à un retournement des orientations suivies au cours de la première.

Ces réformes se sont inscrites dans un contexte très spécifique.

D'abord, dans nombre de pays, elles ont été menées sous pression extérieure. Ces pressions ont été d'origines diverses : certaines ont résulté de la nouvelle gouvernance européenne mise en place en 2011, d'autres de la troïka, d'autres enfin du mécanisme européen de stabilité. L'analyse du calendrier des réformes fait clairement ressortir le rôle de ces pressions très fortes. Une autre pression, plus diffuse, mais non moins importante, s'est également exercée : celle des marchés financiers, pour lesquels la conduite de réformes dans le domaine du marché du travail était une condition du maintien de taux d'intérêt supportables. De ce point de vue, ce sont les pays du sud de l'Europe, ainsi que l'Irlande, qui ont été soumis aux plus fortes pressions.

Ensuite, si un rôle important a été accordé à la concertation dans la première phase de la crise, le dialogue social s'est trouvé moins apte, dans la seconde phase, à fournir des solutions de consensus, y compris dans les pays, comme le Danemark, où il est très puissant dans la régulation des équilibres sur le marché du travail.

Enfin, comme je l'ai déjà signalé, les réformes ont souvent pris la forme de « paquets » couvrant des aspects variés, destinés à produire des effets structurels sans entraîner trop d'effets négatifs à court terme ni aggraver la crise des finances publiques. Lorsque ces « paquets » se sont étendus au marché des biens et services, il s'agissait de garantir que, dès que la reprise se manifesterait, elle serait riche en emplois.

Nous avons dégagé un certain nombre de tendances communes aux réformes qui ont été menées, étant entendu que les marchés du travail étaient avant la crise dans des situations très différentes.

Premièrement, le droit a été assoupli en ce qui concerne les contrats de travail. Cette tendance est très marquée pour ce qui est des contrats permanents, moins pour ce qui est des temporaires. S'agissant de ces derniers contrats, les réformes ont pris des directions assez variées : certaines sont allées dans le sens d'un assouplissement supplémentaire, d'autres ont tendu à prévenir une aggravation du dualisme du marché du travail.

Cet assouplissement a pris différentes formes : abandon ou limitation du recours au juge, élargissement des motifs de licenciement, diminution de la compensation du licenciement, augmentation du coût d'accès aux prud'hommes, priorité donnée à la conciliation, développement des formes de rupture du contrat de travail par consentement mutuel.

Deuxièmement, en ce qui concerne l'emploi temporaire ou atypique, les réformes ont été moins univoques. On a même parfois hésité dans un même pays, comme en Italie et en Espagne. Le trait commun aux réformes menées dans ce domaine a été le souci de mieux encadrer le recours à certaines formes particulières d'emploi situées aux limites du salariat et du travail indépendant. Cette tendance a pu être nuancée par l'apparition de nouveaux contrats atypiques ; je pense en particulier au statut du travailleur actionnaire instauré au Royaume-Uni, qui est une nouveauté profonde sur le plan des principes, même si ses effets pratiques sont infimes.

Troisièmement, la négociation collective a connu une décentralisation vers le niveau de l'entreprise. Cette tendance remonte aux années 1980, mais la crise l'a accentuée. Dans ce cadre, la hiérarchie des normes a été révisée pour permettre aux accords de niveau inférieur de déroger aux accords de niveau supérieur et pour donner aux employeurs la faculté, dite d'opt-out, de ne pas appliquer des clauses de convention collective. De même, les accords collectifs ont été limités dans le temps et les possibilités d'extension des accords de branche restreintes. La possibilité de négocier des accords d'entreprise avec des représentants élus a été ouverte ou étendue et la représentativité syndicale et les conditions de validité des accords ont été réformées. Les possibilités de flexibilité interne via la modification unilatérale du contrat de travail ont été élargies. Ces tendances lourdes concourent à une décentralisation de la négociation collective qui s'observe dans tous les pays.

Quatrièmement, une plus grande modération salariale a été recherchée, les outils de régulation salariale faisant fréquemment l'objet de réformes ou de nouvelles pratiques, en lien avec l'évolution de la négociation collective. De fait, la période 2009-2014 a vu un ralentissement significatif de la croissance des salaires réels, résultant notamment de gels ou de baisses du salaire minimum, de plafonnements des revalorisations conventionnelles et d'allègements des charges sociales et fiscales pesant sur le travail. En revanche, dans la phase la plus récente, le rôle des salaires minimaux légaux a été parfois renforcé, notamment en Allemagne et au Royaume-Uni.

