Rapport d'information n° 35 (2016-2017) de M. Daniel PERCHERON , fait au nom de la mission d'information, déposé le 13 octobre 2016

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N° 35

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2016-2017

Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 octobre 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la mission d'information (1) sur l' intérêt et les formes possibles de mise en place d'un revenu de base en France,

Par M. Daniel PERCHERON,

Sénateur.

(1) Cette mission d'information est composée de : M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président ; M. Daniel Percheron, rapporteur , M. Dominique de Legge, Mmes Chantal Deseyne, Frédérique Espagnac, Annie David, MM. Michel Amiel, Jean Desessard, vice-présidents ; MM. Pierre Camani, Daniel Chasseing, René Danesi, Serge Dassault, Mmes Élisabeth Doineau, Nicole Duranton, MM. Jean-Pierre Grand, Jean-François Husson, Éric Jeansannetas, Jean-Baptiste Lemoyne, Mmes Marie-Noëlle Lienemann, Anne-Catherine Loisier, Patricia Morhet-Richaud, M. Robert Navarro, Mme Christine Prunaud, M. Yves Rome, Mme Patricia Schillinger, MM. Alain Vasselle, Yannick Vaugrenard.

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Notre pays peut s'enorgueillir d'être l'un de ceux qui offrent l'un des niveaux de protection sociale les plus élevés au monde. La Nation, par le jeu de l'impôt ou des cotisations sociales, y consacre aujourd'hui 690 milliards d'euros, soit un tiers de son produit intérieur brut.

Pourtant, personne n'oserait soutenir que notre modèle d'assistance sociale n'est pas perfectible. Il laisse encore au bord du chemin nombre de nos concitoyens, comme en témoigne la persistance d'un taux de pauvreté représentant 14,1 % de la population française, soit 8,8 millions de personnes. Il existe encore - et la crise économique que nous connaissons depuis 2008 a accentué le phénomène - des gens qui, dans notre pays, ne peuvent satisfaire sans soutien leurs besoins élémentaires.

Notre système d'assistance et de protection s'est sans conteste développé et perfectionné depuis 1945, de sorte que nous n'avons jamais été autant protégés, ce dont doutent pourtant de plus en plus nos concitoyens. Sa relative impuissance à lutter efficacement contre la persistance de « poches territoriales » dans lesquelles la pauvreté reste particulièrement prégnante l'explique en partie. De plus, en se perfectionnant et se complexifiant, il a lui-même généré des phénomènes d'angles morts, qui se traduisent notamment par ce que l'on désigne couramment comme le « non-recours » des bénéficiaires potentiels, dépassés par les obligations administratives diverses mises à leur charge pour l'obtention effective de prestations auxquelles ils sont pourtant éligibles ou qui craignent plus simplement la stigmatisation de leur situation.

Ce système n'échappe pas non plus à la critique de son inefficacité à faire sortir durablement ses bénéficiaires de l'exclusion, en contribuant parfois à les enfermer dans un cercle vicieux de l'aide sociale. Il crée des situations dans lesquelles l'articulation des différents dispositifs n'incite pas réellement à la reprise d'activité, avec pour effet de renforcer la stigmatisation dont les bénéficiaires peuvent faire l'objet : déjà déconsidérés, car jugés incapables de subvenir eux-mêmes à leurs besoins, ils sont alors accusés de refuser d'exercer - si ce n'est même de rechercher - un travail et de passer ainsi de l'assistance à l'assistanat .

Ce système élaboré doit d'autant plus être questionné dans une société qui voit les modalités d'exercice et d'occupation des emplois fortement évoluer sous l'effet d'une crise économique dont elle peine à sortir et d'une mutation profonde de ses structures et de ses repères en raison de la révolution numérique.

La figure de l'emploi change, celle des travailleurs également. L'exercice de certains métiers se trouve bouleversé par l'automatisation d'un nombre grandissant de tâches plus ou moins répétitives et, plus généralement, par la substitution de la machine à l'individu pour les tâches pour lesquelles l'avantage comparatif de l'homme sur le robot disparaît. Par ailleurs, le salariat reste le mode prépondérant de la relation de travail, mais il subit les coups de boutoirs de l'« externalisation » et, pour reprendre une expression à la mode, de l'« uberisation ».

Dans ce contexte, une idée ancienne ressurgit depuis quelques années dans le débat public : le revenu de base . Sous ses diverses appellations (allocation universelle, revenu inconditionnel...) - qui cachent parfois des différences profondes de modèle - il s'agirait d'accorder de manière inconditionnelle à chaque membre de la société une dotation monétaire qui constituerait un « socle de protection minimal ». Il serait, pour ses promoteurs, « la » réponse, non pas seulement aux malfaçons de notre système actuel de protection et d'assistance, mais aussi aux mutations profondes de notre société et de notre rapport au travail et à la richesse.

*

Souvent, dans le débat sur le revenu de base, l'utopie n'est pas loin, qu'elle vise à libérer l'individu de la mainmise de l'État sur son existence ou à briser les chaînes qui l'obligent à exercer un travail qui assure davantage sa simple survie économique que son épanouissement individuel... Pour autant, depuis une vingtaine d'années, la réflexion sur le revenu de base est devenue plus technique, réaliste et rationnelle, de sorte que, sans perdre de vue la réalisation d'un objectif de société, les propositions sont devenues plus tangibles, s'appuyant sur une analyse macro-économique, financière et juridique plus pertinente.

C'est pourquoi le groupe socialiste et républicain du Sénat a entendu se saisir de cette question qui dépasse largement notre seul pays , comme en témoignent les réflexions plus avancées d'autres États de l'Union européenne. Il a en conséquence exercé le droit reconnu à chaque groupe politique sénatorial, en application de l'article 6 bis du Règlement de notre assemblée, de solliciter la création d'une mission commune d'information sur l'intérêt et les formes possibles d'un revenu de base en France.

La Conférence des présidents du 11 mai 2016 a pris acte de cette démarche et, lors de sa séance du 18 mai 2016, le Sénat a désigné, à la proportionnelle des groupes, les vingt-sept membres de la mission. Celle-ci, qui s'est constituée le 31 mai 2016, a élu notre collègue Jean-Marie Vanlerenberghe à sa présidence et, conformément à la demande du groupe socialiste et républicain, confié le rapport à l'un des membres de ce groupe politique.

La constitution de la mission dans les dernières semaines de la session ordinaire 2015-2016 l'a conduite à réaliser ses travaux dans des délais très resserrés, entre juin et septembre 2016 . Elle n'en a pas moins été en mesure de réaliser 43 auditions ou entretiens - en formation plénière 1 ( * ) , en formation « président/rapporteur » ouverte aux membres de la mission ou à l'occasion de déplacements - ayant permis d' entendre 99 personnes , et d'entreprendre deux déplacements d'une délégation de quatre membres en Finlande , puis aux Pays-Bas . Elle a également reçu plusieurs contributions écrites ainsi qu'une quarantaine de contributions d'internautes par le biais du site participatif ouvert à cet effet sur les pages internet de la mission 2 ( * ) .

*

Dans le cadre de ses travaux, la mission a souhaité d'abord mieux explorer une notion dont beaucoup se prévalent en lui donnant cependant une acception, des objectifs et des modalités très divers, sinon irréconciliables . Car la grande plasticité du concept de revenu de base explique certainement en partie son engouement actuel . Des personnes ou des organisations que leurs buts ou leur philosophie devraient opposer se retrouvent ainsi à défendre une notion apparemment commune, sans pour autant partager suffisamment pour parler d'un projet commun.

Qu'est-ce que le revenu de base, en définitive ?

Les points de convergence entre les différents tenants de cette notion portent sur deux éléments.

Il s'agit, d'une part, d'un revenu versé inconditionnellement : en ce sens, pour le percevoir, il ne faudrait pas satisfaire à une quelconque exigence tenant, notamment, à la situation financière des intéressés. Il sort donc de la logique actuelle des minima sociaux, puisqu'il s'agirait d'un « socle » qui serait garanti et dont pourrait bénéficier toute personne, quel que soit son niveau de revenu, du plus pauvre au plus aisé. Le revenu de base va donc au-delà d'une simple fusion des minima sociaux actuels qui s'adaptent au statut de leurs bénéficiaires : leur niveau de revenus, leur âge ou leur handicap. En ce sens, il se distingue donc du « revenu socle » préconisé en avril 2016 par M. Christophe Sirugue, alors parlementaire en mission 3 ( * ) , du système d'allocation « unique » mis en place au Royaume-Uni et promu par certains think tanks , ou du « revenu minimum garanti » évoqué très récemment par le Premier ministre.

D'autre part, il s'agit d'un revenu universel et individuel : il bénéficierait ainsi à chaque individu, indépendamment de sa situation familiale. Enfin, compte tenu de cette individualisation, il serait en principe identique pour chaque individu.

Au-delà de ces deux traits généraux, les propositions de revenus de base sont multiples et les réponses à certaines questions centrales sont variées :

- quel « individu » pourrait bénéficier du revenu de base ? Certains proposent de verser ce revenu dès la naissance, le cas échéant avec un montant réduit ; d'autres envisagent de n'en faire bénéficier que les personnes en âge de travailler (à partir de 16 ans) ou à compter de la majorité légale. La question de savoir si cet « individu » doit être un citoyen - au sens d'un ressortissant détenant la nationalité française -, un résident légal ou un résident fiscal reste également très ouverte ;

- quelle forme devrait prendre ce revenu ? Deux courants s'affrontent sur ce point. D'un côté, les tenants du revenu de base stricto sensu , qui le conçoivent comme une allocation monétaire, versée à tous et qui serait soumise à l'impôt dès le premier euro. De l'autre, ceux qui préconisent de recourir à la technique de « l'impôt négatif » ou du crédit d'impôt : en dessous d'un certain seuil, l'individu se verrait verser une somme ; au-dessus, il serait redevable de l'impôt ;

- quel montant et, partant, quels effets de substitution par rapport aux minima sociaux actuels ce revenu devrait-il avoir ? Cette question est sans doute la plus débattue, et la plus cruciale, puisqu'elle met en cause la philosophie même du dispositif. S'agit-il seulement d'une forme inconditionnelle de minima sociaux qui doit, avant tout, permettre de lutter contre la grande pauvreté ? Dans ce cas, un niveau de 500 euros est souvent avancé. S'agit-il aussi d'apporter une réponse à la situation des « travailleurs pauvres », c'est-à-dire ceux qui, malgré des compléments de revenus autres que le RSA, restent sous le seuil de pauvreté ? Dans une telle hypothèse, un montant de 700 à 1 000 euros est en général préconisé. Mais, en ce cas, est souvent mis en exergue le risque d'un phénomène de désincitation au travail, qui constitue la critique la plus récurrente contre l'idée même d'un revenu de base ;

- enfin, comment devrait-on financer ce revenu qui, quelle que soit sa forme ou ses modalités, impliquera nécessairement une mobilisation des finances publiques ? L'universalité du revenu de base induit en effet un élargissement du champ des bénéficiaires actuels des minima sociaux et, quand bien même un montant de revenu de base équivalent à celui du RSA serait retenu, un financement supplémentaire devrait en tout état de cause être trouvé. Sur ce point, les propositions alternent entre un financement « classique », par l'impôt, et un financement plus « innovant », par la technique de l'accroissement monétaire ou quantitative easing . Parmi les tenants du financement par l'impôt, certains entendent favoriser l'impôt sur le revenu - selon des modalités divergentes : flat tax , pour les uns ; impôt progressif, pour les autres - tandis que d'autres prônent un financement par des taxes sur la consommation - actuelles, comme la TVA, ou à imaginer.

Dans le même temps, la mission a voulu conduire ses travaux sous le signe de la responsabilité.

Elle a donc largement entendu les promoteurs du revenu de base, qui ont pu lui exposer leurs projets, mais également ses opposants. Si le revenu de base connaît un engouement réel, il reste en effet un sujet de débats d'où aucun consensus ne peut naître tant sa mise en oeuvre concrète impliquerait une modification en profondeur de nos schémas actuels, sans pour autant que ses avantages par rapport à ceux-ci soient réellement démontrés.

Consciente de l'enjeu théorique que constitue l'introduction d'un revenu de base, la mission a voulu se garder d'entrer dans l'utopie, pour privilégier la voie du réalisme . Elle estime que le revenu de base ne doit ni être diabolisé, ni être porté aux nues comme la seule réponse pertinente aux angles morts de notre système de protection sociale ou aux évolutions majeures de notre société. Le revenu de base n'en constitue pas moins, selon elle, un concept porteur de potentialités qu'il convient d'explorer véritablement.

Elle s'est donc attachée à ne retenir que les propositions de revenu de base qui lui semblaient les plus à même d'être mises en oeuvre dans un futur qui ne saurait avoir un caractère immédiat. À un « grand soir » des minima sociaux ou une révolution immédiate de la relation de notre société à la création de la richesse - dont personne n'est en mesure de prévoir raisonnablement les effets futurs sur la cohésion sociale et sur l'économie - elle a donc préféré s'engager dans une démarche pragmatique .

Aussi la mission ne préconise-t-elle pas la mise en place d'un revenu de base en France, même si, à un horizon de dix ou vingt ans, la voie d'une introduction graduelle pourrait être envisagée. En revanche, elle juge indispensable de mener dès aujourd'hui une expérimentation, dans des territoires volontaires, de plusieurs modalités d'un revenu de base.

En effet, les études prospectives sur le revenu de base en France restent encore purement théoriques. Les modélisations mathématiques existantes permettent certes de disposer de données scientifiques permettant d'évaluer certains effets potentiels de la mise en oeuvre d'un dispositif de revenu de base, mais les incidences sociologiques et comportementales du revenu de base ainsi que ses avantages réels en termes de lutte contre la pauvreté et l'exclusion, d'aide aux travailleurs pauvres ou d'accompagnement à la mutation de l'approche de la relation de travail ne peuvent être déterminés que de manière empirique. Or, les expériences étrangères menées à ce jour de dispositifs pouvant être qualifiés de revenu de base n'apparaissent pas assez probantes et s'intègrent en outre souvent dans des contextes sociaux, économiques et culturels très différents de la société française, de telle sorte qu'elles ne peuvent, à elles seules, fournir une quelconque assurance des incidences véritables de son introduction en France.

Au surplus, l'importance des besoins en financement d'un revenu de base impliquerait nécessairement une réforme profonde de notre système socio-fiscal dans laquelle il conviendrait de ne s'engager que si, préalablement, le revenu de base a fait la preuve dans nos territoires des vertus qu'on veut bien lui prêter.

Dès lors, la mission commune d'information préconise la mise en place d'une expérimentation - à l'instar de ce qui a été fait pour la mise en place du RSA ou de ce qui est en cours pour l'initiative « Territoires zéro chômeur de longue durée » - dans certains départements volontaires, de modalités de revenus de base différentes pour en tester les effets sur les bénéficiaires.

La mission n'entend nullement présager des suites à donner à l'expérimentation qu'elle préconise. Elle insiste sur la nécessité d'une réelle évaluation aux plans économique et social des résultats obtenus dans les territoires d'expérimentation. Ce n'est qu'à son terme qu'il conviendra de déterminer dans quelle mesure, au regard des résultats empiriques récoltés et analysés scientifiquement, la preuve de l'avantage comparatif d'un revenu de base en France par rapport aux systèmes actuels justifie son éventuelle généralisation. Cette généralisation impliquera alors nécessairement que soit déterminé le mode de financement le plus efficace au niveau national.

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* *

LES RECOMMANDATIONS
DE LA MISSION D'INFORMATION

Face à la transformation des emplois sous l'effet de l'automatisation et du numérique, à la persistance de poches de pauvreté malgré un système très développé de minima sociaux et à la permanence de phénomènes de trappes à inactivité, la mission commune d'information estime que le revenu de base pourrait présenter une réponse théorique intéressante.

Elle a néanmoins entendu privilégier la voie du réalisme plutôt que celle de l'utopie. À un « grand soir » des minima sociaux ou une révolution immédiate de la relation de notre société au travail et à la création de la richesse - dont personne n'est en mesure de prévoir raisonnablement les effets futurs sur la cohésion sociale et sur l'économie -, elle a donc préféré s'engager dans une démarche des « petits pas ».

Dès lors, la mission a souhaité dégager les orientations qu'un revenu de base « à la française » pourrait suivre à l'avenir, estimant toutefois que les conditions de son introduction dans notre pays ne sont pas réunies à ce jour . En effet, le revenu de base n'a pas fait aujourd'hui la preuve de ses avantages par rapport à d'autres évolutions de notre système social. Or, compte tenu de ses effets systémiques, la mise en place d'un revenu de base en France nécessite au préalable une évaluation qui doit passer, selon la mission, par une expérimentation territoriale.

S'agissant de l'expérimentation qu'elle préconise, la mission recommande :

- qu'elle prenne place, pour une durée de trois ans, sur plusieurs territoires situés dans des départements volontaires ;

- qu'elle soit centrée sur la lutte contre la précarité et l'insertion dans l'emploi, donnant lieu à une évaluation au moyen d'indicateurs définis par un comité scientifique ;

- qu'elle permette de tester et de comparer les effets concrets de plusieurs modalités d'un revenu de base sur plusieurs segments de la société, en particulier les 18-25 ans et les 50-65 ans ;

- qu'elle concerne un nombre de bénéficiaires suffisant pour que les données récoltées soient signifiantes, c'est-à-dire entre 20 000 et 30 000 personnes, ce qui représenterait un coût de l'ordre de 100 à 150 millions d'euros par an, pris en charge par l'État.

Si les résultats de cette expérimentation s'avéraient favorables et qu'un revenu de base devait être envisagé en France dans le futur, la mission estime :

- qu'il devrait avoir pour objectif instituer un « filet de sécurité » sans remettre en cause l'inclusion sociale par l'activité et le travail ;

- que, si exiger une contrepartie à son versement viderait de son sens et de son utilité la notion même de revenu de base, il serait envisageable d'encadrer ou de flécher l'utilisation de ce revenu ;

- que le compte personnel d'activité (CPA) pourrait, le cas échéant, être le réceptacle des sommes ou des droits versés au titre du revenu de base, chaque titulaire bénéficiant alors d'un droit de tirage, tout au long de sa vie, selon des modalités à définir ;

- que, bien qu'inconditionnel dans son principe, le revenu de base n'aurait pas nécessairement vocation à être versé à l'ensemble de la population située sur le territoire français mais pourrait n'être versé qu'aux individus majeurs dont la résidence fiscale se situe en France ;

- que, pour mettre en place un tel revenu de base, dont le montant devrait être au moins égal à celui du revenu de solidarité active (RSA), soit environ 500 euros par mois, il serait au préalable nécessaire de mener à bien une simplification des prestations sociales, notamment par une fusion de certains minima sociaux, allant dans le sens d'une harmonisation et d'une simplification de l'accès au droit ;

- que ce revenu de base n'aurait pas pour vocation de remplacer l'ensemble des transferts sociaux existants et ne devrait se substituer qu'aux prestations qu'il remplacerait avantageusement ;

- que le financement par l'impôt constituerait, à ce jour, l'option la plus réaliste, le principe d'un impôt négatif devant être privilégié à terme mais sa mise en oeuvre restant conditionnée à une vaste réforme du système fiscal.

I. LE REVENU DE BASE : UNE IDÉE ANCIENNE QUI RESURGIT DANS LE DÉBAT PUBLIC

L'idée d'un revenu de base - quelle que soit son appellation : dividende, revenu ou allocation universelle, revenu d'existence - est ancienne. Mais elle a trouvé une nouvelle vigueur dans les dernières années, ses différents promoteurs mettant souvent en avant des expérimentations intervenues à plusieurs endroits du globe - présentées comme probantes - pour en justifier la mise en place.

A. DES PROPOSITIONS ANCIENNES QUI RETROUVENT UNE NOUVELLE VIGUEUR

1. Une idée qui réapparaît périodiquement depuis le XVIème siècle sous diverses inspirations

Si l'idée d'un revenu versé inconditionnellement à chaque membre de la société revêt une actualité certaine dans le débat public, elle n'est nullement une idée nouvelle, ainsi que l'a souligné lors des auditions de la mission l'un de ses principaux promoteurs actuels, M. Philippe Van Parijs, philosophe belge, professeur à l'université de Louvain-la-Neuve et auteur avec M. Yannick Vanderborght d'un ouvrage 4 ( * ) retraçant les origines de ce concept.

Sans dresser une historiographie exhaustive de l'idée de revenu de base, on peut distinguer trois grands courants qui l'ont justifié, sous une forme ou sous une autre, depuis le XVI e siècle.

a) Des humanistes au RMI : lutter contre la pauvreté

L'idée d'allocation versée aux plus pauvres par la puissance publique et non plus par la charité privée naît dans le mouvement humaniste de la Renaissance.

On situe généralement les origines du concept d'allocation universelle à L'Utopie de Thomas More, publié en 1516. Dans l'île imaginée par More, chacun est assuré des moyens de sa subsistance sans avoir à dépendre de son travail. Adoptant une démarche moins utopiste, un ami de Thomas More, Jean-Louis (Johannes Ludovicus) Vives, est considéré comme l'un des premiers penseurs humanistes à recommander la prise en charge des indigents par les pouvoirs publics, dans un ouvrage destiné à la municipalité de Bruges ( De Subventione Pauperum , 1526).

Ces principes ont guidé la première loi sur les pauvres ( Poor law ) promulguée en Angleterre en 1601, conférant aux paroisses anglaises l'obligation d'assurer la prise en charge des indigents, cette prise en charge étant assortie d'une obligation de travail. Cette première Poor law a été approfondie dans le système de Speenhamland, institué en 1795, qui prévoyait le versement d'une allocation différentielle d'un montant variant en fonction de la composition des ménages et indexé sur le prix du pain.

Le système de Speenhamland

À la fin du XVIII e siècle, la forte croissance démographique de l'Angleterre rurale, conjuguée à la modernisation économique (débuts de l'industrialisation, clôture des champs communaux), à de mauvaises récoltes et à la guerre avec la France, rend plus aiguë la problématique des paysans pauvres. C'est dans ce contexte qu'est conçu en 1795 le système de Speenhamland, du nom d'une localité du Berkshire 5 ( * ) .

Ce système, appliqué de manière inégale sur le territoire, réforme la Poor law élisabéthaine de 1601 et prévoit le versement aux indigents d'une allocation dont le montant est déterminé en fonction de la composition du foyer et indexé sur le prix du pain.

Il préfigure donc largement les dispositifs modernes d'allocations différentielles et a concentré des critiques similaires à celles qui accompagnent aujourd'hui l'idée de revenu universel. Les opposants au système de Speenhamland ont ainsi mis en avant des arguments à la fois moraux et économiques contre un système accusé d'inciter à l'oisiveté, de freiner l'industrialisation et de contenir les salaires.

Ces critiques ont contribué à la réflexion qui a conduit, en 1834, à la réforme du système d'assurance publique anglais ( New Poor Law ), conditionnant la prise en charge des indigents à leur internement dans des workhouses .

Ces modèles d'assistance publique, uniquement destinée aux pauvres et conditionnée à une exigence de travail, se distinguent encore nettement de la notion de revenu universel et inconditionnel. Ils forment néanmoins les précurseurs des dispositifs de solidarité créés ultérieurement.

L'idée d'un revenu universel pour lutter contre la pauvreté resurgit dans la seconde moitié du XX e siècle, portée par des promoteurs venant de différents horizons.

Ainsi, Martin Luther King Jr. s'est fait le défenseur, peu de temps avant son assassinat, d'un tel outil à même, selon lui, de résorber la pauvreté tout en ne clivant pas la société entre des contribuables et des assistés 6 ( * ) .

En France, le revenu minimum d'insertion (RMI), inspiré notamment par les travaux sur la question de M. Lionel Stoléru 7 ( * ) , a constitué la première tentative d'introduire un filet de sécurité généralisé pour les plus démunis. Lors de son audition par la mission, M. Stoléru a présenté la mise en oeuvre d'un revenu universel comme l'aboutissement logique et inéluctable du processus engagé avec la création du RMI et poursuivi avec sa transformation en revenu de solidarité active (RSA).

Le revenu minimum d'insertion

Créé par la loi du 1 er décembre 1988 8 ( * ) , le revenu minimum d'insertion (RMI) visait à rompre avec le principe de spécialité qui régissait jusque-là les différentes prestations et donc avec la segmentation qui caractérisait les dispositifs d'assistance aux plus démunis.

Allocation différentielle versée à toute personne âgée d'au moins 25 ans et résidant en France dont les revenus étaient inférieurs à un montant donné, le RMI s'accompagnait de la signature d'un contrat d'insertion fixant les devoirs du bénéficiaire en matière d'efforts d'insertion. Lors de son audition par la mission, M. Lionel Stoléru a cependant indiqué que la dimension monétaire du RMI était à ses yeux centrale et que l'exigence de contrepartie de la part du bénéficiaire ne lui apparaissait pas essentielle.

Le RMI a connu une montée en charge extrêmement rapide, révélant l'existence de situations de pauvreté alors inconnues des pouvoirs publics, car ne correspondant pas aux catégories pour lesquelles une aide existait.

Toutefois, les limites de ce dispositif, résultant du phénomène de « trappe à inactivité » 9 ( * ) , ont justifié sa réforme avec la mise en place du RSA à partir de 2008.

b) Une notion de justice

L'idée de revenu universel correspond également à une certaine conception de la justice sociale, visant à déconnecter la rémunération et le travail.

Dans La Justice agraire (1797), Thomas Paine défendait l'idée selon laquelle la terre appartient en collectivité à tous les hommes et que, pour compenser l'accaparement que représente la propriété privée, un fonds alimenté par les propriétaires terriens doit permettre de verser une dotation à chaque individu atteignant l'âge de la majorité 10 ( * ) . Cette dotation serait alors en quelque sorte un loyer payé en une fois par ceux qui cultivent la terre à la collectivité qui en est le propriétaire légitime.

Les idées de Paine ont pu inspirer les « socialistes utopiques ». Dans son ouvrage Solution au problème social , publié à Bruxelles au même moment que le Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels (1848), Joseph Charlier formule ce qui est considéré comme la première proposition élaborée d'allocation universelle. Juriste belge proche de Charles Fourier, Joseph Charlier défend l'idée d'un « dividende territorial » qui, comme la dotation imaginée par Paine, constitue une contrepartie à l'injustice que représente la propriété privée de la terre.

Au XX e siècle, cette idée d'un revenu de base comme instrument de justice sociale est reprise notamment par Bertrand Russel dans Roads to Freedom (1918), ou encore par John Rawls qui, dans sa Théorie de la Justice (1971), confère au gouvernement le rôle de garantir un minimum social de nature à permettre une réelle égalité des chances.

D'autres auteurs défendent l'idée selon laquelle le plein emploi n'est plus un objectif atteignable et qu'un revenu de base distribué par l'État doit se substituer aux revenus du travail. Une telle idée a été avancée par l'économiste Robert Theobald, qui estimait dès les années 1960 que l'automatisation des tâches productives avait vocation à éliminer l'emploi salarié.

c) La tradition libérale : un revenu universel plutôt que des aides ciblées

Au XX e siècle, l'idée de revenu de base a été portée par des économistes inscrivant leurs travaux dans le cadre de l'économie de marché, afin de réduire les biais et de surmonter les limites identifiées des prestations sous condition de ressources.

Milton Friedman, dans son ouvrage Capitalisme et Liberté , publié en 1962, a ainsi théorisé le revenu universel, sous la forme d'un impôt négatif, comme une alternative aux systèmes de protection sociale existant alors aux États-Unis. Ainsi qu'il l'a indiqué aux membres de la mission lors de son audition, ce sont les travaux de Milton Friedman qui ont inspiré la proposition formulée par M. Lionel Stoléru à partir des années 1970 jusqu'à la création du RMI en 1988.

James Tobin, économiste néo-keynésien et par là-même largement regardé comme un contradicteur de Milton Friedman, a lui aussi développé l'idée d'un soutien inconditionnel au revenu, sous la forme d'une allocation universelle ou d'un crédit d'impôt. Ses travaux ont influencé le candidat démocrate George McGovern, qui avait inscrit la création d'un demogrant dans son programme de campagne pour l'élection présidentielle américaine de 1972.

Richard Nixon, élu face à George McGovern, avait d'ailleurs porté un projet similaire, quoique moins ambitieux, dans le cadre du Family assistance act . Ce projet, adopté par la Chambre des représentants en 1970, a finalement échoué devant l'opposition du Sénat des États-Unis.

2. Un débat d'actualité à travers le monde
a) Des promoteurs du revenu de base de plus en plus structurés

Jusqu'aux années 1980, le concept de revenu de base a fait l'objet d'un regain d'intérêt de la part de chercheurs et d'universitaires sans qu'il existe nécessairement de lien entre eux.

À partir de 1986, toutefois, un réseau d'universitaires et d'activistes dénommé Basic income European network ( Réseau européen pour un revenu universel ) s'est développé à l'instigation, notamment, de M. Van Parijs. Depuis 2004, le BIEN a modifié son nom pour adopter celui de Basic income earth network , signe de l'ampleur mondiale prise par ce mouvement. En France, les promoteurs du revenu de base se sont également structurés autour notamment de l'association pour l'instauration d'un revenu d'existence (AIRE), créée en 1989 11 ( * ) , et du mouvement français pour un revenu de base (MFRB), créé en 2013 12 ( * ) .

La grande majorité des défenseurs du revenu de base s'accordent pour le définir comme un revenu individuel, versé à tous sans condition de ressources ou exigence de contrepartie. Ils divergent cependant sur l'objectif et la philosophie qu'ils lui assignent.

Ainsi, selon les différentes associations entendues par la mission, le revenu de base peut être présenté comme une réforme de l'État-providence dans le sens d'une meilleure efficience, comme un outil d'adaptation de la société au progrès technique et aux mutations économiques voire, dans une perspective de décroissance, comme un moyen de permettre le « droit à la paresse » et de rétribuer la participation de chacun au bien-être général de la société en dehors de l'emploi salarié et marchand.

L'ensemble des associations et mouvements qui défendent le revenu de base, quelle que soit la dénomination qu'ils privilégient, s'accordent néanmoins autour de la définition d'une prestation monétaire versée à chacun des membres d'une collectivité sans condition de ressources ni contrepartie. Ils proposent tous, pour le financer, une réforme de la fiscalité.

b) Un sujet qui s'installe progressivement dans le débat public français

Les travaux universitaires sur la question 13 ( * ) ont contribué à renforcer les fondements théoriques des différentes propositions et à modéliser des méthodes de mise en oeuvre. Surtout, ils ont contribué à faire de la question du revenu de base un élément de débat public dont plusieurs laboratoires d'idées ( think tanks ) se sont saisis . Génération libre, d'obédience libérale, et la Fondation Jean-Jaurès, proche du parti socialiste, ont récemment publié leurs propositions en ce sens.

Génération libre, animé par M. Gaspard Koenig, défend l'idée d'un revenu de base appelé Liber 14 ( * ) assurant l'autonomie de chacun sous la forme d'un crédit d'impôt universel. Ce Liber , proche du revenu d'existence défendu par l'AIRE, s'accompagne de la mise en oeuvre d'un impôt proportionnel ( flat tax ) individualisé et prélevé à la source sur tous les revenus remplaçant l'impôt sur le revenu actuel ainsi que la contribution sociale généralisée (CSG), les cotisations sociales finançant des prestations non contributives et l'impôt sur les sociétés. Ce Liber aurait vocation à se substituer aux minima sociaux, à une partie des prestations familiales mais également aux bourses de l'enseignement supérieur. Diverses règles fiscales d'exonération seraient aussi remises en question. L'allocation aux adultes handicapés, les allocations logement et les prestations contributives seraient en revanche maintenues.

À l'opposé du spectre idéologique, la Fondation Jean-Jaurès 15 ( * ) revendique une approche « social-démocrate », se distinguant à la fois de la vision libertaire et de la critique d'inspiration marxiste ou écologique du capitalisme productiviste. Elle propose ainsi un revenu fixé à un niveau proche du seuil de pauvreté, géré par les partenaires sociaux et mobilisant l'ensemble des financements de la protection sociale, y compris l'assurance maladie et les retraites ainsi qu'une partie des exonérations de cotisations décidées dans le cadre des politiques de l'emploi.

Les organismes publics de prospective se sont à leur tour récemment emparés de la question du revenu de base . Dans son rapport remis le 6 janvier 2016 à la ministre du travail 16 ( * ) , le Conseil national du numérique (CNNum) recommande d'« éclairer et expertiser les différentes propositions d'expérimentations autour du revenu de base ». Si cette proposition formulée par le CNNum est peu précise, elle a eu un écho médiatique important.

Dans la foulée, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) s'est saisi en mars 2016 d'une étude, confiée à sa section des activités économiques, qui doit permettre de faire le point sur les études et expériences déjà menées et d'explorer les incidences qu'aurait l'introduction d'un revenu citoyen notamment sur les acteurs économiques, la consommation et l'emploi. La publication de cette étude est attendue pour le début de l'année 2017.

c) Un thème qui devient un sujet de débat politique en Europe et en France

En quelques années seulement, le revenu de base est devenu un sujet de débat politique grandissant.

(1) Le débat en Europe

Une initiative citoyenne européenne (ICE) 17 ( * ) , lancée en 2013, a rassemblé plus de 300 000 signatures, sans parvenir à atteindre dans un délai d'un an le seuil du million de signatures permettant d'inscrire le sujet à l'agenda de la Commission européenne. Cette ICE visait à « demander à la Commission d'encourager la coopération entre les États membres afin d'explorer le revenu de base inconditionnel comme un outil pour améliorer leurs systèmes de sécurité sociale respectifs ».

En Suisse , issu d'une initiative populaire lancée en 2013 par des citoyens proches du réseau BIEN, le référendum 18 ( * ) du 5 juin 2015 portait sur l'inscription dans la Constitution d'un « revenu de base inconditionnel » (RBI) devant « permettre à l'ensemble de la population de mener une existence et de participer à la vie publique ». Tout en laissant au législateur le soin de déterminer les modalités de l'instauration de ce RBI, les initiateurs ont évoqué au cours des débats un revenu de 2 500 francs suisses par mois (2 270 euros) pour un adulte et 625 francs suisses (567 euros) pour un mineur, soit un peu plus que le seuil de pauvreté, qui s'élevait en 2014 à 2 219 francs suisses pour une personne seule 19 ( * ) . Toutefois, dans la proposition formulée par ses initiateurs, le RBI avait vocation à se substituer aux revenus d'activité ou de transfert à concurrence de son montant. Suivant cette proposition, seules les personnes dont le revenu mensuel était inférieur à 2 500 francs suisses, revenus de transferts compris, auraient donc vu leur revenu augmenté par le RBI.

Si cette proposition a été massivement rejetée, par 76,9 % des votants et l'ensemble des cantons , elle a permis pour la première fois un débat public à l'échelle d'un pays mobilisant l'ensemble des citoyens. Au-delà du coût financier de la mesure, évalué par le Conseil fédéral à 153 milliards d'euros (soit 26 % du PIB Suisse) 20 ( * ) , le débat a porté sur la valeur travail, dans un pays où le taux de pauvreté est inférieur à 7 % et où l'État-providence peut être considéré comme relativement complet.

En Finlande , pour la première fois dans un État membre de l'Union européenne, la coalition arrivée au pouvoir en mai 2015 a inscrit dans son programme gouvernemental la mise en oeuvre d'une étude pilote sur un revenu de base, reprenant une idée portée dans le débat public finlandais depuis plusieurs années, dans un contexte de récession économique. Cette étude, confiée à M. Olli Kangas, directeur de recherches à KELA, l'organe finlandais d'assurance sociale, devrait déboucher prochainement sur une expérimentation 21 ( * ) .

Enfin, aux Pays-Bas , alors même que l'économie est en passe de retrouver le plein-emploi, plusieurs communes, s'inspirant de la notion de revenu universel, entendent s'engager dans des expérimentations tendant à modifier les modalités d'octroi de leurs prestations de lutte contre l'exclusion. 22 ( * )

(2) Un débat porté sur la scène politique française

En France, si des propositions ont pu être portées au niveau politique par le passé, notamment par Mme Christine Boutin dès 2003 23 ( * ) ou M. Dominique de Villepin en 2011, le sujet a connu un regain de popularité au cours de la période récente, porté par des responsables de sensibilités politiques diverses.

Des amendements, identiques dans leur dispositif mais différents dans leurs motivations, ont ainsi été défendus à l'Assemblée nationale, notamment par M. Frédéric Lefebvre et Mme Delphine Batho à l'occasion du projet de loi pour une République numérique ou encore du projet de loi de finances pour 2016. Si les amendements prévoyant l'instauration d'un revenu de base ont systématiquement et logiquement été déclarés irrecevables au titre de l'article 40 de la Constitution, les députés ont pu débattre de demandes de rapport, finalement rejetées.

Le Sénat a, de son côté, eu l'occasion de mener un débat plus poussé le 19 mai 2016, à l'occasion de l'examen en séance publique d'une proposition de résolution 24 ( * ) portée par le groupe écologiste. Si cette proposition de résolution a été rejetée à une large majorité, elle a contribué à mettre ce sujet au coeur du débat public en permettant pour la première fois à des groupes parlementaires de s'exprimer officiellement sur cette question.

Proposition de résolution n° 353 (2015-2016) de M. Jean Desessard
et plusieurs de ses collègues

M. Jean Desessard et nos collègues du groupe écologiste, rappelant que « l'idée d'une allocation universelle existe depuis plus de deux siècles », estimaient que « la proposition du revenu universel permet d'envisager de manière différente la place des hommes dans la création de valeur, la redistribution de cette valeur issue du travail collectif et l'émancipation économique des individus au sein du monde du travail ».

Les auteurs de la proposition de résolution mettaient en avant à la fois la nécessité de « garantir à chaque personne un niveau de vie suffisant pour assurer son bien-être élémentaire » et une démarche de simplification du système existant de minima sociaux.

La proposition de résolution invitait donc le Gouvernement à prendre « les mesures nécessaires pour mettre en place un revenu de base, inconditionnel, cumulable avec d'autres revenus, notamment d'activité, distribué par l'État à toutes les personnes résidant sur le territoire national, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement seront ajustés démocratiquement ».

Le Sénat a rejeté cette proposition au scrutin public le 19 mai 2016, par 200 voix contre 11, le Gouvernement, s'exprimant par la voix de Mme Ericka Bareigt alors secrétaire d'État chargée de l'égalité réelle, ayant quant à lui jugé une telle initiative prématurée, dès lors qu'il a déjà engagé d'importants chantiers pour améliorer l'effectivité du système actuel.

En outre, alors que s'amorce le débat préalable à l'élection présidentielle de 2017, plusieurs candidats potentiels se sont positionnés en faveur du revenu de base - à l'instar de MM. Frédéric Lefebvre et Benoît Hamon, ainsi que Mmes Marie-Noëlle Lienemann et Nathalie Kosciusko-Morizet - et certaines formations politiques le soutiennent ouvertement, tels les Jeunes Démocrates, contribuant à faire du revenu de base un débat d'actualité.

Pour autant, ainsi que l'indique un récent sondage conduit par l'institut BVA, les Français ne marquent pas, aujourd'hui, une adhésion réelle à son introduction en France : seuls 51 % des personnes sondées se déclarent favorables à sa mise en place (contre 48 %), les sympathisants de gauche y étant favorables à 74 % tandis que ceux de droite y sont opposés pour 59 % d'entre eux. 25 ( * )

B. DES EXPÉRIENCES ÉTRANGÈRES SOUVENT ÉVOQUÉES MAIS À L'EXEMPLARITÉ LIMITÉE

Diverses expériences menées - voire seulement envisagées - dans des pays étrangers sont souvent montrées en exemple pour démontrer la faisabilité technique et les avantages que pourrait procurer la mise en place d'un revenu de base. Néanmoins, eu égard au contexte dans lequel elles sont intervenues, au caractère souvent partiel de leur évaluation ou simplement à leur état de projet, ces expériences ne sont pas à même, à elles seules, de démontrer de manière empirique et pratique les effets potentiels de l'introduction d'une allocation inconditionnelle dans notre pays.

1. Des expérimentations nord-américaines menées dans les années 1970 à l'évaluation incomplète

Aux États-Unis comme au Canada , des expérimentations d'un revenu de base ont été menées dans certaines villes afin d'en étudier les effets sur la résorption de la pauvreté et la relation à l'emploi.

a) L'expérimentation américaine d'un « guaranteed annual income »

Afin de tester les effets sur l'emploi, les conditions d'accumulation du capital, la formation et la cellule familiale, l'administration fédérale américaine entreprit quatre expérimentations entre 1968 et 1972 .

Une première expérimentation eut lieu dans le New Jersey et en Pennsylvanie sur une population urbaine.

Une deuxième expérimentation intervint dans une petite ville de Gary, dans l'Indiana, pour évaluer les effets d'une allocation universelle sur les familles monoparentales.

Une troisième fut menée en Caroline du Nord et en Iowa pour étudier l'impact d'une telle mesure sur des populations rurales.

Enfin, une expérimentation à plus large échelle intervint à Seattle et Denver, connue sous l'acronyme SIME-DIME ( Seattle Income Maintenance Experiment - Denver Income Maintenance Experiment ).

Selon Mme Evelyn Forget, universitaire canadienne qui a étudié ces cas nord-américains 26 ( * ) , les expérimentations conduites n'ont pu donner lieu à une évaluation scientifiquement complète de leurs effets , les programmes de recherche n'ayant pu être menés dans des conditions satisfaisantes faute d'un financement suffisant.

Toutefois, certains éléments statistiques collectés feraient apparaître une baisse significative quoique limitée de l'effort de travail au sein des familles bénéficiaires répartie différemment selon ses membres : pour le chef de famille, qui a en général les horaires de travail les plus lourds, la diminution des heures travaillées s'est avérée faible (inférieure à 5 %) ; s'agissant du conjoint, la diminution a été plus notable, compensée par une augmentation des tâches ménagères ou familiales (jusqu'à 25 %) ; pour les adolescents, en particulier de sexe masculin, la diminution des heures travaillées a été plus prononcée, traduisant vraisemblablement un allongement de la durée de leurs études avant l'exercice d'une première activité professionnelle.

De manière plus générale, des résultats positifs sur le niveau d'éducation (tant en ce qui concerne les résultats des enfants des familles bénéficiaires que la poursuite d'études plus longues) sont apparus dans l'ensemble des expérimentations.

b) L'expérimentation canadienne

La province du Manitoba au Canada s'est également lancée, entre 1974 et 1979, dans une expérimentation menée dans deux villes, Winnipeg et Dauphin, sous l'acronyme MINCOME.

À Winnipeg , l'expérimentation fut cependant conduite sur une échelle réduite, puisqu'elle portait essentiellement sur les effets sur l'emploi, de sorte que seuls des bénéficiaires en âge de travailler avaient été retenus, et comparés à d'autres habitants auxquels il n'était pas versé d'allocation. Aussi les personnes handicapées, les personnes placées sous protection juridique et les retraités furent-ils exclus de cet essai. Les résultats furent assez similaires à ceux découlant des expérimentations conduites aux États-Unis.

L'expérimentation à Dauphin fut la seule qui fût véritablement générale, intégrant toute la population urbaine et rurale avoisinante, soit environ 10 000 personnes. Une allocation représentant 60 % des « seuils de faible revenu » 27 ( * ) fut offerte à chaque famille sans revenus, son montant étant réduit de 50 cents pour 1 dollar de revenu provenant d'autres sources. Globalement, cette allocation s'avérait de même niveau que celle versée aux familles bénéficiant déjà de l'aide sociale, mais elle constituait une amélioration substantielle de revenus pour les familles non éligibles à l'aide sociale.

Selon Mme Evelyn Forget, l'allocation d'un dividende à l'ensemble de la population permit à celle-ci, composée en grande partie d'actifs employés dans l'agriculture ou occupant des emplois indépendants, de disposer d'un revenu stable et prévisible . Bien que l'exploitation statistique de cette expérience soit restée très lacunaire, Mme Forget, en reprenant plusieurs années après les données statistiques, a constaté que le MINCOME avait été bénéfique en matière de santé pour l'ensemble de la population de Dauphin.

Ces expérimentations nord-américaines restent, à ce jour, les seules menées dans des pays occidentaux avec une volonté réelle de bénéficier d'un examen scientifique concret des effets potentiels sur les bénéficiaires du versement d'un revenu de base. Cependant, pour des raisons budgétaires et du fait d'un désintérêt politique croissant, à la fin des années 1970, quant au concept même d'un revenu universel comme arme de lutte contre la pauvreté, elles n'ont pas été à même de démontrer pleinement les effets bénéfiques ou les inconvénients d'une telle mesure.

2. Des expériences passées en Inde et en Namibie difficilement transposables

Des expérimentations d'un revenu de base ont également été menées ponctuellement en Afrique et en Asie. 28 ( * )

a) L'expérimentation menée dans l'État de Madhya Pradesh (Inde)

Une expérimentation fut conduite en 2012 pendant environ dix-huit mois dans plusieurs villages de l'État de Madhya Pradesh en Inde , consistant dans le versement inconditionnel d'une allocation monétaire mensuelle à chaque résident, équivalente à 200 roupies 29 ( * ) par adulte et 100 roupies par enfant 30 ( * ) . Au total, 6 000 personnes ont pu bénéficier de ce programme.

Les résultats de l'expérimentation ont fait l'objet d'une exploitation statistique sous l'égide de la Fondation des Nations unies pour l'enfance (UNICEF). Celle-ci a montré que, alors même que l'allocation avait été donnée sans condition et sans aucune prescription d'utilisation, les bénéficiaires l'avaient employée pour satisfaire des besoins essentiels, notamment pour améliorer leur alimentation, leur santé, leur éducation voire, le cas échéant, leur outil de production. De sorte que la critique théorique parfois opposée à une telle allocation selon laquelle ce revenu de base serait gaspillé ou mal utilisé n'a pas été démontrée empiriquement . Cette étude a également mis en évidence que la distribution inconditionnelle et individuelle de l'allocation avait favorisé son appropriation par l'ensemble des bénéficiaires.

b) L'expérimentation namibienne

Entre 2008 et 2012, diverses organisations non gouvernementales allemandes proches des Églises protestantes engagèrent un programme de distribution d'un revenu de base aux 1 200 habitants d'un village de Namibie : Otjivero. Le montant versé était de 100 dollars namibiens par mois, soit l'équivalent de 6,30 euros.

Selon ses promoteurs, dès la fin de la première année, des effets bénéfiques ont pu être tirés de ce versement : une baisse drastique du nombre d'enfants en état de sous-nutrition, une hausse du taux de scolarisation, ainsi qu'un développement des créations d'entreprises individuelles. Comme dans l'expérience indienne, les résultats auraient démontré que l'allocation mensuelle n'avait pas conduit les bénéficiaires à adopter des comportements oisifs .