Cinquièmement, la couverture chômage a été rendue plus incitative au retour à l'emploi. Alors que, dans la période 2008-2009, on a renforcé le soutien apporté par l'assurance chômage aux personnes sans emploi dans une perspective contracyclique, on a cherché, dans la seconde période, à rendre les systèmes d'assurance chômage plus incitatifs au retour à l'emploi, notamment en baissant le taux de remplacement, en instaurant une dégressivité, en réduisant la durée d'indemnisation et en renforçant le contrôle de la recherche d'emploi.

Je souligne que toutes les évolutions que je mentionne sont des tendances, qui s'appliquent à des situations de départ très différentes. Ainsi, les durées d'indemnisation restent très différentes selon les pays, mais elles ont en commun d'avoir baissé.

À l'inverse, dans les pays, comme l'Italie, où l'assurance chômage ne couvrait qu'un nombre très limité de personnes, des mesures ont été prises pour l'élargir.

Sixièmement, des réformes ont été menées des services publics de l'emploi, destinées notamment à améliorer l'articulation entre placement et indemnisation, à différencier davantage l'offre de services selon le profil du demandeur d'emploi et à mieux cibler les prestations.

J'en viens à l'exercice pour nous le plus difficile : celui qui consiste à analyser les premiers effets des réformes. Nous nous y sommes livrés moyennant un certain nombre de précautions méthodologiques sur lesquelles je n'insisterai pas, mais qui sont extrêmement importantes. En particulier, il faut se souvenir que les marchés du travail ne sont pas isolés du reste des économies et que les réformes interagissent les unes avec les autres, en sorte qu'il est difficile d'identifier les effets propres de chacune d'elles.

Nous n'avons pas voulu nous limiter à l'analyse des effets des réformes sur le seul marché du travail. Au-delà des indicateurs de chômage et d'emploi, nous avons examiné aussi leur incidence en termes de salaires et de compétitivité, ainsi que d'inégalités et de pauvreté. C'est ainsi l'impact global des réformes que nous avons tenté d'évaluer.

Sur le plan de l'emploi, il apparaît de manière claire et tout à fait certaine que les pays qui avaient dès avant la crise corrigé des déséquilibres structurels sur leur marché du travail et activé leurs politiques de l'emploi ont été moins touchés par la crise et se sont rétablis plus vite. L'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Autriche, le Danemark et la Suède sont dans ce cas. Remarquons que les problèmes structurels qui ont été résolus ne l'ont pas tous été par la voie de réformes ; la situation allemande est de ce point de vue la plus complexe.

Au contraire, les pays qui, faute de réformes adaptées ou suffisantes, n'avaient pas résolu avant la crise les principales faiblesses structurelles de leur marché du travail - dualisme, faible taux de participation, structures de l'emploi et de la population active par qualifications et compétences non optimales - ont subi une dégradation plus forte et plus violente de leur situation de l'emploi, même quand leurs chiffres du chômage étaient satisfaisants avant la crise - je pense à l'Espagne. Le besoin de réformes y a donc été beaucoup plus urgent et impératif.

Pour ce qui est de l'Italie, les études montrent que l'amélioration quantitative et qualitative de l'emploi résulte d'abord du renouveau de la croissance, mais aussi, pour environ 25 %, ce qui n'est pas rien, des mesures du Jobs Act.

En ce qui concerne la compétitivité des économies, les coûts salariaux unitaires connaissaient avant la crise des évolutions très contrastées selon les pays ; depuis la crise et compte tenu des réformes, en particulier de la modération salariale, on constate une correction des écarts de compétitivité, quand bien même les évolutions de la productivité divergent d'un pays à l'autre. On en tire assez aisément la conclusion que les réformes entreprises par les pays qui étaient en situation défavorable du point de vue de leur compétitivité ont permis à ceux-ci d'améliorer leur position relative. Il faut considérer aussi les effets de ces réformes sur les populations, mais, pour ce qui est de la compétitivité, les résultats sont clairs.

L'analyse des conséquences des réformes sur les inégalités et sur la pauvreté est une tâche extrêmement complexe. En effet, les inégalités et la pauvreté étant des phénomènes multifactoriels, il est difficile d'isoler les effets des réformes du marché du travail.