Pour autant, contrairement aux autres expérimentations, l'expérience menée à Otjivero a fait l'objet de critiques fortes et récurrentes, mettant en cause la pertinence scientifique de la démarche d'évaluation menée et l'absence de mise à disposition de la communauté scientifique internationale des données statistiques collectées. Les résultats présentés semblent donc devoir être regardés avec précaution.

En tout état de cause, quels que soient les résultats effectifs des expérimentations indienne et namibienne, il est peu évident que celles-ci puissent fournir une assurance réelle quant aux effets potentiellement bénéfiques de l'institution d'un revenu de base dans des pays occidentaux, et en particulier en France, eu égard au contexte social, économique et culturel difficilement comparable des pays concernés.

3. Des exemples actuels liés à une source de richesse nationale spécifique à redistribuer

L'État fédéré américain de l'Alaska et la région administrative spéciale de Macao, rattachée depuis décembre 1999 à la République démocratique populaire de Chine, sont les exemples les plus accomplis 31 ( * ) de distribution d'un dividende généralisé à leur population. Ces dividendes trouvent néanmoins leur source dans une rente - liée aux gains issus du pétrole, dans le premier cas, ou des jeux de hasard, dans le second - qui en font des modèles difficilement transposables dans des États qui ne bénéficient pas d'une source de richesse nationale spécifique. 32 ( * )

a) Le partage de la rente pétrolière en Alaska

À la fin des années 1960, le budget de l'État de l'Alaska s'est trouvé enrichi de 900 millions de dollars à la suite de l'attribution de droits d'exploitation des champs pétrolifères de Prudhoe Bay, au nord-est de l'État. La décision a alors été prise en 1976 par le Gouvernement d'allouer cette somme à un fonds qui la gèrerait et dont une partie des revenus tirés des placements serait distribuée aux citoyens d'Alaska. À cette fin, la Constitution de l'État a été modifiée afin de prévoir qu'au moins 25 % de tous les revenus générés par l'exploitation des richesses naturelles du sol perçus par l'État seraient placés dans un fonds à caractère permanent - l' Alaska permanent fund - afin de générer des revenus destinés à être réinvestis dans l'économie et au profit des citoyens par le biais d'une allocation annuelle ( dividend ).

Une structure ad hoc instituée par la loi de l'État - l' Alaska permanent fund Corporation - a été chargée d'administrer et de gérer au mieux les sommes ainsi collectées. Depuis 1976, la valorisation du fonds a été exponentielle et la part des revenus du pétrole s'y retrouve aujourd'hui réduite compte tenu de la diversification des placements opérés. En juillet 2015, sa valeur atteignait 52,8 milliards de dollars, générant un revenu annuel net de 2,90 milliards de dollars. C'est à partir de ce revenu qu'est ensuite calculé le montant qui sera prélevé sur le fonds, puis transféré à un service du ministère des finances de l'Alaska chargé de répartir entre les bénéficiaires la somme disponible.

Cette somme est égale à la moyenne sur les cinq dernières années de la somme prélevée sur le fonds, après un certain nombre de déductions, notamment au titre de la gestion du dividende. En 2015, la somme disponible s'est élevée à 1,33 milliard de dollars , répartie entre 644 511 bénéficiaires, qui ont ainsi chacun perçu une somme de 2 072 dollars, soit environ 1 880 euros par an ou 157 euros par mois. Cette somme est soumise à l'impôt fédéral.

Si ce dividende est versé - par chèque ou par virement sur compte bancaire - tant aux personnes majeures qu'aux enfants , il ne peut être perçu qu'à certaines conditions :

- une condition de résidence : avoir été résident permanent depuis au moins un an à la date de la demande, sous réserve de cas de dispense limitativement énumérés (études à l'étranger, absence pour accompagner un proche...) ;

- une condition de résidence régulière, s'agissant des étrangers ;

- une condition tenant à l'absence, durant l'année antérieure, de condamnation ou d'emprisonnement pour crime ou, en cas de condamnation pour crime ou pour deux délits ou plus depuis moins de vingt ans, de condamnation pour un délit.

En outre, le bénéfice de l'allocation suppose une démarche annuelle volontaire de chaque bénéficiaire potentiel , qui doit solliciter son versement entre le 1 er janvier et le 31 mars de l'année. Le service assure l'instruction des demandes et a ainsi rejeté en 2015 comme inéligibles 7 % des demandes qui lui ont été présentées.

b) Le partage de la rente des jeux de hasard à Macao

En 2008, le Gouvernement de la région administrative autonome de Macao a annoncé la création d'un programme de « partage de richesse » ( Wealth parkating scheme ), qui conduit depuis lors au versement d'une somme d'argent à chacun de ses résidents permanents ou non permanents.

Cette allocation est présentée par les autorités publiques comme la volonté de « partager avec la population les fruits du développement économique » de Macao, essentiellement lié aux jeux de hasard, qui contribuent à près de 40 % de son PIB. Lors de la crise financière des années 2007-2008, elle a aussi été un moyen de contrer les effets de cette crise pour la population, justifiant une hausse des sommes versées. Pour en bénéficier, seule une condition de résidence régulière à Macao est exigée.

Depuis sa mise en place, les montants annuels versés ont fortement varié d'une année à l'autre : de 5 000 patacas pour un résident permanent et 3 000 pour un résident non permanent en 2008, à 6 000 et 3 600 en 2009, puis 4 000 et 2 400 en 2011 pour s'élever à respectivement 9 000 et 5 400 patacas en 2014 et 2016, soit environ 1 020 euros et 610 euros par an.

En 2014, ces versements ont profité à 650 091 bénéficiaires .

L es exemples de l'Alaska et de Macao sont donc à la fois atypiques - puisqu'ils sont directement liés à une source de richesse nationale dont peu de pays peuvent se prévaloir aujourd'hui - et modestes, eu égard tant au nombre de leurs bénéficiaires (inférieur à la population de l'ancienne région Limousin) qu'aux sommes versées, qui ne représentent qu'environ 100 à 150 euros par mois.

4. Des expérimentations européennes encore à l'état de projet qui ne portent pas sur un revenu de base stricto sensu

Enfin, dans le débat sur le revenu de base, les « expérimentations » européennes sont souvent mises en avant. C'est la raison pour laquelle la mission commune d'information s'est particulièrement intéressée à la Finlande et aux Pays-Bas. Elle a dû constater que, contrairement à ce qui est souvent présenté dans les médias ou par les promoteurs du revenu de base, les « exemples » néerlandais et finlandais restent à ce jour à l'état de projet, et qu'il est donc impossible d'en tirer dès à présent des enseignements concrets, même s'il est indéniable que la réflexion sur le revenu de base y est plus avancée qu'en France.

a) Le projet d'expérimentation finlandais

Lors d'un déplacement du 11 au 13 septembre 2016, une délégation de la mission a pu se rendre à Helsinki, capitale de la République de Finlande, où elle a pu, avec l'appui efficace de l'ambassade de France, mener plusieurs entretiens avec les présidentes de la commission des affaires sociales et de la commission de l'emploi du Parlement finlandais (Eduskunta), Mmes Tuula Haatainen et Tarja Filatov, des représentants du ministère des affaires sociales et de la santé ainsi que de l'organisme finlandais de sécurité sociale (KELA), des représentants de la centrale syndicale SAK et de la centrale patronale EK, des représentants de l'Association des communes (Kuntaliitto) ainsi que des universitaires. 33 ( * )

En 2015, la coalition gouvernementale arrivée au pouvoir après les élections législatives a lancé, conformément à son programme de campagne, une étude tendant à la mise en place d'une expérimentation d'un revenu de base pour une période de deux ans à compter du 1 er janvier 2017, assortie d'une évaluation dès l'année 2019, en mobilisant à cet effet une enveloppe de 20 millions d'euros.

Trois constats ont conduit à cette initiative : un changement du modèle de l'emploi industriel en Finlande, semblable à celui rencontré dans la plupart des États membres de l'Union européenne ; un système d'assurance sociale qui n'incite pas à une reprise du travail en cas de chômage 34 ( * ) ; un système d'allocations souvent qualifié de « jungle » 35 ( * ) (environ 200 allocations différentes) et accusé de favoriser des trappes à inactivité. Pour le Gouvernement, le revenu de base apparaît donc d'abord, sur le plan conceptuel, comme un moyen de favoriser un retour à l'emploi dans un pays confronté à une récession économique jusqu'en 2015 et qui connaît un taux de chômage d'environ 8 %, en offrant notamment un complément de revenu permettant la reprise d'une activité professionnelle peu rémunératrice en elle-même eu égard au niveau du salaire offert ou à la faible quotité de temps travaillé.

Cette étude, menée dans le cadre d'un partenariat entre l'organisme d'assurance sociale finlandais - KELA -, divers organismes de recherche gouvernementaux et universitaires, des think tanks et la centrale patronale finlandaise, a débouché sur un rapport intérimaire en mars 2016. Ce dernier a recommandé la mise en place expérimentale d'un revenu de base « partiel » remplaçant certaines allocations « de base » actuelles sans se substituer aux autres prestations d'assurance sociale, d'un montant de 550 à 600 euros par mois, versé aux individus entre 25 et 63 ans. La voie d'un revenu de base d'un montant de 1 000 euros a été écartée en raison de ses besoins en financement, car elle aurait conduit à un taux d'imposition des revenus de près de 70 %. Le principe d'un impôt négatif a également été rejeté en l'absence d'un registre de revenus permettant en temps réel de connaître les revenus des Finlandais et le montant de l'impôt à acquitter.

Alors même qu'un rapport définitif doit être présenté en novembre 2016 par le groupe et doit proposer les mesures pratiques de l'expérimentation, le Gouvernement a soumis à consultation, dès la fin du mois d'août 2016, un avant-projet de loi tendant à la mise en oeuvre d'une expérimentation très restreinte, portant uniquement sur 2 000 individus de 25 à 58 ans en recherche d'emploi et percevant la prestation de base d'insertion professionnelle versée par l'organisme KELA . Ces individus, tirés au sort sur une base nationale, percevraient une allocation de 560 euros non soumise à l'impôt. Le coût total de cette expérimentation serait de 7 millions d'euros sur deux ans. Le projet de loi, éventuellement modifié à la suite de la consultation publique, devrait être soumis au Parlement finlandais dans les prochaines semaines, pour une adoption avant la fin du mois de décembre 2016 et une mise en oeuvre de l'expérimentation au 1 er janvier 2017.

L'expérimentation qui devrait être mise en place s'éloignerait donc d'un revenu de base par son caractère conditionnel, dès lors que l'allocation envisagée ne serait versée qu'aux bénéficiaires de prestations sociales d'insertion professionnelle. Par rapport au système actuel, la différence essentielle résiderait simplement dans le fait que l'allocation continuerait d'être versée aux bénéficiaires même lorsque ceux-ci reprennent un travail rémunéré pendant la période de l'expérimentation . L'allocation constituerait ainsi non plus seulement un revenu de remplacement mais, le cas échéant, un complément de revenu accordé par la collectivité.

L'ampleur particulièrement limitée de cette initiative peut s'expliquer au regard de plusieurs considérations :

- d'une part, conformément à l'objectif politique affiché et soucieux de pouvoir entamer rapidement l'expérimentation et d'en tirer une évaluation rapide, le Gouvernement finlandais a entendu orienter l'expérimentation en analysant seulement l'effet d'une telle allocation sur le retour à l'emploi. C'est ce qui explique notamment que l'essentiel des indicateurs envisagés pour évaluer cette expérimentation concerne les conditions d'emploi : l'effet sur le nombre de déclarations de recherche d'emploi, l'orientation des demandeurs d'emploi vers des formations ou stages, la modification des revenus des bénéficiaires ainsi que les coûts de gestion de cette allocation par rapport aux allocations auxquelles elle se substituera ;

- d'autre part, faute d'un accord complet de la coalition gouvernementale sur le sujet, tout changement de la loi fiscale a été exclu dans le cadre de l'expérimentation ; dans ces conditions, l'échantillon « test » ne pouvait être que limité. Mais il en découle que l'expérimentation ne pourra démontrer à elle seule comment une telle allocation pourra être financée dans l'hypothèse de son éventuelle généralisation , dans la mesure où son versement coûterait alors 15 milliards d'euros par an (à comparer à un budget de l'État finlandais de 60 milliards d'euros et un PIB de 210 milliards d'euros) ;

- enfin, le principe même de l'instauration d'un revenu de base en Finlande reste très discuté. Parmi les partis politiques finlandais, il n'est défendu que par trois formations : les Verts, la gauche finlandaise (anciennement communiste) et le parti du Centre. Or, dans la coalition gouvernementale actuelle, formée des Conservateurs, du parti des Vrais Finlandais et du Centre, seul ce dernier - et le Premier ministre qui en est issu, M. Juha Sipilä - le promeut. En outre, ainsi que l'ont montré les entretiens conduits par la délégation de la mission sur place, les syndicats de travailleurs et la centrale patronale EK y sont opposés. Dans l'opinion publique, ce principe est d'abord défendu par les jeunes et, selon les sondages, seuls 35 % des Finlandais seraient favorables à un revenu de base de 500 euros par mois, eu égard aux effets sur le taux d'imposition que sa mise en place devrait induire. Aussi l'expérimentation ne présume-t-elle en aucune sorte l'instauration rapide d'un revenu de base en Finlande . Lucidement, certains promoteurs de ce système ont ainsi estimé devant la délégation que le revenu de base finlandais ne verrait sans doute pas le jour avant une vingtaine d'années.

C'est donc une voie empreinte de pragmatisme que le Gouvernement finlandais entend suivre dans un premier temps, en proposant d'expérimenter un dispositif très restreint qui, par la suite, pourrait néanmoins être étendu à une cohorte plus nombreuse de bénéficiaires (le chiffre de 7 000 ou 9 000 a été avancé pendant les entretiens) et, le cas échéant, au-delà des seuls demandeurs d'emploi touchant l'allocation de base versée par KELA. Loin des querelles idéologiques, la plupart des interlocuteurs rencontrés par la délégation ont jugé qu'en dépit de leur position de principe, ils n'étaient pas opposés à une expérimentation en la matière, même si les conditions de l'expérimentation proposée devaient être discutées, le dispositif présenté par le Gouvernement faisant l'objet de nombreuses critiques.

b) Les expérimentations locales envisagées aux Pays-Bas

Le déplacement d'une délégation de la mission les 29 et 30 septembre 2016 aux Pays-Bas a également permis à celle-ci de mieux cerner les termes du débat ainsi que la nature des expérimentations envisagées dans certaines communes. Sur place, la délégation a pu mener, grâce au concours de l'ambassade de France, plusieurs entretiens avec des membres du Sénat comme de la Seconde chambre ( Tweede Kamer ), des représentants du ministère des affaires sociales, des universitaires ainsi que des représentants de la ville d'Utrecht. 36 ( * )

La situation des Pays-Bas apparaît très complémentaire de celle de la Finlande, dans la mesure où la réflexion sur l'expérimentation y est davantage menée au niveau des communes qu'au niveau gouvernemental . En effet, au niveau national, aucun parti n'a fait figurer dans son programme la mise en place d'un revenu de base et la majorité des formations politiques nationales - nombreuses aux Pays-Bas compte tenu du scrutin proportionnel de liste aux élections législatives - est opposée à son principe même, estimant que, dans une économie qui s'approche du plein emploi 37 ( * ) , le travail doit être encouragé. Le débat n'en est pas moins réel dans chaque formation.

Une initiative isolée d'un membre de la Seconde chambre, M. Norbert Klein, a été présentée en janvier 2016 tendant à l'introduction d'un revenu de base de 800 euros par mois dont bénéficieraient toutes les personnes résidant légalement aux Pays-Bas depuis plus de dix ans. Saisi de cette initiative, le Gouvernement néerlandais a fait savoir le 31 mai 2016 qu'il considérait que le revenu de base aurait une incidence négative sur la position économique mondiale du pays ainsi que sur sa propre prospérité économique, eu égard aux hausses d'impôts nécessaires pour assurer son financement, de l'ordre de 130 milliards d'euros.

La plupart des formations politiques privilégient une politique d'aide sociale adaptée à chaque statut et craignent une forte désincitation au travail en cas de versement de ce revenu, alors que la place du travail pour l'inclusion sociale leur apparaît majeure. Or, selon les simulations effectuées par le centre de prévision néerlandais, le Central plan bureau , une allocation du montant projeté se traduirait par une baisse du taux d'emploi de 5 % 38 ( * ) et nécessiterait une augmentation de la fiscalité.

Les entretiens sur place ont donc fait clairement apparaître qu'il existait, au niveau national, une forte opposition de principe qui ne conduirait pas à l'introduction d'un revenu de base, ni même à la mise en place d'une expérimentation d'ampleur nationale.

En revanche, au niveau local, plusieurs communes (Utrecht, Groningen, Tilburg et Wageningen) se sont engagées dans une réflexion en vue de la mise en place, sur leur territoire, de certaines expérimentations dont elles définiraient chacune l'objet et les modalités. Les communes disposent en effet, à la suite d'une décentralisation menée il y a quelques années, d'une autonomie importante en matière sociale. C'est dans ce cadre que se situent les projets d'expérimentation dont le plus avancé est celui de la ville d'Utrecht.

À Utrecht, le projet d'expérimentation, dénommé « Weten wat work » (« Savoir ce qui fonctionne »), se présente d'abord comme un moyen de dépasser les limites actuelles de la loi dite de « participation », qui conditionne le versement de certaines allocations à des démarches administratives ainsi qu'à des recherches de formations ou d'emplois, selon des dispositifs jugés très complexes, sources de stress pour les intéressés et qui favorisent des stratégies de contournement afin de préserver cet acquis, tout en pesant lourdement sur les administrations communales.

Dans cette ville de 340 000 habitants, 9 800 personnes perçoivent le revenu minimum d'insertion prévu par la loi (d'une somme de 900 euros par mois à caractère dégressif en fonction des autres revenus du bénéficiaire), que la commune verse pour le compte de l'État tout en menant des actions d'insertion. C'est sur un échantillon d'environ 500 personnes tirées au sort parmi les bénéficiaires de cette allocation, mais avec leur accord, que les autorités municipales entendent tester pendant deux ans plusieurs variantes de revenu sur quatre groupes d'une centaine d'individus :

- un premier groupe test ne serait soumis à aucune obligation de recherche d'emploi ;

- un autre groupe test recevrait un complément de 125 euros par mois, non dégressif, en franchise d'impôts, à la condition d'exercer l'une des activités qui lui serait proposée par la ville ;

- un groupe test bénéficierait automatiquement d'un complément de 125 euros par mois, non dégressif, en franchise d'impôts, mais le perdrait s'il n'exerçait pas l'une des activités proposées par la ville ;

- un dernier groupe serait dispensé de l'obligation de recherche d'emploi et pourrait cumuler un montant d'allocation non dégressive plus important avec les revenus tirés d'une éventuelle reprise d'emploi, toujours en franchise d'impôts. Lors de l'entretien avec la délégation, M. Victor Everhardt, adjoint au maire chargé du dossier, a indiqué que le souhait de la ville était de pouvoir monter, le cas échéant, jusqu'à 900 euros.

L'expérimentation reposerait sur le travail d'universitaires et de statisticiens, qui détermineraient les groupes test et le groupe de contrôle. Son évaluation serait conduite par ces mêmes experts, par exploitation des données statistiques et au moyen d'entretiens avec les bénéficiaires, et porterait essentiellement sur les effets de ces dispositifs en termes de retour à l'emploi. Les frais de l'expérimentation - notamment les compléments monétaires versés ainsi que la rémunération des personnels chargés de l'expérimentation - seraient supportés entièrement par la commune. Toutefois, la municipalité entend solliciter les fonds européens afin d'assurer un cofinancement.

La mission a donc pu constater qu'Utrecht s'apprêtait à procéder à l'expérimentation d'un revenu conditionnel non dégressif, et non pas véritablement d'un revenu inconditionnel, puisque l'entrée dans le dispositif serait réservée aux seuls bénéficiaires actuels du revenu minimum légal. En outre, les dispositifs expérimentés ne porteraient que sur la seule variable de l'obligation de recherche d'emploi ou de formation, actuellement imposée par la législation néerlandaise, en dispensant selon certaines conditions les bénéficiaires de cette obligation.

En tout état de cause, l'expérimentation projetée reste soumise à une autorisation administrative délivrée par le Gouvernement. Selon les informations recueillies par la délégation, un accord devrait pouvoir être obtenu afin de lancer l'expérimentation à compter du 1 er janvier 2017.

Néanmoins, la secrétaire d'État aux affaires sociales et à l'emploi, Mme Jetta Klijnsma, a adressé le 3 octobre 2016 à la Seconde chambre un projet Tijdelijk besluit experimenten Participatiewet » ou « Décision temporaire relative aux expériences sur la loi de participation ») autorisant une expérimentation plus restrictive que celle projetée .

Ce projet ouvrirait la voie d'une expérimentation dans au plus 25 communes - qui devraient solliciter le bénéfice de l'expérimentation auprès du ministre des affaires sociales et de l'emploi dans un délai de trois ans à compter de la décision temporaire relative aux expériences sur la loi de participation - et viserait au maximum 4 % des individus actuellement bénéficiaires d'un revenu minimum d'insertion. Toutefois, à ce stade, le Gouvernement envisagerait seulement trois modalités d'expérimentation, éventuellement combinables entre elles :

- une dispense temporaire des obligations de travail et de réintégration dans l'emploi. Ce dispositif ferait l'objet d'une évaluation provisoire, après 6 mois, par un collège constitué du maire de la commune et de ses adjoints. Au terme de cette période, s'il s'avérait que les efforts visant l'intégration ont été insuffisants, il y aurait une notification et, en l'absence d'amélioration au terme d'une nouvelle période de six mois, le collège devrait mettre fin à ce dispositif temporaire ;

- un dispositif d'intensification temporaire des obligations de travail et de réintégration dans l'emploi, comportant un doublement des moyens d'accompagnement des bénéficiaires du revenu minimum d'insertion, notamment avec des entretiens plus nombreux et des obligations renforcées ;

- un dispositif dans lequel un revenu complémentaire serait versé en plus des revenus tirés d'un emploi, sans pouvoir dépasser 50 % de ces revenus, et serait plafonné à 199 euros par mois pour les personnes seules et 142 euros par mois pour les personnes mariées . Ce revenu se cumulerait avec l'allocation d'aide sociale générale déjà perçue de 900 euros.

Cette décision, si elle était confirmée, altérerait donc fortement le souhait formulé par la commune d'Utrecht de mettre en place le dernier groupe test envisagé.

*

En définitive, si les expériences menées à l'étranger constituent des points de repère intéressants dans la réflexion sur la mise en place d'un revenu de base en France, elles ne sauraient être des modèles à reproduire sans discussion ni accommodements et ne sont pas davantage à même de démontrer à elles seules la pertinence d'une instauration d'un revenu de base dans notre pays. La mission s'est donc interrogée sur les raisons qui, en France, justifieraient spécifiquement l'instauration d'un revenu de base.

II. UN REVENU DE BASE EN FRANCE : POUR QUOI FAIRE ?

Les réflexions philosophiques qui structurent le débat autour de l'instauration d'un revenu universel sont diverses. Il existe en particulier une ligne de fracture importante autour de la question de la place que le travail doit avoir dans notre société , selon que l'on considère que le revenu de base est un outil favorisant le retour à l'emploi en accordant une sécurité à tous ou au contraire un moyen de réduire son temps de travail pour se consacrer à d'autres activités.

Il est donc impératif que tout projet politique ayant vocation à proposer une telle mesure soit au clair sur les objectifs poursuivis : il faut pouvoir répondre à la question « pourquoi un revenu de base ? » avant de se pencher sur les conditions pratiques de sa mise en oeuvre.

A. DES OBJECTIFS POURSUIVIS DE NATURES DIFFÉRENTES

Au-delà de l'amélioration de certains aspects techniques, plusieurs projets de revenus de base sont mus par des considérations diverses, certains pouvant être qualifiés d'« utopistes ».

La notion de revenu de base embrasse des projets de sociétés très différents et qui peuvent être incompatibles entre eux. En effet, le revenu de base est considéré par certains comme un outil plus efficace et plus simple de lutte contre la grande pauvreté (revenu de « subsistance »), lorsque d'autres y voient un moyen de repenser la place du travail dans la société et de libérer les individus de l'asservissement au travail (revenu d'« émancipation »). Ces conceptions souvent antagonistes se cristallisent autour du montant proposé du revenu de base : plus son montant est élevé, plus il constitue un revenu pouvant se substituer au revenu tiré d'une activité professionnelle et permettant aux individus d'organiser leur temps de travail et leurs parcours professionnels comme ils le souhaitent.

La fondation Jean Jaurès, dans une note récente relative au revenu de base 39 ( * ) , a ainsi tenté de synthétiser les différentes conceptions autour de trois approches principales : une approche libertarienne, qui « conçoit le revenu de base comme un transfert du pouvoir de décision depuis l'État vers les individus » ; des approches marxistes et écologistes, qui « conçoivent le revenu de base comme un instrument de sortie du capitalisme productiviste, voire du salariat, découplant les revenus du travail [...] des gains de productivité issus de la robotisation » ; une approche social-démocrate, qui entendrait « assurer à tous les conditions d'une émancipation et d'une vie digne » et permettrait « d'éliminer les problématiques du non-recours aux prestations sociales et de lutte contre la fraude ».

Plus simplement, le « paysage » du revenu de base s'ordonne entre des projets qui visent à modifier purement et simplement le rapport de l'individu à la société, alors que d'autres ont une ambition plus pragmatique : améliorer le système actuel et mieux l'adapter aux bouleversements de notre société afin de le rendre plus efficient.

1. Changer le rapport de l'individu à la société

Deux grandes conceptions antagonistes du revenu de base, visant à « changer la société », peuvent être identifiées.

La première est une approche « libérale » : le revenu de base aurait pour finalité de libérer l'individu de la tutelle de l'État. Le revenu de base est vu comme un instrument favorisant la liberté individuelle, chacun bénéficiant d'un revenu lui permettant de subvenir à ses besoins fondamentaux, qu'il choisirait de dépenser comme il l'entend.

Cette vision a notamment été promue par Milton Friedman 40 ( * ) , pour qui le revenu de base était un moyen de lutter contre la pauvreté et de renforcer la responsabilité individuelle, chacun étant capable de définir ses propres besoins et de faire ses propres choix. Elle est aujourd'hui défendue par MM. Marc de Basquiat et Gaspard Koenig dans leur proposition de mettre en place un revenu de base par le biais d'un impôt négatif. Le revenu qu'ils proposent (le Liber ) doit permettre aux individus de faire face aux incidents de parcours professionnel en constituant un filet de sécurité pour tous. Il s'agit de lutter plus efficacement contre la pauvreté tout en assurant une plus grande neutralité de l'État vis-à-vis des choix de vie des individus. Lors de son audition par la mission, M. Gaspard Koenig a ainsi rappelé que le revenu de base qu'il propose a pour ambition de « résoudre une question sociale cruciale, celle de la grande pauvreté, en faisant preuve le moins possible de paternalisme » 41 ( * ) .

Selon cette approche, le revenu de base est donc avant tout un « filet de sécurité » et n'a pas pour vocation de remettre en cause la place du travail dans la société. En s'additionnant aux revenus issus du travail, le revenu de base est au contraire conçu comme un moyen d'encourager la reprise d'une activité rémunérée.

Poussée plus loin, cette logique libérale conduit certains auteurs à proposer que le revenu de base se substitue au système de protection sociale actuel. Il s'agirait de supprimer l'ensemble des prestations non-contributives et contributives et de les remplacer par un revenu de subsistance, chacun ayant pour responsabilité de s'assurer individuellement contre les risques de la vie. Le revenu de base permettrait ainsi de démanteler l'État-providence. Dans son ouvrage L'argent des Français 42 ( * ) , M. Jacques Marseille a ainsi proposé de mettre en place une allocation mensuelle de 750 euros par adulte et de 375 euros par enfant se substituant à la quasi-totalité des aides versées : les allocations familiales, les bourses d'études, les aides au logement, les allocations chômage, les aides au retour à l'emploi, les prestations retraite. Seul le remboursement des dépenses de santé resterait à la charge de la solidarité nationale.

La seconde conception témoigne d'une approche « marxisante » du revenu de base, qui aurait pour objectif de libérer l'individu du travail. Le revenu de base est ici conçu comme un moyen, pour les individus, de choisir librement les modalités de leur participation à la vie sociale et, le cas échéant, d'organiser leur temps de travail comme ils le souhaitent. Dans cette approche, le revenu de base doit être d'un montant suffisant pour pouvoir se substituer aux revenus d'activité. Il viendrait par ailleurs s'ajouter aux prestations sociales versées par les organismes sociaux, et non les remplacer.

Le mouvement français pour un revenu de base (MFRB) conçoit ainsi le revenu de base comme un moyen d'assurer la subsistance de tous (en supprimant le problème du non-recours aux allocations) mais également de repenser la place du travail dans nos sociétés en permettant à chacun de choisir de s'engager dans les activités qu'il souhaite, qu'elles soient productives ou non. Il s'agit donc d'assumer de déconnecter le travail et le revenu afin de valoriser d'autres activités comme l'engagement associatif et le bénévolat. Comme l'a indiqué M. Jean-Éric Hyafil lors de son audition, le revenu de base permettrait aux travailleurs de disposer d'une « marge d'autonomie accrue pour quitter un emploi qu'ils estiment privé de sens et accéder à un nouvel emploi plus sensé à leurs yeux, même si celui-ci est plus faiblement rémunéré » 43 ( * ) .

De même, M. Philippe Van Parijs conçoit le revenu de base comme étant davantage qu'un instrument efficace de lutte contre la pauvreté monétaire : il s'agit de donner aux individus une liberté réelle de choisir un emploi permettant leur épanouissement, et donc de refuser un emploi ingrat. L'allocation universelle qu'il propose est donc « à la fois un instrument de liberté et une manière d'échapper à la servitude » 44 ( * ) .

M. Baptiste Mylondo pousse plus loin cette réflexion, et semble inscrire le revenu de base dans une dynamique plus large de réduction de l'activité productive et de la consommation, c'est-à-dire dans une perspective de décroissance économique. Le revenu de base permettrait de mieux partager le travail entre individus et de valoriser d'autres formes de participation à la vie sociale. Selon lui, « la société doit reconnaître à chacun de ses membres un revenu décent permettant une vie digne, en reconnaissance de sa participation active à la vie sociale » 45 ( * ) . La mutation de la société est alors « précisément l'objectif avoué du revenu inconditionnel. Cette mesure révolutionnaire vise à changer notre rapport au travail, à nous libérer de l'aliénation au travail et à la consommation, à réduire la place du travail dans nos vies. Ainsi, si personne ne veut travailler, tant mieux, peut-être pourrons-nous enfin cesser de perdre notre vie à la gagner » 46 ( * ) .

2. Simplifier et rendre plus opérationnels les dispositifs de lutte contre la pauvreté
a) L'effort de la collectivité en faveur de la lutte contre la pauvreté est conséquent

La France consacre près d'un tiers de son PIB (32,2 %, soit 689,8 milliards d'euros en 2014) à la protection sociale , ce qui place notre pays parmi ceux qui ont mis en place les systèmes les plus développés et les plus complets du monde.

Si l'essentiel de cette dépense correspond à la couverture, selon une logique assurantielle, des risques maladie et vieillesse, les prestations visant à lutter contre la pauvreté et l'exclusion représentent une vingtaine de milliards d'euros et sont complétées notamment par les aides au logement (18 milliards d'euros) et les prestations familiales (54,1 milliards d'euros), qui représentent une part importante des ressources des familles modestes.

Prestations sociales versées en 2014, par risque

En Md €

En %

Maladie

196,1

28%

Invalidité

38,3

6%

Accidents du travail - Maladies professionnelles

7,1

1%

Vieillesse

275,5

40%

Survie

37,8

5%

Famille

54,1

8%

Insertion et réinsertion professionnelle

3,5

1%

Chômage

39,3

6%

Logement

18,0

3%

Pauvreté - exclusion sociale

20,1

3%

Total

689,8

100%

Source : Drees, panorama des minima sociaux, édition 2016

La redistribution opérée par ces dépenses permet, en conjonction avec le système fiscal, de réduire le taux de pauvreté monétaire 47 ( * ) de près de 8 points , et l'intensité de la pauvreté 48 ( * ) de 17,1 points. Le tableau ci-dessous présente l'effet des différents outils de lutte contre la pauvreté.

Impact de la redistribution sur le taux, l'intensité et le seuil de pauvreté à 60 %
du niveau de vie médian en 2013, par type de transfert

Taux de pauvreté

Intensité de la pauvreté

Seuil de pauvreté

Niveau
(en %)

Impact
(en points)

Niveau
(en %)

Impact
(en points)

Niveau
(en euros)

Impact
(en euros)

Revenu initial 1

21,9

36,9

1 085

Impôts directs 2

20,7

-1,2

37,3

0,4

954

-131

Prime pour l'emploi 3

20,6

-0,1

37,1

-0,2

958

4

Prestations familiales

18,3

-2,3

32,4

-4,7

989

31

Prestations familiales sans condition de ressources 4

19,1

-1,5

33,6

-3,5

978

20

Prestations familiales sous condition de ressources

18,3

-0,8

32,4

-1,2

989

11

Allocations logement

16,0

-2,3

26,8

-5,6

995

6

Minima sociaux 5

14,4

-1,6

20,3

-6,5

1 000

5

RSA activité

14,0

-0,4

19,8

-0,5

1 000

0

Total prestations sociales et prime pour l'emploi

14,0

-6,7

19,8

-17,5

1 000

46

Revenu disponible

14,0

-7,9

19,8

-17,1

1 000

-85

1. Revenus d'activité, revenus de remplacement, pensions alimentaires (différence entre les pensions alimentaires reçues et les pensions alimentaires versées) et revenus du patrimoine. Le revenu initial inclut la CSG (imposable et déductible) et la CRDS mais est net des cotisations sociales.

2. Impôt sur le revenu, taxe d'habitation, contribution sociale généralisée (CSG), contribution à la réduction de la dette sociale (CRDS), prélèvement libératoire sur valeurs mobilières et autres prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine. Il s'agit des impôts directs payés en 2013 calculés d'après la déclaration de revenus 2012.

3. Il s'agit de la prime pour l'emploi effectivement perçue en 2013, c'est-à-dire calculée sur les revenus d'activité de 2012 et nette du RSA activité touché en 2012.

4. Hors complément de libre choix du mode de garde de la prestation d'accueil du jeune enfant (PAJE-CMG), cette prestation familiale n'étant pas prise en compte par l'Insee dans le calcul du niveau de vie.

5. Dans ce tableau, seuls le RSA socle, l'AAH et le minimum vieillesse sont comptés comme minima sociaux. L'ASS, l'ATA, l'AER-R, l'ATS-R et l'allocation veuvage sont comprises dans les revenus de remplacement et donc comptabilisées dans le revenu initial.

Note : Pour les prestations sociales soumises à la CRDS, celle-ci est incluse (c'est-à-dire qu'elle n'est pas déduite du montant de la prestation).

Lecture : En 2013, le taux de pauvreté calculé sur le revenu initial (avant redistribution) s'élève à 21,9 % en France métropolitaine. Après la prise en compte des impôts directs, il s'élève à 20,7 % : les impôts directs ont un impact de -1,2 point sur le taux de pauvreté. L'ajout de la prime pour l'emploi diminue le taux de pauvreté de 0,1 point supplémentaire. Le taux de pauvreté calculé sur le revenu disponible (après prise en compte de l'ensemble de la redistribution) s'établit à 14,0 %.

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.

Source : Drees, panorama des minima sociaux, édition 2016

La France se situe ainsi parmi les pays d'Europe dans lesquels le taux de pauvreté est le plus bas 49 ( * ) . Toutefois, un pays dont la richesse produite approchait 38 000 euros par habitant en 2015 ne peut se satisfaire d'une situation dans laquelle 8,8 millions de personnes disposent de moins de 1 000 euros par mois. Ce constat, déjà dressé par M. Lionel Stoléru dès les années 1970 dans son ouvrage préfigurant la mise en place du RMI et renouvelé par lui lors de son audition par la mission, conduit à s'interroger sur la nécessité d'une réforme des dispositifs de lutte contre la pauvreté.

La pauvreté : une problématique aux multiples facettes

Les dispositifs de minima sociaux visent à répondre à une des facettes de la pauvreté, qui est la pauvreté monétaire. La notion de pauvreté est toutefois plus complexe que la simple insuffisance de ressources pécuniaires. M. Guillaume Alméras, responsable du département emploi, économie sociale et solidaire au Secours catholique français, a indiqué, en ce sens, devant la mission, que : « les indicateurs de pauvreté (...) ne sont pas seulement monétaires : les questions relationnelles sont elles aussi très importantes. Si l'aide matérielle peut représenter une porte d'entrée, les personnes qui viennent nous voir demandent d'abord et essentiellement du lien social et de l'écoute, préalables nécessaires à l'estime de soi. Le capital social importe . » 50 ( * )

Ainsi qu'ont pu le souligner les autres associations et acteurs de la lutte contre l'exclusion auditionnés par la mission, les publics frappés par la pauvreté, et notamment par ses formes les plus intenses, font face à une logique d'exclusion et d'éloignement du marché du travail qui ne saurait être combattue uniquement par l'octroi d'une allocation. M. Pascal Lallement, délégué national d'ATD Quart Monde, l'a rappelé : « la question de l'utilité et du refus de l'inactivité forcée est importante et doit faire partie de la réflexion » sur la pauvreté. « Trop de gens sont laissés pour compte, n'ont pas leur place dans la société et doivent être reconnus . » 51 ( * )

Ces associations ont ainsi fait part à la mission de leurs inquiétudes quant à l'idée d'un revenu de base vu comme un « solde de tout compte » se substituant au nécessaire accompagnement des personnes en situation de pauvreté.

b) Des dispositifs existants nombreux aux limites connues
(1) Un système de minima sociaux complet mais dont les limites sont identifiées
(a) Un système de minima sociaux qui reflète la volonté de répondre à la diversité des situations des bénéficiaires

Environ 4,1 millions personnes bénéficiaient d'un des neuf minima sociaux 52 ( * ) au 31 décembre 2014. En prenant en compte les conjoints et les enfants des allocataires, 7,4 millions de personnes sont couvertes, soit 11,1 % de la population . La dépense correspondante s'élevait cette année-là à 24,3 milliards d'euros, soit 3,5 % des dépenses de prestations sociales. Ces dispositifs permettent de réduire le taux de pauvreté de 1,6 point et représentent une part importante du revenu disponible des ménages modestes.

Part des prestations sociales non contributives dans le revenu disponible, par décile de niveau de vie, en 2013

* Dans ce graphique, seuls le RSA socle, l'AAH et le minimum vieillesse sont comptés comme minima sociaux.

** Hors complément de libre choix du mode de garde de la prestation d'accueil du jeune enfant (PAJE-CMG), cette prestation familiale n'étant pas prise en compte par l'Insee dans le calcul du niveau de vie.

*** Il s'agit de la prime pour l'emploi perçue en 2013, c'est-à-dire calculée sur les revenus d'activité de 2012 et nette du RSA activité touché en 2012.

Note : Pour les prestations soumises à la CRDS, celle-ci est incluse (c'est-à-dire qu'elle n'est pas déduite du montant de la prestation).

Lecture : En 2013, pour les ménages de France métropolitaine dont le niveau de vie est inférieur au premier décile, la part des prestations familiales dans le revenu disponible est de 13 %, celle des allocations logement et des minima sociaux est de 16 % chacun.

Champ : France métropolitaine, ménages dont le revenu déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.

Sources : INSEE-DGFiP-CNAF-CNAV-MSA, enquête Revenus fiscaux et sociaux 2013

Si trois dispositifs regroupent 96 % des allocataires et 97 % des dépenses, on dénombre dix minima sociaux répondant à des règles différentes et s'adressant à des publics spécifiques. Le tableau ci-dessous présente le nombre d'allocataires et les dépenses correspondant à chacun des neuf minima sociaux qui existaient en 2014.

Nombre d'allocataires et dépenses d'allocations par minimum social en 2014

Nombre d'allocataires

Dépenses d'allocations
(en millions d'euros)

Revenu de solidarité active (RSA) socle

1 898 600

10 232**

Allocation aux adultes handicapés (AAH)

1 040 500

8 170

Minimum vieillesse (ASV et ASPA)*

554 200

2 429***

Allocation de solidarité spécifique (ASS)

471 700

2 684**

Allocation supplémentaire d'invalidité (ASI)

79 500

233

Allocation temporaire d'attente (ATA)

53 800

224

Allocation équivalent retraite de remplacement (AER-R) / allocation transitoire de solidarité de remplacement (ATS-R)

11 100

226**

Revenu de solidarité (RSO)

9 800

61

Allocation veuvage (AV)

7 500

62

Ensemble

4 126 700

24 321

* Les allocations de premier étage dans le cas de l'ASV ne sont pas incluses dans les dépenses du minimum vieillesse.

** Y compris prime de Noël.

*** Hors récupération sur succession.

Source : Drees, Panorama des minima sociaux, édition 2016

L'objet du présent rapport n'est pas d'entrer dans le détail du fonctionnement des différents minima sociaux. Il sera pour cela notamment renvoyé au récent rapport remis au Premier ministre par Christophe Sirugue, alors député 53 ( * ) et, pour ce qui est des aspects statistiques, à l'édition 2016 du Panorama des minima sociaux et prestations sociales, publié par la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees).

On se contentera donc ici de rappeler les principales caractéristiques des minima sociaux existants.

La principale de ces prestations est le revenu de solidarité active ( RSA ), issu de la réforme du RMI intervenue en 2008 54 ( * ) et qui était versé au 31 décembre 2014 à 1,9 million d'allocataires, soit 46 % des bénéficiaires de minima sociaux, pour une dépense de plus de 10 milliards d'euros. Il consiste en une allocation différentielle complétant les ressources du foyer à concurrence d'un niveau garanti (524,68 euros pour une personne seule hors forfait logement 55 ( * ) ). Le volet « activité » du RSA a été fusionné à partir du début de l'année 2016 avec la prime pour l'emploi pour donner naissance à la prime d'activité , qui constitue un complément de revenu pour les personnes disposant d'un revenu d'activité faible 56 ( * ) .

Bien que le RSA soit conçu comme une prestation généraliste, plusieurs autres prestations s'adressent aux personnes exclues du marché de l'emploi.

L'allocation de solidarité spécifique ( ASS ), financée par l'État et gérée par Pôle emploi, est versée pour une période renouvelable de six mois aux demandeurs d'emploi ayant épuisé leurs droits aux allocations chômage et ayant travaillé au moins cinq ans au cours des dix années précédentes.

La prime transitoire de solidarité ( PTS ), qui a succédé à l'allocation équivalent retraite de remplacement (AER-R) et à l'allocation transitoire de solidarité (ATS-R), est versée aux personnes ayant épuisé leurs droits à l'allocation de chômage et ayant suffisamment cotisé sans toutefois avoir atteint l'âge de la retraite.

Enfin, dans les départements d'outre-mer, les bénéficiaires du RSA âgés de plus de 55 ans et de moins de 65 ans peuvent bénéficier, à la place du RSA, d'un revenu de solidarité ( RSO ) s'ils s'engagent à ne plus exercer d'activité professionnelle.

Les personnes qui ne peuvent pas travailler en raison de leur âge ou de leur handicap bénéficient par ailleurs d'allocations spécifiques.

L'allocation aux adultes handicapés ( AAH ) a vocation à compléter les ressources des personnes dont le taux d'incapacité dépasse un certain niveau. Financée par l'État, elle est versée par les caisses d'allocations familiales.

Entrée en vigueur en 2007, l'allocation de solidarité aux personnes âgées ( ASPA ), financée par le fonds de solidarité vieillesse (FSV) et versée par les caisses de retraites, remplace pour les nouveaux bénéficiaires les prestations de l'ancien « minimum vieillesse ». Elle vise à compléter les revenus des personnes âgées de plus de 65 ans ou ayant atteint l'âge minimal de départ à la retraite tout en étant inaptes au travail.

L'ASPA comme l'AAH sont des aides différentielles d'un montant proche mais nettement supérieur à celui du RSA (801 euros pour l'ASPA et 808,46 euros pour l'AAH) afin de tenir compte de la difficulté ou de l'impossibilité pour les bénéficiaires de retrouver une activité rémunérée.

L'allocation supplémentaire d'invalidité ( ASI ), relevant de l'assurance maladie, est versée aux personnes titulaires d'une pension d'invalidité, d'une pension de réversion, d'une pension d'invalidité de veuf ou de veuve, d'une retraite anticipée pour handicap, carrière longue ou pénibilité dont le montant est inférieur à un certain niveau et qui ne remplissent pas la condition d'âge pour bénéficier de l'ASPA.

Les veufs et veuves de plus de 55 ans dont les revenus mensuels sont inférieurs à un seuil défini peuvent bénéficier pendant deux ans et sous certaines conditions d'une allocation veuvage .

Enfin, l'allocation temporaire d'attente ( ATA ) est versée à des personnes en réinsertion, principalement des anciens détenus ou des salariés expatriés. Jusqu'en 2015, cette prestation était également versée aux demandeurs d'asile qui bénéficient désormais d'une allocation spécifique ( ADA ). Le projet de loi de finances pour 2016 prévoyait pour l'ADA une dépense de 137 millions d'euros, pour 44 000 bénéficiaires.

La multiplicité de ces dispositifs, fruit de la construction progressive d'un système qui s'est voulu de plus en plus complet, témoigne d'une volonté de prendre en compte la diversité des situations. Elle n'est toutefois pas sans soulever des interrogations.

(b) Les limites du système de minima sociaux rendent nécessaire sa réforme

Bien que les minima sociaux constituent une composante importante de la politique de lutte contre la pauvreté, le système actuel demeure perfectible. Ses limites sont connues et bien documentées. Si une grande partie des constats dressés par le rapport 57 ( * ) de notre collègue Valérie Létard fait au nom de la commission des affaires sociales en 2005 restent d'actualité, le récent rapport remis au Premier ministre par Christophe Sirugue ainsi qu'un référé de la Cour des comptes rendu public le 26 novembre 2015 apportent des éléments d'actualité.

Le montant des minima sociaux ne permet généralement pas à une personne seule sans autre ressource de sortir de la pauvreté monétaire, dont le seuil s'établissait à 1 008 euros en 2014 selon l'Insee. 58 ( * )

Plafonds de ressources et montants maximaux des minima sociaux
pour une personne seule sans enfant et hors majorations éventuelles

au 1 er avril 2016 (en euros)

Montants maximaux
des allocations

Plafonds des ressources

ATA

348,58

524,68

ADA

206,83

524,68

ASS

494,88

1 138,90

RSA

524,68

524,68

Allocation veuvage

602,66

753,32

ASI

685,82

702,71

ASPA

800,80

800,80

AAH

808,46

808,46

AER-R

1 068,54

1 684,33

Source : Drees, Panorama des minima sociaux, édition 2016

Le système comprend en outre d'importants angles morts, ainsi que le fait apparaître la comparaison entre le taux de pauvreté avant transferts (21,9 % en 2013) et la proportion des bénéficiaires de minima sociaux par rapport à la population totale (11,1 %).

Au-delà de ces aspects quantitatifs, les limites du système tiennent essentiellement à sa complexité .

Premièrement, la multiplicité des dispositifs, des guichets et des règles d'éligibilité ainsi que la complexité des démarches rendent le système illisible aux yeux des bénéficiaires potentiels, au point qu' un nombre conséquent d'entre eux renoncent à leurs droits, ou ne sont pas en mesure de les faire valoir . S'il est, par définition, difficile de connaître avec précision l'ampleur du non-recours, le comité d'évaluation du RSA l'estimait en décembre 2011 à 35 %.

La multiplicité des règles applicables aux différents minima sociaux

Chaque prestation obéit à des règles différentes, ce qui est source de complexité à la fois pour les allocataires, qui peinent à comprendre le système et à connaître leurs droits, et pour les organismes gestionnaires, qui assument des coûts de gestion importants.

Le rapport Sirugue étudie en détail cette disparité de règles.

Premièrement, au-delà du montant même et du plafond de ressources ouvrant droit à allocation, le champ des ressources prises en compte varie. À titre d'exemple, les allocations familiales sont prises en compte pour le calcul du RSA mais pas pour l'ASS ou l'AAH.

Deuxièmement, la composition du ménage est prise en compte de diverses manières. Le montant de l'ASS ou de l'AAH est ainsi doublé pour un couple par rapport à une personne seule quand le montant du RSA n'est multiplié que par 1,5 pour tenir compte des économies d'échelles liées à la vie en couple. À l'inverse, le montant du RSA est majoré en fonction du nombre d'enfants alors que celui de l'ASS ne l'est pas.

Enfin, les aides au logement dont bénéficient les allocataires de minima sociaux sont prises en compte de manière forfaitaire dans le cas du RSA et du RSO, alors qu'elles ne sont pas prises en compte pour les autres dispositifs. Au contraire, pour les bénéficiaires de l'AAH, le bénéfice d'une aide au logement entraîne le droit à une majoration pour vie autonome.

Au-delà de la complexité du système et de la méconnaissance par les bénéficiaires potentiels de leurs droits, le non-recours s'explique également en partie par l'effet de stigmatisation des allocataires de minima sociaux.

Cette diversité de dispositifs et de règles crée en outre des différences de traitement qui ne se justifient pas nécessairement. Comme le souligne la Cour des comptes, « les différences entre les montants des différents minima sociaux, leurs caractéristiques et les droits et obligations qui leur sont associés placent les allocataires dans des situations inégales, alors même que leurs parcours et leurs situations personnelles peuvent être analogues » À titre d'exemple, le bénéfice de l'ASS permet de cumuler des droits à la retraite contrairement au RSA alors même que les publics concernés sont proches.

La complexité du système est également problématique du point de vue des pouvoirs publics.

Les minima sociaux sont financés et gérés par des intervenants différents, ce qui rend leur pilotage difficile. Ainsi, la décentralisation du RSA vers les départements n'empêche pas que les règles soient fixées au niveau national ni que l'État participe à son financement, alors que ce sont les caisses d'allocations familiales (Caf) qui sont chargées de son versement. De même, la Cour des comptes souligne que l'État, qui est pourtant le financeur exclusif de l'AAH, « est en pratique quasiment absent des circuits de décision ».

En outre, l'existence d'une pluralité d'allocations spécifiques complexifie le travail des organismes chargés de la gestion et du versement des allocations. Ainsi que ses représentants ont pu l'indiquer à la mission, l'outil informatique utilisé par la Caisse nationale d'allocations familiales (Cnaf) pour verser les près de 90 milliards d'euros de prestations dont elle assure le service - pour le compte de la branche famille ou pour compte de tiers - intègre environ 18 000 règles de droit. 59 ( * ) Toute modification d'une de ces règles suppose donc une adaptation complexe et coûteuse et peut avoir des impacts difficiles à anticiper.

La Cour des comptes relève donc dans son référé que le système « engendre un volume important de dépenses indues et de rappels à verser ».

(2) Une pluralité d'autres dispositifs concourant à la lutte contre la pauvreté

Si le rôle des minima sociaux dans la lutte contre la pauvreté est important, d'autres dispositifs ont également un impact fort. La construction de ces dispositifs pourrait toutefois être interrogée.

(a) Les prestations familiales

La politique familiale n'a pas historiquement été conçue comme un instrument de lutte contre la pauvreté mais comme une politique de redistribution horizontale, des célibataires vers les familles avec enfants. Toutefois, aux allocations familiales se sont progressivement ajoutées diverses prestations sous condition de ressources visant plus particulièrement à aider les ménages modestes ou se trouvant dans des situations particulières (familles monoparentales, enfants handicapés...).

De plus, depuis le 1 er juillet 2015, le montant des allocations familiales est modulé en fonction du revenu des parents, rompant avec le principe d'uniformité qui les caractérisait jusqu'alors.

Il résulte de cette évolution et de la surreprésentation des familles avec enfant parmi les ménages modestes que les prestations familiales sont fortement concentrées sur ces derniers. En 2014, 57 % de la masse des prestations sous condition de ressources et 52 % de la masse des prestations sans condition de ressources étaient versées aux 20 % des personnes les plus pauvres 60 ( * ) . En conséquence, la politique familiale apparaît davantage aujourd'hui comme une politique de soutien au revenu des ménages modestes, les prestations familiales contribuant à réduire le taux de pauvreté de 2,3 points en 2014.

Si une telle redéfinition des objectifs de la politique familiale doit être pérenne, il pourrait être pertinent de mieux l'articuler avec l'ensemble des dispositifs de lutte contre la pauvreté.

(b) Les aides au logement

Fin 2014, on comptait 6,5 millions d'allocataires d'une aide au logement (aide personnalisée, allocation de logement familiale ou allocation de logement sociale), ce qui représentait 13,7 millions de personnes bénéficiaires, soit 21 % de la population. Ces aides représentaient une dépense de 18 milliards d'euros en 2014.

Les chiffres de la Drees montrent que 73 % de la masse de ces aides sont versés aux 20 % des personnes les plus pauvres, ce qui fait des aides au logement un élément important des politiques en faveur des ménages modestes, contribuant à la réduction du taux de pauvreté monétaire à hauteur de 2,6 points.

Toutefois, le modèle actuel d'aides personnalisées aux locataires ne peut être considéré comme satisfaisant. L'enquête réalisée par la Cour des comptes à la demande de la commission des finances du Sénat et publiée en juillet 2015 61 ( * ) permet notamment de faire un point sur les limites de ces dispositifs.

Premièrement, tout en reconnaissant que le débat n'est aujourd'hui pas tranché, la Cour souligne que de nombreuses études pointent l'effet inflationniste de ces aides sur les loyers.

Par ailleurs, la Cour démontre que si les aides au logement sont fortement concentrées sur les ménages modestes, de nombreux ménages parmi les plus pauvres (près d'un quart des ménages du premier décile des allocataires des Caf) ne reçoivent aucune aide au logement, soit parce qu'ils ne sont pas éligibles, car propriétaires occupants ou hébergés gratuitement par un tiers, soit en raison d'une connaissance insuffisante de leurs droits.

Enfin, la Cour des comptes note que les règles d'éligibilité et de calcul des aides au logement « aboutissent de fait à traiter de manière différenciée un nombre croissant d'allocataires en fonction de la nature de leurs revenus », et à laisser subsister des inégalités entre ménages, notamment entre locataires du parc social et du parc privé.

Lors de son audition, la Cnaf a également souligné que, du fait des règles de calcul des aides au logement, qui se basent sur les revenus de l'année n-2 , un certain nombre de ménages bénéficient d'aides bien que leurs ressources soient au-dessus du plafond alors qu'à l'inverse des ménages peuvent ne pas avoir droit à ces aides alors même que leur situation le justifierait.

(3) Des dispositifs autres que monétaires essentiels pour les bénéficiaires mais dont la connaissance globale est imparfaite

Au-delà des aides en espèces, un certain nombre de dispositifs apportent une aide en nature visant à lutter contre les effets de la pauvreté monétaire ou à aider les personnes concernées à sortir des dispositifs d'assistance. Sans les énumérer de manière exhaustive, il est possible d'en citer un certain nombre.

(a) Prestations extra-légales et droits connexes

Le fait d'être allocataire d'une prestation de solidarité ouvre droit, de manière plus ou moins automatique, au bénéfice d'un nombre important d'aides complémentaires. Ces droits connexes peuvent prendre la forme d'aides monétaires, comme la prime de Noël 62 ( * ) accordée aux bénéficiaires du RSA, d'exonérations fiscales, de la validation de trimestres de retraite dans le cas de l'ASS ou encore de tarifs sociaux (électricité, téléphone, transports). Ces aides sont décidées et financées par différents acteurs (État, collectivités territoriales, caisses de sécurité sociale), ce qui rend leur connaissance globale difficile.

Les caisses de sécurité sociale développent, à côté de leur mission de gestion et de service des prestations légales, une politique d'action sociale. Selon les chiffres publiés en septembre 2016 par la commission des comptes de la sécurité sociale (CCSS), les aides extra-légales versées par les organismes de sécurité sociale s'élevaient ainsi à plus de 5 milliards d'euros en 2015, essentiellement à la charge de la branche famille. De son côté, Pôle emploi développe également une politique de services et d'aides destinées à aider les demandeurs d'emploi à retourner vers l'emploi. Ces aides prennent notamment la forme d'aides à la mobilité ou encore de formations.

Enfin, les collectivités territoriales, et en particulier les départements, dans le cadre de leur rôle de chef de file de l'action sociale, et les communes, par le biais des centres communaux d'action sociale (CCAS), jouent un important rôle de proximité.

En 2005, le rapport de notre collègue Valérie Létard relevait que si l'impact de ces aides locales était « vraisemblablement important », il était « extrêmement difficile de [le] mesurer ». 63 ( * ) La connaissance globale des prestations extra-légales et des droits connexes aux minima sociaux ne s'est depuis pas réellement améliorée.

(b) La couverture maladie des personnes à faibles revenus

La protection maladie universelle (Puma), qui est entrée en vigueur le 1 er janvier 2016 et a vocation à remplacer la couverture maladie universelle (CMU), permet d'assurer la prise en charge des frais de santé de toutes les personnes dont la situation ne leur permet pas de bénéficier de la couverture prévue par l'assurance maladie. À ce dispositif s'ajoute la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), attribuée de droit aux bénéficiaires du RSA, ou encore l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé (ACS).

(c) Des dispositifs spécifiques et parfois expérimentaux

Enfin, des dispositifs spécifiques, parfois expérimentaux, sont mis en oeuvre afin de colmater certains des angles morts du système, notamment en faveur des jeunes ou encore des chômeurs de longue durée. S'il n'est pas possible d'en dresser une liste exhaustive, il convient d'en citer quelques-uns :

- le fonds d'aide aux jeunes (FAJ) finance diverses aides (formation, logement, transports, recherche d'emploi, alimentation...) destinées aux jeunes qui ne peuvent bénéficier du RSA. Son utilisation est décentralisée au niveau des départements. En 2013, le FAJ s'élevait à 36 millions d'euros et le montant moyen des aides accordées à 189 euros 64 ( * ) ;

- le RSA n'étant ouvert aux jeunes de moins de 25 ans qu'à certaines conditions, des dispositifs d'aide à l'insertion sociale et professionnelle des jeunes en situation d'exclusion ont été développés. La loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels a prévu une rénovation de ces dispositifs avec la mise en place de parcours contractualisés vers l'emploi et l'autonomie, dont la Garantie jeunes, généralisée à partir du 1 er janvier 2017, doit constituer l'une des modalités. Cet accompagnement, mis en oeuvre notamment par les missions locales pour l'emploi, prend diverses formes et peut s'accompagner du versement d'une allocation dans le cadre d'un parcours contractualisé vers l'emploi et l'autonomie ;

La Garantie jeunes

Mise en oeuvre à titre expérimental dans un nombre croissant de départements à partir de 2013, la Garantie jeunes a été généralisée et consacrée au niveau législatif par l'article 46 de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels. Elle doit constituer une modalité intensive de l'accompagnement des jeunes en difficulté d'insertion.

Ce dispositif comporte deux volets :

- un accompagnement individuel et collectif par les missions locales, qui passe par des séances de formation et des périodes d'immersion dans le monde du travail sous différentes formes (stages, emplois aidés, etc. ) ;

- une allocation forfaitaire équivalente au revenu de solidarité active (RSA) 65 ( * ) , cumulable avec les revenus d'activité du jeune qui n'excèdent pas 300 euros. Au-delà, l'allocation est dégressive et s'annule lorsque les revenus d'activité atteignent 80 % du Smic brut. Elle est financée par l'État.

Sont éligibles à ce dispositif les jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans 66 ( * ) qui ne reçoivent pas de soutien financier de la part de leurs parents, qui ne sont ni étudiant ni en formation ni en emploi et dont le niveau de ressources est inférieur au plafond de ressources qui ouvre droit au RSA.

Dans chaque territoire, une commission d'attribution et de suivi de la Garantie jeunes, présidée par le préfet, a pour fonction de repérer les jeunes susceptibles d'y prétendre et de prendre les décisions d'admission, de renouvellement et, le cas échéant, de suspension ou de sortie des bénéficiaires du dispositif.

La Garantie jeunes fait l'objet d'un contrat entre la mission locale et le jeune qui définit leurs obligations et engagements réciproques. Ce contrat est conclu pour une durée d'un an renouvelable sur décision de la commission d'attribution et de suivi.

- la loi n° 2016-231 du 29 février 2016 d'expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée a prévu une expérimentation territoriale reposant sur la réallocation des différents dispositifs d'indemnisation du chômage et de solidarité dont bénéficient les personnes concernées afin de financer des emplois dans des entreprises du secteur de l'économie sociale et solidaire. Ces emplois, destinés à des personnes inscrites à Pôle emploi depuis plus d'un an, prennent la forme de contrats à durée indéterminée rémunérés au moins au niveau du SMIC et doivent permettre de répondre à des besoins économiques et sociaux non satisfaits par l'économie de marché sur le territoire concerné.

Si nécessaire qu'elle puisse être, la création de ce type de dispositifs spécifiques met en lumière les insuffisances des dispositifs généralistes actuels.

c) Des dispositifs qui laissent subsister des phénomènes de trappe à pauvreté

Au-delà des limites propres à chacun des dispositifs existants, l'inefficacité du système provient des phénomènes de trappe à inactivité ou à pauvreté qu'il laisse subsister. En effet, malgré les mécanismes d'intéressement imaginés, l'enchevêtrement de dispositifs, la complexité des règles de calcul, l'existence de droits connexes et les frais liés à la reprise d'activité (transport, garde d'enfants) rendent incertains les effets de la reprise d'une activité rémunérée pour le bénéficiaire d'un des minima sociaux.

La trappe à inactivité

On parle de « trappe à inactivité », ou de « trappe à pauvreté », pour décrire une situation dans laquelle les gains tirés de la reprise d'une activité rémunérée sont inférieurs à la perte résultant de la fermeture des droits à allocation.

Les déterminants de la trappe à inactivité ne sont pas uniquement monétaires. Il convient en effet de tenir compte de l'intérêt subjectif que peut trouver un individu à travailler, facteur d'intégration sociale ou, à l'inverse, à refuser un emploi qui lui semble excessivement inférieur à ses aspirations.

Le caractère illisible et incertain des anticipations est renforcé par la complexité de certaines règles fiscales. Ainsi, les minima sociaux ne sont pas assujettis aux cotisations sociales alors que les aides au logement et les prestations familiales sont exonérées de CSG mais pas de CRDS et que les allocations de chômage ou d'invalidité ne sont assujetties que si le revenu fiscal excède un certain plafond. Par ailleurs, certains bénéficiaires de minima sociaux sont de droit exonérés de taxe d'habitation 67 ( * ) , d'autres le sont à raison de la faiblesse de leurs revenus, la reprise d'une activité pouvant mettre fin à cette exonération.

Enfin, de nombreux dispositifs prenant en compte les ressources du foyer, le système dissuade souvent l'activité du second membre du couple , ce qui contribue à expliquer que le taux d'activité des femmes demeure nettement inférieur à celui des hommes (67,6 % des 15-64 ans pour les femmes contre 75,5 % pour les hommes).

Taux marginal d'imposition des bas revenus

La notion de taux d'imposition marginal désigne le taux auquel est taxé tout euro supplémentaire de revenu. Pour les personnes dont les revenus sont composés en grande partie de transferts sociaux, on utilise cette notion pour décrire le montant d'allocations dont l'individu perd le bénéfice à mesure que ses revenus d'activité augmentent.

La Cnaf a présenté à la mission des travaux dans lesquels elle calcule le taux marginal d'imposition en appliquant la formule suivante, où Rd correspond au revenu disponible et Ra au revenu d'activité :

taux marginal d'imposition = 1 - (Rd2-Rd1)/ (Ra2-Ra1)

Le graphique ci-dessous, élaboré à partir des données transmises par la Cnaf, montre l'évolution relativement erratique du taux marginal d'imposition pour les bas revenus. 68 ( * )

Il résulte de ce graphique que, jusqu'à environ 0,3 SMIC, la perte d'allocations résultant d'un supplément de revenu correspond au taux de dégressivité du RSA (38 %). Au-delà, les règles de calcul des aides au logement expliquent, selon la Cnaf une partie importante des variations observées. La forte pente constatée à partir de 1,35 SMIC correspond à la sortie du dispositif de prime d'activité. Au-delà de ce niveau de revenu, les variations de son taux d'imposition marginal dépendent alors essentiellement du barème de l'impôt sur le revenu.

d) Des propositions de réforme technique du système des minima sociaux existent
(1) Resserrer le système de minima sociaux

Partant du constat de ses limites, le rapport de M. Christophe Sirugue comme le référé de la Cour des comptes recommandent une simplification du système des minima sociaux.

La Cour des comptes recommande un resserrement du système de minima sociaux autour des trois principales allocations que sont le RSA, l'AAH et l'ASPA ainsi qu'une harmonisation des ressources prises en compte.

De son côté, M. Sirugue esquisse trois scénarios de réforme qu'il a détaillés devant la mission d'information 69 ( * ) .

Le premier scénario consiste en la mise en oeuvre de douze mesures de simplification. Ces mesures ne représentent pas des réformes profondes de notre système social et peuvent être mises en oeuvre rapidement, sans préjuger de transformations plus substantielles qui pourraient être mises en oeuvre ultérieurement. Un certain nombre de ces préconisations ont été inscrites par le Gouvernement dans le projet de loi de finances pour 2017.

Le deuxième scenario, qui se rapproche de la proposition de la Cour des comptes, consiste dans le regroupement des dix minima sociaux existants en cinq pôles : un pôle « solidarité » construit sur la base du RSA actuel, un pôle vieillesse et un pôle handicap/invalidité, les dispositifs spécifiques aux chômeurs en fin de droit et aux demandeurs d'asile étant maintenus.

Le troisième scénario, plus ambitieux, passe par la mise en place d'une couverture socle unique se substituant à l'ensemble des dispositifs existants. À ce socle, qui constituerait un minimum universel garanti, s'ajouterait un complément visant soit à aider les bénéficiaires à s'insérer par le travail soit à compléter les ressources des personnes que l'âge ou le handicap empêche de travailler.

Le scénario 3 du rapport Sirugue : couverture socle et compléments

Le troisième scénario proposé par M. Christophe Sirugue repose sur une couverture socle, versée sous condition de ressources mais sans contrepartie et qui serait à terme versée de manière automatique, sans que le bénéficiaire ait à en faire la demande. Cette prestation, financée par l'État, atteindrait un montant de 400 euros par mois.

Elle serait complétée pour les personnes âgées, handicapées ou invalides par un complément de soutien également financé par l'État dont le montant s'élèverait à environ 400 euros, la somme du socle et du complément équivalant ainsi à peu près au montant de l'AAH ou de l'ASPA.

Pour les personnes en âge et en capacité de travailler mais connaissant des difficultés d'insertion, un complément d'insertion d'un montant proche de 100 euros serait financé par les départements. Contrairement à la couverture socle et comme pour le RSA actuel, ce complément d'insertion serait conditionné à la conclusion d'un contrat précisant les obligations du bénéficiaire et son droit, opposable, à un accompagnement de la part des pouvoirs publics.

(2) L'idée d'une allocation unique

D'autres propositions ne se limitent pas aux minima sociaux et mettent en avant une réforme plus large, intégrant d'autres éléments de la politique de lutte contre la pauvreté.

Auditionnée par la mission, la Cnaf a présenté une simulation opérée à titre prospectif par ses services. En regroupant l'ensemble des prestations destinées aux ménages modestes servies par la branche famille ainsi que l'ASPA 70 ( * ) , soit une masse financière de 45,4 milliards d'euros, cette simulation fait apparaître qu'il est possible de créer un revenu minimum garanti de 900 euros par ménage, majoré dans certains cas particuliers (présence dans le foyer d'un handicapé, parent isolé, familles nombreuses...). Selon les travaux de la Cnaf, ce minimum garanti permettrait, à coût constant, de réduire drastiquement le taux de pauvreté à 50 % du niveau de vie médian, qui passerait de 8 % à 2 %. Il ne s'agirait cependant pas là d'un revenu de base mais bien d'une allocation unique et différentielle, versée non pas à l'individu mais au ménage.

M. Daniel Cohen a défendu devant la mission d'information 71 ( * ) une proposition formulée par trois chercheurs de l'école d'économie de Paris 72 ( * ) consistant en une fusion du RSA et des aides au logement . Selon les calculs effectués par les auteurs, une telle réforme pourrait, à budget constant, permettre de verser à chacun des bénéficiaires actuels de ces aides une allocation de 624 euros (modulée à la hausse dans les zones où les loyers sont élevés), associée à une fiscalisation au premier euro des revenus du travail à un taux de 32 %. Une telle réforme ne permet toutefois pas de traiter la question de la complexité et de la multiplicité des minima sociaux.

Le Royaume-Uni a mis en oeuvre à partir de 2012 une réforme de son système d'aide aux ménages modestes, au travers de la mise en place d'une prestation unique fusionnant plusieurs allocations et crédits d'impôts sous condition de ressources. Versée automatiquement, ce crédit universel ( universal credit ) doit permettre à la fois de lutter contre le non-recours, de réduire nettement les coûts de gestion résultant de la complexité du système et surtout de supprimer les effets de trappe à inactivité résultant de taux marginaux d'imposition des bas revenus proches dans certains cas de 100 %. Il doit en effet être paramétré de manière à ce que la reprise d'une activité rémunérée soit toujours plus profitable que les aides sociales.

L'exemple britannique démontre toutefois l'extrême complexité d'une réforme d'un système existant et touffu d'État-providence.

La réforme britannique : une idée intéressante, une mise en oeuvre délicate,
des effets encore incertains

À la suite des élections générales de 2010, le Gouvernement britannique a engagé ce qui a été décrit par l'ancien premier ministre David Cameron comme « une des réformes les plus courageuses et les plus radicales de l'État-providence depuis Beveridge » 73 ( * ) .

Le Welfare reform act de 2012 a ainsi engagé la mise en oeuvre d'une allocation universelle ( universal credit ), se substituant à un ensemble de dispositifs sociaux et fiscaux sous condition de ressources. Le montant de cette allocation est calculé selon un barème unique prenant en compte la composition et les ressources du foyer.

Cette réforme s'accompagne d'une dématérialisation des démarches, chaque allocataire recevant automatiquement la somme à laquelle il a droit chaque mois. En contrepartie, les exigences en termes de recherche d'emploi ainsi que les contrôles devaient être renforcés.

Cette réforme, qui devait être opérationnelle en octobre 2017, a pris un retard considérable, en raison de la complexité du chantier qu'elle représente pour les administrations concernées mais surtout en raison des difficultés rencontrées dans l'élaboration de l'outil informatique nécessaire, qui avaient été sous-estimées 74 ( * ) .

Par ailleurs, la réforme de l'État-providence, qui avait pour but premier un renforcement de son efficience, a été mise en oeuvre dans un contexte d'austérité budgétaire qui a conduit à assortir la mise en oeuvre du crédit universel d'une série de mesures restreignant les prestations versées aux bénéficiaires. Ces mesures d'économie sont notamment une dégressivité plus forte de l'aide, son plafonnement à un niveau plus bas qu'initialement prévu ainsi que diverses règles comme celle selon laquelle les foyers occupant un logement considéré comme trop grand par rapport à leurs besoins voient leur allocation baisser ( bedroom tax ).

Dès lors, si la mise en oeuvre du crédit universel devait avoir pour effet de lutter contre les désincitations à la reprise d'activité, les paramètres finalement retenus pourraient conduire à ce que les foyers à faible revenu soient en fin de compte moins aidés que dans le système précédent.

Alors que la pleine effectivité du nouveau système est maintenant attendue pour 2022, il est donc difficile à ce stade de distinguer ce qui relève d'un effort de restriction budgétaire de ce qui relève d'un souhait de rendre le système plus incitatif.

La Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP), que la mission a pu auditionner, 75 ( * ) propose une réforme proche de celle qui est mise en oeuvre au Royaume-Uni au travers de la création d'une allocation sociale unique (ASU) qui aurait vocation à se substituer à l'ensemble des prestations non contributives en espèces et en nature, légales et extra-légales. Cette ASU, modulée en fonction de la situation individuelle (âge, handicap) et de la composition du foyer, serait cumulable avec les revenus du travail dans la limite d'un plafond de 2 500 € par foyer et par mois. La proposition de l'iFRAP complète la fusion des aides par une fusion des différents organismes chargés de leur service au sein d'un guichet unique. Cette fusion permettrait, selon cette institution, d'économiser 5 milliards d'euros de coûts de gestion, qui s'ajouteraient aux 5 milliards d'euros de baisses de prestations, compensées en partie par une hausse du plafond du quotient familial.

e) Un revenu de base pourrait être une solution plus ambitieuse

La réflexion sur un revenu de base se substituant à un certain nombre de dispositifs de lutte contre la pauvreté s'inscrit dans le faisceau des propositions consistant à rendre le système de protection sociale plus lisible et plus efficient. M. Christophe Sirugue a ainsi reconnu, au cours de son audition, qu'un tel revenu « peut s'inscrire dans le cadre d'une politique de lutte contre la pauvreté en permettant un reformatage des dispositifs existants ». 76 ( * )

Cet objectif - même s'il n'est pas le seul - est présent dans de nombreux projets du revenu de base, qu'il s'agisse de celui proposé par le Basic income earth network (BIEN), le mouvement français pour le revenu de base (MFRB), l'association pour l'instauration d'un revenu d'existence (AIRE) ou Génération libre, dont les représentants ont tous insisté, lors de leurs auditions - qu'il s'agisse de MM. Philippe Van Parijs 77 ( * ) , Jean-Eric Hyafil 78 ( * ) , Marc de Basquiat 79 ( * ) ou Gaspard Koenig 80 ( * ) - sur les effets présumés très favorables du revenu de base sur les situations de pauvreté et de grande précarité.

De fait, pour ses promoteurs , le revenu de base présenterait des caractéristiques qui favoriseraient une protection plus efficace que celle actuellement offerte par les dispositifs actuels de lutte contre la pauvreté.

Par son caractère inconditionnel , il procurerait des avantages majeurs par rapport à la situation actuelle, voire même aux projets de fusion ou de resserrement des allocations existantes. En poussant plus loin la logique de fusion, il apparaît en effet comme un dispositif d'une grande simplicité et d'une grande lisibilité .

En outre, si l'on peut supposer qu'une partie de la population en situation d'exclusion - et notamment les personnes sans domicile - demeurera « inconnue » des services chargés du versement des aides sociales, le versement inconditionnel, voire automatique, permettrait de circonscrire la problématique du non-recours à une part résiduelle.

Par ailleurs, l'universalité de cette prestation permettrait de réduire les effets de stigmatisation des bénéficiaires, contribuant ainsi à renforcer l'acceptabilité sociale de la redistribution.

Parallèlement, l'inconditionnalité et l'universalité contribueraient à réduire les coûts de gestion associés à l'instruction des demandes et à la lutte contre la fraude.

Enfin, versé à tous et cumulable avec les revenus du travail , le revenu de base permettrait de lutter de manière plus efficace contre les effets de trappes à inactivité , l'individu qui reprendrait ou accroîtrait son activité professionnelle conservant l'intégralité du supplément de revenu correspondant.

3. Accompagner la mutation de l'économie à l'heure du numérique

Le revenu de base est également souvent présenté comme une mesure d'accompagnement - plutôt sans doute qu'une véritable réponse - à la mutation de notre économie à l'heure de la robotisation et du numérique. C'est d'ailleurs ce constat spécifique qui a conduit le Conseil national du numérique (CNNum) à préconiser de pousser davantage la réflexion sur l'introduction d'un revenu de base en France.

a) Le constat d'une évolution du modèle de l'emploi

L'automatisation des tâches liée à la robotisation, associée à l'essor d'une économie collaborative portée par le développement numérique, conduit à une évolution forte du modèle traditionnel de l'emploi.

Certaines études universitaires ont souligné la tendance lourde des sociétés, sous l'effet de l'automatisation, à modifier la nature des emplois .

L'automatisation a ainsi une large part dans la destruction de l'emploi salarié dans l'industrie, même si ce phénomène trouve également sa cause dans la place désormais acquise par des économies comme la Chine au sein du marché industriel mondial. En France, à titre d'exemple, l'emploi salarié dans l'industrie est passé en quinze ans de 4,1 à 3,1 millions, sa part dans l'emploi total passant de 26 % en 2001 à 19 % aujourd'hui.

De manière prospective, une étude de chercheurs de l'université d'Oxford de 2013 envisageait même la disparition en 2030-2035 de 47 % des emplois actuels aux États-Unis, suivant un double critère : le caractère répétitif des tâches et la distance technologique à parcourir pour les automatiser. 81 ( * ) Appliquant la même démarche, le cabinet Roland Berger estimait pour sa part que, en France, 42 % des emplois actuels comportaient un haut risque d'automatisation à l'horizon 2025. 82 ( * )

Comme l'a expliqué devant les membres de la mission M. Daniel Cohen, directeur du département d'économie à l'École normale supérieure, la révolution numérique que connaissent les sociétés occidentales est caractérisée par des effets très différents de ceux produits par les révolutions antérieures, et notamment de ceux de la deuxième révolution industrielle, celle du « tout électrique » : pour un très grand nombre d'emplois, à la différence des technologies de l'électricité qui avaient favorisé une organisation du travail à la chaîne, les nouvelles technologies n'entretiennent pas un rapport de complémentarité mais de substituabilité avec le travail humain . Dans bien des emplois, le numérique remplace le travail humain, sans pour autant le rendre plus productif. C'est pourquoi, selon lui, pour emprunter la terminologie « Schumpeterienne », la force destructrice est aujourd'hui plus forte que la dimension créatrice et, pour bien des gens, le numérique représente plus une menace qu'une promesse.

Pour autant, des travaux plus récents montrent qu'il convient de relativiser la grande peur de la substitution de l'homme par la machine qu'Aristote avait déjà évoquée et qui fut notamment développée dans l'entre-deux-guerres par Jacques Duboin, dans sa publication intitulée La grande relève des hommes par les machines .

Comme l'indique une étude de France Stratégie 83 ( * ) , il est davantage pertinent de raisonner par tâches que par emplois : toutes les tâches qui sont effectuées dans un même emploi ne sont pas automatisables dans les mêmes proportions. Il existe des tâches que les robots restent - et sans doute resteront - incapables d'assurer, en raison notamment de la nécessité de mener un travail collaboratif ou d'établir un lien social qui leur est consubstantiel. À cet égard, il faut souligner l'essor constant, à l'heure numérique, des services à la personne qui, avec les tâches de manutention, constituent l'exemple même d'emplois peu menacés par l'automatisation.

On assiste donc moins à la disparition d'un grand nombre d'emplois qu'à leur transformation et leur concentration sur les tâches dans lesquelles les travailleurs bénéficient d'un avantage comparatif par rapport à la machine, permettant ainsi d'assurer une complémentarité dans la contribution de l'homme et du robot à la création de richesse. C'est ce qui explique que des études scientifiques fondées sur d'autres critères que ceux retenus par les chercheurs d'Oxford précités fassent apparaître des taux d'emplois présentant un risque élevé d'automatisation qui ne dépassent pas 9 % aux États-Unis ou en France. 84 ( * )

Il n'en reste pas moins que, pour reprendre les termes employés par M. François Levin et Mme Judith Herzog, rapporteurs au CNNum, lors de leur audition, il existe un « plateau de frottement technologique » qui entraîne la disparition de certains métiers présentant davantage un caractère routinier que peu qualifié - même si les deux caractères sont souvent présents dans les mêmes emplois (par exemple, les métiers de caissiers ou caissières) - sans qu'émergent, immédiatement et dans de mêmes proportions, des métiers nouveaux directement liés au numérique . Cette situation a également été soulignée devant la mission par M. Philippe Vasseur, ancien ministre, commissaire spécial à la revitalisation et à la réindustrialisation des Hauts-de-France. 85 ( * )

De fait, M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie, a mis en exergue lors de son audition que l'on assistait dans les économies avancées à une certaine polarisation des emplois , avec des créations d'emplois relativement fortes s'agissant tant des métiers peu qualifiés que des métiers très qualifiés, et, à l'inverse, une destruction importante d'emplois se situant au milieu de l'échelle des qualifications. 86 ( * )

Aussi, comme l'a résumé M. Daniel Cohen devant la mission : « la menace jaillit de partout. On n'est jamais à l'abri d'une numérisation, y compris les traders remplacés par des logiciels de haute fréquence. C'est peut-être pourquoi il y a un consensus de droite et de gauche pour trouver des formules couvrant les gens en situation d'incertitude, à la place du vieux débat sur l'augmentation de l'efficacité de l'assistanat vers les personnes non qualifiées. L'assise de ce débat est à la proportion de la menace que le numérique fait peser ».

La seconde tendance est celle de l'évolution des figures du salariat comme modèle d'organisation du travail.

Certes, comme l'ont souligné l'ensemble des organisations syndicales entendues par la mission ainsi que M. Georges Tissié, directeur des relations sociales à la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME), la disparition de l'emploi salarié n'est pas pour demain, et ce type de relation de travail devrait rester très fortement majoritaire dans les prochaines décennies.

L'on assiste bien, néanmoins, non seulement à une fragmentation de l'activité salariale , avec une propension à alterner emplois salariés et périodes sans emploi, mais également à une diversification de plus en plus marquée des carrières professionnelles avec le développement d'une démarche d'externalisation d'activités par les entreprises, que d'aucuns qualifient de manière générique d'« uberisation ».

Il est commun de dire que l'emploi à vie n'est plus qu'un mirage et que les sociétés post-industrielles voient monter la cohorte des employés qui alternent des périodes d'emploi et des périodes de chômage - de plus en plus longues avec la crise économique depuis 2008. Mais les chiffres de l'Insee et de Pôle emploi sont là pour le démontrer.

Si les contrats à durée indéterminée restent la première modalité d'emploi dans le salariat, avec 85,5 % des engagements des actifs en 2015, cette modalité diminue de manière tendancielle au profit de contrats à durée déterminée ou de contrats d'intérim. Surtout, ainsi que l'a indiqué à la mission Mme Carine Chevrier, déléguée générale à l'emploi et à la formation professionnelle, dans les nouvelles embauches, la part des contrats à durée déterminée est de 84 % , niveau jamais atteint depuis les quinze dernières années. Et, parmi ces contrats, 70 % ont concerné, en 2015, des durées inférieures à un mois.

Champ : France métropolitaine, population des ménages, personnes en emploi (hors secteur public) de 15 ans ou plus (âge au dernier jour de la semaine de référence).

Source : France Stratégie, d'après l'enquête Emploi 2014 de l'Insee

Le salarié, notamment lorsqu'il est jeune, est donc confronté à une succession de plus en plus rapide d'activités salariées différentes, qu'il exerce parfois de manière continue mais, dans la majeure partie des cas, de façon discontinue avec une alternance de périodes d'emploi non-salarié ou de périodes de chômage.

Lors de son audition, M. Jean Pisani-Ferry a ainsi rappelé que les transitions directes, sans période d'inactivité, d'un emploi vers un autre ne représentaient que 44 % du total des transitions d'emplois. Dans la majeure partie des cas, les individus passent donc par des phases dans lesquelles leur niveau de revenu peut être fortement affecté par une période d'inactivité, ces situations étant très concentrées sur les jeunes.

Source : France Stratégie

Pour certains, néanmoins, la fragmentation de l'activité salariale se traduit par des périodes de chômage plus nombreuses . Avec la crise, celles-ci sont de plus en plus longues .

Au premier trimestre 2016, le taux de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) en France (hors Mayotte) a atteint 10,2 % de la population en âge de travailler, contre 7,4 % en 2007.

Dans le même temps, le nombre de demandeurs d'emploi au sens du BIT depuis un an ou plus a cru de 70 %, passant de 732 000 personnes, soit 2,6 % de la population en âge de travailler, à 1,24 million. Ainsi, par rapport au nombre total de chômeurs, la proportion de chômeurs de longue durée depuis un ou plus a atteint 43,5 % au premier semestre 2016 .

Or, comme le soulignait notre collègue Anne Emery-Dumas dans son rapport sur ce qui allait devenir la loi n° 2016-231 du 29 février 2016 d'expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée 87 ( * ) , le chômage de longue durée, en éloignant plus durablement du marché du travail ceux qui y sont soumis, influence fortement leurs trajectoires professionnelles, compte tenu de la dégradation de leur capital humain, de l'obsolescence plus marquée de leurs qualifications professionnelles et de l'aggravation de leurs difficultés d'insertion dans la société.

Pour d'autres, les interstices entre les périodes de salariat donnent lieu à des phases d'activité non salariée . L'entreprenariat individuel en plein essor depuis plusieurs années, notamment sous la forme de la micro-entreprise - qui a succédé à l'auto-entrepreneur et constitue aujourd'hui près de la moitié des immatriculations nouvelles d'entreprises 88 ( * ) - peut en effet être regardé comme l'une des réponses à l'impossibilité de maintenir un lien de salariat pérenne avec un même employeur. Et dans le même temps, il pourvoit utilement à l'offre de travail créée par les démarches d'externalisation des activités auxquelles recourent les entreprises, notamment les start up .

Pour autant, là encore, comme l'a rappelé Mme Carine Chevrier, l'évolution - réelle - ne remet pas en cause la très forte prédominance du salariat parmi les formes d'emplois . L'emploi non salarié ne concerne aujourd'hui que 11,5 % des emplois en France.

Répartition des actifs occupés, par statut d'emploi, de 1982 à 2015

Champ : France métropolitaine, personnes de 15 ans ou plus occupant un emploi et vivant en ménage ordinaire

Source : Insee, enquêtes Emploi (calculs Insee)

Il n'en demeure pas moins que l'emploi non salarié en France change également. Par exemple, nombreux étaient, jusqu'à la fin des années 1980, les agriculteurs, artisans et commerçants qui, en détenant des éléments d'actifs corporels (notamment leurs terres, les murs de leurs boutiques ou leurs stocks) ou incorporels (en particulier leurs fermages, leur fonds de commerce ou leur droit au bail), bénéficiaient d'un patrimoine qu'ils pouvaient céder et valoriser, notamment à leur retraite ou en cas de difficulté d'exploitation. Cette population a décliné, en particulier sous l'effet conjugué de l'industrialisation et de la concentration des exploitations, de l'essor des grandes surfaces et de la modification des réseaux de distribution. Désormais, beaucoup des nouveaux travailleurs non salariés - en particulier les micro-entrepreneurs -, ne disposant pas d'un tel patrimoine professionnel, n'ont pas un tel « amortisseur » lorsque leur activité chancelle ou qu'ils décident d'y mettre fin.

Contrairement à la seconde révolution industrielle, la révolution numérique n'est donc pas inclusive : elle a tendance à accroître les inégalités et ne contribue pas à rendre plus productifs les éléments les moins productifs de la société ; elle conduit au contraire à les laisser sur le bord du chemin.

Aussi, face à des personnes qui voient leur inclusion dans le travail fragilisée et à la plus grande sophistication des parcours professionnels, le revenu de base se présenterait-il comme une sorte de « filet de sécurité » atténuant les effets de la restructuration de l'emploi, voire comme un substitut aux revenus liés à l'emploi pour les personnes qui ne sont plus en mesure d'occuper un emploi compte tenu d'exigences de qualification qui les dépassent. C'est dans cette perspective que s'inscrit notamment le Centre des jeunes dirigeants (CJD), ses représentants MM. Emmanuel Amon et Sébastien Rouchon ayant estimé devant la mission que ce revenu pourrait permettre d'offrir une « sécurité à long terme à toutes les personnes désireuses de travailler ». 89 ( * ) Ainsi que l'a décrit M. Philippe Vasseur lors de son audition : « nous allons, comme l'indiquent les travaux de l'Organisation internationale du travail, connaître un chômage lourd et structurel et nous ne pourrons résoudre ces problèmes qu'avec un changement de paradigme ». Le revenu de base participerait donc de ce changement.

b) Une création de richesse qui se développe de plus en plus hors de l'emploi

Dans le même temps, certains promoteurs du revenu de base, sans aller jusqu'à dé-corréler le revenu de base de la création de richesse comme l'envisagent certains projets utopistes, estiment qu'il est un moyen de rétribuer des créations de richesse qui tendent à se développer hors de l'emploi . Cette dimension a en particulier été mise en exergue au cours des auditions par M. François Levin et Mme Judith Herzog, rapporteurs au Conseil national du numérique (CNNum).

Le revenu de base permettrait ainsi de dépasser la logique actuelle selon laquelle la création de valeur est uniquement la résultante de ce qui est aujourd'hui reconnu comme du travail, qu'il s'effectue sous une forme salariée ou sous une forme indépendante. Il s'agirait ainsi de prendre en considération l'évolution du capitalisme moderne vers un « capitalisme cognitif », notion développée il y a quelques années notamment par M. Yann Moulier-Boutang. 90 ( * )

Serait ainsi mieux prise en compte par la société la création de valeur qui intervient hors de l'entreprise par un phénomène de « pollinisation » . L'un des exemples emblématiques est donné par l'entreprise Google, dont le modèle économique repose en premier lieu sur la création de valeur qui résulte du seul comportement des usagers d'Internet. Or, alors même qu'ils enrichissent les applications en les rendant plus performantes, ces usagers ne reçoivent aucune rétribution.

Le revenu de base pourrait dès lors assurer la solvabilisation de ces activités contributives nouvelles qui se développent dans le cadre d'une production « peer to peer », qui est l'essence du Web 2.0 91 ( * ) , et que le marché n'est pas aujourd'hui en mesure de rémunérer.

Dans cette perspective, le revenu de base est vu par certains de ses promoteurs comme l'un des instruments d'une juste rémunération des acteurs sociaux, tout en contrant les stratégies de captation des créations collaboratives dont ce qu'il est convenu d'appeler les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) sont souvent accusés et qui, selon quelques-uns, s'apparentent au phénomène d' enclosure qu'a connu l'Angleterre à la fin du Moyen-Âge et surtout au XVI e siècle, lorsque les terres communes ont peu à peu fait l'objet d'une appropriation individuelle par les propriétaires terriens.

c) Une économie dont la croissance atone ne permet pas de juguler chômage et précarité

Certains considèrent, enfin, que la période de faible croissance dans laquelle se trouvent les économies développées est fondamentalement liée au développement de l'économie numérique et en déduisent la nécessité de trouver une nouvelle forme de « garantie sociale », dont le revenu de base pourrait être l'une des composantes.

Il est vrai que la croissance économique est souvent définie comme la condition première de l'emploi. Et il est incontestable que, pendant les décennies d'après-guerre, la croissance a véritablement tiré celui-ci vers le haut, en ouvrant aux économies nationales de nouveaux marchés.

Pour autant, les chiffres de la croissance, tant au niveau mondial qu'en France, font apparaître un ralentissement que certains estiment inexorable . Cette situation est particulièrement frappante dans la zone euro, qui n'aura bénéficié au cours de la décennie 2007-2016 que d'une croissance annuelle moyenne de 0,5 %, après une croissance de 2,3 % pendant la décennie précédente.

Source : France Stratégie, d'après FMI, World Economic Outlook, janvier 2016 (prévisions à partir de 2015)

L'idée même de la permanence de la croissance est d'ailleurs questionnée par les économistes, à commencer par M. Larry Summers, ancien président de l'université de Harvard et secrétaire au Trésor du président des États-Unis, M. Bill Clinton, qui a popularisé le concept de « stagnation séculaire », qui contraste avec l'idée de récession défendue jusqu'alors par la majeure partie de la doctrine économique.

Lors de son audition par la mission, M. Daniel Cohen a en outre mis en relief que les effets de cette croissance économique faible étaient très inégalement répartis dans nos sociétés . Il a rappelé que l'intégralité de la croissance qu'ont connue les États-Unis au cours des trente dernières années a été captée par 10 % de la population, les 90 % restants n'ayant connu aucune progression de leur pouvoir d'achat. Plus encore, la moitié des gains a été concentrée sur 1 % de la population. Ceci montre, selon lui, que la force d'entraînement de la révolution numérique n'a absolument rien à voir avec celle des révolutions précédentes.

En France aussi, les inégalités se creusent à la faveur de cette nouvelle forme de croissance, quoique de façon moins aiguë par rapport à d'autres pays. Dans un rapport récent, 92 ( * ) France Stratégie relève ainsi que, depuis la crise, les trois quarts des niveaux de vie les plus modestes ont reculé, ce recul étant plus marqué dans le bas de l'échelle. Dans le même temps, le quart des niveaux de vie les plus élevés s'est globalement maintenu, tandis que les très hauts niveaux de vie ont continué d'augmenter avant de se replier à partir de 2011.

Si ce mouvement reste mesuré en termes de revenus, il est en revanche très fort en ce qui concerne le patrimoine. La même étude montre que les inégalités de patrimoine se sont nettement accrues depuis le milieu des années 1990 sous l'effet d'une polarisation entre les ménages propriétaires de leur résidence principale, qui ont bénéficié de l'envolée des prix du logement, 93 ( * ) et les ménages locataires, dont le patrimoine a peu évolué.