Le taux de pauvreté moyen dans l'Union européenne était de 16 % avant la crise, les pays nordiques et continentaux affichant un taux inférieur et les pays anglo-saxons et latins un taux supérieur. Depuis la crise, la situation est plus contrastée - ainsi, les inégalités globales ont légèrement augmenté par rapport à 2007 -, mais il ne nous a pas paru possible d'attribuer de manière générale l'origine de ces changements à des effets liés au marché du travail, les effets de redistribution, en particulier, ayant également été importants. En réalité, les deux types d'effets jouent différemment selon les pays.

La pauvreté a elle aussi augmenté par rapport à 2007, mais, de la même façon, il ne nous a pas semblé possible d'établir une corrélation mécanique entre ce phénomène et la nature, le rythme et l'intensité des réformes.

Nous avons conclu que, dans les pays qui avaient engagé des réformes dès avant la crise, l'évolution du taux de pauvreté semble s'expliquer aussi par le moindre jeu des transferts sociaux, qui ont été revus à la baisse ; mais que, dans les pays ayant engagé leurs réformes à la suite de la crise, la hausse du taux de pauvreté résulte essentiellement des effets liés au marché du travail.

Le cas de l'Allemagne est très particulier et il faut à cet égard se méfier des raccourcis, s'agissant en particulier des réformes Hartz. Les réformes ont été entreprises très tôt, mais pas nécessairement en vue d'améliorer le fonctionnement du marché du travail ; elles ont été menées dans le contexte de la réunification. Au demeurant, l'Allemagne est parmi les dix pays que nous avons étudiés le seul qui n'ait pas engagé de réformes depuis 2008, mis à part le salaire minimal. D'autre part, en Allemagne comme ailleurs, les chiffres du chômage, qui sont en l'occurrence exemplaires, ne résultent pas uniquement de facteurs liés au marché du travail.

Nous vous ferons parvenir les fiches d'actualisation que nous avons établies en ce qui concerne les évolutions intervenues depuis la publication de notre rapport ; elles n'ont pas été adoptées par le Conseil, mais nous les avons préparées en prévision de cette audition sur le fondement d'études plus récentes. Ces données confirment largement les conclusions que nous avons tirées il y a quelques mois.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Nous vous remercions pour cet exposé passionnant et clair.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Le grand intérêt de votre étude vient de ce qu'elle couvre dix pays, ce que nous n'aurons pas le temps de faire et que, d'ailleurs, nous n'avons pas voulu faire. Toujours est-il que je reste un peu sur ma faim. Je commencerai donc par vous poser une question peut-être un peu iconoclaste : si l'on comprend bien qu'il soit difficile d'isoler les effets d'une mesure particulière et de comparer des situations différentes, est-ce la composition du Conseil d'orientation pour l'emploi qui vous a empêchés de conclure de manière plus précise en ce qui concerne les mesures qui ont le mieux fonctionné ?

Si je vous pose cette question, c'est parce que nous avons le même problème entre nous. Dès lors que les opinions diffèrent, la recherche du consensus le plus large possible empêche d'aller aussi loin que les uns et les autres l'auraient souhaité.

Les pays qui ont mené des réformes avant la crise s'en sont sortis mieux et plus vite, c'est entendu ; mais de quelles réformes parle-t-on, et quelles sont celles qui ont eu les effets les plus importants en matière d'emploi ? Même si le sujet n'entre pas dans le champ de nos travaux, nous avons forcément à l'esprit la situation de la France, où le chômage est resté coincé à un niveau élevé...

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - La composition de notre institution a eu une influence : nous avons choisi de ne pas inclure la France dans le périmètre de notre étude.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Nous non plus !

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Peut-être nos conclusions telles que je les présente ne vous semblent pas puissantes, parce que je prends soin de les entourer de toutes les précautions méthodologiques que nous avons prises. Toujours est-il qu'elles sont extrêmement claires. Ainsi, du point de vue de l'emploi et du chômage, les pays qui avaient entrepris des réformes du marché du travail avant la crise ont été moins touchés par la crise et s'en sont relevés plus vite.

Remarquez qu'il ne s'agit pas seulement de l'Allemagne, qui a connu un contexte tout à fait singulier.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Un contexte qui représentait tout de même pour ce pays une forme de crise, avec des conséquences très lourdes à assumer.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Incontestablement, mais un contexte qu'on ne retrouve nulle part ailleurs.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Je suis d'accord.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - S'agissant des inégalités et de la pauvreté, les conclusions adoptées par l'ensemble des membres du COE sont tout aussi claires : on ne peut pas attribuer aux réformes du marché du travail une aggravation générale ; on peut seulement constater que, dans les pays qui n'avaient pas réformé, les effets liés au marché du travail ont joué un rôle déterminant en matière d'inégalités et de pauvreté.