Cette situation fait ainsi naître, comme l'a souligné M. Philippe Van Parijs, un fort scepticisme sur la désirabilité de la croissance comme moyen de faire face et de répondre aux défis du progrès technologique et notamment à la persistance d'un chômage élevé. C'est en partie ce scepticisme qui conduit, selon lui, à regarder le revenu de base comme un nouveau remède structurel à la pauvreté, au chômage et à l'exclusion .

B. DES MODALITÉS ÉTROITEMENT LIÉES AUX BESOINS DE FINANCEMENT

Fortement dépendantes de l'objectif que se fixent les promoteurs d'un revenu de base, les modalités de celui-ci sont également intimement liées à la capacité de financement. Il convient en effet de confronter l'idée, intellectuellement séduisante, du revenu de base aux conditions pratiques de sa mise en place. Il s'agit en effet de savoir s'il est possible de financer une telle mesure, sans trop déséquilibrer le système socio-fiscal ni alourdir excessivement la pression fiscale.

Comme indiqué précédemment, le choix du montant du revenu de base renvoie à des logiques très différentes, selon que l'on fixe un montant faible permettant au revenu de base de jouer un rôle de « filet de sécurité » pour les personnes se retrouvant sans emploi ou avec de très faibles revenus, répondant ainsi à une « logique de subsistance », ou que l'on souhaite au contraire un revenu d'un montant significatif permettant aux individus de faire un arbitrage entre le fait de travailler ou non, ce qui répondrait davantage à une « logique d'émancipation ».

De même, le choix des modalités de financement d'un éventuel revenu de base relève avant tout d'une décision politique compte tenu des effets redistributifs importants qui peuvent en découler, que l'on choisisse de financer cette mesure en redéployant les moyens utilisés pour financer des prestations sociales non contributives et, le cas échéant, contributives, ou en augmentant les impôts.

Mais, en tout état de cause, l'ambition universaliste qui caractérise le revenu de base rend impossible sa mise en place « à coût constant » , sauf à ce qu'il opère une très large remise en cause des mécanismes actuels de redistribution, au détriment des personnes actuellement les plus aidées. Quel que soit le montant de ce revenu, sa création impliquerait donc une refonte d'ampleur du système de protection sociale mais également du système fiscal.

Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner tant le coût « brut » du revenu de base, relativement aisé à calculer puisqu'il s'agit de multiplier le montant du revenu retenu par la population bénéficiaire, que son coût « net », c'est-à-dire le montant restant à financer après réallocation de certaines prestations sociales auxquelles le revenu de base viendrait se substituer et après prise en compte des économies de gestion qu'il permettrait de réaliser.

1. Un coût brut considérable

La mise en place d'un revenu de base constituerait une mesure coûteuse pour les finances publiques. Qu'il soit versé à l'ensemble des personnes résidant légalement sur le territoire français, ou seulement aux personnes de nationalité française ou ressortissantes d'un autre État membre de l'Union européenne, il concernerait, par définition, un large nombre de bénéficiaires.

Au 1 er janvier 2016, la population de France métropolitaine s'élevait à 64,5 millions, dont 14,2 millions de personnes de moins de 18 ans (soit près de 22 % de la population totale) et 11,8 millions de personnes de moins de 15 ans (soit 18,3 % de la population totale).

Le coût brut représenté par le revenu de base varie logiquement en fonction du montant de revenu décidé, induisant une charge totale plus ou moins importante à financer. Or, ainsi que les différentes auditions menées par la mission l'ont montré, ce montant du revenu de base peut être très différent selon ses promoteurs.

Ce coût varie également selon les conditions d'éligibilité au revenu de base qui peuvent être décidées, qu'il s'agisse de critères d'âge (se pose en particulier la question de savoir s'il faut verser un revenu de base aux mineurs) ou de durée de résidence sur le territoire français, ou d'éventuelles contreparties demandées au versement de l'aide (comme la nécessité de faire oeuvre sociale utile à travers un engagement associatif par exemple).

Dans une récente note, le groupe de travail de la Fondation Jean Jaurès relatif au revenu de base 94 ( * ) a étudié le coût et les modalités de financement pouvant être envisagées s'agissant de trois scénarios : un revenu de 500 euros, proche du montant actuel du RSA, un revenu de 750 euros proche du cumul entre le RSA et les prestations familiales et logement, et un revenu de 1 000 euros égal au seuil de pauvreté 95 ( * ) . Pour ces trois scénarios, le groupe retient les hypothèses suivantes : le montant du revenu de base versé aux enfants de 0 à 15 ans serait équivalent à 30 % de celui des adultes, puis de 50 % entre 15 et 18 ans. Ce revenu serait versé, sans contrepartie, de manière individualisée et non-familialisée. D'après cette étude, le besoin de financement s'élèverait à 336 milliards d'euros (soit 16 % du PIB) si le revenu de base était fixé à 500 euros, à 504 milliards d'euros (soit 24 % du PIB) s'il était de 750 euros, et à 675 milliards d'euros (soit 31 % du PIB) s'il était de 1 000 euros.

Ces chiffres se rapprochent des évaluations produites par d'autres auteurs. Dans leur étude dans le cadre de Génération libre 96 ( * ) , MM. Marc de Basquiat et Gaspard Koenig proposent un niveau de revenu universel fixé à 450 euros par adulte et 225 euros par enfant, représentant une masse financière totale évaluée à 320 milliards d'euros. M. Baptiste Mylondo évoque pour sa part un revenu de base de 750 euros par adulte et 230 euros par mineur (soit 30 % du montant du revenu versé aux adultes), dont le coût serait de 470 milliards d'euros 97 ( * ) .

Quant au mouvement français pour un revenu de base (MFRB), il ne se prononce pas en faveur d'un montant particulier mais défend comme montant minimal celui du RSA socle pour une personne seule une fois déduit le forfait logement, soit 465 euros par adulte, « dans la mesure où c'est le plus faible niveau qui ne fait que des gagnants parmi les plus modestes » 98 ( * ) .

2. Un coût net fonction de l'effet de substitution attaché au revenu de base et des économies de gestion réalisées
a) La réallocation des dépenses sociales pour financer le revenu de base

Si le coût brut du revenu de base est très élevé, une partie de son financement pourrait être assurée par la réallocation des montants consacrés à certaines prestations sociales, au premier rang desquelles les minima sociaux, auxquelles le revenu de base aurait vocation à se substituer.

Les différents promoteurs du revenu de base ne s'accordent toutefois pas sur le champ des dispositifs qui pourraient être remplacées par un revenu de base, certains se limitant à une partie des prestations non-contributives alors que d'autres vont jusqu'à inclure des prestations contributives à leur modèle.

Ainsi, d'après les scénarios de financement présentés par la Fondation Jean Jaurès, un revenu de base de 500 euros par mois pourrait être financé par la réallocation des dépenses des branches maladie et famille ainsi que de l'assurance-chômage, et l'instauration concomitante des prélèvements obligatoires supplémentaires à hauteur de 38 milliards d'euros. Un revenu de base de 750 euros par mois pourrait quant à lui être financé sans augmentation d'impôt, en mobilisant l'ensemble des dépenses actuelles de protection sociale, branche vieillesse incluse.

Le MFRB envisage, quant à lui, l'hypothèse d'un revenu de base d'un montant de 465 euros qui remplacerait le revenu de solidarité active, la prime d'activité ainsi que les bourses étudiantes, et qui se déduirait des prestations que sont l'allocation adulte handicapé, le minimum vieillesse, les allocations-chômage et les pensions de retraite - tout en garantissant un même montant de prestations. Le reliquat à financer serait, selon ses estimations, de 179 milliards euros - pour un coût brut de 193 milliards d'euros 99 ( * ) .

Simulation du budget brut et du budget net d'un revenu de base à 465 euros
(en 2013) par le MFRB

Population adulte

52 millions €

Dont bénéficiaires d'une pension de retraite

- 13,8 millions €

Dont chômeurs indemnisés

- 2,5 millions €

Dont allocataires de l'allocation adulte handicapé

- 1 million €

Nombre d'adultes qui « ne touchent pas encore » leur revenu de base (A)

34,6 millions €

Montant mensuel du revenu universel

465 €

Montant annuel du revenu universel (B)

5 580 €

Budget brut du revenu de base (C = A x B)

193 milliards €

RSA (hors supplément pour les enfants)

10 milliards €

Prime pour l'emploi

2,5 milliards €

Bourses étudiantes

1,9 milliards €

Total des politiques sociales remplacées par le revenu de base (D)

14,4 milliards €

Budget net du revenu de base (E = C - D)

179,8 milliards €

Source : MFRB

MM. Marc de Basquiat et Gaspard Koenig proposent, pour leur part, de ne supprimer que les prestations auxquelles le revenu de base viendrait se substituer utilement : le revenu de solidarité active, l'allocation de solidarité spécifique, l'allocation de solidarité aux personnes âgées, les allocations familiales, le complément familial, l'allocation de base de la prestation d'accueil du jeune enfant ainsi que les bourses d'enseignement supérieur sur critères sociaux. En revanche, l'ensemble des prestations contributives seraient maintenues.

M. Arnaud Buissé, chef du service des politiques publiques à la direction générale du Trésor, auditionné par la mission, a rappelé que le montant des prestations sociales non contributives (c'est-à-dire les minima sociaux, la prime d'activité, les allocations familiales et les aides au logement) était de l'ordre de 70 milliards d'euros. Aussi, si ces sommes devaient être mobilisées pour mettre en place un revenu de base d'un niveau équivalant à ce que touche actuellement un célibataire bénéficiant du RSA et des allocations logements (soit 735 euros par mois) et qui remplacerait l'ensemble des prestations non contributives et supprimerait le quotient familial (représentant un montant de 11,6 milliards d'euros en 2016), le coût net à financer équivaudrait à 445 milliards d'euros. Financer une telle mesure nécessiterait donc d'augmenter les prélèvements obligatoires. Si le choix était fait de faire supporter ce financement par l'impôt sur le revenu, il faudrait par exemple multiplier par six le montant de l'impôt sur le revenu net.

Au-delà de la question des masses financières qui pourraient être réaffectées, les différents modèles construits par les promoteurs du revenu de base témoignent d'un parti pris quant aux objectifs qui lui sont assignés. Remplacer une multiplicité de dispositifs ciblés par une prestation universelle et uniforme pose en effet la question des implications qu'auraient, pour chacun des dispositifs existants et à coût constant, sa fusion au sein d'un revenu de base.

(1) Les minima sociaux

Un revenu de base constituant un filet de sécurité pour les personnes dont le revenu est inférieur à un seuil défini pourrait en principe se substituer aux dispositifs qui visent à assurer un revenu minimum. Toutefois, la plupart des minima sociaux actuels sont des allocations différentielles, le montant versé variant en fonction de la situation individuelle de chaque allocataire.

Dès lors, et à moins de fixer le montant du revenu de base à un niveau au moins égal au montant maximal des allocations différentielles existantes, le remplacement des minima sociaux actuels par un revenu de base universel et uniforme ferait un certain nombre de « perdants » parmi les personnes les plus aidées, c'est-à-dire les plus modestes ou les plus fragiles.

La prime d'activité ayant pour objet de soutenir les faibles revenus d'activité, elle pourrait être supprimée au bénéfice d'un revenu de base entièrement cumulable avec ces revenus.

(2) Les prestations familiales

Dans la mesure où le revenu de base est défini comme individualisé et versé dès la naissance, il pourrait se substituer aux prestations familiales versées aux familles ayant la charge d'enfants. Toutefois, dans un tel système, l'aide accordée aux familles dépendrait uniquement du nombre d'enfants, alors que le système actuel prend également en compte la composition du ménage, ses ressources, ou encore l'âge ou le handicap éventuel des enfants.

Par ailleurs, près de 40 % des prestations légales versées par la branche famille sont fléchées vers l'aide à la garde d'enfants, notamment dans le cadre de la prestation d'accueil du jeune enfant (Paje). Réorienter ces crédits (12,5 milliards d'euros en 2015) vers le financement d'un revenu de base aurait pour effet de les répartir entre toutes les familles, quels que soient leurs besoins, ce qui n'apparaît pas nécessairement pertinent.

Selon le montant du revenu de base retenu, il faudrait donc prévoir - et financer - un certain nombre d'aides spécifiques, avec le risque de revenir à la complexité actuelle.

Au-delà de cet aspect technique, remplacer les prestations familiales par un revenu de base remettrait en question la politique familiale comme branche de la sécurité sociale telle qu'elle a été conçue en 1945.

(3) Les aides au logement

La nécessité d'une réforme du système actuel des aides au logement fait consensus, et intégrer les aides au logement au sein d'un revenu de base individualisé pourrait être une piste intéressante.

Toutefois, il semble illusoire d'imaginer que la fin du système des aides personnalisées entraîne mécaniquement et immédiatement une baisse des loyers. De plus, forfaitiser de manière uniforme les aides au logement alors même que les loyers varient fortement selon les territoires ne semble pas pertinent. Une modulation destinée à prendre en compte ces différences est envisageable mais serait contraire à la définition même du revenu de base, tout en n'étant pas nécessairement de nature à traiter de manière satisfaisante la diversité des situations individuelles

Enfin, les aides au logement visent également à garantir un certain niveau de qualité en conditionnant l'éligibilité d'un logement à un certain nombre de critères.

Ces considérations expliquent qu'un certain nombre de promoteurs du revenu de base, et notamment Génération Libre, excluent les aides au logement du champ de leur modélisation. Au cours de son audition, M. Stoléru a indiqué que le revenu de base qu'il envisage aurait vocation à terme à couvrir les besoins en matière de logement mais qu'il s'agit là d'une « épine » importante dans le système.

(4) L'indemnisation du chômage et les retraites

Un revenu universel serait par définition accordé aux personnes au chômage ou à la retraite. S'il ne semble pas acceptable d'uniformiser le montant des allocations de chômage et des pensions 100 ( * ) , on peut concevoir un système dans lequel le revenu de base se substituerait, à concurrence de son montant, aux allocations de chômage ou aux pensions de retraites et serait complété par un volet contributif.

Néanmoins, cette piste pose un certain nombre de problèmes.

Premièrement, supprimer le caractère assurantiel des régimes de retraite et de chômage revient à remettre en cause un des principes fondateurs de notre système de protection sociale.

Par ailleurs, s'agissant de l'indemnisation du chômage, la substitution au système actuel d'un revenu de base, même complété par une part contributive, irait à l'encontre des mesures d'activation des dépenses de lutte contre le chômage qui sont aujourd'hui mises en oeuvre en France et dans les pays voisins pour lutter contre le chômage.

(5) L'assurance maladie

Certains des promoteurs du revenu de base intègrent l'assurance maladie dans leurs simulations, à l'instar de la Fondation Jean-Jaurès 101 ( * ) . Une telle proposition revient à forfaitiser la couverture des dépenses de santé alors même qu'elles sont par définition différentes d'un individu à l'autre et difficilement prévisibles.

Le risque évident d'une telle forfaitisation est de favoriser le renoncement aux soins. S'il est possible d'imaginer un système dans lequel les assurances privées auraient une place nettement plus importante, à l'instar de ce qui s'observe aujourd'hui dans certains pays, il s'agirait là encore d'une réelle remise en cause des fondements sur lesquels notre système d'assurance maladie a été construit. En outre, une telle privatisation du système de santé exigerait de réduire les cotisations d'assurance maladie, qui ne pourraient donc pas être réaffectées au financement d'un revenu de base.

(6) Les aides diverses

Le revenu de base étant versé à tous, il pourrait se substituer à un certain nombre d'autres aides, dont les bourses étudiantes ou encore les tarifs sociaux, à condition que son montant suffise à rendre inutiles ces aides spécifiques pour les publics concernés.

Le revenu de base pourrait également se substituer aux prestations extralégales ainsi qu'à l'action sociale des caisses de sécurité sociale et des centres communaux d'action sociale (CCAS). Toutefois, ces prestations visent à répondre à des difficultés spécifiques auxquelles font face les bénéficiaires. Or, il est difficile d'imaginer qu'une simple allocation pécuniaire puisse résoudre l'ensemble de ces difficultés.

(7) Les exonérations fiscales

Enfin, le revenu de base pourrait se substituer à un certain nombre d'aides qui prennent la forme de mécanismes fiscaux. En premier lieu, les promoteurs du revenu de base prônent généralement l'individualisation de l'impôt sur le revenu, et donc la suppression des mécanismes de « quotient » familial ou conjugal, l'avantage représenté par ces règles étant transféré vers le revenu de base individuel. Génération Libre se positionne de même en faveur d'une large suppression d'exonérations fiscales.

Sur le principe, un élargissement de l'assiette fiscale, aujourd'hui mitée par un grand nombre de niches, pourrait paraître pertinent. Toutefois, chacun des dispositifs concernés vise des objectifs spécifiques et leur suppression pose nécessairement des questions d'opportunité politique.

Au terme de cet examen, il apparaît donc que le champ des dispositifs qui peut être retenu pour financer le revenu de base dépend de choix politiques importants quant à notre modèle de protection sociale.

En toute hypothèse, la simple réallocation des prestations existantes ne saurait suffire, à moins de créer un nombre considérable de perdants parmi les ménages les plus modestes . En effet, malgré ses limites, le système socio-fiscal français opère une importante redistribution, avec des transferts sociaux fortement concentrés sur les ménages modestes. Répartir entre tous la masse financière représentée par les dispositifs existants ne pourrait donc intervenir qu'au détriment de ces derniers, qui sont les plus aidés.

b) Les économies de gestion liées à la simplification du « maquis social »

Ainsi que cela a été évoqué plus haut au sujet de la réforme du système existant de minima sociaux, la mise en place d'un revenu de base pourrait permettre de réaliser des économies de gestion, en raison de ses modalités de versement, automatique et inconditionnel , à ses bénéficiaires. Les activités d'instruction des demandes, de contrôle des conditions d'éligibilité et des pièces justificatives, ainsi que les procédures a posteriori de récupération d'indus seraient le cas échéant allégées ou supprimées.

Un certain nombre de modèles tablent à cet égard sur des économies substantielles qui seraient affectées au financement du revenu de base, voire d'une allocation unique. Selon l'iFRAP, l'allocation sociale unique qu'elle promeut permettrait ainsi de fortes économies de gestion, à hauteur de 5 milliards d'euros, Mme Agnès Verdier-Molinié ayant insisté lors de son audition 102 ( * ) sur les économies à la fusion des organismes gestionnaires et à la réduction du nombre de guichets. Toutefois, cette estimation repose tant sur la fusion de l'ensemble des caisses et des services départementaux et déconcentrés assurant le service des prestations remplacées, que sur la suppression des prestations extra-légales versées notamment par les caisses d'allocations familiales.

Or, une telle proposition ne semble pas tenir compte de l'important rôle d'action sociale et d'accompagnement joué par les caisses d'allocations familiales. Par ailleurs, auditionnée par la mission, Mme Patricia Chantin, responsable des relations parlementaires et institutionnelles de la Caisse nationale d'allocations familiales (Cnaf), a indiqué que le coût de gestion des prestations dont celle-ci assure le service pour son propre compte ou pour compte de tiers (soit près de 95 millions d'euros par an) ne dépasse pas 2 % du montant de ces prestations. Elle a estimé que ce coût lui semblait difficilement compressible.

En définitive, l'essentiel des coûts de gestion des organismes sociaux étant liés aux prestations contributives, la mise en place d'un revenu universel se substituant aux seules prestations non contributives permettrait sans aucun doute une simplification manifeste des procédures pour les usagers mais génèrerait des économies qui ne sauraient constituer un élément important de son financement .

3. Des moyens de financement nouveaux à trouver

La dépense sociale étant aujourd'hui fortement concentrée sur les ménages modestes, la réallocation des ressources affectées aux dispositifs existants ne saurait suffire à financer un revenu de base universel. La France ne disposant pas, contrairement à l'Alaska ou à la région administrative de Macao, d'une rente financière pouvant être redistribuée totalement ou partiellement sous forme de revenus permanents à ses résidents, la mise en place d'un revenu de base nécessiterait donc de faire appel à d'autres types de ressources publiques.

Dès lors que le financement par redéploiement d'une partie des fonds alloués à la protection sociale n'apparaît pas suffisant, trois principales modalités de financement d'un revenu de base, le cas échéant complémentaires, peuvent être envisagées : le financement par les prélèvements obligatoires (par l'augmentation des impôts ou des autres prélèvements obligatoires et/ou la création d'impositions nouvelles), par la création monétaire, ou par l'endettement.

a) Un financement par l'endettement à exclure compte tenu de l'état des finances publiques

Compte tenu de l'état des finances publiques et pour des raisons de soutenabilité de la dépense, il n'est pas envisageable de financer la mise en place d'un revenu universel par l'endettement . Le niveau de la dette publique de la France a fortement augmenté suite à la crise économique et financière de 2008 pour atteindre un montant de 2 137,6 milliards d'euros au premier trimestre 2016 (soit 97,5 % du PIB).

La charge de la dette, c'est-à-dire les dépenses de l'État consacrées au paiement des intérêts de sa dette, s'est élevée à 42,1 milliards d'euros en 2015.

Évolution de la dette publique depuis 2008

Trimestres

2008
T4

2009
T4

2010
T4

2011
T4

2012
T4

2013
T4

2014
T4

2015
T4

2016
T1

Dette publique en valeur

1 358,6

1 531,6

1 632,5

1 754,4

1 869,2

1 953,4

2 037,8

2 096,9

2 137,6

Dette publique en pourcentage du PIB

68,1 %

70 %

81,7 %

85,2 %

89,6 %

92,3 %

95 %

96,1 %

97,5 %

Source : Insee

Ce fort taux d'endettement conduit l'État français à émettre des montants élevés de dette. D'après les données de l'Agence France Trésor, les émissions de dette à moyen et long terme nettes des rachats réalisés pour le compte de l'État se sont élevées à 187 milliards d'euros en 2015. Ceci place l'État dans une situation de forte sensibilité à la variation des taux d'intérêt.

Il convient également de rappeler que la France est l'un des pays européens dont la dépense publique est la plus élevée en proportion de son PIB. D'après les données Eurostat de 2014, la France se situait en deuxième position dans l'Union européenne après la Finlande, avec un ratio de dépense publique sur le PIB de 57 %, soit 8,4 points de plus que la moyenne de la zone euro. Quant au taux de prélèvements obligatoires, il était de 44,7 % du PIB en 2015.

Ces éléments de contexte montrent que la mise en place d'un revenu de base, compte tenu de son coût, nécessiterait de trouver des sources de financement n'aggravant pas la situation budgétaire déjà difficile de la France .


Recettes et dépenses publiques des pays de l'Union européenne en 2015

(en pourcentage du PIB)

Source : Eurostat

La dépense liée au versement d'un tel revenu ayant vocation à être pérenne, elle doit pouvoir être financée sans aggraver la charge publique. D'un point de vue moral, il paraît difficilement défendable de garantir un niveau de revenu aux générations actuelles au détriment des générations futures qui non seulement ne bénéficieraient pas de cette liberté matérielle mais devraient en plus rembourser la dette ainsi contractée.

La mise en place d'un revenu de base en France est donc conditionnée à la garantie de trouver une source de financement permettant de couvrir la dépense de manière durable. Plusieurs travaux menés sur le revenu de base semblent indiquer qu'il serait possible de financer une telle mesure en conservant le système assurantiel existant et en augmentant la fiscalité existante ou en trouvant de nouvelles formes d'imposition.

Quoi qu'il en soit, la quasi-totalité des travaux réalisés et des personnes auditionnées dans le cadre de la mission ont indiqué que le financement du revenu de base impliquerait une refonte en profondeur de la fiscalité .

b) Le financement par l'impôt
(1) L'impôt sur les revenus

Afin de financer la mise en place d'un revenu de base en France, la plupart des études préconisent de recourir à l'imposition sur le revenu . On peut distinguer deux grands types de propositions en la matière.

La première approche prévoit de ne pas imposer le revenu de base et de le financer par une augmentation de l'impôt sur les autres revenus tout en conservant son architecture actuelle. M. Baptiste Mylondo, par exemple, préconise de financer un revenu inconditionnel et non imposable d'un montant de 750 euros par adulte et 230 euros par mineur (pour un coût total de 470 millions d'euros et 350 millions d'euros après réallocation de certaines prestations) par une augmentation de 35 points du taux de la cotisation sociale généralisée (CSG) 103 ( * ) .

La deuxième approche, plus largement partagée, propose de coupler le versement du revenu de base avec une réforme d'ampleur de l'impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) et, le cas échéant, de la CSG à travers la mise en place d'un impôt négatif.

Cette proposition a notamment été formulée par M. Marc de Basquiat, président de l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence (AIRE), et détaillée dans l'ouvrage qu'il a publié avec M. Gaspard Koenig 104 ( * ) . Il s'agirait de financer la mise en place d'un revenu minimum (le Liber ), bénéficiant à l'ensemble des individus résidant légalement en France, par un impôt proportionnel et individualisé sur tous les revenus au premier euro (qualifié de Libertaxe ). Cette Libertaxe se substituerait à l'impôt sur le revenu, à la CSG et à l'impôt sur les sociétés.

Cette individualisation de l'impôt permettrait de garantir à tous les individus une neutralité fiscale quels que soient leurs choix de vie. La Libertaxe serait un impôt proportionnel ( flat tax ), chacun payant un pourcentage fixe de ses revenus. Pour un revenu de 450 euros par adulte et 225 euros par mineur, le coût du Liber serait de 320 milliards d'euros par an, financé par un prélèvement proportionnel de 23 % sur les revenus imposables, en supprimant l'ensemble des dépenses fiscales associées à l'IRPP.

Il s'agit donc d'une réforme en profondeur du système fiscal et de l'imposition des revenus en France. Rappelons que l'impôt sur les revenus des personnes physiques est proportionnel, progressif et « familialisé », et que seuls 45,6 % des foyers fiscaux s'en sont acquittés en 2015 105 ( * ) .

L'impôt sur les revenus des personnes physiques (IRPP)

L'impôt sur le revenu, dont le produit s'est élevé à 76 milliards d'euros en 2015, est un impôt proportionnel, calculé en fonction d'un barème à partir des revenus d'un foyer fiscal - compris comme l'ensemble de personnes dont les ressources font l'objet d'une seule déclaration de revenus.

Le montant de l'impôt brut est calculé en divisant le revenu net imposable par le nombre de parts de quotient familial (en fonction de la situation familiale et du nombre de personnes à charge), puis en lui appliquant le barème en vigueur. Le barème est composé de cinq tranches correspondant à un pourcentage d'imposition progressif.


Barème de l'imposition sur les revenus en 2015

Source : Direction générale des finances publiques

La multiplication de l'impôt obtenu par le nombre de parts permet de déterminer le montant d'impôt brut - plusieurs corrections sont ensuite appliquées sur ce montant, comme la décote en cas de faibles ressources, pour aboutir à l'impôt net à payer.

Le mouvement français pour un revenu de base (MFRB) propose pour sa part de mettre en place un revenu de base exonéré d'impôt, tout en imposant les revenus gagnés au premier euro. Les sources de financement de ce revenu peuvent être diverses. Comme l'explique M. Jean-Éric Hyafil, entendu par la mission : « à long terme, il serait intéressant d'introduire le revenu de base dans le cadre d'une vaste réforme de l'impôt sur le revenu des personnes physiques. Mais à court terme, il est possible de créer un nouvel impôt qui serait le pendant de la redistribution actuelle du RSA » 106 ( * ) . Afin d'instaurer rapidement un revenu de base, le MFRB propose, sur le modèle du fonctionnement actuel du RSA, de verser un revenu de base de 500 euros à tous les citoyens et de taxer les autres revenus perçus à hauteur de 38 % 107 ( * ) jusqu'à concurrence du montant de ce revenu. Ainsi, une personne ayant un revenu de base de 500 euros non imposable et percevant 100 euros de revenu d'activité paierait 38 euros d'impôt et aurait donc un revenu disponible de 562 euros.

Le graphique ci-dessous compare la situation actuelle avec la situation proposée par le MFRB.

Fonctionnement du RSA actuel et proposition du MFRB

Source : MFRB

À plus long terme, le MFRB propose, plutôt que d'instaurer un impôt supplémentaire, de financer le revenu de base à travers une réforme fiscale d'ampleur de l'impôt sur le revenu ; il suggère également de recourir à d'autres modalités d'imposition (cf. infra ).

Ces différentes options nécessitent, quoi qu'il en soit, un examen approfondi tant en termes de faisabilité technique, d'effets redistributifs qu'elles pourraient avoir, mais également de constitutionnalité. En effet, le Conseil constitutionnel a eu plusieurs fois l'occasion de censurer un impôt non familialisé et non progressif.

(2) Les autres impôts et contributions mobilisables

D'autres impôts que l'impôt sur le revenu et la CSG pourraient être mobilisés afin de financer l'instauration d'un revenu universel.

Rien n'interdit la créativité en la matière, et tous les autres types d'impositions semblent a priori pouvoir être sollicités afin de contribuer au financement d'une telle mesure.

Sans prétendre à l'exhaustivité, nous pouvons ici présenter les propositions qui ont pu être faites par les défenseurs du revenu de base.

C'est principalement le MFRB qui, dans un ouvrage récent relatif au financement du revenu de base 108 ( * ) , a fait plusieurs propositions de financement permettant de compléter ou de se substituer partiellement à l'impôt sur le revenu. Il mentionne notamment le financement par les taxes sur la consommation et la fiscalité écologique, via une hausse de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et/ou de la taxe carbone. Il faut toutefois souligner que ces taxes pèsent proportionnellement plus sur les ménages modestes que sur les ménages aisés et ne peuvent donc être considérées que comme des sources complémentaires de financement.

De même, le MFRB souligne que des ressources pourraient être dégagées à travers la lutte contre l'optimisation fiscale et une meilleure taxation des bénéfices des grandes entreprises, l'instauration d'une taxe sur les transactions financières, ou encore un impôt sur l'actif net des ménages (c'est-à-dire le patrimoine net de dettes).

c) Le financement par la création monétaire

Afin de financer la mise en place d'un revenu de base, certains auteurs préconisent de recourir à la création monétaire. Dans cette approche, la Banque centrale européenne (BCE) ou une autre institution émettrice de monnaie serait en charge de verser directement à chaque citoyen une somme d'argent, qui constituerait tout ou partie de son revenu garanti inconditionnel.

Cette idée est notamment défendue par le MFRB. Celui-ci propose d'instaurer un « dividende monétaire » versé directement par la BCE aux citoyens de la zone euro de façon régulière, dont le montant annuel serait lié à la cible de croissance de la masse monétaire choisie. En cas d'impossibilité de trouver un accord au sein de la zone Euro pour mettre en place un tel dividende monétaire, le MRFB suggère que des monnaies nationales ou supranationales parallèles à l'euro soient mises en place 109 ( * ) . Un « dividende » pourrait également être instauré à l'échelle infranationale, par le biais de monnaies locales. Ce dividende pourrait par ailleurs ne constituer qu'un complément d'un revenu fixe par ailleurs versé et financé par la puissance publique, composé d'une « partie fixe, qui constituerait une partie intégrante du revenu de base » et d'une « partie variable, dont le montant serait fonction de la conjoncture et du besoin de l'économie en monnaie libre de dettes ».

Yoland Bresson, économiste et co-fondateur de l'AIRE, proposait également la mise en place d'un « dividende universel » financé, pendant une période de transition de cinq ans, par le biais d'un apport de fonds par les banques de crédit 110 ( * ) . Ces fonds seraient confiées à une caisse centrale, par exemple une filiale de la Caisse des dépôts et des consignations : « chaque citoyen ouvre un compte spécifique d'existence dans une banque de son choix, compte crédité mensuellement du dividende universel. Pour ceux disposant d'un revenu d'activité supérieur à ce dividende leur employeur reverse à la Caisse centrale l'équivalent du dividende perçu, cette somme venant s'imputer sur leur rémunération. Si leur rémunération est inférieure au dividende, le reversement à la Caisse se fera au prorata du salaire ». De même, les organismes sociaux reverseraient une partie des revenus de transfert jusqu'à due concurrence du montant du dividende universel à la Caisse.

Afin de préserver leur ratio de liquidité, les banques percevraient une somme annuelle égale à 10 % de l'annuité du prêt durant la période de transition. Par ailleurs, les allocations inférieures au montant du dividende seraient supprimées. Lors de la sixième année, le dividende universel serait financé par l'impôt - toutefois, le PIB serait fortement accru en raison de la hausse de la demande des années antérieures ayant pour conséquence une augmentation des rentrées fiscales, ce qui permettrait de ne pas augmenter le taux des prélèvements sociaux.

Dans une publication de 2002, Yoland Bresson proposait que ce « prêt bancaire » soit d'un montant de 216 milliards d'euros, soit 43,20 milliards d'euros par an, permettant le versement d'un dividende de 300 euros par mois par citoyen.

Ce projet du financement temporaire ou pérenne du revenu de base par la création monétaire doit être distingué des propositions relatives au versement exceptionnel d'argent par les banques centrales aux citoyens afin de stimuler directement l'activité économique, sans passer par l'intermédiation bancaire. Ces approches consistent en réalité à promouvoir une autre modalité d'intervention des banques centrales.

Dans une note de mars 2012 111 ( * ) , l'économiste Patrick Artus rappelait la gamme des possibilités d'intervention pour les banques centrales : créer de la monnaie par l'achat (ou la prise de pension) d'actifs absolument sans risque, créer de la monnaie par l'achat (ou la prise en pension) d'actifs risqués, créer de la monnaie sans acheter (ou prendre en pension) d'actifs - cette dernière intervention est parfois appelée « helicopter money ». L'« helicopter money » a pour avantage « de ne pas créer de distorsions sur les marchés d'actifs, ni d'aléas de moralité affectant les acheteurs de ces actifs » 112 ( * ) . Par ailleurs, la Banque centrale peut concilier cette technique tout en contrôlant la quantité de monnaie créée, en se fixant un objectif de création monétaire.

Cette idée a également été défendue récemment par plusieurs économistes qui ont appelé la BCE à revoir sa politique d' « assouplissement quantitatif », en distribuant de l'argent directement aux citoyens de la zone euro à travers un « quantitative easing for the people ».

Le quantitative easing for the people

Le quantitative easing (QE) ou assouplissement quantitatif est une technique non-conventionnelle d'intervention des Banques centrales sur les marchés financiers. Celles-ci achètent directement des titres émis par les administrations publiques ou par le secteur privé, principalement sur le marché secondaire. Ces rachats d'actifs accroissent la masse monétaire en circulation et permettent aux banques commerciales de prêter plus facilement aux entreprises et aux ménages, afin de stimuler l'investissement et la consommation.

Compte tenu de la faiblesse du taux de croissance de la zone euro et face au risque de déflation, la BCE a annoncé le 22 janvier 2015 la mise en oeuvre d'une politique de QE. Elle a ainsi prévu le rachat de 60 milliards d'euros d'actifs chaque mois entre mars 2015 et septembre 2016.

Plutôt que soutenir l'inflation et la croissance par le biais de rachats d'actifs, certains économistes prônent de verser directement l'argent issu de la création monétaire aux citoyens, permettant une augmentation de la demande et un effet sur l'économie réelle immédiat.

Dans une tribune parue le 19 avril 2015 à l'initiative de l'économiste australien Steve Keen, dix-neuf économistes ont ainsi appelé la BCE à mettre en place un « quantitative easing for the people ». Ils proposaient ainsi que chaque citoyen de la zone euro reçoive 175 euros par mois pendant 19 mois (correspondant au montant de 60 milliards d'euros mensuels de rachats visé par la BCE), ce qui permettrait selon eux d'encourager directement la consommation et d'être plus efficace que la politique de QE usuelle.

Ces propositions s'inscrivent donc plus largement dans une réflexion sur les outils efficaces de politique monétaire à mettre en oeuvre en période de crise économique. Il ne s'agit pas de verser de manière pérenne un revenu à l'ensemble des citoyens de la zone euro, mais bien d'intervenir ponctuellement pour soutenir la demande et la croissance.

4. Deux modalités de versement envisageables

Deux modalités de versement du revenu de base sont imaginées par ses promoteurs.

D'une part, le revenu de base peut prendre la forme d'une allocation universelle, versée mensuellement à chaque bénéficiaire . Cette solution est conceptuellement simple et peut s'appuyer sur le réseau existant de caisses de sécurité sociale. L'automaticité du versement suppose néanmoins de disposer d'un outil informatique suffisamment fiable et réactif, ce qui est une difficulté plus importante qu'il ne paraît, comme le montre l'exemple britannique.

L'autre modalité proposée est celle du crédit d'impôt ou de l'impôt négatif , dans lequel l'administration ne verserait ou ne prélèverait au bénéficiaire que la différence entre l'impôt dû et le montant du revenu de base.

Ce schéma est en particulier défendu par M. Marc de Basquiat, ainsi que par Génération libre, reprenant ainsi la thèse élaborée par Milton Friedman.

Schéma théorique du LIBER en fonction de plusieurs configurations familiales

Source : Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, LIBER, un revenu de liberté pour tous. Une proposition d'impôt négatif en France , avril 2014

L'idée d'instaurer un revenu universel par le biais d'un crédit d'impôt est également partagée par M. Lionel Stoléru, qui propose de verser un revenu individuel à tous les citoyens via un système de crédit d'impôt - qui diminuerait puis disparaitrait avec l'augmentation des revenus. Il s'agirait donc selon lui de « sortir du système social pour entrer dans le système fiscal » 113 ( * ) , qui serait plus simple (suppression des démarches administratives) et moins stigmatisant pour ses bénéficiaires.

Cette position est aussi soutenue par M. Daniel Cohen qui, lors de son audition par la mission d'information, 114 ( * ) a défendu la mise en place d'un système d'impôt négatif, avec une individualisation de l'impôt couplée au prélèvement à la source.

Impôt négatif et revenu de base

La notion de crédit d'impôt universel de distingue de celle d'impôt négatif, théorisé par Juliet Rhys-Williams dans les années 1940 et défendu notamment par Milton Friedman. Si les deux concepts sont différents, ils produisent des effets proches au point qu'ils sont parfois confondus.

Un système d'impôt négatif détermine un seuil de revenus au-dessus duquel l'individu est taxé et en deçà duquel il reçoit une allocation, calculée en appliquant le taux d'imposition fixe ( flat tax ) à l'écart entre les revenus et le seuil, selon la formule suivante, où t représente le taux d'imposition et S le seuil.

Revenu net = revenu brut + [S-revenu brut]*t

Dans un tel système, avec un seuil fixé à 1 000 et un taux à 50 %, une personne dont les revenus sont nuls recevra une aide de 500, une personne dont les revenus sont de 500 recevra une aide de 250, une personne dont le revenu est de 1200 se verra prélever 100 etc.

Dans un système de crédit d'impôt, le revenu net se calcule selon la formule suivante, où t représente le taux d'imposition et C le crédit d'impôt.

Revenu net = revenu brut * (1-t) + C

Avec un taux d'imposition fixe de 50 %, appliqué au premier euro, et un crédit d'impôt de 500, on obtient les mêmes résultats que ci-dessus. Les deux systèmes peuvent donc produire strictement les mêmes effets redistributif, à condition de taxer les revenus à un taux fixe et au premier euro 115 ( * ) .

Dans les deux systèmes, l'augmentation des revenus du travail entraîne une réduction moins qu'équivalente de l'allocation perçue, ce qui est de nature à inciter à lutter contre les phénomènes de trappe à inactivité.

Si l'effet pour les bénéficiaires et pour les finances publics peut être équivalent, la distinction entre les deux modalités de versement est importante d'un point de vue symbolique, l'universalité et l'uniformité étant plus visibles dans le cas d'une allocation. Ainsi que l'écrit M. Marc de Basquiat, « l'une [l'allocation universelle] parait être la chaude expression de la solidarité nationale, l'autre [l'impôt négatif] semble relever d'une froide justice fiscale ».

Sur le plan théorique, le modèle du crédit d'impôt ou de l'impôt négatif peut cependant sembler plus efficient. Entièrement géré par l'administration fiscale, ce qui limiterait drastiquement les échanges d'information nécessaires et donc les risques d'erreurs et de fraude, un tel système permettrait en outre d'éviter les situations, qui peuvent paraître absurdes, dans lesquelles les ménages aisés percevraient une aide tout en payant des impôts d'un montant largement supérieur.

Il nécessiterait néanmoins une réforme fondamentale du système fiscal existant pour passer à un impôt individualisé et mensualisé.

5. Une mesure financièrement soutenable à terme ?

Le revenu de base a vocation à être versé tout au long de la vie des individus. Ses modalités de financement doivent donc elles aussi être pérennes, au risque de faire peser un risque trop important sur les finances publiques.

Dans le débat relatif au revenu de base, la question de la soutenabilité budgétaire de cette mesure est donc centrale. Il ne s'agit pas seulement de savoir quelles sources de financement trouver, mais aussi comment garantir dans le temps que ce financement pourra être assuré sans provoquer de déséquilibre à terme .

À cet égard, il est utile de mentionner les principaux risques budgétaires associés à la mise en place d'un revenu de base inconditionnel , dont l'intensité varie en fonction du montant de ce dernier et qui doivent donc être pris en compte dans tout « plan de financement » de cette mesure.

Trois principaux risques peuvent être identifiés. Tout d'abord, le vieillissement de la population française aura pour conséquence d'accroître la part de personnes inactives par rapport aux personnes actives. D'après les projections de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), une personne sur trois (soit 22,3 millions) serait âgée de 60 ans ou plus en 2050 contre une sur cinq en 2005 (soit 12,6 millions), ce qui représente une hausse de 80 % en 45 ans. Ainsi, 31,9 % de la population résidant en France métropolitaine aurait 60 ans ou plus en 2050 contre 20,8 % en 2005.

Même dans l'hypothèse d'un recul de l'âge légal de départ à la retraite, le vieillissement démographique et ses corollaires (en particulier l'augmentation du nombre de personnes âgées dépendantes) devrait induire une augmentation de la part du nombre de personnes inactives dans la population totale.

Ratio de dépendance et taux d'activité des 15-64 ans

Source : projections de population active 2006-2050, Insee

Dans une étude de l'Insee de 2007 116 ( * ) , Mme Élise Coudin estimait que, malgré le maintien du nombre d'actifs entre 28,2 millions et 28,5 millions entre 2015 et 2050, la croissance de la population âgée sur cette période entraînerait une augmentation du ratio de dépendance démographique (soit le rapport entre la population inactive et la population en âge de travailler) : il n'y aurait en 2050 plus que 1,4 actif pour un inactif de plus de 60 ans, contre 2,2 en 2005.

La mise en place d'un revenu de base versé à tous de manière inconditionnelle doit donc tenir compte des évolutions démographiques, a fortiori si le scénario retenu consiste à inclure dans ses sources de financement les montants issus des versements de la branche « vieillesse » de la sécurité sociale.

Le deuxième risque associé à la mise en place d'un revenu de base concerne son probable effet inflationniste . Le versement d'une somme d'argent à l'ensemble des citoyens aurait pour conséquence de créer un « choc de demande » qui pourrait se traduire par une augmentation des prix. Cet effet inflationniste pourrait être renforcé par la baisse de production associée au retrait d'un certain nombre d'individus du marché du travail, en particulier en cas de fixation du montant de revenu de base à un niveau favorisant le choix de ne pas travailler.

Outre ses effets sur d'autres variables économiques comme le taux d'épargne ou le taux d'intérêt, une inflation chronique poserait à terme la question de la revalorisation du montant du revenu de base pour pallier l'érosion de son pouvoir d'achat, ce qui pourrait créer une spirale inflationniste.

Les propositions de financement de tout ou partie d'un revenu de base par la création monétaire se heurtent également au risque inflationniste, l'augmentation de la masse monétaire n'étant pas en adéquation avec celle de la création de valeur.

III. À LA RECHERCHE D'UNE ACCLIMATATION EN FRANCE

Le revenu de base peut présenter une réponse théorique intéressante à certains défis de société, notamment le changement inéluctable de nos économies développées. À ce titre, il ne doit ni être diabolisé, ni être porté aux nues comme la seule réponse pertinente aux évolutions de notre société.

La mission a privilégié la voie du réalisme plutôt que celle de l'utopie. À un « grand soir » des minima sociaux ou une révolution immédiate de la relation de notre société au travail et à la création de richesse - dont personne n'est en mesure de prévoir raisonnablement les effets futurs sur la cohésion sociale et sur l'économie - elle a donc préféré s'engager dans une démarche des « petits pas ».

Dans ces conditions, la mission a souhaité dégager les orientations majeures qu'un revenu de base « à la française » pourrait revêtir à l'avenir, estimant toutefois que les conditions de son introduction dans notre pays n'étaient pas réunies à ce jour . En effet, le revenu de base n'a pas fait la preuve de ses avantages par rapport à d'autres évolutions de notre système social. Or, compte tenu de ses effets systémiques, la mise en place d'un revenu de base en France nécessite au préalable une évaluation qui doit passer, selon la mission, par une expérimentation territoriale .

A. ABANDONNER L'UTOPIE ET ENVISAGER POUR LE FUTUR UN REVENU DE BASE RÉALISTE

1. L'objectif à poursuivre : instituer un « filet de sécurité » sans remettre en cause l'inclusion sociale par l'activité et le travail
a) Le revenu de base : un « filet de sécurité » efficace contre la grande pauvreté et l'exclusion

Si, d'un point de vue théorique, le revenu de base peut poursuivre plusieurs objectifs, la mission estime que s'il devait être introduit en France, il devrait être recentré sur un objectif fondamental : la lutte contre la grande pauvreté et l'exclusion .

La situation sociale de notre pays et la persistance de poches de pauvreté doit nous pousser à agir et à adapter notre système de protection sociale afin de s'assurer que tous les individus aient les moyens de satisfaire leurs besoins fondamentaux.

La pauvreté des jeunes, exclus - sauf rares exceptions - du bénéfice du revenu de solidarité active (RSA), est particulièrement alarmante. Lors de son audition, M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie, a ainsi rappelé que le taux de pauvreté des plus de 60 ans était de 8 %, de 15 % pour les 25-29 ans et de plus de 20 % pour les 18-24 ans. On constate donc une inversion des situations par rapport à ce que nous connaissions dans le passé. L'étude des dépenses de protection sociale et d'éducation montre en effet une déformation de la structure de la dépense au profit des seniors et au détriment des jeunes.

La situation des parents isolés et des chômeurs de longue durée est également préoccupante, alors même que ceux-ci bénéficient, contrairement aux 18-25 ans, de prestations qui leur sont spécifiquement versées.

Dans cette perspective, le revenu de base, qui serait d'un montant proche de celui du RSA actuel, ne constituerait évidemment pas le seul instrument de lutte contre la pauvreté, mais pourrait être un moyen pertinent pour simplifier et rendre plus efficiente la politique de solidarité de l'État . Le revenu de base pourrait en effet permettre de pallier les défauts , précédemment évoquées, des prestations de solidarité de base, et en premier lieu du RSA.

Face au système actuel, caractérisé par une forte complexité d'accès au droit, à l'incertitude quant aux montants versés, et à l'insécurité juridique - dans la mesure où, en cas d'erreur dans la déclaration et de trop-perçus, les organismes gestionnaires sont tenus de récupérer les indus -l'instauration d'un revenu de base aurait pour avantage considérable de simplifier l'accès à l'aide sociale puisqu'il s'agirait d'un droit portable et non d'un droit quérable : il serait versé automatiquement à l'ensemble des bénéficiaires sans que ceux-ci aient besoin d'entreprendre des démarches complexes pour en bénéficier.

En outre, son caractère universel permettrait d'en atténuer l'effet stigmatisant : chaque individu percevant un revenu de base, celui-ci ne serait pas associé à une catégorie de personnes pouvant être désignée comme profitant de l'assistance publique. Il pourrait, ce faisant, contribuer à faire diminuer les tensions sociales.

Le revenu de base constituerait en ce sens, pour des parcours de vie - notamment sur le plan professionnel - qui sont aujourd'hui plus chaotiques, un « filet de sécurité » présentant davantage d'efficacité que le système actuel de minima sociaux, et serait sans doute moins coûteux à gérer administrativement. Ainsi, si le premier objectif demeure la lutte contre la grande pauvreté, la mise en place du revenu de base permettrait en outre de simplifier le système socio-fiscal et de sécuriser davantage les parcours professionnels des individus.

b) Le revenu de base ne saurait se substituer aux revenus du travail ni conduire à un démantèlement de l'État social

Ainsi qu'il a été indiqué précédemment, le revenu de base serait, selon certains de ses promoteurs, un moyen permettant aux individus de faire un libre choix entre travail et loisirs et participant ainsi de la remise en cause de la place du travail dans la société comme valeur fondamentale. Pour d'autres, il permettrait de désengager l'État de la sphère sociale en simplifiant à l'extrême le champ des prestations sociales, en versant chaque mois aux individus une somme d'argent, libre à eux ensuite de la dépenser comme ils l'entendent et de s'assurer individuellement contre les risques de la vie.

Ces deux conceptions « extrêmes » du revenu de base alimentent, à juste titre, les critiques tant des organisations syndicales d'employeurs ou de salariés, que des associations de lutte contre la pauvreté que la mission a auditionnées.

Ces dernières ont en effet rappelé leur attachement au fait que chacun puisse contribuer à la société par son travail ou son activité et en tirer un revenu pour permettre de satisfaire ses besoins fondamentaux . Ces associations craignent notamment que le revenu de base ne favorise pas la lutte contre la pauvreté, en raison d'un montant trop faible, ni l'inclusion sociale, l'État se dédouanant ainsi de toute action d'insertion en versant un revenu individuel. Comme l'a expliqué à la mission M. Guillaume Almeras, responsable du département emploi, économie sociale et solidaire au Secours catholique français : « selon nous, le revenu de base ne serait pas un rempart contre la pauvreté. Au contraire, on risque ainsi de s'affranchir moralement du devoir de solidarité. Il s'agirait de verser aux plus fragiles un « solde de tout compte », sans se soucier de prendre des mesures favorisant le retour à l'emploi : accompagnement, formation, prise en charge sociale et expérimentations » 117 ( * ) .

Toutes les organisations syndicales entendues 118 ( * ) - sans exception, qu'il s'agisse de la Confédération générale du travail (CGT), de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), de Force ouvrière, de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) ou de la Confédération générale des cadres (CFE-CGC) -, comme les associations de lutte contre la pauvreté, ont insisté sur l'importance du travail comme vecteur d'insertion sociale. Celles-ci ont rappelé que les personnes sans emploi souhaitent avant tout pouvoir gagner leur vie par le travail, afin de retrouver un sentiment d'utilité sociale. Mme Henriette Steinberg, secrétaire générale du conseil d'administration du Secours populaire, a ainsi indiqué : « nous savons que les personnes veulent d'abord trouver un travail rémunéré convenablement qui leur permette de subvenir de façon indépendante à leurs besoins et à ceux de leur famille, c'est-à-dire sans recours à l'assistance sociale ni à un revenu social financé par la collectivité » 119 ( * ) . La même position a été exprimée par M. Boris Plazzi, membre de la direction confédérale de la Confédération générale du travail : « Un travail, c'est un salaire, un moyen de s'émanciper, de vivre dignement, de se socialiser, de sortir de la marginalité ou du cercle familial. Avoir un travail, c'est avoir le sentiment d'être utile à la société. C'est aussi une forme de reconnaissance : travailler, c'est être reconnu collectivement, individuellement, dans sa famille, par ses amis . »

Les organisations représentatives de salariés ont également rappelé leur attachement à la valeur travail et l'importance des politiques d'accompagnement . Comme l'a rappelé la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), le travail est une participation au bien commun, qui permet aux individus de se réaliser. Ces organisations ont rappelé leurs craintes que le revenu de base conduise à un recul de la protection des individus et de leur niveau de vie, soit du fait d'une baisse de salaires que certains employeurs pourraient appliquer, soit en raison de la remise en cause du système de protection sociale collective et solidaire que le revenu de base pourrait induire. De même, les représentants de Force ouvrière ont fait valoir la nécessité de traiter certaines situations de manière spécifique, comme le handicap ou la maladie et l'accident du travail.

M. Jean-Luc Outin, chercheur associé au Centre d'économie de la Sorbonne et membre de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES), a également souligné devant la mission que la complexité actuelle des minima sociaux reflétait la volonté de prendre en compte les situations et les trajectoires diverses des individus, qui risqueraient de ne pas être appréhendées par une allocation universelle 120 ( * ) . Il a rappelé que les prestations sociales offrent non seulement une prestation monétaire mais aussi un statut (par exemple celui de personne handicapée), qui peut être moins stigmatisant qu'un « statut général de pauvre ».

Comme l'a indiqué Mme Chantal Richard, secrétaire confédérale de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), l'objectif des politiques publiques doit rester l'accès pour tous à un emploi de qualité. Elle a également rappelé qu'il existe des inégalités de conditions et d'opportunités qui ne peuvent être combattues par le versement d'une prestation monétaire, mais nécessitent d'autres types d'intervention publique.

En revanche, l'ensemble des organisations syndicales de salariés ainsi que les associations de lutte contre la pauvreté se sont montrées favorables à des mesures de simplification et d'harmonisation des aides sociales existantes , afin de faciliter l'accès au droit et de lutter contre le non-recours, position également exprimée par M. Etienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale. De même, M. Georges Tissié, directeur des affaires sociales de la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME), a indiqué lors de son audition que son organisation n'était pas favorable au revenu de base, d'autres mesures plus simples de réforme des aides sociales existantes pouvant être prises 121 ( * ) .

La mission souscrit au constat selon lequel il est avant tout impératif de créer les conditions permettant aux personnes exclues de gagner leur vie par le travail ou une activité qui sert la société .

Il est à cet égard essentiel d'agir sur les multiples freins à l'emploi, que ce soit en matière de formation initiale et continue, de lutte contre la segmentation du travail ou de lutte contre les discriminations. La question posée par M. Dominique Redor, membre de la commission « emploi » du Secours catholique et professeur émérite de sciences économiques à l'Université Paris-Est, est à cet égard éclairante : « en quoi le revenu de subsistance, destiné à apporter une aide financière aux personnes qui se trouvent exclues du marché du travail ou à sa marge et qui, de toute façon, sont stigmatisées et victimes de ségrégation, changera-t-il cette réalité ? » 122 ( * ) .

La mission ne peut donc que s'inscrire en opposition aux visions du revenu de base qui auraient pour objectif soit de réduire l'intervention de l'État dans le champ social, soit de remettre en cause la place du travail en donnant aux individus un revenu faute de pouvoir leur permettre d'accéder à l'emploi.

Le revenu de base, tel que la mission l'entend, doit être un outil permettant d'accompagner les mutations de la société et du marché du travail, et de simplifier la politique de lutte contre la pauvreté ; il ne doit pas être un moyen d'encourager la sortie du travail. La valeur travail doit rester au fondement de l'ordre social.

De manière générale, la mission partage la position, exprimée notamment par Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP), selon laquelle l'idée même qu'une allocation puisse permettre de choisir si l'on travaille ou non est un leurre : il n'est pas sérieusement envisageable de financer un système incitant à ne pas travailler.

Le revenu de base, s'il était introduit en France, ne saurait donc être conçu que comme un outil d'accompagnement pour sécuriser les parcours des individus face à la précarisation des emplois et des carrières, sans avoir pour finalité de se substituer aux revenus du travail. Il serait ainsi l' outil complémentaire efficace d'une politique d'insertion volontariste.

Enfin, la mission considère que le revenu de base pourrait permettre de lutter efficacement contre les « trappes à inactivité » , puisqu'il viendrait s'ajouter aux revenus d'activité. Ainsi que le relèvent MM. Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs, le revenu de base favoriserait l'instauration d'un État social actif « en garantissant qu'un emploi même faiblement rémunéré puisse améliorer le revenu net par rapport à une situation d'inactivité. Puisque l'intégralité de l'allocation peut être conservée, que l'on travaille ou non, la situation financière s'améliore nécessairement lors de l'accès à l'emploi » 123 ( * ) . Le travail serait donc toujours payant.

Un revenu de base dont le niveau serait suffisamment élevé pour se substituer complètement aux revenus tirés du travail serait difficilement justifiable et fragiliserait la cohésion sociale en exacerbant les débats autour de l'assistanat, les personnes travaillant n'acceptant pas de voir leurs revenus ponctionnés pour financer l'inactivité des autres. En conséquence, la mission plaide pour un montant de revenu de base qui ne désincite pas au travail mais qui, au contraire, encourage la reprise d'une activité rémunérée, chaque euro gagné s'ajoutant à ce revenu. Et, en apportant un complément de revenu aux personnes en activité, le revenu de base contribuerait également à lutter contre le phénomène des « travailleurs pauvres ».

c) La question de l'inconditionnalité du revenu de base

Le revenu de base se conçoit comme un revenu versé automatiquement, et de manière inconditionnelle, sans que son bénéficiaire ait à établir son droit à l'obtenir ou que son usage même fasse l'objet d'un contrôle.

L'inconditionnalité du revenu de base peut toutefois interroger : faut-il verser à tous un revenu garanti sans exigence de contrepartie ? Cette absence de contrepartie demandée peut en effet faire craindre que la mise en place d'un tel revenu encourage l'oisiveté ou en tout cas une certaine forme de retrait du marché du travail. C'est, du reste, la position exprimée à de nombreuses reprises au cours des auditions.

Pour cette raison, certains auteurs proposent de conditionner le versement du revenu de base au fait d'être engagé dans une activité rémunérée, dans une démarche de formation ou de retour à l'emploi, voire plus généralement dans une activité socialement utile comme le bénévolat dans une association ou le fait d'élever des enfants. Comme le rappellent MM. Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs, l'économiste Anthony Atkison a proposé d'instaurer un « revenu de participation » auxquels seraient éligibles « non seulement les travailleurs salariés et indépendants à temps plein et à temps partiel, ainsi que les demandeurs d'emploi et ceux qui sont inaptes au travail pour cause de maladie, d'accident de travail ou d'invalidité, mais aussi ceux qui ont atteint l'âge de la pension, ceux qui suivent un programme agréé d'études ou de formation, ceux qui s'occupent d'enfants, de personnes âgées ou de malades, et ceux qui se consacrent à d'autres formes reconnues de travail bénévole » 124 ( * ) . Il s'agirait ainsi d'exclure du revenu de base ceux qui n'exercent pas d'activité jugée utile, qu'elle soit marchande ou non marchande.

Toutefois, outre la difficulté qu'il y aurait à définir ce qui relève ou non de l'utilité sociale, il paraitrait difficile de contrôler effectivement que cette condition est bien remplie ou non. L'effet « simplificateur » attendu du revenu de base s'en trouverait gravement affecté.

Tant sur un plan théorique que pour son effectivité réelle, exiger une contrepartie - susceptible d'un contrôle effectif - viderait donc de son sens et de son utilité la notion même de revenu de base.

Néanmoins, sensible à ce que l'acceptabilité sociale d'un tel dispositif soit garantie, la mission estime qu'il est envisageable de prévoir, le cas échéant pour certaines catégories de bénéficiaires, un revenu de base dont les modalités d'emploi seraient encadrées. Il pourrait en aller ainsi tout particulièrement pour les jeunes de 18 à 25 ans pour lesquels l'utilisation des sommes reçues au titre du revenu de base pourrait être limitée à des objets précis, par exemple le financement d'une formation, de frais d'apprentissage ou de frais de transport et d'hébergement pour se rendre en formation ou sur le lieu de travail.

Pour cette population spécifique, l'on pourrait imaginer que le revenu de base soit versé puis « capitalisé » afin d'être ensuite utilisé par chaque jeune, en fonction de sa situation et au gré de besoins qui peuvent fortement varier selon qu'il bénéficie d'un emploi ou de la solidarité familiale, pour assurer ses besoins de formation ou les frais liés à la recherche ou à l'accès à l'emploi.

Devant la mission, M. Jean Pisani-Ferry a souligné que le compte personnel d'activité (CPA), récemment créé par la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, pourrait être un instrument plus ambitieux, qui permette à l'actif d'être beaucoup plus autonome, avec une fongibilité des droits, le titulaire pouvant, à un moment donné, « tirer » sur ces droits, pour se former ou pour bénéficier d'un revenu par exemple.

Aussi, si, au terme de l'expérimentation qu'elle propose, le revenu de base faisait la preuve de son efficacité, la mission estime que le CPA pourrait être élargi et être le réceptacle des sommes ou des droits qui seraient versés au titre du revenu de base. Chaque titulaire bénéficierait alors d'un droit de tirage, tout au long de sa vie , pour financer notamment ses besoins de formation, selon des modalités qu'il conviendra de définir.

En tout état de cause, bien qu'inconditionnel dans son principe, le revenu de base n'aurait pas nécessairement vocation à être versé à l'ensemble de la population située sur le territoire français. En effet, deux conditions restrictives paraissent devoir être introduites :

- une condition d'âge : le revenu de base pourrait, dans un premier temps, n'être versé qu'aux individus de plus de dix-huit ans , les mineurs étant considérés dépendre de leurs parents et bénéficier de la solidarité familiale. Si, par la suite, le revenu de base devait également se substituer aux prestations familiales, il conviendrait de verser, par enfant, un montant de revenu complémentaire aux parents, qui pourrait par exemple être la moitié de celui versé aux adultes ;

- une condition de résidence : le revenu de base ne doit pouvoir bénéficier qu'aux personnes résidant légalement sur le territoire national et dont la résidence fiscale se situe en France, qu'elles soient de nationalité française ou étrangère.

2. Un revenu de base au périmètre réduit ayant vocation à s'étendre progressivement
a) Une étape préalable : l'individualisation et l'automaticité

Si la mise en place d'un revenu de base pourrait être envisagée à terme sur un plan théorique, il conviendrait de procéder par étape , compte tenu de l'ampleur d'une telle réforme et du bouleversement du système socio-fiscal qu'elle induirait. L'intérêt d'une démarche progressive en la matière a en particulier été souligné par M. Etienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE).

La mission considère ainsi qu'il est impératif de conduire préalablement une réforme des prestations sociales afin d'aller dans le sens d'une harmonisation et d'une simplification de l'accès au droit .

Elle souscrit en ce sens pleinement aux préconisations faites par M. Christophe Sirugue dans le « scénario 3 » de son rapport , 125 ( * ) tendant à simplifier l'architecture des minima sociaux à travers un ensemble de réformes paramétriques avant, à terme, d'envisager de créer une « couverture socle commune » en remplaçant les minima sociaux existants par une allocation unique et des compléments de soutien pour les accompagner l'insertion et pour prendre en compte la situation particulière des personnes handicapées et des personnes âgées.

Une telle démarche de simplification a d'ailleurs été soutenue par l'ensemble des organismes gestionnaires de prestations sociales entendus par votre mission - Caisse nationale d'assurance vieillesse, Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés, Caisse nationale d'allocations familiales et Pôle emploi - qui ont rappelé la complexité du système redistributif actuel et plaidé pour davantage de simplification et d'harmonisation des règles de droit. 126 ( * )

Ces organismes ont ainsi souligné qu'il convenait de rapprocher les règles de gestion des différents opérateurs de minima sociaux, qu'il s'agisse des montants des aides, des pièces justificatives demandées ou de la nature des ressources prises en compte dans le calcul et le versement des prestations. Ainsi que l'a expliqué M. Pascal Émile, directeur délégué de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV), « nous voyons dans la création d'une base de ressources unique et la définition de règles de gestion appuyées sur des réglementations beaucoup plus homogénéisées un moyen simple et plutôt de court terme d'aboutir à un meilleur fonctionnement des différents minima sociaux en les laissant peu ou prou en l'état » 127 ( * ) . De même, M. Bernard Tapie, directeur des statistiques, des études et de la recherche de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), a souligné l'enchevêtrement des prestations existantes qui induit une forte variation du « taux marginal d'imposition » - c'est-à-dire, en réalité, du montant de prestations perçu pour un euro de revenu d'activité supplémentaire - ainsi que des effets de seuil importants.

Une réforme d'ampleur du paysage des prestations sociales pourrait, du reste, ne pas se limiter aux minima sociaux et intégrer également, le cas échéant, les aides personnelles au logement, comme l'a évoqué la Cour des comptes dans son rapport réalisé à la demande de la commission des finances du Sénat. 128 ( * )

Comme le préconise le rapport Sirugue, une telle allocation unique devrait être ouverte aux jeunes dès l'âge de 18 ans, être individuelle et, idéalement, versée de manière automatique. L'ouverture aux jeunes de 18 à 25 ans, actuellement majoritairement exclus de l'accès aux minimas sociaux, est nécessaire pour pouvoir lutter efficacement contre les situations de pauvreté dans lesquelles certains se trouvent.

Quant à l'individualisation d'une telle prestation, elle peut de prime abord ne pas paraître justifiée en raison de l'existence d'économies d'échelle liées à la vie en commun. En effet, comme le rappelle l'économiste Guillaume Allègre 129 ( * ) , « un couple a moins de besoins que deux célibataires, notamment parce que les conjoints peuvent partager des biens à usage collectif (logement, automobile, équipement ménager) ». Dans une telle perspective, il paraitrait donc juste, sur le modèle du RSA, de prendre en compte la situation du foyer et de verser un montant de revenu de base moins important aux couples qu'aux personnes seules. Cependant, un tel raisonnement irait à l'encontre du principe même du revenu de base, qui est d'assurer un minimum de ressources aux individus quels que soient leur situation familiale et leurs choix de vie. Verser le revenu de base de manière individuelle permettrait d'assurer une neutralité de la politique sociale de l'État et sécuriserait par ailleurs les individus quant au montant auquel ils ont droit.

Enfin, cette allocation unique aurait vocation à être à terme versée de manière automatique aux personnes éligibles. Il s'agirait, comme l'explique M. Christophe Sirugue, d'« inverser le rapport aux allocataires en passant d'un droit aujourd'hui quérable à un droit de plus en plus automatique » 130 ( * ) , en utilisant par exemple les données issues de la déclaration sociale nominative (DSN) contenant des informations quant aux revenus des salariés.

b) Un montant d'abord égal au RSA

Afin d'éviter tout effet désincitatif sur l'emploi, la mission considère, sur la base des propositions avancées par MM. Marc de Basquiat ou Lionel Stoléru, que le montant du revenu de base devrait être fixé à un niveau proche de celui du RSA actuel, soit environ 500 euros par mois .

Ceci correspond à l'objectif premier de lutter contre la grande pauvreté et de constituer un « filet de sécurité » pour les individus connaissant des accidents de vie. Un tel montant permettrait également de limiter les effets socio-économiques que pourrait avoir une telle mesure, notamment les effets inflationnistes et les effets de transfert monétaire trop brutaux.

Proposer un revenu de base d'un montant plus élevé, outre les difficultés de financement qu'il poserait, pourrait remettre en cause cet objectif d'insertion prioritaire par le travail. Toutefois, ce montant de 500 euros peut être vu comme une première étape, une revalorisation éventuelle et mesurée pouvant être menée par la suite, en fonction de l'état des finances publiques. Il pourrait par exemple être envisagé d'indexer l'évolution du revenu de base sur la croissance du produit intérieur brut (PIB), ce qui permettrait d'ajuster son montant en fonction du niveau de richesse créée : en cas d'augmentation du PIB, le revenu de base augmenterait ; si au contraire les effets désincitatifs du revenu de base conduisaient à un ralentissement de la production, son montant diminuerait jusqu'à atteindre un point d'équilibre.

c) Un effet de substitution limité

Le revenu de base n'a pas pour vocation de remplacer l'ensemble des transferts sociaux existants. Il ne peut se substituer qu'aux prestations qu'il remplace avantageusement, au premier rang desquelles les minima sociaux, et éventuellement certaines allocations logement et prestations familiales. L'objectif du revenu de base ne saurait être de réaliser des économies en diminuant le niveau de protection dont bénéficient les personnes les plus fragiles.

S'il a des imperfections, le modèle social français n'en demeure pas moins fortement redistributif, les transferts étant nettement concentrés sur les ménages les plus modestes. Il résulte de cette concentration que, à dépense publique et prélèvements obligatoires constants, la mise en oeuvre d'un revenu universel financé par la simple réaffectation des prestations existantes entraînerait un transfert des ressources des ménages les plus aidés, c'est-à-dire les plus modestes, vers les ménages qui le sont actuellement moins, c'est-à-dire les plus aisés.

À titre d'approximation grossière, la répartition uniforme de l'ensemble des prestations de sécurité sociale, y compris l'intégralité des retraites et des dépenses de l'assurance maladie, soit une masse de 689,8 milliards d'euros en 2014, permettrait de verser à chacun des 66 millions d'habitants de notre pays un revenu d'environ 870 euros par mois. À titre de comparaison, seuls 25 % de l'ensemble des chômeurs indemnisés par Pôle emploi percevaient moins de cette somme en septembre 2015 131 ( * ) , le montant moyen des pensions de retraites était en 2014 de 1 322 euros bruts 132 ( * ) et un parent isolé sans ressource touche actuellement une somme de 916,29 euros au titre du RSA, avec un seul enfant à charge. Une telle réallocation créerait donc un nombre inacceptable de perdants, notamment parmi les publics les plus fragiles, d'autant plus que ce scenario suppose la fin de la prise en charge des dépenses de santé et la suppression de toutes les aides spécifiques, notamment au logement.

Dans un scenario moins radical 133 ( * ) , la masse représentée par les minima sociaux (4,13 milliards d'euros) et les prestations familiales, y compris les aides à la garde d'enfant (31,7 milliards d'euros), permettrait, en ne comptant pas la population retraitée 134 ( * ) , de verser un revenu d'un peu moins de 70 euros par mois et par adulte et la moitié par mineur.

D'après les chiffres présentés par la direction générale du Trésor, les prestations sociales non contributives et le quotient familial représentent au total un montant de 80 milliards d'euros. En redistribuant cette somme sous forme de revenu de base, on aboutirait à un montant de l'ordre de 120 euros mensuels par personne, mais une telle mesure serait fortement anti-redistributive, ces prestations bénéficiant principalement aux ménages modestes. Il convient donc d'assurer que le niveau du revenu de base soit au moins équivalent aux protections actuelles.

En conséquence, la mission considère que le revenu de base ne doit pas remplacer les prestations non contributives qui bénéficient à des populations fragiles, comme l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) pour les personnes âgées dépendantes ou l'allocation aux adultes handicapés (AAH) pour les personnes en situation de handicap. Le revenu universel , d'un même montant pour tous et qui par définition ne prend pas en compte les situations particulières des personnes durablement exclues de l'emploi, ne saurait, en ce sens, constituer l'outil unique de la politique redistributive.

De même, l'ensemble des prestations contributives seraient maintenues et viendraient s'ajouter au revenu de base . Le revenu de base, conçu comme un filet de sécurité, ne pourrait être suffisant pour permettre aux individus de faire face aux risques maladie, chômage ou vieillesse. La mission reste très attachée au modèle social français et au principe fondateur de la Sécurité sociale selon lequel chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins.

S'il devait être institué, le revenu de base ne saurait donc se substituer qu'aux prestations non contributives qui participent d'une même logique de lutte contre la pauvreté ou de soutien au revenu des personnes à faibles ressources, comme le revenu de solidarité active (RSA), l'allocation de solidarité spécifique (ASS), l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), voire les aides au logement. En tout état de cause, l'instauration d'un revenu de base et la suppression concomitante de certaines aides sociales nécessiteraient d'examiner attentivement les transferts monétaires entre catégories de ménages et déciles de revenus pouvant en résulter.

d) À terme, un revenu de base européen ?

La France n'est pas le seul pays de l'Union européenne à faire face à la persistance d'un taux de pauvreté et d'un chômage structurel importants. Dans une perspective de lutte contre la pauvreté dans l'ensemble de l'Union européenne, la mise en place d'un revenu de base européen peut apparaître comme un horizon souhaitable. Une telle mesure permettrait incontestablement de renforcer la cohésion sociale européenne et d'harmoniser les politiques sociales des États-membres.

MM. Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs mentionnent, dans leur ouvrage L'allocation universelle , l'idée de mettre en place une allocation universelle ou « eurodividende » au niveau de l'Union, à un montant pouvant être ajusté en fonction du coût de la vie dans chacun des États-membres. Une telle mesure assurerait à terme une convergence des niveaux de prix et de revenus, et pourrait être financée par une part de la TVA perçue par l'Union, ou à travers la création de taxes européennes, par exemple sur les énergies polluantes. Chaque pays conserverait la responsabilité d'organiser son système fiscal et de protection sociale comme il l'entend.

Une telle allocation universelle européenne poserait toutefois la difficulté de son coût et de son financement, et induirait nécessairement des transferts monétaires entre États, au profit des régions les moins favorisées. Il s'agirait de faire jouer la solidarité européenne de manière bien plus grande qu'aujourd'hui, ce qui poserait la question de l'acceptabilité d'une telle mesure par tous les citoyens européens.

Surtout, la mise en place du revenu de base se heurterait à la grande diversité des systèmes fiscaux nationaux. Sauf à harmoniser le prélèvement de l'impôt sur le revenu, ou à imaginer le prélèvement d'un nouvel impôt par l'Union européenne, une telle mesure ne paraît pas envisageable dans l'immédiat.

La mission considère néanmoins essentiel qu'une réflexion soit engagée au niveau européen sur la question et qu'il serait souhaitable que l'Union européenne encourage les États-membres à expérimenter leurs propres modèles de revenu de base, en faisant pour cela appel aux fonds structurels .

3. Un financement par l'impôt dans le cadre d'une réforme en profondeur du système fiscal

La mission estime que le financement du revenu de base par l'impôt constitue , à ce jour, l'option la plus réaliste.

Dans cette perspective, elle considère que son versement sous la forme d'un impôt négatif serait a priori la modalité la plus efficace et la plus simple de mise en oeuvre . Cette solution permettrait que l'essentiel de la redistribution s'opère par le biais du système fiscal.

Dans la proposition formulée par M. Marc de Basquiat déjà évoquée, l'ensemble des revenus d'activité seraient fiscalisés au premier euro et l'impôt serait individualisé. Ainsi, le montant correspondant au revenu de base ne serait pas imposé, puis chaque euro gagné au-delà de ce montant ferait l'objet d'un prélèvement d'un montant équivalent. Il s'agirait alors de remplacer la progressivité de l'impôt sur le revenu actuel par un impôt proportionnel ( flat tax ), et la familialisation de l'impôt par un prélèvement individuel ne tenant pas compte des situations familiales.

Comme l'a expliqué M. Gaspard Koenig lors de son audition 135 ( * ) , la somme garantie étant un crédit d'impôt, elle resterait virtuelle pour beaucoup de personnes. En effet, les personnes n'ayant aucun revenu bénéficieraient du montant garanti dans son intégralité. En revanche, les personnes ayant un revenu d'activité ne percevraient, sous forme de crédit d'impôt, qu'une partie de ce montant, voire n'en bénéficieraient pas si le montant d'impôt dû au titre de ces revenus était supérieur au montant du crédit d'impôt.

À titre d'exemple, en retenant le montant de revenu garanti de 500 euros et la taxe proportionnelle de 23 % proposés par MM. de Basquiat et Koenig, une personne percevant 1 000 euros de revenus d'activité serait redevable de 230 euros d'impôts et percevrait donc un crédit d'impôt de 270 euros (soit la différence entre l'impôt dû - 230 euros - et le montant garanti de 500 euros). Ainsi, le montant de crédit d'impôt versé serait dégressif jusqu'à être nul à partir d'un niveau de revenu proche de 2 200 euros. Au-delà de ce montant, les individus seraient contributeurs nets au système. L'intérêt d'un tel dispositif serait de faire en sorte que ceux qui disposent de revenus suffisants ne perçoivent pas un revenu supplémentaire qui serait récupéré ensuite par une mécanique fiscale complexe.

Cependant, la proposition de verser le revenu de base par le biais d'un impôt négatif pose, en l'état du système fiscal et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel , des difficultés qui rendent son application complexe, sinon inenvisageable .

Un premier scénario de mise en oeuvre de cette technique serait de verser le revenu de base en l'assortissant d'un crédit d'impôt tout en conservant l'architecture actuelle de l'impôt sur le revenu, et d'opérer des régularisations ex post afin que seuls bénéficient du revenu ceux qui en ont besoin. Néanmoins, une telle mécanique serait particulièrement complexe et illisible pour les contribuables.

En effet, comme l'a indiqué lors de son audition Mme Véronique Bied-Charreton, directrice de la législation fiscale au ministère de l'économie et des finances, l'administration fiscale ne connaît la situation du contribuable (en particulier l'ensemble des revenus imposables perçus et sa situation familiale) - et n'est donc en capacité de calculer le montant d'impôt exact dont il est redevable à raison des revenus perçus en année n - qu'un an plus tard, soit en année n+1 . Ainsi, s'il serait possible de verser tous les mois au cours de l'année n aux bénéficiaires une somme au titre du revenu de base, des régularisations relatives au montant d'impôt dû devraient nécessairement intervenir l'année suivante, induisant des récupérations parfois importantes de trop-perçus auprès de nombreux contribuables.

La mise en place du prélèvement à la source proposée au 1 er janvier 2018, qui a pour effet de couper le lien entre le fisc et le contribuable dans la collecte de l'impôt, ne permettrait pas davantage à l'administration de connaître les évolutions de situation intervenues en cours d'année (comme l'arrivée d'un enfant par exemple). En effet, la réforme telle qu'inscrite dans le projet de loi de finances pour 2017 prévoit que le taux de prélèvement de droit commun sera calculé à partir des revenus de l'année n-2 pour le taux du prélèvement applicable entre les mois de janvier et d'août de l'année n et des revenus de l'année n-1 pour le taux du prélèvement applicable entre les mois de septembre et de décembre de l'année n . La réforme proposée ne permettrait donc qu'une contemporanéité imparfaite de l'impôt et une déclaration à l'administration resterait nécessaire en fin d'année afin de procéder aux régularisations nécessaires. La simplification attendue d'un revenu de base ne serait donc, en tout état de cause, pas au rendez-vous.

La seule possibilité d'assurer une telle contemporanéité serait d'imaginer un système de déclaration mensuelle obligatoire par l'ensemble des bénéficiaires du revenu de base de leur situation, afin de permettre à l'administration de verser, le cas échéant, tous les mois un crédit d'impôt. Une telle mesure impliquerait la mise en place d'une application informatique très performante et exigerait que tous les contribuables puissent y accéder. Elle n'est donc, pour cette raison, pas envisageable dans un avenir proche.

Dans un second scénario, le système d'impôt négatif mis en place serait assorti d'une individualisation de l'impôt - qui ne serait plus calculé en prenant en compte la situation du foyer fiscal mais de la situation de chaque individu - et de la mise en place d'un taux proportionnel d'imposition. Une telle mesure simplifierait incontestablement la mécanique fiscale, puisque le changement de situation du contribuable n'induirait pas de variation de son taux d'imposition. Néanmoins, comme l'a relevé Mme Véronique Bied-Charreton, elle se heurterait probablement à un problème de constitutionnalité. En effet, se référant à l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 136 ( * ) , le Conseil constitutionnel a eu l'occasion d'affirmer à plusieurs reprises la nécessaire progressivité de l'imposition globale du revenu des personnes physiques 137 ( * ) , afin que le prélèvement prenne en compte les capacités contributives de chacun. Ainsi, en l'état de la jurisprudence, la substitution d'un impôt proportionnel à l'impôt progressif ferait vraisemblablement l'objet d'une censure par le Conseil constitutionnel.

À droit constitutionnel constant, le versement d'un revenu de base par le biais d'un crédit d'impôt individuel, assorti d'une flat tax appliquée au premier euro d'activité, ne parait donc pas pouvoir être retenu.

Or, la faisabilité d'une réforme aussi profonde de notre système fiscal reste très hypothétique, même à moyen terme . La longue et difficile gestation du prélèvement à la source, longtemps serpent de mer des réformes fiscales et d'une ampleur pourtant plus limitée, est là pour le démontrer.

En conséquence, la mission souscrit à une approche alternative et susceptible d'être mise en oeuvre plus facilement. Dans ce cadre, le revenu de base mensuel serait fiscalisé - entrant ainsi dans le calcul du revenu fiscal de référence du foyer - tandis que le barème de l'impôt sur le revenu serait révisé afin que les personnes aujourd'hui non imposables le demeurent, malgré le revenu supplémentaire perçu, et que les personnes imposables ne basculent pas dans une tranche supérieure. Il s'agirait donc d'adapter à la hausse le barème afin de prendre en compte le surplus procuré par le revenu de base.

Une telle mesure permettrait de conserver l'architecture actuelle de l'impôt sur le revenu, en particulier sa progressivité, tout en assurant le financement du revenu de base par le biais de la fiscalité. Elle resterait néanmoins d'une lisibilité imparfaite pour les contribuables bénéficiant de revenus d'activité, qui percevraient tous un revenu de base qui serait ensuite partiellement ou entièrement « récupéré » par le biais d'une fiscalité qui leur apparaitrait alourdie, même s'il n'en est rien.

Partant de sa simulation d'un revenu minimum garanti évoquée précédemment, la Cnaf a poussé devant la mission 138 ( * ) sa réflexion jusqu'à la mise en place d'un revenu de base en esquissant deux scénarios. Dans le premier, l'allocation universelle imaginée sur la base de la fusion des prestations ciblées existantes serait distribuée à chaque ménage, ce qui supposerait, selon elle, de dégager des ressources supplémentaires considérables 139 ( * ) , par exemple au travers d'une imposition supplémentaire et proportionnelle des revenus à un taux de 40 % - ce qui représenterait une ponction extrêmement importante sur les hauts revenus. Dans un second scénario, l'allocation serait compensée, pour les ménages dont les revenus sont supérieurs au montant de l'allocation, par une ponction sur leurs ressources, de sorte que le revenu universel fonctionnerait de facto comme un revenu minimum garanti.

B. POUR MESURER LES EFFETS POTENTIELS RÉELS D'UN REVENU DE BASE : EXPÉRIMENTER

1. Des effets économiques et sociaux largement inconnus

Comme le soulignait, au cours de son audition 140 ( * ) , le « père du RSA », M. Martin Hirsch, ancien Haut-commissaire aux solidarités actives et président de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, le revenu de base est une construction intellectuelle séduisante en elle-même, mais elle doit nécessairement s'intégrer dans un contexte où préexiste un système de protection sociale qui n'est pas totalement dépourvu d'efficacité, même s'il est fort perfectible.

Or, par rapport à des réformes qui se limiteraient à « re-paramétrer » notre système actuel de protection sociale sans pour autant en modifier totalement les fondements, l'introduction d'un revenu de base - eu égard aux besoins de son financement - aurait des conséquences systémiques, obligeant à une remise à plat totale des mécanismes socio-fiscaux actuels . Pourtant, ses effets macro-économiques et sociaux restent, à ce jour, encore largement inconnus .

a) Quel effet sur l'activité ?

La principale interrogation relative aux conséquences socio-économiques du revenu de base concerne ses effets sur l'incitation au travail , car aucune étude spécifique n'a, à ce jour, été menée sur ce point.

Pour l'évaluer, la Fondation Jean-Jaurès 141 ( * ) se base uniquement, par exemple, sur les travaux réalisés sur le salaire de réserve 142 ( * ) , ce qui lui permet d'estimer que les effets désincitatifs du revenu de base seraient limités dans le cas d'un revenu de base à 500 euros. De fait, un revenu de base conçu comme un « filet de sécurité », d'un montant proche du RSA actuel, n'aurait a priori que peu d'effets désincitatifs par rapport à la situation actuelle.

L'inconditionnalité du revenu de base par rapport au RSA (dont le versement est soumis à une obligation de recherche d'emploi ou à une démarche d'insertion) pourrait cependant avoir un impact sur les personnes les plus éloignées de l'emploi.

D'après la direction générale du Trésor, le revenu de base aurait , sur un plan théorique, des effets ambigus sur l'offre de travail . Il pourrait encourager la reprise d'emploi pour les bas revenus, le revenu universel ne diminuant pas avec la hausse des revenus d'activité. Mais il pourrait induire une désincitation à l'activité pour les individus qui percevaient, avant réforme, des prestations d'un montant inférieur à celui du revenu de base ou pour ceux dont l'impôt augmenterait pour financer la réforme.

Certes, la majeure partie des montants proposés par les promoteurs du revenu de base demeurent au mieux proches du seuil de pauvreté et sont bien souvent nettement inférieurs ; dans ces conditions, il est peu probable que les actifs se détournent massivement du travail pour se contenter du revenu que leur octroie la société. En revanche, les propositions de revenu de base d'un montant plus élevé, à hauteur de 750 euros voire de 1 000 euros et plus, modifieraient le seuil de l'arbitrage entre travail et loisir et pourraient favoriser le retrait d'un certain nombre de personnes du marché du travail . Ceci pourrait conduire à une réduction du temps travaillé et donc à une baisse de l'activité économique. 143 ( * ) Ainsi, en désincitant au travail, le revenu de base pourrait conduire à une réduction de la richesse créée, ce qui mettrait d'ailleurs à terme en difficulté ses conditions de financement.

À l'inverse, sur le plan théorique, des effets positifs du revenu de base sur l'activité et l'emploi peuvent être attendus .

Premièrement, la construction même du revenu de base, cumulable avec les autres revenus, pourrait permettre de lutter contre les phénomènes de trappe à inactivité. On peut ainsi attendre d'un revenu de base qu'il lève les freins à l'activité des femmes dans les ménages modestes, même si, dans certaines configurations familiales et en fonction des paramètres de la réforme (réforme de la fiscalité, maintien ou non de certaines prestations), le revenu de base pourrait avoir l'effet inverse.

Deuxièmement, en assurant un filet de sécurité plus efficace que celui qui existe actuellement, c'est-à-dire sans les angles morts du RSA actuel, le revenu de base pourrait être de nature à lutter contre les spirales d'exclusion qui éloignent certains publics du marché du travail.

Enfin, si l'on considère que le chômage des moins qualifiés est dû à un coût du travail trop élevé, le revenu de base pourrait permettre de réduire voire de supprimer le salaire minimum et rendrait donc économiquement viables des emplois faiblement productifs qui ne le sont pas actuellement, sans dégrader la situation des intéressés.

En définitive, les incidences d'un revenu de base pourraient être très variables selon les segments de la population . En particulier, l'effet sur les jeunes semble incertain. Si le revenu de base pourrait constituer un soutien nécessaire pour les nombreux jeunes qui se trouvent aujourd'hui dans des situations de grande précarité économique, il est difficile de dire ex ante dans quelle mesure le revenu de base facilitera l'accès à l'emploi, incitera à la poursuite d'études supérieures ou sera simplement empoché par des jeunes qui bénéficient déjà d'une forte solidarité familiale.

b) Quel effet sur les salaires ?

L'effet du revenu de base sur les salaires fait également l'objet de débats.

Les promoteurs du revenu de base font valoir que les salariés disposant d'un filet de sécurité seront moins disposés à accepter des emplois insuffisamment rémunérés et qu'ils bénéficieront alors d'un pouvoir de négociation accru. Le partage de la valeur ajoutée évoluerait alors dans le sens d'une hausse des salaires.

Cette incidence a été évoquée au cours de son audition par M. Etienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE), qui a estimé que l'octroi d'un revenu de base aurait nécessairement un impact sur la politique de rémunération des entreprises. Selon lui, « plus on s'approchera du niveau du SMIC et plus il faudra le relever, c'est évident. De la même manière, plus on se rapprochera de ces 1 000 euros, plus il faudra qu'un certain nombre d'entreprises qui ont besoin de main-d'oeuvre puissent revaloriser les salaires qu'elles verseront à leurs employés. Il est évident que cela va remettre à plat les politiques salariales. Même si quelqu'un estime qu'avec 800 euros ou 900 euros il n'a pas besoin de travailler et peut rester chez lui, quitte à faire des petits boulots, les entreprises continueront à avoir besoin de main-d'oeuvre et seront incitées à relever les salaires de façon à pouvoir attirer du personnel qui pourrait bénéficier de revenus salariaux plus importants. C'est donc un problème. » 144 ( * )

À l'inverse, certains craignent qu'un revenu de base incite les employeurs à restreindre les salaires. Cette crainte, qui explique en grande partie les réticences de l'ensemble des organisations syndicales entendues par la mission, est partagée par le Centre des jeunes dirigeants (CJD), dont les représentants ont estimé qu'un système de régulation devrait être imaginé si un revenu de base était instauré. 145 ( * )

L'effet de la mise en place d'un revenu de base sur le partage de la valeur ajoutée serait en définitif variable, puisque, comme le note la fondation Jean-Jaurès, ce revenu « agirait respectivement comme un revenu d'appui pour l'offre de travail des salariés ou comme effet d'aubaine pour la demande de travail par les entreprises, ces dernières ajustant alors les salaires à la baisse ». Ainsi, le revenu de base « serait plutôt favorable à l'offre de travail dans les branches connaissant un fort taux de marge et des difficultés à recruter importantes. A contrario, il serait favorable à la demande de travail dans les branches avec des taux de marges faibles et moins de difficultés à recruter ».

Il semble cependant là encore difficile de trancher ce débat ex ante , l'effet réel du revenu de base sur les salaires dépendant probablement de la situation dans laquelle se trouvent les différents secteurs d'activité en termes de marchés, de marges, de partage de la valeur ajoutée et de difficulté à recruter.

c) Quels effets redistributifs ?

La mise en place d'un revenu de base aurait nécessairement des effets redistributifs forts, là encore variables en fonction du montant retenu.

Comme le remarque l'économiste Guillaume Allègre, le revenu de base, en augmentant le salaire de réserve, conduirait à une hausse des bas salaires et à une plus grande égalité de ressources et aurait un coût pour les plus hauts revenus qui seraient fortement sollicités pour contribuer à son financement 146 ( * ) . Ces effets redistributifs seraient également géographiques, compte tenu des différences de niveau de vie entre les territoires, avec des transferts importants des régions riches vers les régions les plus pauvres.

Enfin, il faut aussi prendre en considération les effets de la mise en place d'un revenu de base se substituant à certaines allocations sur les droits connexes qui peuvent être attachés à ces dernières. Le choix de l'articulation à mettre en place entre ces différents droits est une question fondamentale, pour éviter tant de supprimer drastiquement certains avantages actuellement servis que de créer des effets d'aubaine.

Ces interrogations majeures conduisent la mission à estimer qu'il ne serait pas envisageable d'instaurer un revenu de base en France sans qu'une expérimentation préalable ait permis d'examiner empiriquement ses incidences et son avantage comparatif par rapport aux actuels dispositifs de lutte contre la pauvreté et d'aide à l'insertion professionnelle.

2. L'exigence d'une phase d'observation expérimentale

La modélisation mathématique permet sans doute d'avoir une première appréhension des effets induits par l'introduction d'un revenu de base en France.

C'est effectivement sur de telles modélisations que les promoteurs du revenu de base ont construit leur projet. Il faut citer, à cet égard, les travaux menés depuis plusieurs années par M. Marc de Basquiat, qui a ainsi contribué à donner davantage de corps et de réalisme à l'hypothèse d'un revenu de base en France.

C'est d'ailleurs à une modélisation mathématique plus poussée qu'a appelé le Conseil national du numérique. Il a préconisé qu'un travail de simulation macroéconomique soit réalisé par un groupement d'économistes, statisticiens, fiscalistes, juristes du travail, et associant les organisations en charge de la gestion d'aides sociales et les services du Secrétariat général à la modernisation de l'action publique, puis modélisé sur une plateforme en ligne, permettant aux internautes de mieux comprendre les effets macro-économiques d'un tel dispositif. La nécessité d'une telle démarche a également été soulignée au cours de son audition par M. Daniel Cohen, directeur du département d'économie de l'École normale supérieure, qui a indiqué que les dispositions de la récente loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique faciliteraient l'accès des chercheurs aux données nécessaires.

Pour autant, votre mission estime que les résultats qui peuvent être tirés de ces travaux théoriques resteraient insuffisants pour cerner la réalité des comportements des bénéficiaires, notamment dans leur relation à l'emploi. Seule une mise en oeuvre concrète expérimentale est de nature à permettre de mieux examiner les effets potentiels de l'introduction d'un revenu de base .

En préconisant une expérimentation d'un revenu de base, votre mission ne fait que s'inscrire dans une démarche déjà adoptée pour d'autres dispositifs à vocation sociale sur le fondement de l'article 37-1 de la Constitution, qui dispose que « la loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental ».

L'exemple en a notamment été donné par la loi n° 2007-1223 du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat, qui a autorisé à titre expérimental, dans des départements volontaires et pour une durée de trois ans, la mise en place d'un revenu de solidarité active pour les bénéficiaires du revenu minimum d'insertion et de l'allocation de parent isolé.

L'expérimentation du revenu de solidarité active

Autorisée par les articles 18 à 22 de la loi n° 2007-1223 du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat, l'expérimentation du RSA a eu lieu dans 33 départements volontaires, bénéficiant ainsi à 111 000 allocataires du revenu minimum d'insertion ainsi qu'à 20 000 allocataires de l'allocation de parent isolé.

Elle a eu cependant pour seul objet d'étudier l'effet du retour à l'emploi des bénéficiaires , alors même que dans sa version généralisée à compter du 1 er janvier 2009, le RSA s'est vu assigner un second objectif : apporter à certains travailleurs pauvres un complément de ressources.

Chaque département a pu déterminer le champ géographique de son expérimentation, ce qui a donc fait varier le nombre de bénéficiaires. Certains ont choisi l'expérimentation dans une grande ville (Marseille, pour le département des Bouches-du-Rhône), d'autres des territoires relativement étendus permettant d'attraire entre 4 000 et 8 000 allocataires (Aisne, Nord, Pas-de-Calais, Seine-Saint-Denis), la plupart ayant expérimenté le dispositif sur des cohortes de 1 000 à 3 500 personnes.