Quand je lis ces conclusions, je me dis qu'il vaut mieux réformer au bon moment...

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Sur ce sujet, il y aura probablement consensus. Il s'agit de savoir précisément quelles réformes mener.

Ainsi, pour les personnes en recherche d'emploi, les contraintes ont été fortement durcies au Royaume-Uni comme en Allemagne. Nous aimerions bien savoir si les résultats observés ont un lien direct avec de telles mesures. La question étant très sensible en France, autant examiner les effets qu'elles ont chez nos voisins.

De la même façon, nous aimerions pouvoir conclure sur les effets des mesures relatives à la durée d'indemnisation. Il me semble qu'il n'y a pas un autre pays d'Europe où l'indemnisation soit aussi longue et généreuse qu'en France.

C'est en ce sens que je reste un peu sur ma faim : j'aurais voulu que vous nous exposiez des conclusions plus précises sur les réformes qui permettent d'obtenir des résultats.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Peut-être ma réponse va-t-elle aggraver mon cas, mais il faut se garder de décalquer et prêter attention aux particularités des pays.

Ainsi, la particularité de la France n'est pas d'avoir une durée d'indemnisation du chômage très longue ; c'est d'être parmi les pays les plus généreux sur tous les paramètres de l'assurance chômage.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - C'est globalement ce que je voulais dire...

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Il ne faut pas non plus se laisser « attraper » par des concepts - je ne dis pas cela pour vous, monsieur le rapporteur, mais en pensant au débat public en général.

Par exemple, les contrats « zéro heure » qui ont été créés au Royaume-Uni peuvent faire imaginer une situation proche de l'esclavagisme, mais, en France, il existe des CDD de un jour, ou de deux jours, qui représentent aussi une forme très poussée de flexibilité ayant des conséquences lourdes sur la situation des personnes. Les concepts diffèrent - ce qui peut plaire au Royaume-Uni d'un point de vue marketing ne plaît pas du tout en France -, mais les réalités sont comparables, même s'il faut considérer aussi les effets liés à l'assurance chômage.

Pour vous répondre clairement, monsieur le rapporteur, l'activation des politiques de l'emploi et l'introduction d'une plus grande souplesse dans la protection de l'emploi sont favorables, du fait non seulement de la crise, mais aussi des tendances générales préexistantes dont j'ai parlé : globalisation, financiarisation, évolutions de la demande sur le marché des biens et services vers une souplesse et une immédiateté accrues. Remarquez que ce besoin de souplesse ne concerne pas seulement les entreprises : on aurait tort de sous-estimer le besoin de souplesse du côté des salariés et des actifs en général.

Je crois que tous les membres du COE s'accordent à reconnaître qu'une adaptation des règles et des institutions du marché du travail est indispensable à l'amélioration du fonctionnement de celui-ci.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Je pensais, vu la composition du COE, que certains de ses membres devaient avoir du mal avec l'idée d'assouplir les règles en matière de licenciements ou celle de mettre en place des incitations fortes à l'acceptation d'un emploi. Il y a un exemple d'actualité qui montre que de telles mesures ne vont pas sans poser problème...

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Notre rapport a été adopté par consensus, selon nos habitudes : nous ne votons pas, mais nous travaillons le texte jusqu'à ce que rien ne soit inacceptable pour chacun d'entre nous. Nous ne souhaitons pas qu'un rapport soit adopté par une majorité, avec expression d'opinions divergentes, car, selon nous, un tel document n'aurait guère d'intérêt.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Je puis donc écrire dans mon rapport que, d'après le COE, les pays qui ont assoupli les règles de licenciement et durci les conditions d'indemnisation ont obtenu des résultats intéressants ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Les conclusions de notre rapport sont très claires. Les pays qui réussissent le mieux sont ceux qui ont réformé avant la crise et dans le sens que vous dites, étant entendu que, dans ces pays, la tendance actuelle est à l'augmentation des salaires et à la mise en place d'un salaire minimal. En somme, il y a des pays qui ont pratiqué la modération salariale au bon moment.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - La question du bon moment est importante, assurément.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Il faut adopter une vision d'ensemble, en considérant notamment la question du bon moment, la structuration de l'économie et le degré de dualisation du marché du travail. Ce qui est sûr, c'est que l'assouplissement de la protection de l'emploi au moment de la crise et auparavant, ainsi que le renforcement des politiques actives du marché du travail, l'accroissement de la place donnée à la négociation collective et, dans certains pays, l'augmentation de la couverture chômage ont été des ingrédients de succès. On ne peut pas considérer seulement le licenciement ; il n'est peut-être même pas le sujet central, car la souplesse est une question plus vaste.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - La question que nous nous posons est : qu'est-ce que nous n'avons pas essayé et qui pourrait fonctionner ?