Des données quantitatives et qualitatives ont été acquises au cours de ces expérimentations, entre les zones d'expérimentations et les zones « témoins » retenues dans les départements, qui ont été ensuite analysées par un comité d'évaluation.

Initialement prévue pour une durée de 3 ans, l'expérimentation n'a en définitive pas duré plus de 15 mois , compte tenu de la généralisation du RSA au 1 er juin 2009 par la loi n° 2008-1249 du 1er décembre 2008 généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d'insertion, ce qui a limité l'appréciation à plus long terme des effets du dispositif.

Malgré cette durée et diverses difficultés techniques d'évaluation mises en exergue dans son rapport définitif, le comité d'évaluation des expérimentations du RSA a estimé que les retours quantitatifs et qualitatifs obtenus faisaient apparaître un taux moyen de retour à l'emploi supérieur dans les zones d'expérimentation que dans les zones témoins, laissant donc à penser que le dispositif était donc par lui-même pertinent pour remplir l'objectif de favoriser le retour à l'emploi.

Plus récemment, une expérimentation portant sur des dispositifs d'aides à l'emploi afin de lutter contre le chômage de longue durée a été mise en place par la loi n° 2016-231 du 29 février 2016 d'expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée, que M. Louis Gallois, président du fonds d'expérimentation institué par celle-ci, a présenté à la mission.

L'expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée »

Autorisée par la loi n° 2016-231 du 29 février 2016 d'expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée, l'expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » repose sur le constat qu'aucun individu n'est inemployable, que si les emplois manquent le travail ne manque pas et qu'il existe des fonds pour financer les conséquences de la perte d'emploi qui peuvent être réorientés vers des dispositifs nouveaux de retour à l'emploi.

La loi prévoit une telle expérimentation dans le but de résorber fortement le chômage de longue durée en permettant à des demandeurs d'emploi d'être embauchés en contrat à durée indéterminée par des entreprises relevant de l'économie sociale et solidaire, pour exercer des activités économiques pérennes et non concurrentes de celles déjà présentes sur le territoire. Cette expérimentation repose sur des collectivités territoriales volontaires, sélectionnées par appel à candidature par une structure, créée sous forme d'association, prévue par la loi : le fonds d'expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée. Celui-ci est chargé de financer une fraction du montant de la rémunération ou des indemnités de licenciement des personnes embauchées, d'élaborer un cahier des charges, approuvé par un arrêté du ministre chargé de l'emploi, fixant les critères que doivent respecter les collectivités volontaires et de proposer au ministre chargé de l'emploi la liste des territoires retenus pour mener l'expérimentation et des collectivités y participant.

2 000 personnes devraient être concernées par cette expérimentation, qui interviendra dans des territoires qui devront comporter approximativement de 5 000 à 10 000 habitants, soit un nombre maximum d'environ 300 bénéficiaires chômeurs de longue durée par territoire.

Le budget du fonds d'expérimentation sera abondé en partie par la contribution des entités ayant recours aux services des chômeurs de longue durée embauchés par les entreprises à but d'emploi, le montant du RSA des intéressés que les départements n'auront plus à verser, ainsi qu'une dotation de l'État dont le montant idoine devrait correspondre, en année pleine, à 20 millions d'euros.

L'objectif est d'établir la liste des territoires d'expérimentation dans les prochains mois afin d'engager l'expérimentation, au moins partiellement, dès le 1 er janvier 2017.

Certes, au cours des auditions, le principe même d'une démarche d'expérimentation d'un revenu de base a été critiqué .

Sur le plan des principes, M. Pascal Pavageau, secrétaire général de Force ouvrière, s'y est déclaré résolument hostile, en estimant que si un revenu de base devait être institué malgré l'opposition de son organisation, cela devrait « se faire à égalité de droits et de traitement ». 147 ( * )

De son côté, M. Philippe Van Parijs, professeur à l'Université catholique de Louvain, a souligné les biais scientifiques d'une telle démarche ainsi que l'impossibilité d'en tirer une évaluation réellement incontestable. 148 ( * ) Selon lui, une expérimentation du revenu de base se heurte en effet à trois difficultés :

- d'une part, sa durée nécessairement limitée qui fausserait les comportements des bénéficiaires, puisque ces derniers intégreront le fait que la mesure est de nature temporaire. Dès lors, il ne serait guère possible d'évaluer si, véritablement, le revenu de base peut agir comme un élément moteur pour mieux choisir son emploi ou ses modalités d'exercice ;

- d'autre part, l'impossibilité de mesurer véritablement la dynamique créée à long terme sur le marché de l'emploi par cette mesure. Il estime ainsi qu'une série d'emplois, qui augmentent considérablement le capital humain mais qui génèrent, dans le même temps, des revenus incertains, devrait se développer, mais dont les effets réels ne pourront être détectés du fait du caractère nécessairement restrictif de l'échantillon de personnes bénéficiaires de cette expérimentation par rapport au marché du travail global ;

- enfin, le fait que, en pratique, l'on ne pourra pas mettre dans l'échantillon des bénéficiaires au titre de l'expérimentation des personnes qui, le cas échéant, seraient perdantes en cas d'introduction d'un revenu de base. Aussi, dès lors que tous les contributeurs nets, suite à la réforme, seront nécessairement exclus de l'échantillon, ceux qui sont opposés à la mesure, quelle qu'en soit la forme, pourront toujours réfuter une quelconque valeur méthodologique à l'échantillon.

Pour autant, consciente qu'une expérimentation ne pourra pas être exempte, quoi qu'il arrive, de toute critique méthodologique ou politique, votre mission estime qu'elle reste un moyen indispensable pour examiner l'ancrage territorial et les effets concrets d'une nouvelle forme d'aide sociale.

Il convient en effet d'adopter une démarche pragmatique, souvent insuffisamment mise en oeuvre dans notre pays, en recourant à l'expérimentation. Une majorité des personnes auditionnées par la mission s'y est montrée favorable, et certaines, comme MM. Louis Gallois ou Martin Hirsch, malgré leur scepticisme de principe, ont reconnu l'intérêt d'une démarche empirique en la matière.

3. L'objet de l'expérimentation

Les conditions de l'expérimentation envisagée devront respecter les contraintes posées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Aussi l'expérimentation devra-t-elle avoir un objet limité et suffisamment précis, être établie pour une durée elle-même limitée, prévoir des conditions précises et, enfin, ne pas méconnaître les autres exigences de valeur constitutionnelle. 149 ( * )

Eu égard à sa nature, l'expérimentation locale d'un revenu de base en France nécessiterait l'adoption d'un dispositif de nature législative qui en définirait les modalités. Elle ne pourrait cependant porter sur le volet fiscal du financement du revenu de base.

a) Une expérimentation dépourvue de volet fiscal

Si l'expérimentation du versement d'un revenu de base apparaît souhaitable, l'expérimentation de ses modalités de financement par l'impôt apparaît en revanche juridiquement délicate.

Lors de son audition, M. Frédéric Douet, professeur de droit fiscal à l'Université de Rouen, a souligné les exigences du principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt , qui pouvaient s'opposer à la mise en place d'un volet fiscal à l'expérimentation d'un revenu de base.

Mme Véronique Bied-Charreton, directrice de la législation fiscale au ministère de l'économie et des finances, a de son côté indiqué que, si l'article 37-1 de la Constitution, relatif à l'expérimentation législative et règlementaire, n'exclut pas explicitement la matière fiscale de son champ, aucune expérimentation fiscale n'a à ce jour été mise en oeuvre.

En effet, l'expérimentation de la révision des valeurs locatives des locaux d'habitation et des locaux servant à l'exercice d'une activité salariée à domicile, prévue par l'article 74 de la loi n° 2013-1279 du 29 décembre 2013 de finances rectificative pour 2013, est pour l'essentiel un exercice de simulation fiscale, dans lequel les contribuables de cinq départements « test » sont tenus à des obligations déclaratives spécifiques. Elle n'a pas d'incidence sur leur niveau d'imposition qui reste fondé sur les bases locatives actuelles.

Par ailleurs, si le Gouvernement avait envisagé, en 2012, une expérimentation visant à permettre à la collectivité territoriale de Corse de fixer le taux et l'assiette des droits de mutation à titre gratuit afférents aux biens et droits immobiliers situés en Corse, ce projet s'est heurté devant le Conseil d'État à des obstacles liés à la territorialisation de l'impôt et au fait que, une fois pérennisé, ce dispositif aurait méconnu le principe d'égalité entre les charges publiques 150 ( * ) . Ce projet a, de ce fait, été abandonné.

Si l'on pourrait vraisemblablement envisager sans inconstitutionnalité manifeste de modifier de manière expérimentale le barème de l'impôt afin de fiscaliser, pour les ménages aisés, la somme versée expérimentalement au titre du revenu de base, la mise en place d'un impôt négatif à titre expérimental semble extrêmement complexe et sujet à questionnement juridique.

Au surplus, dans les deux cas, l'exigence de territorialité de l'expérimentation pourrait également constituer un obstacle difficile à surmonter, puisqu'il ne sera pas aisé de définir le critère de rattachement à ce dispositif (résidence fiscale déclarée, centre des intérêts matériels et moraux, etc.).

Dans ces conditions, la mission estime, par pragmatisme, qu'il conviendrait de privilégier un versement expérimental du revenu de base non couplé à des dispositifs fiscaux dérogatoires expérimentaux. En outre, pour éviter les incidences pénalisantes qu'aurait, pour les bénéficiaires de l'expérimentation, un tel versement - notamment, le fait que ceux qui sont placés juste sous le seuil d'imposition deviennent imposables, ou pour ceux qui le seraient déjà, le fait d'être soumis à une tranche supérieure - il conviendrait que ce versement intervienne en franchise d'impôt , ce qui est, du reste, la solution retenue dans les projets d'expérimentation finlandais et néerlandais.

La mission considère que, même amputée de son volet fiscal, l'expérimentation serait à même de permettre de mieux cerner les comportements des bénéficiaires du revenu de base, en particulier ses effets sur l'emploi et la réduction de la pauvreté.

b) Une expérimentation dans plusieurs départements volontaires, par appel à projet

D'un point de vue scientifique, l'expérimentation peut s'effectuer selon deux modalités.

Elle peut intervenir sur un territoire unique avec un tirage au sort des personnes soumises à l'expérimentation. C'est, par exemple, le schéma dans lequel devrait s'engager la Finlande, où l'expérimentation sera testée sur l'ensemble du territoire national par un tirage au sort d'au moins 2 000 bénéficiaires. C'est, en général, la solution préconisée d'un point de vue scientifique, car elle évite les biais liés, en particulier, aux mouvements de population ainsi qu'aux différences économiques ou sociales des différents territoires. Lors de son audition, M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie, s'est déclaré pour cette raison favorable à cette modalité d'expérimentation.

À l'inverse, l'expérimentation peut s'opérer sur un territoire morcelé, en choisissant des zones d'expérimentation multiples et plus réduites. C'est la démarche qui a été retenue, par le passé, dans le cadre de l'expérimentation du revenu de solidarité active et, aujourd'hui, de l'initiative « Territoires zéro chômeur de longue durée ».

Sur ce point, votre rapporteur insiste sur la nécessité que l'expérimentation intègre la diversité des territoires français, et prenne ainsi place, pour reprendre la typologie dégagée par les travaux de M. Laurent Davezies, 151 ( * ) professeur au Conservatoire national des arts et métiers, tant dans des territoires productifs et dynamiques qui concentrent l'activité économique (grandes métropoles, départements ou régions fortement urbanisées comme l'Île-de-France, Provence-Alpes-Côte d'Azur ou l'ancienne région Rhône-Alpes), que des territoires non productifs mais dynamiques et porteurs d'une « économie résidentielle » et, enfin, que des territoires désindustrialisés, dont l'économie est plus ou moins dépendante des revenus sociaux. France Stratégie soulignait ainsi récemment le « décrochage » relatif en termes de PIB par habitant des régions du Nord-Est par rapport à celles du Sud-Ouest : le PIB de ces dernières était supérieur de 3,5 % à celui des premières en 2000 ; en 2013, cet écart a atteint 9,5 %. 152 ( * )

L'expérimentation doit donc intervenir dans ces territoires - où le marché s'avère globalement défaillant pour assurer la survie économique de leurs habitants - mais également dans des territoires dotés d'une économie plus forte. Il conviendra donc que l'appel à projet qui devra être défini mette en exergue la nécessité d'une diversité territoriale et que la sélection des projets se fasse notamment sur ce critère .

Amenée à s'interroger sur la personne publique qui devrait être désignée responsable de cette expérimentation territoriale, la mission a estimé que, compte tenu de la proximité avec les territoires, les collectivités territoriales devraient avoir la responsabilité de sa mise en oeuvre.

Elle a pris connaissance des réflexions qu'avaient à cet égard engagées certaines régions en la matière, et en particulier celle de la région Nouvelle-Aquitaine, ainsi que certains départements, notamment le département de la Gironde.

La réflexion au sein de la région Nouvelle-Aquitaine en vue d'une expérimentation territoriale d'un revenu universel

Une réflexion participative avec élus, société civile, chercheurs s'est engagée dans la région Nouvelle-Aquitaine afin de décider de la faisabilité et des paramètres d'une expérimentation du revenu universel sur son territoire et, le cas échéant, sur des territoires d'autres régions qui se porteraient volontaires.

À ce stade serait envisagée une expérimentation sous la forme d'une « recherche action » s'appuyant sur des travaux d'études doctorales en économie, psychologie et sociologie et sur une assistance à maîtrise d'ouvrage pour l'accompagnement administratif et scientifique et l'accompagnement ex-post . Elle s'appuierait aussi sur un comité scientifique en cours de constitution, qui suivra la démarche, puis l'évaluera, avec les doctorants.

Est à l'étude le versement d'une allocation de trois montants différents (500 euros, 800 euros, 1 000 euros), sur une population totale de 200 à 1 000 personnes, sur une durée de deux à quatre ans. L'enveloppe nécessaire, en fonction des options retenues, serait de l'ordre de 12 millions à 111 millions d'euros.

Trois rencontres régionales du comité de réflexion sont prévues : en septembre 2016 (sur les approches et les enjeux sociétaux), en janvier (sur le financement) et en juin 2017 (sur l'expérimentation). Un rapport sur la démarche globale devrait être présenté fin juillet 2017 pour un lancement de l'expérimentation en fin d'année 2017 ou en début d'année 2018.

La démarche engagée par le département de la Gironde pour la mise en place d'une simulation et d'une expérimentation d'un revenu de base sur son territoire

Depuis mai 2016, le département de la Gironde, sous l'impulsion de son président, M. Jean-Luc Gleyze, s'est engagé dans une démarche tendant à simuler puis, le cas échéant, à expérimenter sur son territoire diverses formes d'un revenu de base.

À cette fin, il entend mettre en place un partenariat avec la fondation Jean-Jaurès ainsi que deux organismes de recherche universitaire : le Centre pour la recherche économique et ses applications (CEPREMAP), dirigé par le professeur Daniel Cohen, et l'Institut des politiques publiques de l'École d'économie de Paris, dirigé par M. Antoine Bozio.

Selon les informations recueillies par la mission, des études de simulation et de modélisation pourraient être lancées avant la fin de l'année 2016, afin de déterminer les effets de quatre modalités de revenu de base ou d'allocation unique. Il s'agirait de tester les effets :

- d'une fusion du RSA et de l'aide personnalisée au logement (APL) - réforme suggérée par M. Daniel Cohen au cours de son audition par la mission ;

- d'une fusion des minima sociaux selon le scénario 3 du rapport de M. Christophe Sirugue ;

- d'une allocation inconditionnelle d'un montant de 750 euros ;

- d'une allocation inconditionnelle d'un montant de 1 000 euros.

La mission estime néanmoins que la cohérence des compétences entre les divers échelons territoriaux plaide pour que les départements soient chargés de l'expérimentation d'un revenu de base .

En effet, les départements exercent depuis longtemps la compétence en matière d'aides sociales. La loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPTAM) a désigné le département comme « chef de file » en matière d'aide sociale, d'autonomie des personnes et de solidarité des territoires. Et la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), en supprimant la clause générale de compétence et les compétences du département à l'égard d'autres politiques publiques, a renforcé ce rôle de maître d'oeuvre des politiques de solidarité dans les territoires.

En outre, ils ont déjà - pour 34 d'entre eux - l'expérience d'une démarche d'expérimentation en matière de prestations sociales sur leurs territoires, avec le RSA.

La mission n'est toutefois pas opposée à ce que, comme dans de nombreux domaines, le département délègue, le cas échéant, la mise en oeuvre de l'expérimentation à un autre niveau de collectivité territoriale .

Entre 2008 et 2009, l'expérimentation du RSA s'est faite en laissant aux départements une grande marge de manoeuvre dans la constitution des zones et des groupes test. Ils ont ainsi pu choisir entre plusieurs modalités d'éligibilité du nouveau dispositif, définir le taux de cumul de l'allocation avec les revenus d'activité et déterminer la taille des zones d'expérimentation.

Votre mission estime que cette approche différenciée et « à la carte » est de nature à permettre de tester plusieurs modalités d'un revenu de base . Il est donc souhaitable que les départements, dont les compétences en matière d'accompagnement social les mettent en mesure de bien connaître les populations de leurs territoires, puissent ainsi être autorisés à opérer certains choix.

Pour autant, à l'instar de l'expérimentation du RSA, ces choix doivent pouvoir être évalués par un comité scientifique au niveau national qui doit s'assurer de la pertinence des critères retenus, notamment pour la définition des zones test. In fine , il devrait revenir à ce comité de proposer parmi les collectivités candidates les projets d'expérimentation qui lui paraissent comporter les moindres biais scientifiques afin de garantir une évaluation des expérimentations dans des conditions optimales.

c) Une expérimentation sur plusieurs cohortes de différentes formes d'un revenu de base mesurant les effets sur l'activité et la précarité

Au cours de ses travaux, la mission a pu se rendre compte combien l'acception même de revenu de base ou de revenu universel comportait des compréhensions variables. Dans bien des cas, le dispositif évoqué par les différents intervenants sous cette dénomination ou celle de revenu d'existence revêtait un caractère conditionnel. Et il est important de souligner que les deux pays de l'Union européenne dans lesquels la réflexion sur une expérimentation est la plus avancée - la Finlande et les Pays-Bas - ne testeront vraisemblablement aucun revenu totalement inconditionnel.

(1) Une expérimentation tournée vers la lutte contre la précarité et l'insertion dans l'emploi

Dès lors qu'elle estime que le revenu de base, s'il devait être instauré en France, devrait avoir pour objectif prioritaire la lutte contre la pauvreté tout en ne remettant pas en cause l'importance du travail et de l'activité dans l'insertion sociale, la mission estime que l'expérimentation devrait en premier lieu concerner la population en grande difficulté, c'est-à-dire notamment celle qui bénéficie aujourd'hui des minima sociaux. Cette démarche serait d'ailleurs conforme à celle que s'apprêtent à emprunter la Finlande et les Pays-Bas.

Toutefois, l'expérimentation proposée ne saurait se limiter à ces seuls bénéficiaires. Elle devrait également pouvoir concerner des publics qui ne reçoivent pas, aujourd'hui, de minima sociaux , soit de manière structurelle - parce que la réglementation actuelle les en exclut largement, comme les jeunes de moins de 25 ans -, soit de manière conjoncturelle - car les potentiels bénéficiaires n'en font pas recours.

C'est la raison pour laquelle elle ne souhaite pas limiter le champ de l'expérimentation ni soumettre, dans ce cadre, le versement d'une allocation à la préexistence d'une condition ou d'un statut.

Il conviendra néanmoins de constituer des groupes d'expérimentation et des groupes de contrôle homogènes, ce qui pourrait conduire à répartir les groupes par statut.

(2) Tester sur plusieurs segments de la population

L'expérimentation doit permettre de tester les effets concrets d'un revenu de base sur plusieurs segments de la société . À ce stade, et dans la mesure où il s'agit de catégories qui connaissent aujourd'hui la situation sociale la plus difficile, votre mission estime que l'expérimentation devrait se concentrer :

- d'une part, sur les 18-25 ans . L'expérimentation sur ce segment de la population française présenterait l'avantage d'aborder la problématique de la substituabilité des minima sociaux dans des termes moins aigus, puisque, pour l'essentiel, il n'est pas éligible au RSA 153 ( * ) ;

- d'autre part, sur les 50-65 ans qui, par leur âge plus avancé et la structuration actuelle du marché du travail 154 ( * ) , sont souvent les plus éloignés de l'emploi et, de ce fait, peuvent davantage que les 25-50 ans tomber dans la pauvreté.

Pour autant, l'expérimentation pourrait être également envisagée, sans que cela soit un objectif prioritaire, pour la catégorie des 25-50 ans. Le revenu de base pourrait en effet avoir aussi, sur ce segment, des effets favorables, notamment sur la situation des familles monoparentales ou des femmes en reprise d'activité après avoir élevé des enfants.

Dans tous les cas, le nombre de bénéficiaires doit être suffisant pour que les données récoltées soient signifiantes : au total, votre mission estime que l'expérimentation devrait concerner entre 20 000 et 30 000 personnes afin de disposer d'un échantillon statistique pertinent . Il s'agit, du reste, d'un ordre de grandeur proche de celui retenu pour l'expérimentation du RSA en 2008.

(3) Expérimenter plusieurs formes d'allocation

Votre mission est convaincue que la pertinence d'un revenu de base ne peut s'apprécier qu'au regard de ses conséquences concrètes par rapport aux effets actuels des autres systèmes de protection sociale. Mais, si la mission a marqué des préférences à l'égard de certains principes devant présider à la mise en place d'un éventuel revenu de base en France, elle estime que le propre de l'expérimentation qu'elle recommande est d'explorer plusieurs systèmes - dont elle est consciente qu'ils peuvent s'écarter de l'épure d'un revenu de base stricto sensu puisque, pour certains, ils s'apparenteraient à une forme plus ou moins atténuée de revenu de participation - afin de déterminer lequel d'entre eux est le plus efficace.

À cet égard, la démarche retenue par la mission est proche de celle dans laquelle devraient s'engager les communes des Pays-Bas, à commencer par Utrecht.

Aussi, la mission propose-t-elle l'expérimentation :

- d'une allocation sous forme inconditionnelle . Les bénéficiaires se verraient verser une somme fixe, indépendamment de leur pouvoir d'achat, qu'ils pourraient utiliser de façon totalement libre. Il s'agirait ainsi de tester la forme la plus « pure » du revenu de base. Ce faisant, la France serait le premier pays de l'Union européenne à expérimenter un vrai revenu inconditionnel. Cette expérimentation pourrait concerner les 25-64 ans, dans un objectif de lutte contre la précarité et de retour à l'emploi ;

- d'un versement inconditionnel avec obligation d'utiliser l'allocation à des fins spécifiques . Un montant fixe serait versé à chaque bénéficiaire, mais son emploi serait « finalisé ». Le bénéficiaire devrait utiliser ces fonds par exemple pour des achats alimentaires, des actions de formation, des frais de mobilité.

La mission estime que l'expérimentation de cette forme de revenu serait particulièrement pertinente à l'égard des jeunes, pour lesquels il semble préférable d'orienter l'utilisation de l'allocation envisagée à des actions en lien avec leur bonne insertion dans la société ;

- d'un versement conditionné au respect d'une obligation spécifique . Dans une telle hypothèse, le revenu ne serait versé qu'en contrepartie d'une obligation particulière, par exemple le suivi d'une action de formation ou des mesures de recherche d'emploi actives. Deux variantes seraient possibles : dans l'une, le revenu serait versé mais susceptible d'être retiré par la suite en cas de méconnaissance des obligations ; dans l'autre, le versement n'interviendrait qu'une fois constaté que l'intéressé a commencé à remplir ses obligations.

Cette modalité devrait être également testée notamment sur les jeunes. Néanmoins, compte tenu de la proximité de ce type de dispositif avec celui de la Garantie jeunes, une articulation avec cette dernière devrait être envisagée. Il conviendrait également de mettre en regard les effets d'un tel versement par rapport à celui d'un dispositif tel que « Territoires zéro chômeur de longue durée ».

En première approche, la mission estime que le montant du versement ainsi opéré devrait correspondre à celui du RSA , même s'il serait envisageable, le cas échéant, de tester un montant supérieur mais en tout état de cause relativement moindre que le seuil de pauvreté.

Ce versement viendrait se substituer aux minimas sociaux (RSA, ASS, AAH...) perçus par les personnes faisant l'objet de l'expérimentation, jusqu'à concurrence de leur montant, laissant au bénéficiaire tout reliquat supérieur à ce versement.

d) Une expérimentation d'une durée d'au moins trois ans pour permettre une évaluation réelle

En proposant d'expérimenter un revenu de base en France, la mission ne nourrit aucun a priori . Elle n'envisage cette expérimentation que comme un test, qui peut être concluant dans un sens ou dans l'autre, mais qui ne saurait présager d'ores-et-déjà de la mise en place d'un revenu de base en France. Dès lors, elle insiste pour que la durée de l'expérimentation soit suffisante afin que les données récoltées puissent être à même de conduire à une évaluation scientifique réelle.

La position de la communauté scientifique à l'égard de l'expérimentation du RSA est notamment qu'elle n'a pas été suffisamment longue - elle n'a duré effectivement que 15 mois - pour aboutir à une évaluation détaillée, même si au terme de cette durée, certaines lignes de force positives en faveur du RSA ont pu être dégagées, à l'époque, par le comité d'évaluation ad hoc présidé par M. François Bourguignon. Compte tenu de la complexité de l'expérimentation qu'elle propose de mettre en oeuvre, la mission estime donc que sa durée devrait être d'au moins trois ans .

Cette évaluation devra ensuite être effectuée selon une démarche scientifique (analyse de données statistiques, entretiens avec les bénéficiaires...) au moyen de critères qui devront avoir été préalablement définis.

À ce stade, la mission n'entend pas définir précisément les différents critères qui devraient être retenus pour procéder à l'évaluation de l'expérimentation. Il s'agit en effet de questions qui relèvent d'une expertise scientifique pour laquelle elle ne s'estime pas armée. Pour autant, elle juge intéressants les critères d'évaluation qui lui ont été présentés par l'Agence nouvelle des solidarités actives (ANSA).

Quelques critères d'évaluation des effets des dispositifs expérimentés
présentés par l'ANSA

Pour mesurer l'impact économique :

- l'évolution du travail rémunéré et son impact sur le PIB ;

- les entrées / sorties du marché du travail, notamment des jeunes ;

- l'évolution des formes de travail : CDI ou CDD / travail indépendant / travail saisonnier ;

- l'évolution du niveau de salaire ;

- la qualité du travail proposé, accepté et refusé ;

- le développement de projets professionnels et de création d'entreprise ;

- l'augmentation ou non du coût de la vie, des loyers...

Pour mesurer l'impact sur l'accès aux droits et services :

- la simplification des dispositifs ;

- la baisse du non recours ou des demandes d'aides ;

- l'économie de l'argent public ; la réutilisation du temps agents sur l'accompagnement plutôt que sur l'application des procédures règlementaires ; la qualité des services rendus / fournis (délais, satisfaction, adaptation...) ;

Pour mesurer l'impact sur la société et les individus :

- les contributions à la société (travail non rémunéré) : bénévolat, vie familiale, projet culturel ;

- les nouvelles formes de travail investies - plus autonomes, plus adaptées à un monde créatif et ouvert ;

- la cohésion sociale et l'équilibre familial ; le bien-être individuel et collectif ;

- la qualification et la formation ;

- l'amélioration sur la santé des personnes et l'accès aux soins ;

- le sentiment de bonheur ;

Pour mesurer l'impact financier :

- pour les personnes : l'augmentation du niveau de vie ;

- pour les institutions : les coûts supplémentaires et les coûts évités.

En outre, il y aura lieu de comparer ensuite les résultats obtenus à l'issue de l'expérimentation avec ceux, pour les publics similaires, qui résulteront de la mise en oeuvre de la Garantie jeunes ainsi que de l'expérimentation « Territoires zéro chômage de longue durée ».

Il reviendra aux organes chargés de la gouvernance de l'expérimentation, et notamment son comité scientifique dont la constitution serait indispensable, de déterminer les critères pertinents.

4. La gouvernance et le financement de l'expérimentation

La gouvernance retenue pour l'expérimentation du revenu de base doit garantir l'objectivité scientifique de la démarche, tout en associant les parties prenantes. Comme dans d'autres dispositifs d'expérimentation, la mission croit nécessaire de séparer l'organe de pilotage de l'expérimentation de l'organe scientifique qui développera la méthodologie de l'expérimentation.

a) Un comité de pilotage

La mission estime, conformément au modèle d'expérimentation défendu par M. Yannick L'Horty, professeur d'économie à l'université de Paris-Est, lors de son audition, que la gouvernance de l'expérimentation projetée doit, autant que possible, assurer la participation des différentes parties prenantes qui, dans un projet aussi ambitieux, sont nombreuses. Un comité de pilotage de l'expérimentation devrait ainsi être institué, comprenant :

- des élus nationaux : députés et sénateurs. L'expérimentation est en effet un dispositif d'envergure nationale et ses résultats - quels qu'ils soient - auront un fort impact sur les politiques publiques pour l'ensemble de notre pays ; il est donc essentiel que la représentation nationale y soit pleinement associée ;

- des représentants des administrations qui seraient parties prenantes, tant au niveau central qu'au niveau déconcentré ;

- des représentants des collectivités territoriales, issus des structures nationales (Assemblée des départements de France, Association des maires de France, Association des régions de France) ainsi que des territoires expérimentateurs ;

- des universitaires, notamment en économie et en sociologie ;

- des représentants des associations représentatives des personnes en situation d'exclusion et de lutte contre la pauvreté ;

- des représentants des travailleurs sociaux ;

- des représentants des syndicats d'employeurs et des syndicats de salariés, compte tenu des effets potentiels sur l'emploi ;

- enfin, des bénéficiaires de l'expérimentation.

Ce comité, qui pourrait comporter une formation plus restreinte et plus opérationnelle, serait chargé de veiller à la bonne conduite des différentes expérimentations sur les différents territoires, tout au long de leur durée.

Dans la phase de démarrage de l'expérimentation, il lui reviendrait en particulier, sur la base des préconisations qui lui seront faites par le comité scientifique, de déterminer les modalités de l'appel d'offres et d'arrêter les territoires susceptibles de donner lieu à l'expérimentation. Sur ce dernier point, M. Yannick L'Horty a indiqué lors de son audition qu'il serait préférable, afin d'éviter tout biais méthodologique, que ces territoires soient ensuite tirés au sort parmi les territoires proposés par les départements.

b) Un comité scientifique

Garant de la qualité scientifique de la démarche, un comité scientifique devrait être constitué, qui serait composé d'universitaires ainsi que d'experts issus des administrations relevant des ministères économiques et sociaux (statisticiens, sociologues, économistes...).

Le comité scientifique serait chargé de définir les modalités techniques de l'expérimentation.

Il lui reviendrait, notamment, de sélectionner, parmi les territoires proposés par les départements, ceux qui présentent les caractéristiques économiques et sociales les plus pertinentes scientifiquement pour participer à l'expérimentation , et de définir les territoires de contrôle idoines. Lui incomberait également de proposer les conditions de mise en oeuvre pratique des différentes variantes expérimentées.

Il serait également chargé de piloter les travaux d'évaluation de l'expérimentation , par l'exploitation des données recueillies. Dans ce cadre, il serait souhaitable que des partenariats puissent être noués avec des instituts de recherches publics ou privés qui pourraient ainsi mener en pratique les mesures d'évaluation.

c) Une expérimentation prise en charge financièrement par l'État

Compte tenu de l'absence de volet fiscal de l'expérimentation, un financement ad hoc devrait être trouvé. La mission envisageant une expérimentation sur environ 20 000 à 30 000 personnes, le coût annuel maximum de l'expérimentation, avec un revenu de l'ordre de 500 euros coûterait, en année pleine, de l'ordre de 100 à 150 millions , ce montant pouvant varier en fonction du nombre des individus dans les échantillons testés qui seraient déjà allocataires des minima sociaux auxquels le revenu de base se substituerait à concurrence de son montant.

S'agissant d'une dépense à vocation d'aide sociale de lutte contre la précarité et d'inclusion dans l'emploi, la mission estime qu'elle devrait être financée par principe sur le budget de l'État .

Toutefois, les départements expérimentateurs pourraient, outre leur participation par le biais de la mise à disposition de leurs personnels pour le service du revenu de base dans le cadre de l'expérimentation, contribuer financièrement de manière volontaire aux frais engagés.

En outre, le financement de l'expérimentation pourrait s'inscrire dans le cadre prévu pour l'utilisation des crédits gérés par l'État 155 ( * ) au titre du fonds social européen (FSE).

Répartition des crédits issus du FSE géré par l'État, 2014-2020

(en millions d'euros)

Axe prioritaire

Objectif thématique

Soutien de l'Union européenne

Contrepartie nationale

Financement total

1. Accompagner vers l'emploi les demandeurs d'emploi et les inactifs et soutenir les mobilités professionnelles

OT 8 Promouvoir un emploi durable et de qualité et soutenir la mobilité de la main d'oeuvre

395,6

350,3

745,9

OT 10 Investir dans l'éducation, la formation et la formation professionnelle pour acquérir des compétences et pour l'apprentissage tout au long de la vie

58,1

52,5

110,7

2. Anticiper les mutations et sécuriser les parcours et les transitions professionnels

OT 8 Promouvoir un emploi durable et de qualité et soutenir la mobilité de la main d'oeuvre

707,3

627,8

1 335,1

3. Lutter contre la pauvreté et promouvoir l'inclusion

OT 9 Promouvoir l'inclusion sociale et lutter contre la pauvreté et toute forme de discrimination

1 634,4

1 450,5

3 084,9

4 Assistance technique

98,4

87,2

185,6

Total

2 893,8

2 568,4

5 462,2

Source : Programme opérationnel national du FSE pour la période 2014-2020

Ces crédits, qui représentent près de 2,9 milliards d'euros pour la période 2014-2020, sont en effet affectés en priorité à l'accompagnement vers l'emploi, à la sécurisation des parcours professionnels et à la lutte contre la pauvreté.

Ils permettent actuellement de contribuer au financement de l'expérimentation relative à la Garantie jeunes. Il semble que l'expérimentation envisagée par la mission puisse, compte tenu de son objet, bénéficier d'une partie de ces crédits au titre de chacun des trois axes d'action prioritaire du fonds.

_________________

ANNEXE I - LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES ET DES CONTRIBUTIONS ÉCRITES

I. AUDITIONS DE LA MISSION EN RÉUNION PLÉNIÈRE

Jeudi 9 juin 2016

- M. Marc de BASQUIAT, président de l'association pour l'instauration d'un revenu d'existence (AIRE) ;

- M. Jean-Éric HYAFIL, représentant du mouvement français pour un revenu de base (MFRB).

Jeudi 23 juin 2016

- M. Philippe VAN PARIJS, professeur à l'Université catholique de Louvain, fondateur du Basic Income Earth Network ;

- M. Christophe SIRUGUE, député, auteur du rapport « Repenser les minima sociaux - Vers une couverture socle commune », remis au Premier ministre.

Jeudi 30 juin 2016

- M. Baptiste MYLONDO, enseignant-chercheur à l'école de commerce et de développement 3A de Lyon, chargé de cours à Sciences-po Lyon et à Centrale Paris ;

- M. Lionel STOLERU, ancien ministre ;

- M. Daniel COHEN, directeur du département d'économie de l'École normale supérieure.

Jeudi 7 juillet 2016

- M. Gaspard KOENIG, président de Génération Libre ;

- Mme Agnès VERDIER-MOLINIÉ, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Fondation iFRAP) ;

- M. Georges TISSIÉ, directeur des affaires sociales de la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME).

Mercredi 14 septembre 2016

- M. Louis GALLOIS, président du Fonds d'expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée.

Table-ronde regroupant des syndicats de salariés :

- MM. Boris PLAZZI, membre de la direction confédérale, et Alain DRU, secrétaire général « protection judiciaire de la jeunesse », de la Confédération générale du travail (CGT) ;

- Mmes Cécile POTTERS, assistante confédérale, et Jocelyne ARMANDE, secrétaire confédérale, et M. Pascal PAVAGEAU, secrétaire confédéral, de Force ouvrière (FO) ;

- Mmes Chantal RICHARD, secrétaire confédérale « insertion, pauvreté, chômage », et Marie POISSONNIER, secrétaire confédérale au service du secrétariat général, de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ;

- M. Joseph THOUVENEL, vice-président confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) ;

- M. Gérard MARDINÉ, secrétaire national confédéral « économie, industrie, développement durable, logement », et Mme Anne BERNARD, responsable du secteur protection sociale, de la Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC).

Jeudi 15 septembre 2016

- MM. Emmanuel AMON, membre du comité exécutif, et Sébastien ROUCHON, délégué national en charge de la vie politique, du Centre des jeunes dirigeants d'entreprise (CJD).

Table-ronde regroupant des associations de lutte contre l'exclusion :

- M. Marc CASTILLE, directeur des relations extérieures, et Mme Henriette STEINBERG, secrétaire générale du conseil d'administration, du Secours populaire français ;

- MM. Guillaume ALMERAS, responsable du département « emploi, économie sociale et solidaire », et Dominique REDOR, économiste, du Secours catholique français ;

- M. Pascal LALLEMENT, délégué national d'ATD Quart Monde ;

- Mmes Michèle PASTEUR, directrice générale, et Sylvie HANOCQ, responsable projet, de l'Agence nouvelle des solidarités actives (ANSA).

Jeudi 22 septembre 2016

- M. Jean PISANI-FERRY, commissaire général de France Stratégie ;

- M. Martin HIRSCH, directeur de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, ancien haut-commissaire aux solidarités actives.

Table-ronde regroupant des organismes gestionnaires de prestations sociales :

- Mme Delphine CHAMPETIER, directrice de cabinet du directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) ;

- M. Pascal ÉMILE, directeur délégué de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) ;

- M. Bernard TAPIE, directeur des statistiques, des études et de la recherche, et Mme Patricia CHANTIN, responsable des relations parlementaires et institutionnelles, de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) ;

- M. Jérôme RIVOISY, directeur général adjoint en charge de la stratégie et des relations extérieures de Pôle Emploi.

Mercredi 28 septembre 2016

- M. Étienne PINTE, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE) ;

- M. Philippe VASSEUR, commissaire spécial pour la revitalisation et la réindustrialisation des Hauts-de-France.

II. AUDITIONS DU PRÉSIDENT ET DU RAPPORTEUR, OUVERTES AUX MEMBRES DE LA MISSION

Mardi 14 juin 2016

- M. François LEVIN et Mme Judith HERZOG, rapporteurs au Conseil national du numérique.

Mardi 19 juillet 2016

- M. Frédéric DOUET, professeur de droit fiscal à l'Université de Rouen, agrégé des facultés de droit.

Mercredi 21 septembre 2016

- MM. Jean-Philippe VINQUANT, directeur général, Mme Pauline BERNE, cheffe de bureau « minima sociaux », et M. Pascal MAUBLET, de la direction générale de la cohésion sociale du ministère des affaires sociales et de la santé ;

- M. Benjamin VOISIN, sous-directeur de la sécurité sociale, au ministère des affaires sociales et de la santé ;

- MM. Arnaud BUISSÉ, chef du service des politiques publiques, Pierre LISSOT, chef du bureau « retraites et redistribution », et Amine NAOUAS, adjoint au chef de bureau « retraites et redistribution », de la direction générale du trésor, au ministère de l'économie et des finances.

Mardi 27 septembre 2016

- M. Yannick L'HORTY, professeur d'économie à l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée.

Mercredi 28 septembre 2016

- M. Jean-Luc OUTIN, économiste à l'Université Paris I, membre, et Mme Michèle LELIEVRE, secrétaire générale, de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES) ;

- Mmes Carine CHEVRIER, déléguée générale, et Séverine LEGUILLON, chef du département des synthèses, et M. Hervé LEOST, sous-directeur en charge des mutations économiques et sécurisation de l'emploi, de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle, au ministère du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social ;

- M. Olivier BARRAT, adjoint au chef du bureau de la durée et des revenus du travail de la direction générale du travail, au ministère du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.

Jeudi 6 octobre 2016

- Mme Véronique BIED-CHARRETON, directrice de la législation fiscale, au ministère de l'économie et des finances.

III. CONTRIBUTIONS ÉCRITES

- Région Nouvelle-Aquitaine ;

- Union nationale des centres communaux d'action sociale (UNCCAS) ;

- Conseil national des associations familiales laïques (CNAFAL) ;

- 39 contributions individuelles déposées sur l'espace participatif des pages internet de la mission d'information.

ANNEXE II - DÉPLACEMENT À HELSINKI (FINLANDE)

Dimanche 11 au mardi 13 septembre 2016

Délégation

- M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président ;

- M. Daniel Percheron, rapporteur ;

- Mme Chantal Deseyne, vice-présidente ;

- M. Jean Desessard, vice-président.

Dimanche 11 septembre

22h55 Arrivée à Helsinki du vol AF 5008 en provenance de Paris

Lundi 12 septembre

9h00 Entretien avec M. le professeur Olli Kangas, directeur à l'organisme de sécurité sociale finlandaise KELA, directeur du groupe de travail en charge de la mise en place de l'expérimentation finlandaise sur le revenu de base

11h00 Entretien avec M. Heikki Telakivi, directeur des relations internationales de l'Association des communes finlandaise (Kuntaliitto)

12h30 Déjeuner avec les services de la chancellerie diplomatique (M. Antoine Gosset, premier conseiller, Mme Eve Lubin, deuxième conseiller, et M. Joël Ferrand, attaché de presse) et le service économique (Mme Nadine Mouy, chef du service)

14h00 Entretien avec M. Timo Tanninen, conseiller au cabinet de Mme Pirkko Mattila, ministre des Affaires sociales et de la Santé, Mme Outi Antila, directrice générale, et Mme Liisa Siika-Aho, directrice, du ministère des affaires sociales et de la santé

19h00 Dîner à l'invitation de M. Serge Mostura, ambassadeur de France, avec Mme Tuula Haatainen, présidente de la commission des Affaires sociales du Parlement finlandais (Eduskunta), ancienne ministre, et M. le professeur Olli Kangas.

Mardi 13 septembre

10h00 Entretien avec Mme Tarja Filatov, présidente de la commission de l'Emploi et de l'Égalité du Parlement finlandais (Eduskunta)

11h30 Déjeuner de travail avec M. le professeur Heikki Hiilamo, professeur en sciences sociales à l'Université d'Helsinki, président du groupe de travail sur la lutte contre les trappes à inactivités

13h00 Entretien avec M. Joonas Rahkola, économiste de la confédération syndicale SAK

14h30 Entretien avec M. Penna Urrila, économiste en chef de la centrale patronale EK

16h00 Entretien à la Résidence avec M. Serge Mostura, ambassadeur de France

19h30 Départ du vol AF5005 à destination de Paris-CDG

21h35 Arrivée à Paris-CDG

ANNEXE III - DÉPLACEMENT À LA HAYE ET UTRECHT (PAYS-BAS)

Jeudi 29 au vendredi 30 septembre 2016

Délégation

- M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président ;

- M. Daniel Percheron, rapporteur ;

- M. Dominique de Legge, vice-président ;

- Mme Christine Prunaud, membre de la mission.

Jeudi 29 septembre 2016

10h40 Départ de l'aéroport Paris-Charles de Gaulle 2

11h35 Arrivée à l'aéroport Amsterdam Schiphol

La Haye

12h30 Déjeuner à la résidence de France, à l'invitation de M. Philippe Lalliot, ambassadeur de France, avec des membres de la Seconde chambre ( Tweede Kamer ) du Parlement : Mme Roos Vermeij et M. Duco Hoogland (parti PvdA), Mmes Chantal Nijkerken-De Haan et Anne Mulder (parti VVD), M. Norbert Klein (Groupe Klein - député séparé du parti 50PLUS)

14h30 Entretien au Sénat ( Eerste Kamer ) avec des membres de la commission des affaires sociales : Mme Annemarie Jorritsma-Lebbink et M. Mart van de Ven (parti VVD), et M. van Rooijen (parti 50PLUS)

17h30 Rencontre avec M. Henk-Wim de Boer, du centre de prévision budgétaire néerlandais CPB, et des journalistes

Dîner libre

Vendredi 30 septembre

Utrecht

7h15 Départ de La Haye pour Utrecht

8h45 : Entretien à l'Hôtel de ville d'Utrecht avec M. Victor Everhardt, adjoint au maire (parti D66), MM. Loek Groot, professeur, et Timo Verlaat, doctorant, à l'Utrecht University School of Economics (USE), et Mme Nienke Horst, conseillère politique à la ville d'Utrecht

La Haye

12h30 Déjeuner à la résidence, à l'invitation de M. Philippe Lalliot, ambassadeur de France, avec M. Daniël van der Ree (parti VVD) et Mme Marit Maij (parti PvdA), membres de la Seconde chambre, ainsi qu'avec MM. Nick van de Sande, membre du syndicat patronal VNO, Eelco Tasman, membre du syndicat de salariés FNV, Alexander de Roo, président de l'association néerlandaise pour un revenu de base, et Govert Buijs, professeur à l'Université libre d'Amsterdam, et Mme Azar Moshaver, membre du Think Tank du parti D66.

14h30 Entretien au ministère des Affaires Sociales (SZW), avec Mme Joyce van der Staaij, du service ASEA, et M. Masood Hamidi et Mme Noortje Klomp, du service PDV

18h45 Départ de l'aéroport d'Amsterdam Schiphol

20h  Arrivée à l'aéroport Paris-Charles de Gaulle 2

ANNEXE IV - COMPTES RENDUS DES RÉUNIONS DE LA MISSION D'INFORMATION

I. RÉUNION DU MARDI 31 MAI 2016 : RÉUNION CONSTITUTIVE

- Présidence de M. Serge Dassault, président d'âge -

M. Serge Dassault , président d'âge . - En ma qualité de doyen, il m'appartient de présider la réunion constitutive de notre mission commune d'information, créée en application du droit de tirage des groupes politiques prévu à l'article 6 bis du règlement du Sénat. Le groupe Socialiste et Républicain du Sénat en a formulé la demande lors de la Conférence des Présidents du 11 mai dernier. Il en a été pris acte et les 27 membres de la mission ont été nommés, sur proposition de l'ensemble des groupes politiques, lors de la séance publique du mercredi 18 mai.

L'objet de cette réunion est de désigner le président de la mission d'information, puis le rapporteur et les membres du bureau.

Lorsque le groupe qui a exercé son droit d'initiative le demande, la responsabilité de rapporteur est de droit confié à un membre de son groupe. Le groupe Socialiste et Républicain a formulé cette demande : nous devrons donc désigner notre rapporteur parmi ses membres. Le poste de président doit donc revenir à un membre de la majorité sénatoriale. Un consensus s'est dessiné entre le groupe Les Républicains et le groupe Union des démocrates et indépendants (UDI-UC) pour qu'un membre de ce dernier groupe occupe la présidence.

J'ai reçu la candidature de notre collègue Jean-Marie Vanlerenberghe. Il n'y en a pas d'autres ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe est désigné président de la mission d'information.

- Présidence de M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président -

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je vous remercie de la confiance que vous m'accordez pour présider nos travaux sur un sujet devenu central dans la réflexion de diverses instances et organisations ; un sujet qui comporte des implications philosophiques, sociales, économiques et financières. La composition de notre mission traduit d'ailleurs déjà la diversité des problématiques qui animent cette question, puisqu'y figurent des membres de toutes les commissions permanentes, avec une prédominance des commissions des affaires sociales et des affaires économiques.

Il nous reviendra avant tout d'éclairer cette notion protéiforme et, si nous parvenons à un consensus, de nous prononcer sur la pertinence de sa mise en place en France, sous des formes et des modalités qu'il nous reviendra de déterminer.

Nous sommes placés dans un calendrier très contraint, eu égard à la date récente de création de cette mission - la session parlementaire est déjà entamée aux deux tiers.

Le groupe Socialiste et Républicain a demandé une prolongation de nos travaux jusqu'au mois de novembre. Néanmoins, lors de la Conférence des présidents du 11 mai dernier, le Président du Sénat a insisté pour que les travaux des structures temporaires restent inscrits dans le calendrier parlementaire normal. Notre objectif est par conséquent de terminer nos travaux fin septembre, voire début octobre prochain. Une réunion d'étape pour évaluer l'avancement de la mission pourrait intervenir avant la fin de la session extraordinaire de l'été.

Il est d'usage que chaque groupe dispose d'une représentation au sein du bureau. Dans ce cadre, nous pourrions nous mettre d'accord pour réserver deux sièges au bureau pour chacun des deux groupes les plus nombreux : le groupe Les Républicains et le groupe Socialiste et Républicain. Le bureau compterait ainsi huit membres, en incluant le président et le rapporteur.

Pour le poste de rapporteur de la mission, j'ai reçu, pour le groupe Socialiste et Républicain, la candidature de M. Daniel Percheron, malheureusement empêché.

M. Daniel Percheron est désigné rapporteur de la mission d'information.

Mme Annie David . - Le Pas-de-Calais est à l'honneur !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous serons aussi ouverts que possible... Il nous reste à désigner les vice-présidents. Pour les deux vice-présidences réservées au groupe Les Républicains, j'ai été informé de la candidature de M. Dominique De Legge et Mme Chantal Deseyne. Quel est le candidat du groupe Socialiste et Républicain ?

Mme Patricia Schillinger . - Nous proposons Mme Frédérique Espagnac.

Mme Christine Prunaud . - Le groupe Communiste, Républicain et Citoyen propose Mme Annie David.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Le groupe du rassemblement démocratique et social européen (RDSE) et le groupe écologiste ayant chacun un seul représentant au sein de la mission, je propose que MM. Michel Amiel et Jean Desessard, chacun au titre de leur groupe, soient également désignés vice-présidents.

Le bureau est ainsi constitué.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je vous propose, en accord avec le rapporteur, de nous retrouver autour d'auditions selon un rythme hebdomadaire en principe, ou plus exceptionnellement bi-hebdomadaire. Nos réunions pourraient se tenir le mardi en tout début d'après-midi et le jeudi après-midi, soit en formation plénière soit sous la forme d'auditions du président et du rapporteur, plus informelles. Certaines pourraient être ouvertes au public et à la presse, et le cas échéant faire l'objet d'une captation vidéo.

La question du revenu de base intervient dans un contexte global de remise en cause de la relation de travail - encore très marquée par le salariat - eu égard aux évolutions de notre société numérique et de notre modèle social en général.

Nos travaux devront aborder deux dimensions - l'émergence de nouvelles formes de travail et le renouvellement nécessaire de notre modèle de protection et d'accompagnement social - pour évaluer la pertinence de l'instauration d'un revenu de base.

Nous devrons ensuite aborder des questions plus techniques mais non moins importantes : à quel niveau fixer ce revenu de base et quel effet de substitution devrait-il avoir par rapport à d'autres minima sociaux ? Comment financer ce revenu de base ? Comment et par qui faire distribuer un revenu de base à nos concitoyens ? J'espère que nos travaux dégageront un consensus.

Il conviendra par conséquent d'entendre des acteurs venus d'horizons très différents : des promoteurs d'un revenu de base, en prenant soin d'embrasser le spectre le plus large des propositions déjà faites ; des personnalités qui se projettent dans l'évolution de nos sociétés à l'heure de la mondialisation et de la numérisation - le rapporteur souhaiterait que nous puissions entendre, si cela est envisageable, M. Jeremy Rifkin, un consultant américain que j'ai moi-même rencontré dans le cadre de ma région ; des représentants du monde des entreprises et des partenaires sociaux ; des représentants des organismes qui gèrent notre système de prestations sociales ; des représentants du milieu associatif, notamment spécialisé dans la lutte contre la pauvreté et l'accompagnement social ; des représentants de l'administration (ministère de l'économie, ministère des finances, ministère du travail, ministère des affaires sociales) ; et enfin des universitaires (économistes, juristes, financiers).

Je propose que nous entamions nos auditions dès jeudi 9 juin. Si cela est possible, je souhaiterais que nous entendions un universitaire, peut-être M. Daniel Cohen, pour un premier aperçu du concept de revenu de base et du contexte de sa résurgence dans le débat public.

Compte tenu des initiatives en cours aux Pays-Bas et annoncées en Finlande, il semblerait opportun de nous y rendre en délégation, avant la mi-juillet puis courant septembre.

Mme Annie David . - Peut-on vous suggérer des noms pour les auditions ? Nous avons des idées, pour avoir travaillé sur la proposition de résolution pour l'instauration d'un revenu de base discutée récemment en séance publique.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous serons à l'écoute de vos suggestions. Nous avons réfléchi à une liste, mais elle n'est pas exhaustive. Cependant, compte tenu de notre calendrier très serré, nous serons probablement contraints de limiter le nombre d'auditions. Il est également possible d'organiser des tables rondes et de solliciter des contributions écrites.

Mme Frédérique Espagnac . - Pourrions-nous tenir certaines réunions le mercredi après-midi ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous devons tenir compte des travaux en séance publique, mais on peut l'envisager par exception.

II. RÉUNION DU MERCREDI 21 SEPTEMBRE 2016 : DÉBAT D'ORIENTATION : ÉCHANGE DE VUES SUR LE RAPPORT

- Présidence de M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président -

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Mes chers collègues, nous en sommes parvenus à un moment important de nos travaux, puisque nous débattons aujourd'hui des orientations à donner au rapport de la mission. Même si nous n'avons pas encore achevé notre cycle d'auditions, Monsieur le rapporteur et moi-même allons réaliser un état des lieux des travaux auxquels vous avez tous peu ou prou participé. L'objectif que nous cherchons à atteindre est de faire avancer la question du revenu de base et de dégager un avis consensuel du Sénat sur le sujet.

Après la constitution de notre mission le 31 mai dernier, nous avons entamé nos auditions le 9 juin et conduit à ce jour huit demi-journées d'auditions, totalisant quatorze auditions individuelles et deux tables rondes regroupant au total neuf organisations ou associations, dont l'ensemble des organisations syndicales et les associations de lutte contre l'exclusion.

Ces travaux seront complétés aujourd'hui et demain, ainsi que le mercredi 28 septembre prochain, par neuf nouvelles auditions et une table ronde.

Par ailleurs, une délégation de la mission comportant, outre le rapporteur et moi-même, nos collègues Chantal Deseyne et Jean Desessard, s'est rendue du 11 au 13 septembre à Helsinki, afin de s'informer sur la réflexion que mènent actuellement les pouvoirs publics et les universitaires finlandais sur la question, ainsi que sur le projet d'expérimentation qui devrait être soumis au Parlement finlandais dans les prochaines semaines.

Enfin, une délégation se rendra à La Haye et à Utrecht, aux Pays-Bas, les 29 et 30 septembre prochains. Elle sera composée du rapporteur et de moi-même, ainsi que de nos collègues Dominique de Legge et Christine Prunaud. Elle aura pour mission d'examiner le cheminement de la question aux Pays-Bas : un rapport sur le sujet est examiné cette semaine par la commission des affaires sociales de la Seconde chambre du Parlement néerlandais, alors que certaines municipalités entendent expérimenter le revenu de base au niveau local.

Nous aurons ainsi eu globalement deux mois et demi utiles pour mener nos travaux. Compte tenu des implications nombreuses d'un tel sujet, il aurait certainement été souhaitable de prolonger nos travaux sur certains aspects. Malheureusement, nous sommes contraints par les règles de la session : une mission d'information créée dans le cadre du « droit de tirage » reconnu à chaque groupe politique, en l'occurrence le groupe socialiste et républicain, doit nécessairement s'achever au début de la session suivante. Il en va ainsi même lorsqu'une mission est lancée tardivement au cours de la session, ce qui est le cas de la nôtre.

Nous devons donc mettre fin à nos travaux dans les toutes prochaines semaines et nous nous retrouverons le jeudi 13 octobre prochain, en début d'après-midi, pour examiner les conclusions de notre mission, c'est-à-dire le rapport établi par le rapporteur et ses éventuelles préconisations.

Avant de laisser la parole à Daniel Percheron pour qu'il évoque le plan du rapport, je me permettrai de préciser quelques points.

L'ensemble de nos travaux nous aura permis de mieux cerner un concept qui recouvre des modalités et des philosophies très variées, sinon parfois radicalement contraires. Il semble en effet que le succès actuel du concept de revenu de base ou de revenu universel tient d'abord et avant tout à sa plasticité.

Pour autant, pour la majorité de ceux qui ont participé aux travaux de la mission, il faut reconnaître que ces travaux ont certainement contribué à faire tomber certaines certitudes - d'un côté comme de l'autre - et à soulever de nombreuses questions philosophiques, économiques, sociologiques et surtout financières.

Dans ces conditions et face à cet objet protéiforme, dont tant de personnes se revendiquent aujourd'hui, peut-on conclure véritablement ?

Monsieur le rapporteur et moi-même avons beaucoup échangé sur le sujet. À quelques semaines de l'échéance, il nous semble possible de vous présenter les orientations que nous pensons devoir dégager de nos travaux.

Je laisse donc le rapporteur vous les présenter, mais je tiens d'ores et déjà à préciser que ces orientations ont été élaborées de concert et qu'elles recueillent donc mon complet assentiment.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Le revenu de base est une grande idée. Or, comme en convenait lui-même Albert Einstein, « une idée, vous savez, c'est rare ! ».

À l'époque de la Révolution française, Saint-Just l'énonçait de manière très lapidaire : « Les malheureux sont les puissances de la terre, ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent ». Nous ne vivions pas alors à l'époque de BFM. Les élus étaient pétris d'histoire grecque et romaine et avaient le sentiment de changer le monde.

Aujourd'hui, l'idée d'un revenu universel progresse un peu partout. Dans les pays développés, notamment, le revenu de base pourrait constituer l'une des solutions au problème de la pauvreté, puisque la richesse des nations développées n'exclut pas l'existence de zones de pauvreté, ainsi qu'aux problèmes nés des effets néfastes de ce que l'on appelle, de façon sûrement imparfaite, la « révolution numérique » et l'« ubérisation » de l'économie, c'est-à-dire une société dans laquelle le chômage structurel pourrait laisser des millions de personnes au bord du chemin dans les décennies à venir.

Le revenu de base est parfois appelé revenu universel inconditionnel. Pour sa part, la Banque centrale européenne parle d' Helicopter money ou d'« hélicoptère monétaire » à propos des États européens endettés. Il s'agit en fait de distribuer une certaine somme d'argent à une population, 500 ou 600 euros par mois selon les cas, afin que chacun soit en mesure de vivre. Après l'avoir envisagée, le peuple suisse a rejeté la mise en place d'un revenu universel de 2 300 euros par mois environ. L'Alaska distribue, quant à lui, 100 euros par mois à ses citoyens, même s'il est vrai que cet État dispose d'une rente pétrolière. Notre propre Constitution évoque de tels moyens de subsistance, et l'on peut considérer d'une certaine façon que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen n'est absolument pas indifférente à la prise en compte de cette idée.

Devant cette grande idée, le président et moi-même avons l'humilité de penser que nous n'allons pas tout résoudre en quelques mois et en quelques auditions, aussi passionnantes soient-elles. Nous avançons donc à pas mesurés.

Sur notre chemin, par bonheur, nous avons pu étudier le modèle scandinave et, plus particulièrement, la Finlande. Nous nous sommes en effet rendus dans ce pays de 5 millions d'habitants, qui compte 1,5 million de syndiqués, et dont le produit intérieur brut par habitant, le PIB, s'élève à 38 000 euros, contre 30 000 euros en France. Nous y avons appris beaucoup de choses, car il s'agit d'un modèle où la protection sociale, la compétitivité économique et le consensus ont fait leur preuve.

Le gouvernement de coalition élu là-bas a lancé l'idée d'un revenu universel, alors que les partis qui le composent ne sont pas ceux qui sont à l'origine du compromis social, à savoir le parti socialiste et les partis traditionnels de la droite finlandaise. Ces partis ne sont donc pas les fondateurs historiques de l'État social à la scandinave.

Ces partis de gouvernement ont décidé de conduire une expérimentation sur le revenu universel, ce qui nous pousse nous, modestes artisans et humbles sénateurs, à considérer que l'expérimentation est la voie à suivre en France, pays aussi divers et incertain qu'agile quand il est question de ses territoires.

L'expérimentation finlandaise devrait porter sur un échantillon de 2 000 personnes. Nous avons pu rencontrer l'ensemble de ceux qui acceptent ou qui nuancent l'intérêt de cette expérience. Si le patronat finlandais, par exemple, approuve l'expérimentation, il estime aussi que l'échantillon devrait être dix fois plus large que celui qui a été retenu pour que les résultats soient concluants. Les syndicats finlandais, quant à eux, s'y opposent.

De la même façon, les organisations syndicales françaises refusent l'idée d'un revenu universel. Elles l'ont affirmé avec une force unanime ici, au Sénat : pour elles, la valeur travail et le salariat sont au fondement de la dignité humaine et de l'épanouissement individuel et structurent la société de manière irremplaçable. Les grandes associations luttant contre l'exclusion, le Secours catholique en tête, considèrent également que ce revenu de base ne constitue pas la bonne formule et qu'il serait préférable de les laisser continuer à accompagner les personnes en difficulté. Derrière ces interventions, on perçoit bien l'espoir d'un retour aux Trente Glorieuses et l'idée que le plein emploi en France et en Europe est possible. On raisonne comme en Californie, cet État où le plein emploi est à portée de main, mais où il reste d'importantes zones de pauvreté en raison notamment de la hausse des prix de l'immobilier. La Californie devrait elle aussi s'interroger sur son modèle, aussi séduisant soit-il.

Pour nous, l'expérimentation finlandaise a représenté une précieuse feuille de route. Cela étant, nous souhaitons poursuivre l'échange sur le sujet et nous sommes ouverts au débat. À l'heure actuelle, nous estimons que l'expérimentation devrait être au coeur de la traçabilité sociale et relever de la responsabilité des départements. Nous n'excluons toutefois pas de laisser la possibilité aux départements de négocier le champ de leurs interventions avec les régions et les différentes intercommunalités, comme la loi les y autorise parfois dans le cadre de la décentralisation. Nous souhaiterions en tout cas retenir des territoires et des échantillons représentatifs. C'est vers cela que nous nous orientons.

Nous avons également auditionné M. Louis Gallois : cet homme symbolise la synthèse entre l'État ou la régulation à la française, et la compétitivité des entreprises au travers de l'exemple d'Airbus. À côté de ses responsabilités, il s'est depuis toujours engagé dans des actions de solidarité. Le dispositif « Territoires zéro chômeur de longue durée » qu'il pilote aujourd'hui nous a particulièrement impressionnés. Son postulat de départ repose sur l'idée qu'il existe du travail pour tous et que tout le monde est employable. Au travers de l'expérience menée par M. Gallois, nous disposons d'un schéma qui connaît le succès, puisque plus de soixante territoires sont candidats à l'expérimentation.

En Finlande, compte tenu du modèle social et de la force des syndicats, l'expérimentation devrait uniquement porter sur les travailleurs très éloignés de l'emploi, les chômeurs de longue durée.

De notre côté, nous avons examiné les différentes initiatives qui ont été prises, lu le rapport Sirugue et étudié le dispositif « Garantie Jeunes ». Nous tenons par ailleurs compte de ce qui se dit sur toutes les travées de notre assemblée.

Aujourd'hui, les jeunes de 18 à 25 ans ne profitent pas des 34 % du PIB consacrés à la protection sociale. Nous n'excluons donc pas de les intégrer à l'expérimentation à venir. En effet, la question obsédante autour de ce que devrait être le revenu de base - complément ou substitut ? - ne les concerne pas. Ils constituent donc un terrain « vierge » sur lequel il est possible de conduire une expérience. C'est d'autant plus intéressant que la part du PIB attribuée aux seniors en France a augmenté de 22 % en quinze ans, quand la part consacrée aux jeunes de 18 à 25 ans a diminué de 1,7 %. Cela signifie que cette société qui vieillit a en quelque sorte laissé sa jeunesse de côté, quels que soient les efforts, les avancées ou encore les grands chantiers privilégiés, comme celui de l'Éducation nationale.

Le Président de la République s'est lui-même rendu au contact des jeunes à Arras dans le Pas-de-Calais, département en partie martyrisé en raison de la désindustrialisation. Il est très sensible à la démarche finlandaise en faveur des chômeurs éloignés de l'emploi et de ces individus qui, parfois âgés d'une cinquantaine d'années, ont besoin d'être accompagnés, car ils n'ont plus droit aux prestations sociales.

Bien entendu, si nous choisissons de conduire une expérimentation, nous devrons répondre préalablement à un certain nombre de questions : faut-il que le dispositif cible des catégories d'individus de manière exclusive et fermée ? Doit-on prévoir une expérimentation « à la carte », qui profiterait aux jeunes sur tel ou tel territoire et aux salariés sur tel ou tel autre ? Une expérimentation qui bénéficierait tantôt à tous les jeunes, tantôt à tout le monde ? Nous avons à étudier ces questions avant que l'exécutif ne s'en empare.

Il nous faut également proposer une synthèse autour du refus de la pauvreté. Cette approche existe depuis des millénaires, plus récemment depuis saint Vincent de Paul, et s'est prolongée jusqu'au mouvement ouvrier. Dans un pays comme la France, alors que nous nous interrogeons sur les métiers du futur et la révolution numérique, nous devrions être en mesure de faire partager l'idée selon laquelle il faut parvenir à faire baisser le seuil de pauvreté de 14 % à 8 % ou 9 %.

Je fais confiance aux élus, et aux sénateurs en particulier, pour bien cerner les contours de l'expérimentation : je suis en effet persuadé que celle-ci peut fonctionner. Ensuite, nous examinerons les chiffres : le coût total du revenu de base atteindra-t-il 2 %, 7 %, voire 14 % du PIB, comme le croit la fondation Jean Jaurès ? Dans un pays endetté comme le nôtre, qui emprunte 200 milliards d'euros par an, il nous faut être très prudents et responsables avant de parler de généralisation du revenu de base.

Il est en outre nécessaire de prévoir une contrepartie à l'expérimentation. Si nous annonçons à tous les jeunes qu'ils ont le droit de percevoir 560 euros, il faudra envisager un encadrement du dispositif. À défaut, nous courons le risque de voir invoquer au moindre fait divers l'irresponsabilité d'élites qui n'auraient rien compris au monde moderne et qui seraient incapables de s'adapter à son mouvement.

En conclusion, monsieur le président, je tiens à vous remercier de votre patience et de la disponibilité dont vous avez fait preuve. Vous nous avez menés sur des chemins qui nous semblaient a priori escarpés et sur lesquels nous n'avons jusqu'à présent jamais vraiment trébuché !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Mes chers collègues, vous aurez noté le talent et le lyrisme avec lesquels le rapporteur a abordé un sujet pourtant quelque peu austère. Je ne doutais pas de sa capacité à nous emmener sur les hauteurs, puisqu'il voit le problème du point de vue de Sirius...

Nous avons cherché ensemble à clarifier le débat. Si nous parvenions déjà à expliciter la distinction entre revenu de base, revenu d'existence et allocation universelle, nous aurions déjà réalisé du bon travail.

Il faudra également transposer le revenu de base au contexte français, mission que le rapporteur vient de définir à sa façon. Comment peut-on avancer dans cette direction ? Comment conduire l'expérimentation ? Que pouvons-nous faire ? Est-ce, selon vous, mes chers collègues, un schéma plausible ? C'est désormais à vous de nous dire ce que vous pensez de tout cela, étant entendu que nous souhaitons poursuivre nos travaux de la manière la plus consensuelle possible, ce qui ne vous empêchera pas de manifester d'éventuelles réserves, le 13 octobre prochain, lors de l'examen du rapport final. Essayons dans la mesure du possible d'avancer de concert d'ici là.

M. Yves Rome . - J'ai pris bonne note des explications que monsieur le rapporteur vient de nous livrer en embrassant des siècles d'histoire sur le sujet. Je partage sensiblement le même avis, en particulier sur les efforts de clarification qu'il est indispensable de faire sur la notion de revenu de base. De mon point de vue, ce concept reste malgré tout encore à préciser, tant les modalités de sa mise en oeuvre varient d'un pays à l'autre.

J'estime par ailleurs que le modèle français doit prévaloir dans l'approche à retenir. J'ai enfin bien noté votre souhait de mettre en oeuvre une expérimentation. J'attends cependant une précision de votre part à ce sujet. Si j'ai bien compris, l'expérimentation devrait relever prioritairement de l'échelon qui s'occupe du champ social, à savoir le département...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - En effet ! Pour éviter tout reproche et toute caricature, il faut se garder de créer de nouvelles structures et prendre le département comme référence. C'est la collectivité vers laquelle j'irais d'instinct, ce qui n'empêche pas celle-ci de déléguer une partie de ses attributions à une communauté d'agglomération, par exemple.

M. Yves Rome . - Ce choix me semble cohérent, dans la mesure où l'action sociale fait partie des missions essentielles du département. Pour ma part, j'ai déjà participé à une expérimentation en tant que président de conseil général : il s'agissait alors de la mise en oeuvre du revenu de solidarité active, le RSA, par M. Martin Hirsch. Cette expérimentation s'est révélée plutôt fructueuse, et je regrette que ce sujet n'ait pas pu prospérer. De mon point de vue, il s'agissait en effet d'une première réflexion et d'une approche qui annonçait la démarche que nous tentons de mener.

À l'époque du RSA, nous avions décidé de ne retenir qu'une partie du territoire départemental pour conduire l'expérimentation et n'avions choisi que certaines zones. À mon sens, il faudrait laisser le département libre de déterminer les différents partenariats qu'il entend conclure avec d'autres collectivités territoriales et de fixer les lieux de l'expérimentation en fonction des données territoriales qui lui sont propres. C'est en effet le contexte local qui doit prévaloir.

C'est ainsi que l'on pourrait envisager dans certains cas de conduire des expérimentations en direction des jeunes et, dans d'autres, de prévoir un dispositif plus large. J'ai d'ailleurs cru comprendre, monsieur le rapporteur, que vous préconisiez une expérimentation « à la carte », avec un revenu qui n'aurait pas nécessairement une vocation universelle et qui pourrait profiter en priorité à tel ou tel public ou à tel ou tel territoire.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Oui, c'est à envisager !

M. Yves Rome . - J'en viens à ma question : quelles incitations le rapport entend-il préconiser pour que les départements s'engagent dans cette démarche ? Je n'ai rien entendu sur le sujet. Pourtant, je connais bien la maïeutique qui prévaut dans les départements : ceux-ci rencontrent aujourd'hui des difficultés pour faire face à leurs propres engagements en raison de l'absence de compensation financière des transferts de compétences opérés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Selon nous, c'est à l'État de prendre en charge le dispositif, même s'il n'a pas d'argent...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - C'est comme cela en Finlande : l'État s'engage à verser de 3 à 7 millions d'euros par an.

M. Yves Rome . - À entendre le discours qui prévaut au sein de l'Assemblée des départements de France, l'ADF, en particulier sur la non-compensation des transferts opérés par l'État en matière de prestations sociales, je vous assure que ce point est déterminant. En l'absence d'incitation claire et d'engagement de l'État sur cette question, la mise en oeuvre d'un revenu de base me paraît très compliquée.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je précise qu'il existe un Fonds d'expérimentation pour la jeunesse dont les crédits pourraient être employés à cet effet.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Je rappelle que les syndicats et les associations caritatives nous ont alertés sur la question du non-recours au RSA. Notre expérimentation sur le revenu de base devra donc viser à mettre fin à cette injustice. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons besoin du financement de l'État.

M. Jean-Baptiste Lemoyne . - Je vous remercie de nous avoir conduits sur des chemins bien souvent synonymes de nourritures intellectuelles.

Au regard du travail accompli, nous sommes en mesure d'établir un rapport qui fera date. Je m'explique : dans le débat actuel, le rapport du Conseil national du numérique fait office de pierre angulaire au même titre que les travaux conduits par M. Marc de Basquiat et un certain nombre d'autres économistes. Or le rapport de notre mission présente un double intérêt, celui de proposer un certain nombre d'éléments de synthèse par rapport aux différentes philosophies et concepts de revenu, et celui de formuler des préconisations concrètes pour nous situer dans l'action.

Je partage votre analyse, monsieur le président : c'est la plasticité du concept qui le rend populaire. Notre attachement à l'idée de revenu de base a des origines diverses. En ce qui me concerne, je suis venu à cette idée par l'intermédiaire du personnalisme et des travaux d'Emmanuel Mounier, mais j'imagine que d'autres ici s'y sont ralliés en suivant d'autres canaux. Dès lors que nous aurons levé ces ambiguïtés et fixé le curseur du dispositif, nous verrons que l'idée sera moins consensuelle.

En tous les cas, l'idée infuse dans la sphère politique. J'ai toutefois été frappé par le refus que les organisations syndicales et les associations caritatives ont opposé à l'idée de revenu universel. Ils ont vraiment gardé le pied sur le frein !

Personnellement, je suis totalement favorable à une expérimentation. Je trouve à cet égard que nous n'en conduisons pas suffisamment en France. En revanche, j'éprouve une certaine réticence à choisir les jeunes comme cible. Je crains en effet que le dispositif soit brocardé à cause de cela et que cette orientation suscite des réactions défavorables. On le sait bien, le risque, c'est que certains parlent de salaire ou de revenu jeune.

C'est la raison pour laquelle je suis assez attaché à l'universalité du revenu de base. Cela étant, prévoir une expérimentation à géométrie variable, comme vous l'envisagez, permettrait peut-être d'étudier les effets induits par le dispositif sur le comportement de ses bénéficiaires.

Mme Annie David . - J'en suis vraiment désolée, mais ma première remarque concerne le calendrier de la mission : le 13 octobre prochain, il est prévu que j'assiste au congrès des élus de montagne à Saint-Dié-des-Vosges. Il ne me sera donc pas possible d'assister à la réunion d'examen du rapport de la mission.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous comprenons parfaitement la situation, madame David. Je tiens au passage à préciser que le Sénat siège le 13 octobre et que c'est pour cette raison que nous avons retenu cette date.

Mme Annie David . - S'agissant du revenu de base, je ferai une remarque liminaire : un revenu ne peut être distribué que s'il existe ! Or, aujourd'hui, comme vous l'indiquiez, 14 % de la population française vivent sous le seuil de pauvreté. Si les moyens de lutter contre cette pauvreté existent, pourquoi ne pas les avoir utilisés jusqu'à présent ?

Ensuite, je partage les interrogations relatives à l'expérimentation. Il est tout à fait envisageable de mettre en place un tel dispositif, même si nous avons déjà adopté une proposition de loi d'expérimentation visant à faire disparaître le chômage de longue durée. Au passage, le fait que cette proposition de loi était appelée de leurs voeux par les associations caritatives à l'époque, alors que ces mêmes associations s'opposent aujourd'hui à la mise en oeuvre d'un revenu de base devrait nous questionner !

J'entends parler d'une expérimentation « à la carte » : les départements pourraient cibler les personnes qui ont le plus besoin de ce revenu de base. Très bien, mais sous quelle forme ce revenu serait-il versé ? C'est ce qui importe en définitive. Cette expérimentation a besoin d'un cadre, car différentes solutions existent : Veut-on substituer ce revenu aux diverses allocations actuelles qui vont du RSA à l'allocation logement, ou s'agit-il au contraire d'un revenu complémentaire ? Beaucoup d'interrogations subsistent : vous affirmez que c'est à l'État de financer l'expérimentation, mais sur quelles enveloppes budgétaires prélèvera-t-on les crédits ? Vous le savez, le groupe CRC a des propositions à formuler à ce sujet. J'entends déjà dire que le Gouvernement a prévu de réaliser 3,7 milliards d'euros d'économies supplémentaires dans le cadre du prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale. C'est effrayant !

Lutter contre la pauvreté constitue un objectif qui peut évidemment tous nous rassembler. Vous évoquiez tout à l'heure le non-recours au RSA. Pourquoi ne pas inciter à un meilleur recours au RSA, plutôt que d'inventer un nouveau revenu dont le financement reste à définir et dont les bénéficiaires ne sont pas encore connus ?

Je comprends en partie le refus opposé par les organisations syndicales au sujet du revenu de base. Ces organisations doivent s'appuyer sur la valeur travail, ce que je comprends, parce que notre société est aujourd'hui fondée sur le salariat. C'est donc à un véritable changement de société que l'on doit réfléchir lorsque l'on envisage la mise en oeuvre du revenu de base. En définitive, cela fait beaucoup de questionnements.

Je m'interroge enfin sur l'une des propositions figurant dans le projet de rapport et qui concerne les économies auxquelles pourrait conduire la mise en place du revenu universel. Cela m'interpelle : l'instauration du revenu de base est-elle destinée à faire des économies ou à véritablement lutter contre la pauvreté et à permettre aux individus de percevoir des revenus dignes ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe . - Dans le projet de rapport, nous envisageons d'éventuelles économies de gestion, et absolument pas des économies sur le plan général. Je tiens à vous rassurer sur ce point, madame David.

M. Michel Amiel . - Compte tenu de l'ampleur de la réforme, j'imagine mal que l'on puisse envisager autre chose qu'une expérimentation. Cela me semble difficilement contestable. En revanche, que compte-t-on expérimenter au juste ? C'est là la véritable question : le revenu de base se veut-il un substitut ou un complément aux allocations actuelles ? Si l'on cherche à créer une allocation complémentaire en ciblant uniquement les jeunes, nous sommes hors sujet. S'il s'agit en revanche d'étudier la mise en place d'un revenu de base au caractère universel et sans contrepartie, ce sur quoi les économistes, les sociologues et le monde politique ont réfléchi, nous sommes tous d'accord sur la définition du revenu de base.

Pour ma part, je considère que l'expérimentation devrait porter sur un véritable revenu de base, c'est-à-dire un revenu qui se substituerait probablement aux dispositifs en vigueur et non un complément aux allocations existantes. Cette option simplifierait peut-être la question du financement de la réforme.

Se pose également la question de l'évaluation du dispositif. On rencontre de nombreuses difficultés pour évaluer correctement les politiques sociales. Tout d'abord, c'est un domaine d'intervention qui est par définition extrêmement flou. Ensuite, il est important de choisir une durée d'évaluation : au bout de combien de temps peut-on juger de l'efficacité d'un dispositif de ce type ? À mon sens, il faut compter au moins trois ans. Enfin, à partir de quels critères doit-on évaluer l'expérimentation ? Selon moi, il faudrait d'ores et déjà mettre en place des grilles d'évaluation.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Très juste !

M. Michel Amiel . - À défaut d'une évaluation correcte, l'expérimentation fera un « flop » et chacun renouera avec les positions dogmatiques qui lui sont propres, qu'elles soient libérales ou dirigistes.

Ensuite se pose la question du financement. Je ne rejoins pas tout à fait les positions politiques et économiques de Mme David ; il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là du sujet essentiel. Si l'on retenait l'idée d'un guichet unique, on pourrait concevoir une expérimentation à budget presque constant. Le financement reviendrait en effet à la somme des allocations existantes, à condition que le montant du revenu de base atteigne un niveau à peu près convenable. Selon les écoles, le coût total du revenu de base fluctuerait entre 15 % et 25 % du PIB par habitant. Cela équivaudrait à un revenu de base représentant entre 465 euros, ce qui correspond au montant du RSA socle actuel, et 1 000 euros dans les cas les plus optimistes. Dans ce cas, on dépasserait même la somme des allocations existantes.

Le revenu de base me semble par ailleurs préférable aux dispositifs de type RSA, car il pourrait contribuer à une simplification du système. Le RSA est une idée intéressante, mais sa gestion est trop complexe.

Pour moi, et bien que j'aille à l'encontre des positions exprimées par les syndicats et les associations caritatives, la notion d'un revenu sans contrepartie est au fondement même du concept de revenu de base. Il faut admettre l'idée selon laquelle nous sommes passés d'un système social caritatif avec saint Vincent de Paul à une politique assurantielle en 1945, avec le Conseil national de la Résistance, et à une politique du dividende aujourd'hui. Cette notion de dividende est née de l'idée du partage des biens agricoles préconisée par Thomas Paine, puis a évolué à l'époque moderne.

C'est autour de cette notion qu'il faut réfléchir, faute de quoi on parlerait de tout autre chose. Ce que propose M. Manuel Valls, par exemple, n'a rien à voir avec le revenu de base, c'est un revenu ciblé sur les jeunes. Le risque que l'on court serait de nous retrouver hors sujet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Soyons clairs, nous ne disposons pas encore de réponses très précises aux questions posées jusqu'à présent sur l'expérimentation en tant que telle. Nous en posons le principe, mais n'en avons pas encore bien défini le champ.

Nous devrons à l'évidence définir plus clairement l'objet du dispositif avant de le mettre en oeuvre et de l'évaluer. C'est ce que préconise par exemple l'Agence nouvelle des solidarités actives, l'ANSA, dans la contribution qu'elle vient de nous remettre. J'ai moi-même une formation scientifique et suis attaché à une telle méthode.

Le revenu de base doit-il être universel ? Faut-il cibler une population particulière ou une population dont une partie ne bénéficierait pas d'allocations actuellement ? Ce sont de vraies questions. En Finlande, nous avons entendu un certain nombre de critiques à ce sujet : certains considèrent qu'un revenu qui serait destiné aux jeunes constituerait une prime à l'oisiveté. La France, quant à elle, a déjà généralisé une Garantie jeunes, mais pour un public très précaire, puisque ce dispositif est destiné à 150 000 jeunes par génération. C'est donc tout autre chose qu'un revenu universel.

Mme Christine Prunaud . - Je suis complètement d'accord avec vous sur la question du financement.

Pour moi aussi, le revenu universel correspond à une grande idée humaniste et révolutionnaire. Cela étant, je me rends bien compte, pour travailler sur cette question avec le groupe CRC, qu'il s'agit d'une idée difficilement réalisable. Proposer une expérimentation me semble une bonne chose. Comme mes collègues, je m'interroge cependant sur le choix des bénéficiaires et sur les critères d'attribution à retenir.

Il me semble difficile d'envisager un revenu « à la carte ». Personnellement, je suis favorable à un revenu universel, c'est-à-dire un revenu supplémentaire par rapport aux dispositifs existants. C'est à mes yeux le dispositif le plus juste et le plus simple. Je n'ai pas d'idée sur le montant de ce revenu sans contrepartie, mais il faut veiller à ne pas créer de ressentiments chez les personnes qui touchent le SMIC.

J'estime que l'expérimentation doit plus particulièrement porter sur les jeunes de 18 à 25 ans, car c'est une catégorie de la population en détresse, y compris les jeunes qui bénéficient du RSA.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il y en a peu !

Mme Christine Prunaud . - Enfin, puisque les syndicats ont mis en avant la valeur travail lors de nos auditions, il serait intéressant d'étudier cette question : il existe des métiers valorisants, enrichissants, mais aussi des emplois totalement dévalorisants, auxquels on se rend la boule au ventre. Selon moi, il faudrait introduire des nuances autour de la notion de travail et, sur ce point, je ne suis pas entièrement d'accord avec la position défendue par les syndicats.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il est en effet ressorti de nos auditions que le salariat était la référence absolue des syndicats et que l'emploi équivalait pour eux au salariat, et ce alors même que le travail évolue et qu'il faut tenir compte de cette nouvelle réalité.

M. Yannick Vaugrenard . - Ce sujet est extrêmement complexe. Nos ambitions au moment de la sortie du rapport devront donc être tempérées par le réalisme. Trois mois de travail me semblent beaucoup trop courts. Si nous parvenions à poser les bonnes questions sans pour autant y apporter toutes les réponses, nous aurions déjà accompli une bonne partie du chemin.

Je voudrais aborder trois aspects importants du revenu de base.

Premièrement, nous observons avec horreur un non-recours aux dispositifs existants. M. Louis Gallois chiffre ce phénomène à 7 ou 8 milliards d'euros par an, M. Étienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, à 10 milliards d'euros. Par ailleurs, 50 % des personnes qui pourraient bénéficier du RSA ne le perçoivent pas pour des raisons qui tiennent à la complexité administrative que chacun connaît. Le chiffre atteignait même 70 % pour le RSA activité. C'est énorme ! Pour empêcher ce non-recours, il existe probablement beaucoup de propositions. Néanmoins, la solution pourrait consister à mettre en oeuvre le revenu de base.

Deuxièmement, nous vivons une révolution technologique sans précédent. Pour la plupart des économistes, quoi qu'il advienne, nous n'aurons pas un niveau d'emploi suffisant pour employer l'ensemble de la population active.

Troisièmement, sur un plan davantage philosophique, nous pourrions considérer que nous avons automatiquement une forme de responsabilité collective vis-à-vis de toute personne présente sur notre territoire et que, de ce fait, nous devons lui garantir un revenu minimum de subsistance.

C'est en tenant compte de ces trois aspects qu'il importe d'approfondir notre réflexion. Il faut retenir l'idée d'un revenu universel minimum pour lequel aucune contrepartie ne serait nécessairement prévue, notamment sous la forme d'un travail. On peut très bien être utile à la société tout en étant bénévole. On peut par exemple accompagner des malades en fin de vie sans être rémunéré. Il doit davantage être question d'utilité sociale que du lien entre salariés et entreprises.

Une fois le constat posé, on voit bien que les choses sont compliquées et que les oppositions peuvent naître de nos idées politiques respectives. Pourtant, on pourrait très bien s'accorder sur une orientation qui prendrait en considération les trois aspects que je viens d'évoquer. Cela nous permettrait d'avancer collectivement. Cela ne signifie pas que l'on s'accorde sur les solutions à apporter, mais que l'on peut s'entendre au niveau à la fois économique, philosophique et social sur le fait que le dispositif législatif actuel n'est pas opérant.

L'expérimentation n'est essentielle qu'à la condition de prévoir une évaluation. Cela doit aller de soi.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous sommes tous d'accord !

M. Yannick Vaugrenard . - Enfin, pour faire disparaître cette forme d'idéologie dominante un peu préoccupante qui fait que, aujourd'hui, les pauvres sont à la fois pauvres et stigmatisés, je m'interroge sur l'opportunité de restreindre l'expérimentation à un public particulier. On pourrait cependant envisager de mener l'expérimentation en ciblant tantôt le public jeune à l'échelle d'un territoire donné, tantôt les retraités ou les familles monoparentales à l'échelle d'un autre territoire. On pourrait également imaginer de faire coexister ces expérimentations avec une expérimentation locale où l'ensemble de la population du territoire bénéficierait du dispositif. Cette réflexion doit être collective, conduite au niveau national sous la responsabilité financière de l'État.

Enfin, même si je sais que cette disposition ne figure ni dans notre règlement ni dans la coutume sénatoriale, je pense que nous devrions créer un dispositif de suivi obligatoire des propositions et des orientations formulées par une mission six mois ou un an après la fin de ses travaux. Cela permettrait d'examiner l'état d'avancement de la réflexion et d'observer si le rapport est resté sur une étagère ou non !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Vous avez parfaitement raison, monsieur le sénateur. La commission des affaires sociales a par exemple créé un comité de suivi sur l'amiante en vue d'examiner la réalité de la mise en oeuvre des préconisations du rapport de la mission d'information de 2005.

Mme Anne-Catherine Loisier . - Il s'agit d'un débat très riche et intéressant. Je partage à peu près l'intégralité des positions exprimées à l'instant par notre collègue Yannick Vaugrenard. À l'heure de la révolution numérique, il nous appartient de trouver une nouvelle forme de compromis social et de refonder un contrat social dans lequel chacun doit trouver sa place et qui ne reposerait pas nécessairement sur le salariat. Nous devons donc conduire un travail d'approfondissement autour du modèle social de demain et réfléchir à la place que devra occuper chaque individu. Comme M. Michel Amiel l'a déjà dit, nous sommes passés d'une société dans laquelle les individus bénéficient d'un traitement caritatif à une société où l'on partage les dividendes.

Sur la question plus spécifique du financement, je tiens à souligner que, compte tenu du coût du dispositif, il n'est pas envisageable de créer un revenu de base qui s'ajouterait aux allocations existantes.

S'agissant du champ de l'expérimentation, il faut ensuite reconnaître qu'il existe un véritable malaise de la jeunesse : les jeunes sont les plus exclus. Ce sont eux qui paient le prix fort aujourd'hui. Je suis donc partagée : je suis à la fois favorable à la prise en compte des difficultés des jeunes et à l'instauration d'un revenu universel. C'est pourquoi je considère que la recommandation de M. Yannick Vaugrenard au sujet d'une expérimentation « à la carte » est intéressante.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Nous convergeons sur ce point, ma chère collègue.

En tant qu'observateur passionné de la V e République, je pense que la France est aujourd'hui en difficulté parce qu'elle est aux prises avec la mondialisation, comme elle l'a été par le passé avec la décolonisation. Elle rencontre des difficultés à régler les problèmes posés par la mondialisation des échanges, la compétition des territoires, des nations, voire des empires, ainsi que par la révolution technologique.

Aux États-Unis, les conclusions d'une étude qui vient de paraître montrent qu'après sept ou huit ans, le commerce avec la Chine n'a coûté que 2,7 millions d'emplois au pays. Seulement, ces emplois ont été perdus dans des régions où l'on ne parvient pas à les remplacer.

En tant qu'ancien président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, je sais ce qu'est un territoire déstructuré par la désindustrialisation : il existait 173 000 emplois dans l'industrie textile au moment de la conclusion de l'Accord multifibres, il n'en reste plus que 13 000 aujourd'hui... Curieusement, les emplois ne repoussent pas sur les ruines de la deuxième révolution industrielle ! Or le revenu universel répond en partie à cette angoisse.

Ensuite, j'aimerais souligner que les Finlandais m'ont impressionné : ils ont su déminer la question du revenu universel, en premier lieu, parce qu'ils ont imaginé le lancement d'une expérimentation et, en second lieu, parce qu'ils n'ont pas prévu de le verser aux jeunes. En effet, tous les jeunes Finlandais bénéficient déjà d'une allocation d'études pour un montant total d'environ 500 euros par mois. Bien entendu, ils ne perçoivent cette somme qu'en contrepartie d'un contrôle sur la réalité de leur formation. Autrement dit, un lycéen finlandais doit attester de son assiduité au lycée, l'étudiant finlandais de son assiduité à l'université.

Ce serait une erreur de considérer que le contrat social serait rempli en France, parce que notre pays détient le record du monde des dépenses en matière de protection sociale avec 34 % du PIB national. Dans l'arrondissement de Lens, par exemple, 45 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage. Aussi, quand j'entends dire que l'avenir se situe au niveau des métropoles et que celles-ci vont créer 70 % des richesses, je sais à quel point il y a danger. Les jeunes de la France périphérique peuvent légitimement s'inquiéter. C'est la raison pour laquelle, moi aussi, je trouve très intéressant de mettre en place une expérimentation à destination des jeunes.

En Finlande, le revenu de base de 560 euros ne sera pas imposable. Il s'ajoutera aux dispositifs en vigueur. Les Finlandais qui retrouveront un emploi conserveront ce revenu non imposable. Ceux qui imaginent un revenu de base en France l'envisagent à l'inverse sous la forme d'un crédit d'impôt positif ou négatif. Une expérimentation sur un public jeune serait donc intéressante, car ils ne bénéficient pas de la protection sociale aujourd'hui. Ils forment un public pour lequel la question de savoir si le revenu de base doit constituer un complément ou un substitut aux allocations ne se pose pas. C'est pourquoi nous pourrions peut-être expérimenter la distribution d'un revenu de base pour l'ensemble des jeunes d'un territoire donné. C'est un terrain nouveau et c'est d'autant plus intéressant que l'on toucherait ainsi davantage les familles et les parents. En effet, qui dit jeunes dit parents...

Un tel dispositif rend nécessaire la mise en place non pas d'une contrepartie, mais d'un encadrement de l'expérimentation : les bénéficiaires du revenu de base devront être en apprentissage, faire une formation, conclure un contrat de professionnalisation, suivre des cours au lycée ou à l'université. Il ne faut pas donner l'impression qu'il s'agit de paresseux qui ont réussi au bout du compte à toucher la prime suprême ! Nous savons désormais que toute une partie de la population est sensible aujourd'hui à l'effet Trump : si M. Donald Trump a autant de succès aujourd'hui, c'est parce qu'une partie de l'Amérique blanche est victime des effets de la mondialisation.

Trouver un consensus à propos de la diversité de l'expérimentation à conduire inciterait vraisemblablement l'État à l'accepter - je suis d'accord avec l'idée que les travaux de la mission devraient dès lors se poursuivre dans la durée. Il faudra néanmoins prévoir une grille d'évaluation du dispositif. On voit bien que la personnalité démultipliée de M. Louis Gallois et la composition du comité de pilotage constituent pour les entreprises une forme de garantie absolue que le dispositif « Territoires zéro chômeur de longue durée » ne dérapera pas.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - L'ensemble des interrogations convergent, qu'il s'agisse de l'expérimentation, des jeunes ou de l'évaluation. Sur certains points, il semble que nous soyons d'accord et qu'il soit possible d'avancer, même s'il risque d'être difficile de fixer le champ de l'expérimentation. Pour ma part, je comprends parfaitement les observations faites sur le ciblage des jeunes. Cependant, expérimenter signifie justement mesurer ! On peut tout à fait retenir une cohorte de jeunes chômeurs, une autre cohorte d'élèves et étudiants, puis évaluer les différences de comportements et de réactions. Il convient de le rappeler : l'objectif est de ramener ces populations au travail,...