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Votre rapport montre aussi que plus les décisions sont devenues difficiles à prendre, plus la part du dialogue social dans les processus de décision a eu tendance à se réduire. (Mme Marie-Claire Carrère-Gée acquiesce.)

Par ailleurs, avez-vous pu constater des évolutions du point de vue de la structure du chômage, s'agissant notamment du chômage de longue durée, du chômage des jeunes et du chômage des seniors ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Dans tous les contextes, la situation est bonne pour les jeunes et pour les seniors quand elle est bonne en général. Aucun pays n'est exemplaire en matière de chômage des jeunes avec un taux de chômage global catastrophique, ou inversement.

Les chiffres les plus récents confirment une tendance à la baisse des taux de chômage dans l'Union européenne et dans la zone euro. Dans l'Union européenne, il y a aujourd'hui 2 millions de chômeurs de moins que l'année dernière, dont 500 000 jeunes.

Néanmoins, le taux de chômage des jeunes reste préoccupant ; dans nombre de pays, comme l'Italie et plus encore l'Espagne, il est même insupportable, ne serait-ce qu'en termes d'équilibres sociaux. Il en va de même pour le chômage de longue durée.

Si l'emploi en Europe repart très significativement depuis la mi-2013, les écarts demeurent importants, notamment en ce qui concerne les jeunes. Des réponses doivent être apportées qui ne relèvent pas nécessairement de la réforme du marché du travail, notamment en matière de formation initiale et continue. La question du marché du travail est centrale, mais elle ne résume pas tout.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - En matière de formation des demandeurs d'emploi, notamment des jeunes, certains pays ont-ils fait des efforts particuliers qui aient donné des résultats ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Peut-être sont-ils en train d'en donner. En tout cas, l'accent a partout été mis sur le ciblage des formations au regard des besoins du marché du travail. Les pays qui faisaient face à des problèmes structurels dans leur économie ont répondu par des exigences spécifiques ; c'est le cas de l'Irlande, qui a dû opérer une reconversion économique, avec un vrai problème d'adaptation de la main-d'oeuvre.

Je ne suis pas en mesure de vous renseigner sur l'efficacité des efforts entrepris en Espagne ou au Portugal. En Irlande, où des efforts de formation très importants ont été consentis, il semble que le taux de chômage des jeunes ait significativement diminué. Même si la situation de l'Irlande n'a pas grand-chose de comparable avec la nôtre, les efforts accomplis par ce pays en matière d'adaptation structurelle des compétences de la population active méritent sans doute que vous vous y intéressiez en vue de votre rapport.

M. Éric Doligé . - Le COE comprend de nombreux représentants de l'État. Ceux-ci s'inspirent-ils de vos travaux pour prendre certaines mesures ? Je vous pose cette question parce que j'ai l'impression que de nombreuses dispositions du projet de loi Travail sont issues des enseignements que vous avez tirés de ce qui s'est passé dans d'autres pays, notamment en matière d'inversion des normes.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - De manière générale, nous essayons de nous rendre utiles. Lorsque nous publions un rapport qui comporte des recommandations - ce qui n'est pas le cas de celui-ci -, nous essayons de mener un travail de suivi pour, le cas échéant, solliciter de nouveau les pouvoirs publics. Ainsi, nous consacrerons notre colloque annuel à la question d'internet et de l'appariement sur le marché du travail, pour remettre en lumière les recommandations que nous avons avancées dans notre rapport sur ce sujet.

En général, nos travaux servent, même si c'est dans des délais qui peuvent varier. Il est rare que nous fassions des propositions en vain. Reste que je suis incapable de vous dire quelle influence nous avons eue sur le processus en cours ; il ne faudrait pas être trop présomptueux...

Ce qui est sûr, c'est que notre rapport, qui a été beaucoup cité, dans la presse comme dans des revues avec des articles de fond, est intervenu à un moment où il avait à la fois un débat déjà important sur les réformes du marché du travail et un manque d'éclairage objectif. Je crois qu'il a contribué à mettre à plat les enjeux et à éclaircir un peu les termes d'un débat bien pollué par les simplifications.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Je voudrais vous poser une question qui sort un peu du champ que nous avons couvert cet après-midi : que pensez-vous de la manière dont les chiffres du chômage sont rendus publics et quels éléments vous semblent manquer au débat ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Le COE n'a jamais construit une analyse robuste ni pris position sur la question des chiffres du chômage. Je vous répondrai donc à titre purement personnel, étant entendu que je ne suis pas une experte de la mécanique par laquelle Pôle emploi et l'Insee conçoivent leurs chiffres.

Comme observatrice, je ressens deux frustrations devant les chiffres du chômage. La première tient à la catégorie « autres cas » dans les statistiques de Pôle emploi sur les entrées et les sorties, qui représente 40 % des situations. Je ne sais pas si Pôle emploi a les moyens de mieux faire, mais on peut se demander s'il n'y a pas une marge d'amélioration dans ce domaine. La seconde, plus récente, vient de la décision de Pôle emploi de publier désormais des moyennes sur trois mois des chiffres d'entrées et de sorties : même si je comprends parfaitement les raisons de ce choix, il serait utile de connaître aussi les chiffres mensuels en complément des moyennes trimestrielles.

En ce qui concerne la catégorie « autres cas », Pôle emploi ne peut probablement pas faire mieux, vu que la situation est la même depuis des années, mais je ne sais pas pour quelles raisons.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - Je ne suis pas certain que Pôle emploi ne puisse pas faire mieux. Par exemple, en ce qui concerne le nombre mensuel des personnes qui changent de catégorie, les données existent, mais ne sont pas publiées. Nous les avons demandées voilà deux mois et nous ne les avons toujours pas reçues... Je pense que Pôle emploi dispose de beaucoup plus de données qu'il n'en publie.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . - Des données relatives aux transferts de catégories seraient en effet très utiles.

J'ajoute, toujours à titre personnel, qu'il existe en Allemagne des données sur le chômage des personnes handicapées. Il serait intéressant de disposer en France d'une meilleure information statistique sur ce sujet. On peut penser aussi au chômage outre-mer.

Comme le dit souvent Jean Bassères, à la suite de son prédécesseur, les chiffres du chômage présentent pour Pôle emploi une importance d'autant plus grande qu'ils conditionnent l'idée que les Français se font de l'efficacité de cet organisme. Il est d'autant plus important qu'ils produisent des données complètes et de bonne qualité.

Si tout cela est complexe, c'est parce que le chômage est une réalité complexe et que les parcours professionnels le sont désormais tout autant pour de nombreuses personnes. Ainsi, on n'a pas encore à l'idée, dans la manière de produire et d'analyser les statistiques, que l'on peut être à la fois en emploi et en recherche d'emploi. Les débats publics restent toujours marqués par une frontière qui ne correspond pas à la réalité du marché du travail d'aujourd'hui. Peut-être votre rapport pourra-t-il contribuer à l'évolution du débat public à cet égard.

Dans un monde idéal, le service public de l'emploi devrait être accessible à tout le monde. Du reste, une grande partie des personnes rangées dans la catégorie C travaillent à temps plein tout en recherchant un emploi. Beaucoup de personnes prennent un emploi tout en aspirant à en trouver un autre.

La complexité de ces différentes situations ne peut pas se résumer à la brutalité d'un chiffre donné en fin de mois.

M. Philippe Dallier , rapporteur . - L'une des questions que nous nous posons est celle de la mesure de la précarité.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - On peut en effet être chômeur de catégorie A sans être dans la précarité, compte tenu de l'indemnisation que l'on reçoit.

Mme Marie-Claire Carrère-Gée . -. Il est vrai qu'une personne qui, parce qu'elle a un contrat de travail très court, n'a pas de perspective d'indemnisation par l'assurance chômage est dans une moins bonne situation financière qu'un chômeur de catégorie A indemnisé.

D'autres indicateurs présentent un intérêt, comme le nombre de personnes restées dans la catégorie A pendant un nombre de mois donné. Que ce nombre ait crû de façon aussi considérable pendant la crise a une signification, car ceux qui restent durablement dans cette catégorie perdent contact avec le monde du travail.

Mme Anne Emery-Dumas , présidente . - Le temps prévu pour notre réunion est maintenant écoulé. Nous vous remercions pour votre contribution à nos travaux.

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