M. Yannick Vaugrenard . - À l'activité !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . -... sous quelque forme que ce soit.

On sait déjà que l'emploi marchand ne constituera pas une réponse à la situation de certaines personnes. C'est une préoccupation qui est déjà partiellement prise en compte dans le cadre des « territoires zéro chômeur de longue durée ». Il convient par conséquent de veiller à bien coordonner ces deux expérimentations. Elles sont différentes, l'une consistant à verser aux entreprises une allocation qui l'était auparavant aux individus, l'autre, celle sur le revenu de base, ayant pour objet de profiter directement aux individus. Il y a peut-être là matière à engager une réflexion, car nous ne sommes pas encore parvenus à clarifier le débat qui s'ouvre sur le sujet.

Mme Annie David . - Certaines questions me viennent lorsque je vous écoute.

Il me semblait que le revenu universel devait être versé à tous et à toutes, quel que soit leur statut : salariés, jeunes, chômeurs, étudiants... Or, d'après ce que vous venez dire, ce ne serait déjà plus tout à fait le cas, puisque vous souhaitez avant tout ramener ces personnes à l'emploi. Cela signifie-t-il qu'une fois un emploi retrouvé, elles perdraient le bénéfice du revenu universel ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président et M. Daniel Percheron , rapporteur . - Non !

Mme Annie David . - Reste la question des travailleurs pauvres. Il est difficile pour des personnes qui travaillent à temps plein et qui rencontrent des difficultés pour joindre les deux bouts d'accepter la mise en place d'un revenu universel sans contrepartie attendue de la part de ses bénéficiaires. C'est peut-être la raison pour laquelle les organisations syndicales y sont hostiles. Il s'agit d'un véritable changement de société, il sera donc nécessaire de faire preuve de pédagogie à l'occasion de la présentation du dispositif.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - En effet, il faudra être très attentifs à la manière de présenter les choses, faute de quoi on s'exposera au populisme et à l'effet Trump.

Mme Annie David . - Enfin, à la suite de M. Michel Amiel, je me pose une question sur le financement du revenu de base : quelles participations peut-on attendre de « la finance » pour assurer le financement du revenu de base ? Quelle répartition des richesses envisagez-vous ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - L'Europe découvre soudain qu'il existe un problème avec la jeunesse. On pourrait peut-être réfléchir à la manière d'interpeller l'Europe sur le sujet. On pourrait engager une grande politique européenne en faveur des jeunes. Aujourd'hui, il existe certes des dispositifs comme le programme Erasmus, mais il existe aussi des centaines de milliards d'euros qui pourraient probablement être mieux utilisés si on les consacrait à une politique européenne claire, crédible et populaire. C'est une autre piste à explorer !

M. Yannick Vaugrenard . - Je suis favorable à ce que l'on approfondisse la piste européenne. Cependant, pour moi, la question du financement du revenu de base constitue un autre débat, et je ne sais pas s'il est possible de le mener dans le cadre de la mission.

La pédagogie autour du dispositif est très importante, compte tenu du poids de l'opinion publique. Comme je l'ai déjà dit, il me semble intéressant de cibler l'expérimentation sur les jeunes à l'échelon d'un territoire bien déterminé, sur les retraités pauvres à l'échelon d'un autre territoire, sur les familles monoparentales encore sur un autre, et enfin de prévoir un versement généralisé du revenu sur un dernier.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Nous sommes d'accord sur ce point.

Lorsque l'on étudie deux arrondissements miniers, Longwy à l'est, Lens dans le Nord, on s'aperçoit que ce sont les territoires où l'économie de marché produit le moins de richesses par habitant. Autrement dit, c'est là où le système ne fonctionne pas. À Lens, cela représente 1 000 euros par an et par habitant. Dans une vallée de Savoie, l'économie touristique rapporte à elle seule 8 000 euros par an et par habitant ! On voir bien que certains territoires ne parviennent pas à surmonter les phénomènes de désindustrialisation liés à la mondialisation. La part de l'industrie dans l'économie a tellement reculé qu'elle atteint 11 % du total.

L'échec de l'économie de marché sur un territoire pourrait constituer l'un des critères de sélection des lieux d'expérimentation du dispositif.

Les jeunes représentent un terrain vierge pour cette expérimentation. C'est pourquoi nous pourrions peut-être verser le revenu universel à l'ensemble de jeunes d'un territoire, en prenant la précaution de ne pas rendre ce versement totalement inconditionnel. Tout le monde doit le percevoir, ce qui nous permettrait de savoir si cela correspond à un éloge de la paresse ou si, au contraire, ce dispositif permet aux jeunes de trouver du travail ou de mener à une activité autre que le salariat.

Dans le cadre de nos travaux, nous avons auditionné de jeunes entrepreneurs, qui ont déclaré que leur entreprise leur permettait d'augmenter la charge de travail, mais qu'ils n'étaient pas en mesure de la convertir en salaires supplémentaires. En revanche, ils nous ont affirmé que si nous mettions en place un revenu de base inconditionnel, ils seraient prêts à intégrer des personnes dans leur entreprise.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Étant entendu qu'ils ont précisé qu'il ne s'agissait pas de créer une trappe à pauvreté !

Mme Anne-Catherine Loisier . - Aborder la question du revenu de base en termes d'impôt négatif ou d'impôt positif permet aux personnes qui disposent d'un emploi de mieux comprendre l'intérêt d'un tel revenu. Il est donc important de bien définir l'approche que l'on entend retenir.

Je n'ai aucun complexe à dire qu'il existe une énorme injustice et un problème de solidarité entre générations. Il ne faut certes pas stigmatiser les jeunes en en faisant la cible du dispositif, mais il existe dans les faits une injustice fondamentale.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Lorsque j'étais président de conseil régional, j'avais la conscience tranquille. Je connaissais le montant des investissements de la région dans les lycées professionnels, les subventions accordées pour les cantines, les aides à la rentrée scolaire. Or je m'aperçois que, en réalité, le pays n'a pas réalisé tout ce qu'il fallait pour sa jeunesse.

Nous devons tenir compte du fait que les Finlandais, ce peuple à l'intelligence collective exceptionnelle - ils ont tout de même cohabité avec le géant stalinien ! -, ce peuple courageux, mesuré et diplomate, a su déminer ce dossier.

En France, nos grands penseurs déclarent - à juste titre ! - qu'il faut mettre en place un revenu de base et qu'il doit être imposable pour que le système puisse s'équilibrer. Or ils oublient qu'une minorité des Français paient l'impôt sur le revenu et que 10 % d'entre eux seulement paient 70 % de l'impôt. Cette révolution fiscale pourrait en réalité conduire à une révolution tout court. Il faut donc la manier avec précaution.

En Finlande, après un travail considérable, on s'est aperçu que le Parlement, la sécurité sociale et les communes parvenaient progressivement à déminer le dossier en prévoyant une expérimentation ciblée, mesurée et non fiscalisée : ils ont ainsi cherché à « apprivoiser » le revenu de base.

En ce qui me concerne, je trouve qu'il serait passionnant d'envisager une expérimentation du revenu universel pour tous les jeunes d'un territoire, notamment dans les zones où l'économie de marché balbutie.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous venons d'accomplir un vaste tour d'horizon de notre sujet. Il ne reste plus désormais qu'à en faire la synthèse !

III. RÉUNION DU JEUDI 13 OCTOBRE 2016 : EXAMEN DU PROJET DE RAPPORT

- Présidence de M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président -

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd'hui pour examiner le rapport de notre collègue Daniel Percheron. Vous en avez sans doute déjà pris connaissance. Son contenu donnera lieu, je le crois, à une discussion nourrie.

La constitution de la mission dans les dernières semaines de la session ordinaire 2015-2016, le 31 mai 2016 plus précisément, nous a conduits à réaliser nos travaux dans des délais très resserrés entre juin et septembre 2016. Malgré tout, nous avons pu réaliser quarante-trois auditions ou entretiens en formation plénière ou en formation « président-rapporteur », toutes ouvertes à la presse et au public, ou encore à l'occasion de déplacements. Ces travaux nous auront permis d'entendre quatre-vingt-dix-neuf personnes et d'entreprendre deux déplacements d'une délégation de quatre membres en Finlande puis aux Pays-Bas. Nous avons également reçu une quarantaine de contributions d'internautes par le biais du site participatif ouvert à cet effet sur les pages internet de la mission.

En trois mois, nous aurons eu la possibilité d'écouter un large panel d'intervenants : des promoteurs du revenu de base avec des philosophies parfois très différentes, voire inconciliables ; des personnalités comme MM. Lionel Stoleru et Martin Hirsch - nous n'avons malheureusement pas pu entendre Michel Rocard, pour les raisons que chacun connaît -, qui militent pour qu'un filet de sécurité réel soit mis en place dans notre société, afin d'empêcher nos concitoyens de tomber dans un complet dénuement, ou comme Louis Gallois et Philippe Vasseur ; des think tanks , comme Génération libre et l'IFRAP ; des économistes, avec les professeurs Daniel Cohen et Yannick L'Horty ; des représentants du patronat et des salariés ; des représentants des organisations et instances de lutte contre l'exclusion ; enfin, des représentants de différentes administrations, comme la direction générale du Trésor, la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle, la direction générale de la cohésion sociale et la direction de la législation fiscale.

En outre, les deux déplacements en Finlande et aux Pays-Bas nous ont permis de puiser les informations là où elles étaient, malgré le peu de temps dont nous disposions. Nous avons essayé de ne laisser aucun aspect du revenu de base dans l'ombre.

Dans ces pays, contrairement à ce qu'on laissait entendre, aucune expérimentation n'a été engagée à ce jour. Des projets techniquement avancés, notamment en Finlande, sont certes sur la table, mais aucun d'entre eux n'a reçu un début d'exécution. Par ailleurs, aucun de ces projets d'expérimentation ne prévoit de tester un réel revenu de base, c'est-à-dire un versement à caractère inconditionnel et universel.

Ce que nos travaux d'audition ont permis de faire apparaître avec clarté, c'est que la notion de revenu de base est utilisée bien souvent pour rassembler et caractériser des dispositifs qui ne présentent parfois aucun caractère inconditionnel et universel. C'est une notion tellement séduisante qu'elle est d'ailleurs souvent confondue, d'une façon parfois loin d'être involontaire, avec un « revenu social minimum garanti », ce qui n'est pas la même chose, puisque le versement d'un tel revenu dépend de conditions de ressources.

Du reste, même lorsqu'on parle effectivement d'un revenu inconditionnel et universel, la plasticité du concept est telle qu'il permet d'englober une multiplicité d'objectifs, parfois inconciliables entre eux, qui se traduisent par des modalités de mise en oeuvre très variables.

À cet égard, je crois pouvoir dire que l'étude que nous avons menée ensemble est pionnière, puisqu'elle est la première étude de cette ampleur conduite par une autorité constitutionnelle. C'est l'un des mérites de l'initiative du groupe socialiste et républicain, comme de l'initiative antérieure de notre collègue Jean Desessard, que de nous avoir conduits à nous intéresser à ce vaste sujet, qui soulève des questions de philosophie politique, de sociologie, d'économie et de finances publiques, que peu de thèmes permettent d'aborder en même temps.

Le rapporteur vous présentera sa démarche dans un instant. Avant de lui laisser la parole, je souhaite néanmoins préciser que nous avons eu, lui et moi, de nombreux échanges sur la façon la plus pertinente de rendre compte de la richesse des auditions et entretiens que nous avons menés et sur les conclusions qu'il y avait lieu d'en tirer. Nous nous sommes rejoints sans difficulté pour porter un regard pragmatique sur le revenu de base, loin des présupposés idéologiques et philosophiques qui biaisent souvent le débat. C'est la raison pour laquelle je peux d'ores et déjà vous dire que les développements du rapport et les recommandations qu'il propose recueillent ma pleine approbation.

La parole est désormais au rapporteur, après quoi, mes chers collègues, j'inviterai chacun d'entre vous à s'exprimer de manière générale sur nos travaux et sur la démarche retenue. Dans un dernier temps, nous passerons à l'examen des demandes de modification du rapport.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Monsieur le président, mes chers collègues, je tâcherai d'être bref.

Après la résolution du « père » du revenu universel au Sénat, Jean Desessard, le rapport qui vous est proposé se caractérise par un indiscutable parti pris de synthèse. Comme l'a dit notre président, nous avons cherché à synthétiser les enjeux autour du fameux revenu universel « à la française ».

Le titre du rapport que nous allons proposer - « De l'utopie à l'expérimentation » - résume bien notre démarche, tant le revenu universel apparaît comme une utopie dans le débat politique actuel, en France et au-delà de nos frontières.

À partir de cette utopie, nous nous sommes confrontés au terrain et à la réalité des expérimentations, afin de comprendre comment elles prenaient en compte la grande et belle idée d'un revenu universel versé à chaque citoyen, éventuellement de la naissance jusqu'à la mort, pour lui permettre de faire face à la pauvreté, aux aléas de la vie et aux mutations de la société, bref pour l'accompagner.

Nous avons écouté des personnalités tout à fait remarquables et éloquentes, qu'elles soient favorables à l'idée de revenu universel, comme le professeur Philippe Van Parijs ou Gaspard Koenig, ou qu'elles soient sceptiques, réservées, voire opposées au dispositif.

Nous avons rencontré cette opposition sincère et structurée chez les représentants de grands syndicats de salariés et d'associations de lutte contre l'exclusion. Le rôle du travail dans la société, la dignité grâce au travail, l'organisation de la société autour du travail ont été au coeur de la réflexion menée par ces opposants et au coeur de leurs hésitations. Les grandes associations caritatives semblaient, elles aussi, être obsédées par la dignité, à juste titre d'ailleurs, puisque le travail, c'est la dignité et l'épanouissement. Avant de verser un revenu universel, ces représentants nous ont dit qu'il fallait réfléchir aux incidences d'un tel dispositif et à ce vers quoi nous tendons.

Le président et moi-même n'avons pas eu de sujet de désaccord au cours de ces trois mois. Pour la première fois dans un parlement, notre objectif était de « bricoler » une réponse à cette interrogation : le revenu de base, le revenu universel ou inconditionnel est-il la solution à l'évolution actuelle du monde, à la mondialisation et aux inquiétudes qu'elle engendre ? Le président et moi-même avons souvent été sur la même ligne, et ce n'est pas un hasard ! Nous venons en effet tous les deux d'un département martyrisé par la fin de la révolution industrielle, le Pas-de-Calais, et même du bassin minier, où le mouvement ouvrier, parfois le marxisme, et le christianisme social ont, pendant plus d'un siècle, envisagé de répondre aux effets des révolutions industrielles par le progrès social, la mutualisation et la solidarité. Aujourd'hui, cette réponse se heurte aux grandes mutations que vit notre pays.

Ce qui me frappe de plus en plus, c'est la convergence des analyses sur la désindustrialisation. Aux États-Unis, les échanges commerciaux avec la Chine détruisent des millions d'emplois industriels. Vous me direz que les États-Unis sont proches du plein emploi. Certes, mais les régions industrielles qui meurent ont beaucoup de mal à renaître. On ne peut comprendre la trajectoire de Donald Trump que si l'on a à l'esprit les déséquilibres causés par la désindustrialisation et les échanges internationaux. En France, il en est également question. Il n'y a qu'à ouvrir le dernier livre de François Lenglet, dans lequel il est question du nord-est de la France et de cette France désindustrialisée. Les mêmes thèmes sont présents partout.

Nous sommes au coeur de ce que nous qualifierons, pour simplifier, la « demande de protection » que nous adressent ceux que l'on appelle désormais les milieux populaires. C'est d'autant plus important que la mondialisation accroît l'écart entre les métropoles où sont produites les richesses et les territoires désindustrialisés, voire les territoires périphériques. Aussi cette dimension doit-elle faire partie de la réflexion sur le revenu de base.

M. Lionel Stoleru, le père du RMI, grand commis de l'État devenu ministre, a fait preuve d'une grande clarté lors de son audition : le revenu universel, c'est avant tout le refus de la pauvreté et des 14 % de Français qui se situent sous le seuil de pauvreté. Il s'est montré très convaincant grâce aux chiffres et aux arguments qu'il a présentés.

M. Philippe Vasseur, homme de synthèse à lui seul en tant que chef d'entreprise, député, ancien ministre de l'agriculture et père du World Forum de Lille, a affirmé qu'il ne voyait pas comment on pourrait échapper à la mise en place d'une forme de revenu de base dans les vingt années à venir, compte tenu des mutations causées par l'économie numérique. Il l'a évidemment énoncé avec beaucoup de prudence, nous renvoyant au rapport et aux modalités concrètes de mise en oeuvre du dispositif.

M. Jean Pisani-Ferry, quant à lui, a déclaré qu'il ne fallait pas surestimer la mutation numérique, mais que le processus de destruction créatrice décrit par Joseph Schumpeter ne se vérifiait plus dans l'économie de transition qui caractérise les pays développés aujourd'hui. Il y aurait désormais davantage d'emplois détruits que d'emplois créés. Il faut donc penser à ce besoin de protection exprimé par les populations.

Ensuite, nous avons souhaité observer les pratiques étrangères qui mêlent culture de gouvernement et utopie, culture de gouvernement et revenu universel, culture de gouvernement et expérimentation.

Nous nous sommes donc rendus en Finlande, pays référence du modèle scandinave, même si les difficultés de l'entreprise Nokia et la fin de la rente forestière ont fait croître le taux de chômage à 8 %. Nous avons entendu plusieurs des membres des partis du gouvernement de coalition. Tout d'abord pendant la campagne électorale, puis dans l'exercice du pouvoir, le gouvernement finlandais a promis à sa population de mettre en place un revenu universel pour tous. La Finlande est un pays qui compte 1,5 million de syndiqués pour 5,5 millions d'habitants.

Le revenu de base n'est pourtant pas proposé par les tenants du modèle scandinave, notamment les sociaux-démocrates, mais par la coalition au pouvoir, formé en particulier du centre et des conservateurs. Le gouvernement finlandais formule donc cette proposition hors du cadre politique traditionnel, avec une prudence et une volonté de maîtrise tout à fait impressionnantes. L'expérimentation doit porter sur un échantillon de 2 000 individus, parmi les plus éloignés de l'emploi, que l'on va tirer au sort et accompagner pour retrouver l'emploi. L'objectif affiché en Finlande est d'atteindre un taux d'emploi de 72 %, proche du taux de 73 % observé en Suède.

Sécurité sociale, comité de pilotage, comité scientifique, tout est prévu pour que l'expérience soit maîtrisée. Surtout, rien n'empêche le gouvernement finlandais d'élargir par la suite l'échantillon retenu et les publics ciblés. Ce gouvernement a l'obsession d'orienter les citoyens vers l'emploi et de faire en sorte que les prestations sociales soient cumulables avec ce revenu de base non imposable pour les personnes qui reprennent une activité à temps partiel ou à temps plein. Le but de l'expérimentation dans ce pays est de sortir du sous-emploi et des trappes à inactivité.

Nous nous sommes également déplacés aux Pays-Bas, à la fois pour rencontrer le père de la proposition d'un revenu universel dans ce pays et pour comprendre la réticence du gouvernement face à cette idée. Les Pays-Bas offrent l'exemple d'un modèle décentralisé : c'est la commune qui assure la sécurité sociale des citoyens. Nous nous sommes rendus à Utrecht, ville riche et dynamique de 350 000 habitants, avec 60 % d'emplois qualifiés, une université ambitieuse et un taux de chômage compris entre 7 et 8 %. Cette ville veut obtenir l'autorisation de mettre en place son propre revenu de base. L'expérimentation porte là-bas sur 500 personnes avec pour cible les individus les plus éloignés de l'emploi qui bénéficient du minimum social. L'expérimentation se veut diversifiée : un groupe de 100 personnes reçoit l'aide sans aucune contrainte, d'autres groupes de 100 personnes voient leur aide conditionnée à l'exercice de certaines activités, selon des modalités différentes. Quatre groupes distincts ont ainsi été créés pour promouvoir la diversité dans l'expérimentation. Les 500 membres de l'échantillon choisis parmi les 9 000 bénéficiaires de minima sociaux que compte la ville perçoivent une allocation comprise entre 125 et 190 euros, selon qu'elle est destinée à un individu ou à un ménage.

Au vu de ces expériences, nous sommes revenus avec quelques certitudes.

Pouvons-nous et devons-nous mener une expérimentation ? Oui, nous devons expérimenter le revenu de base « à la française ». Les auditions nous ont amenés à répondre à une première exigence : l'élaboration de l'expérimentation et son évaluation doivent s'inscrire dans une démarche de rigueur absolue.

Nous avons auditionné un professeur de faculté, M. L'Horty, qui nous a convaincus du fait que l'échec du RSA était lié à la décision d'arrêter l'expérience au bout de dix-huit mois. Les experts que nous avons rencontrés nous ont conseillé de lancer une expérimentation sur trois ans.

Nous sommes également convaincus de la nécessité de mettre en place un comité de pilotage et un comité scientifique totalement indépendant. Sur ce point, nous avons eu la chance d'entendre le retour d'expérience de M. Louis Gallois, homme de synthèse lui aussi, grand serviteur de l'État, indiscutable et indiscuté, mais aussi ancien patron d'Airbus. Il nous a entretenus des territoires « zéro chômeur de longue durée », expérimentation qui se fonde sur le volontariat des territoires et sur quelques postulats : il existe du travail pour tous et tout le monde est employable, à condition qu'on aille chercher chacun et qu'on l'accompagne vers le travail. Nous avons senti qu'une expérimentation menée de cette manière pour le revenu de base serait indiscutable.

S'agissant de la taille de l'échantillon, nous pourrions envisager de transposer l'expérience finlandaise en France : là-bas, l'expérimentation porte sur 2 000 personnes, ce qui correspondrait en France, si l'on restait dans les mêmes proportions, à un échantillon de 25 000 ou 30 000 individus.

L'échelon territorial légitime pour conduire l'expérimentation nous semble être le département. Nous espérons que la simplification engagée par M. Christophe Sirugue et la traçabilité du modèle social français accompagneront la mise en oeuvre du revenu universel.

Cela étant, nous sommes conscients qu'un encadrement global de l'expérience est nécessaire. Nous avons bien vu aux Pays-Bas ou en Finlande que la contrepartie au versement du revenu de base repose sur le retour à l'emploi ou sur la formation qui prépare à l'emploi.

S'agissant du montant du revenu de base, nous sommes tous d'accord pour envisager le versement de 500 euros, montant équivalent à celui du RSA. Nous considérons à ce sujet que c'est à l'État de financer intégralement cette réforme, en sollicitant éventuellement une aide de l'Europe. Les Néerlandais envisagent une dépense de 150 millions d'euros par an, budget qui semble supportable aujourd'hui dans notre pays, surtout dans cette période préélectorale. Il est d'ailleurs remarquable d'entendre certains candidats à l'élection présidentielle, toutes familles politiques confondues, parler du revenu universel.

Deux ou trois pistes ont été esquissées sans que nous les développions.

Personnellement, j'ai été impressionné par le raisonnement de M. Jean Pisani-Ferry sur le besoin de protection et de sécurisation des parcours professionnels. Nous devrions peut-être songer à inclure le revenu de base dans le compte personnel d'activité, le CPA. C'est un point de vue personnel : le revenu de base ne serait plus un dû, mais un droit. J'imagine un droit de tirage de cinq ou six ans, auquel on pourrait avoir recours tout au long de la vie pour accompagner les ruptures, les transitions ou certaines décisions. Inscrire le revenu de base au coeur du CPA, c'est remettre ce revenu à sa juste place, alors que nous sommes sous la menace d'un débat où le revenu de base serait au service de l'assistanat, de la paresse et de la poésie, et non du labeur, de la richesse collective et de l'intérêt du pays.

Si le revenu de base devenait un droit partiel et limité dans le temps, le coût de sa mise en oeuvre, évalué à 330 milliards d'euros par la Fondation Jean-Jaurès dans le cas où il s'agirait d'un revenu réellement universel qui engloberait l'ensemble des prestations sociales versées, serait divisé par huit ou neuf. Son coût ne représenterait alors que 1,5 ou 2 % du PIB, soit à peu près la dépense consacrée aujourd'hui à la formation professionnelle...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Cette piste mérite d'être explorée.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Les défenseurs du revenu de base sont impressionnants, mais pas tout à fait à l'heure française. Ils considèrent, en effet, que c'est à l'impôt de jouer le rôle de régulateur. Le revenu de base est imposable. En conséquence, ceux qui ne sont pas imposables perçoivent l'intégralité de l'aide, 6 000 euros de revenus par an ne rendant pas redevable de l'impôt sur le revenu. Quant aux autres, comme ils paient des impôts, ils ne toucheront qu'une part de ce revenu, voire pas de revenu du tout si leur impôt excède ce montant. En somme, les classes moyennes supérieures et les millionnaires ne percevront pas de revenu de base, quand les pauvres auront la garantie de le toucher. Reste un problème : l'impôt sur le revenu en France représente une part minoritaire des ressources du pays, à savoir 3,5 % du PIB contre 8 à 9 % du PIB dans les autres pays industrialisés. En outre, 57 % des Français n'y sont pas assujettis.

Faire de l'impôt sur le revenu le régulateur du revenu de base, c'est appeler à une profonde évolution de notre fiscalité - la retenue à la source annonce d'ailleurs une telle perspective - avec tous les aléas créés par le débat sur la fiscalité à la française. L'impôt sur le revenu peut difficilement être considéré comme le véhicule idéal pour assurer le financement indolore et équitable du revenu de base. Cela étant, pourquoi pas ? Le revenu de base pourrait être l'une des pistes permettant de faire évoluer la fiscalité française.

Pour conclure, j'ajouterai que notre président souhaiterait se concentrer sur deux cibles particulières : les personnes dont l'âge est compris entre 50 et 55 ans, qui ont parfois du mal à atteindre la retraite sans encombre, et les jeunes qui ont entre 18 et 25 ans, car ces derniers ne bénéficient pas du filet de la protection sociale. Au fond, comme le montre M. Lenglet, avec une simplicité excessive, dans son dernier livre, l'euro est la monnaie de la rente, la monnaie créée par des vieux pour les vieux ! D'une certaine façon, la génération des papy boomers a commis le hold-up parfait, profitant des Trente Glorieuses mais laissant le soin à la génération à venir de régler l'addition. Les jeunes doivent être une cible privilégiée, je le répète. Dans l'arrondissement de Lens, 45 % des jeunes de 18 à 25 ans sont au chômage. Or c'est l'arrondissement qui a le plus voté en faveur du parti de Mme Marine Le Pen aux dernières élections régionales.

Telle est la démarche que nous avons suivie et les quelques recommandations que nous présentons dans le rapport.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je vous remercie, monsieur le rapporteur. Vous avez présenté nos ambitions communes avec talent et une pointe de lyrisme.

Mes chers collègues, vous devez avoir eu connaissance des recommandations figurant dans le rapport. Je suis sûr que nous les partageons sur l'essentiel. Notre mission était avant tout d'informer. C'est ce que nous avons fait, puisque nous nous sommes efforcés de dresser un panorama général de ce qu'est le revenu de base aujourd'hui en Europe et même dans le monde, et de formuler des propositions sur ce qu'il est envisageable de mettre en oeuvre dans le contexte français. Nous avons mis l'accent sur les changements possibles, notamment en matière fiscale, et proposons une expérimentation, dont les modalités peuvent être discutées. Quoi qu'il en soit, nous nous en remettrons à un comité de pilotage et à un comité scientifique pour en définir les contours. Nous nous sommes en revanche accordés sur un point : si l'expérimentation se met en place, il faudra fixer des objectifs clairs pour parvenir à une évaluation correcte du dispositif retenu. Il ne s'agit donc pas de partir à l'aventure. Il est important que nous puissions nous accorder sur les recommandations figurant à la fin de ce rapport. C'est pourquoi je vous invite maintenant à vous exprimer.

M. Jean Desessard . - J'ai lu votre rapport avec attention et ai quelques questions techniques à vous poser avant que nous ne passions au débat politique à proprement parler.

Premièrement, s'agissant de l'expérience menée à Utrecht, je ne comprends pas la différence que vous faites entre deux des quatre groupes tests créés au sein de l'échantillon. Le deuxième groupe test recevrait un revenu « à la condition d'exercer l'une des activités qui lui seraient proposées par la ville ». Le troisième groupe test percevrait automatiquement ce même revenu, « mais le perdrait s'il n'exerçait pas l'une des activités proposées par la ville ».

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Les élus d'Utrecht ont choisi de mettre en place une expérimentation diversifiée : ils ont créé des groupes tests qui bénéficieront de l'allocation de 125 euros selon des modalités différentes. Certaines personnes la percevront sans avoir à respecter de conditions particulières, d'autres n'en bénéficieront que s'ils exercent telle ou telle activité...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - En réalité, les Néerlandais cherchent à tester la réaction des personnes en fonction des contraintes auxquelles elles doivent faire face.

M. Jean Desessard . - Sincèrement, je ne vois pas de différence entre les deux groupes tests dont je viens de parler

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il existe pourtant une différence. L'un des groupes perçoit automatiquement un complément de revenu qu'on lui reprend en cas de problème. L'autre groupe ne reçoit cette allocation que s'il exerce une activité.

M. Jean Desessard . - Évoquant l'expérimentation territoriale introduite par la loi du 29 février 2016, notre rapporteur écrit que « la création de ce type de dispositifs spécifiques constitue un aveu de l'échec des dispositifs généralistes ». Je trouve que cette phrase est ambigüe, notamment parce que les minima sociaux sont justement des dispositifs destinés à répondre à des besoins spécifiques.

Enfin, vous écrivez que « la proportion de chômeurs au sens du Bureau international du travail depuis un an ou plus a atteint 43,5 % au premier semestre 2016 ». À quel échantillon s'applique ce taux ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - C'est simple : 43,5 % des chômeurs sont des chômeurs de longue durée. Il conviendrait peut-être de le préciser plus clairement.

M. Michel Amiel . - Au-delà de toute considération politique et des présupposés idéologiques et philosophiques habituels, je voudrais vous poser une question de méthodologie au sujet de l'expérimentation que vous envisagez de mettre en place. Même si les sciences sociales ne sont pas tout à fait des sciences exactes, cette méthode a-t-elle été validée par des mathématiciens spécialisés en sciences sociales ? Si je pose cette question, c'est que la lecture récente d'un ouvrage de M. Louis Chauvel, intitulé La Spirale du déclassement , m'a replongé dans des considérations mathématiques que j'avais complètement oubliées.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - C'est la raison pour laquelle nous prévoyons de faire valider le dispositif par un comité scientifique.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Que voudriez-vous exactement ?

M. Michel Amiel . - On pourrait imaginer que des statisticiens de l'École des hautes études en sciences sociales se penchent sur la question.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous avons auditionné le professeur L'Horty, un homme de bon sens, qui connaît bien le sujet en tant qu'économiste et statisticien. Il nous a livré un certain nombre de conseils, tout comme l'ont fait les représentants des think tanks auditionnés. On nous a mis en garde contre les écueils à éviter. Nous sommes prudents et conscients du fait que l'expérimentation doit se dérouler dans de bonnes conditions. C'est pourquoi nous proposons que l'expérimentation soit menée scientifiquement, que les évaluateurs soient ceux qui choisissent les territoires tests et que ce choix ne résulte pas d'une quelconque influence politique ou du copinage. M. Louis Gallois nous a également mis en garde à ce sujet. Rassurez-vous, monsieur Amiel, votre remarque dans le rapport est bien prise en considération dans le rapport.

M. Michel Amiel . - La notion de randomisation est importante en matière statistique. Retenir un échantillon de 20 000 ou de 30 000 personnes ne me paraît pas forcément très représentatif, sans compter qu'il faut pouvoir tester ensuite les résultats obtenus sur un échantillon d'une taille équivalente.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Vous avez parfaitement raison. Si nous avons choisi un échantillon de cette taille, c'est aussi pour des raisons budgétaires. On pourrait aller plus loin, prendre un échantillon plus large, car cela nous donnerait davantage de certitudes, mais cela coûterait aussi davantage que les 150 millions d'euros dont nous avons parlé tout à l'heure. En tout cas, il ne nous appartient pas de définir les conditions scientifiques de l'expérimentation.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Si j'ai bien compris le rapport, vous proposez une expérimentation avec trois options possibles : la première permettrait à un individu de percevoir une allocation de manière inconditionnelle ; la deuxième prévoit le versement inconditionnel de l'allocation, mais assorti d'une obligation de l'utiliser à des fins ciblées ; enfin, la troisième conditionne le versement du revenu au respect d'une obligation spécifique.

S'agissant des populations ciblées, envisagez-vous de retenir le critère de la précarité et de la fragilité sociale en plus du critère de l'âge ? En d'autres termes, souhaitez-vous réserver le dispositif aux pauvres ou préféreriez-vous, au contraire, jouer la carte de l'élargissement du dispositif ? Aujourd'hui, ce que l'on craint le plus, c'est que le revenu de base désintéresse les personnes du travail.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Oui, c'est la hantise !

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Je ne suis pas d'accord avec cela, mais je peux le comprendre. C'est pourquoi il me semble qu'il ne faudrait pas trop restreindre le champ de l'expérimentation aux individus les plus précaires.

Deuxième question : comment allez-vous garantir une expérimentation territoriale diversifiée ? Êtes-vous favorables à cette diversité des territoires tests ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Oui, tout à fait, nous y sommes favorables.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Si le rapport donne l'impression d'être vague en ce qui concerne les modalités de l'expérimentation, c'est parce que l'exemple finlandais, l'expérimentation du RSA ou l'expérience de M. Louis Gallois ont montré de manière catégorique qu'il ne fallait trop se mêler des détails et se contenter de décrire les grandes lignes, c'est-à-dire le principe d'une expérimentation diversifiée. La mise en oeuvre devra s'opérer selon une méthode scientifique.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Il est évident qu'il ne nous appartient pas de choisir les populations ou les territoires cibles. Il importe toutefois que le rapport soit ouvert.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Mais il est très ouvert !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Madame Lienemann, nous proposons dans le rapport d'expérimenter plusieurs formes d'allocation : une allocation sous forme inconditionnelle, un versement inconditionnel avec l'obligation d'utiliser l'allocation à des fins spécifiques, et enfin un versement conditionné au respect d'une obligation spécifique. Telles sont les trois pistes que nous proposons sur des territoires diversifiés, pour tenir compte d'une diversité de publics.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Nous disposons à cet égard d'un outil, les tableaux de M. Laurent Davezies sur les inégalités territoriales.

M. Jean Desessard . - Comme l'indique le rapport, « l'expérimentation doit permettre de tester les effets concrets d'un revenu de base sur plusieurs segments de la société », dans la mesure où « il s'agit de catégories qui connaissent aujourd'hui la situation sociale la plus difficile ». On en revient à la question de Mme Lienemann : cible-t-on uniquement les catégories sociales les plus en difficulté ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Non, ce n'est pas le cas.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Selon moi, il faudrait prendre un panel relativement étendu, dans lequel la part laissée aux plus pauvres serait la plus importante.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Non, je ne partage pas votre avis, car cela fausserait les résultats ! Il faut choisir un panel universel.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Vous avez raison, je suis moi aussi favorable à l'universalité totale du revenu de base. Un tirage au sort comme en Finlande me conviendrait tout à fait.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Vous êtes en parfait accord avec ce que nous proposons. Nous voulons l'expérimentation la plus scientifique possible. Si le panel n'est pas suffisamment large, on ne peut plus parler de revenu universel.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Oui, il s'agirait alors d'une aide sociale améliorée !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - En revanche, le fait de mener une expérimentation sur des territoires différents peut conduire à des résultats différents. Il faut pouvoir les mesurer, et laisser les scientifiques et les évaluateurs procéder à la fois à l'analyse des résultats et au tirage au sort.

Mme Christine Prunaud . - Il est bien précisé dans le rapport que la mission « ne souhaite pas limiter le champ de l'expérimentation ni soumettre, dans ce cadre, le versement d'une allocation à la préexistence d'une condition ou d'un statut ». Ainsi, nous ne stigmatiserons pas les pauvres.

Mme Élisabeth Doineau . - Je souhaite remercier notre président et notre rapporteur pour le travail réalisé.

J'ai eu la chance de conduire l'expérimentation liée au RSA dans mon département. En réalité cette expérience était trop courte : nous avons tout juste eu le temps d'en organiser la gestion. Le revenu de base revêt un aspect davantage philosophique et sociétal. Si nous prévoyons une évaluation scientifique, il faudra absolument intégrer parmi les critères d'évaluation des éléments comme la santé des individus et l'éducation. Il est important d'explorer tous les champs possibles pour montrer que le revenu de base correspond à un changement de pensée et de paradigme.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Vous trouverez un certain nombre de critères d'évaluation à la fin du rapport, madame Doineau.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Les scientifiques que nous avons auditionnés ont été très convaincants, ils m'ont même éloigné de mon schéma de pensée habituel. Ils nous ont recommandé avec force de retenir les critères d'évaluation du dispositif avec le plus de rigueur possible.

M. Yannick Vaugrenard . - Beaucoup d'économistes nous ont dit que la révolution numérique ne nous permettait plus de raisonner comme il y a à peine dix ou vingt ans. Lors des précédentes révolutions industrielles, les emplois supprimés étaient remplacés par de nouveaux emplois. Ce ne sera plus le cas désormais. Dès lors que cette réalité est comprise de l'ensemble de l'échiquier politique, cela change tout.

Cela signifie également que nos propositions doivent en tenir compte : il ne faut plus systématiquement conditionner le revenu de base à une utilité salariale, mais plutôt à une utilité sociale. Or l'objectif prioritaire affiché dans les recommandations est l'insertion par le travail. C'est contradictoire avec le constat que je viens de dresser par rapport à la révolution numérique. Ce n'est pas l'insertion par le travail et donc par le salariat...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Attention, le travail, ce n'est pas le salariat ! Il existe une nuance !

M. Yannick Vaugrenard . - Dans ce cas, il serait utile de le préciser dans le rapport.

Ensuite, tout le monde s'accorde sur l'idée d'une expérimentation et d'une évaluation scientifique. Cela étant, selon les critères politiques que nous retiendrons, l'évaluation sera analysée dans un sens ou dans l'autre. C'est pourquoi je propose que l'on élargisse au maximum l'expérimentation en ne se concentrant pas sur une catégorie d'âge ou un critère géographique. Ce serait une erreur de cibler le dispositif sur les 18 à 25 ans et sur les plus de 50 ans, dans la mesure où les gens qui souffrent de la pauvreté appartiennent à toutes les catégories d'âge : il y a des retraités pauvres, des jeunes pauvres, les familles monoparentales... Je préfèrerai que l'expérimentation territoriale ne cible pas des publics particuliers.

Enfin, lorsque l'on parle du revenu de base, on s'expose au risque d'une forme de récupération politique de court terme. Je pense notamment aux élections à venir. Je ne voudrais pas que le travail de la mission fasse l'objet d'une récupération de cette nature. En effet, nous en sommes davantage au stade des interrogations qu'à celui des certitudes, même si nous en avons quelques-unes. C'est l'expérimentation qui doit prévaloir, et non l'exploitation politique du sujet dans le cadre des campagnes électorales à venir. Beaucoup de doutes subsistent. Je dis également cela parce que j'ai été frappé par la frilosité des organisations syndicales. Il me semble qu'il faut rester prudent, car il est important d'associer l'ensemble du corps social à cette réforme. Sinon, nous n'y arriverons pas.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Les chiffres le montrent : l'État a abandonné les jeunes de 18 à 25 ans depuis près de quinze ou vingt ans. La part de PIB consacrée à cette catégorie de la population a diminué de 1,7 %, alors qu'elle augmentait de 22 % pour les plus de 60 ans. Nous avons, le président et moi-même, une sensibilité particulière à l'égard de ces jeunes, mais cela ne veut pas dire qu'elle s'imposera ou qu'elle triomphera.

Le chômage des jeunes de 18 à 25 ans s'élève à 25 %, contre 8 % pour les personnes de 25 à 50 ans. Le chômage frappe 16 % des salariés de plus de 50 ans. Il existe donc des segments de la population beaucoup plus concernés par le problème du chômage.

Si nous choisissons de concentrer le dispositif sur les jeunes de 18 à 25 ans, nous obtiendrons indirectement l'assentiment des parents et nous nous rapprocherons d'un consensus sur le sujet. Ce n'est pas un argument électoral, mais un argument politique. Plus le public des bénéficiaires du revenu de base est large, plus les polémiques autour du dispositif enflent.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je précise que le rapport envisage également une expérimentation du revenu de base pour la catégorie des 25 à 50 ans : « L'expérimentation pourrait également être envisagée, sans que cela soit un objectif prioritaire [pour] les familles monoparentales ou des femmes en reprise d'activité après avoir élevé des enfants. »

M. Yves Rome . - Avec les évolutions qu'entraîne la société numérique, on ne peut plus considérer que le monde marche comme avant. Or les organisations syndicales continuent à se référer au monde ancien, raison pour laquelle elles sont réticentes à cette idée de revenu de base.

Ce ne sera pas facile de convaincre de l'utilité d'un tel revenu. M. Martin Hirsch a eu une formule heureuse quand il a déclaré : « Si j'étais gouverneur de la planète Mars, je défendrais sans aucun problème le revenu universel de base. »

L'expérimentation du revenu de base proposée dans le rapport cible deux segments de populations : les jeunes et les personnes âgées. C'est une bonne chose, car ce sont les catégories les plus fragiles. J'ajoute que cette expérimentation devra être suffisamment longue pour que l'évaluation soit la plus certaine et convaincante possible.

Mme Christine Prunaud . - L'intervention de Yannick Vaugrenard me paraît très intéressante. Il faut en effet insister sur l'importance de l'utilité sociale qu'aurait le revenu de base. C'est impératif si, au-delà des partis, nous voulons convaincre les Français de son utilité. Sans cela, on l'opposera au revenu du travail.

Par ailleurs, j'ai été moi aussi très étonnée de la réaction des syndicats. Cette notion d'utilité sociale du revenu de base pourrait peut-être les persuader du bien-fondé de la chose.

Un mot sur les segments retenus pour l'expérimentation : les 18-25 ans sont effectivement ceux qui n'ont rien, sauf ceux qui ont la chance d'avoir une bourse, mais ils sont rares. C'est la catégorie délaissée par les gouvernements, celle qui ne touche pas d'allocations, celle qui n'a pas d'autonomie.

M. Jean Desessard . - Je veux vous dire tout le plaisir que j'ai eu à participer à cette mission commune d'information. Vous avez su, monsieur le président, animer nos travaux de manière intelligente, douce et rigoureuse. Quant à M. le rapporteur, même s'il faut parfois savoir décoder ses propos, il a le verbe haut !

Les personnes que nous avons auditionnées étaient de qualité, et nos travaux se sont répartis de manière agréable dans le temps, même s'ils se télescopaient parfois avec d'autres obligations sénatoriales.

Je ferai maintenant quelques réflexions sur le rapport lui-même.

C'est un travail remarquable. J'associe à mes félicitations l'administration du Sénat. C'est aussi un rapport très complet, qui fait clairement la différence entre revenu de base et allocation garantie.

Tous les minima sociaux, toutes les allocations sont expliqués. Vous exposez les arguments pour ou contre le revenu de base, avec exhaustivité et nuance. Vous avez retranscrit de manière très fidèle tous les problèmes liés à sa mise en place.

Les préconisations sont également excellentes. Il aurait été risqué de prétendre passer immédiatement à la mise en place d'un revenu de base universel. C'est pourquoi j'aime beaucoup le titre d'une partie du rapport : « Abandonner l'utopie et envisager pour le futur un revenu de base réaliste ». Avec l'expérimentation que vous proposez, la France pourrait peut-être aller plus loin que d'autres pays dans cette ambition.

J'approuve également la décision de faire le choix de deux catégories : il fallait trancher. L'esprit du revenu de base, qui doit être inconditionnel, est préservé : c'est le plus important.

Je pourrais à la rigueur discuter des trois approches différentes du revenu de base que vous exposez dans le rapport, monsieur le rapporteur : une approche « libertarienne », une approche « marxiste ou écologiste », une approche « social-démocrate ». Je veux bien que vous vous réserviez le beau rôle en préférant l'approche « social-démocrate », mais, entre nous, l'approche « écologiste » ou « marxiste » pourrait aussi marcher !

Cela dit, la méthode retenue, celle des petits pas, convient à tout le monde.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - C'est vrai que nous avons peut-être cédé au travers français de la classification. Que voulez-vous, c'est notre esprit cartésien ! Mais c'est peut-être aussi parce que nous sommes Français que nous pouvons donner au revenu de base un bel avenir.

M. Dominique de Legge . - Je m'associe totalement aux propos de M. Desessard sur la manière dont ont été menés nos travaux.

Nous avons, je crois, trouvé le juste milieu. Deux choses en effet sont difficiles à expliquer à nos concitoyens : verser une allocation y compris à ceux qui n'en ont pas besoin ; verser une allocation sans contrepartie. Dans le contexte actuel, il faut être extrêmement prudent pour éviter toute récupération malhonnête. La solution trouvée par la mission me semble donc équilibrée.

Quelques observations de vocabulaire maintenant.

Dans l'avant-propos, on peut lire qu'« il existe encore [...] des gens qui, dans notre pays, meurent de faim ». Il y a peut-être des gens qui meurent de faim, mais il y a surtout des gens qui meurent de froid. J'aimerais que cela soit précisé.

Dans les recommandations de la mission d'information, il est indiqué : « Si un revenu de base devait être envisagé en France, en cas d'expérimentation favorable... » Qu'est-ce à dire ? Que l'expérimentation aura déjà été faite ? Je propose de préciser : « dans le cas où l'expérimentation serait favorable ».

Plus loin, il est indiqué : « S'agissant de l'expérimentation qu'elle appelle de ses voeux... ». Je préférais que l'on écrive « qu'elle préconise ».

Par ailleurs, je propose de faire passer le paragraphe qui commence par ces mots avant le précédent, qui commence par « Si un revenu de base devait être envisagé en France », pour plus de clarté.

Pardon pour ces remarques un peu scolaires, mais à mon sens importantes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - C'est le but de cette réunion, mon cher collègue ; malgré toutes nos relectures, il reste toujours des scories.

Mme Christine Prunaud . - J'ai une remarque du même type. Je lis dans le rapport : « Enfin, si l'on considère que le chômage des moins qualifiés est dû à un coût du travail trop élevé, au niveau du SMIC... » Je suis désolée, mais le chômage n'est pas dû qu'aux salaires trop élevés des employés ! Il y a d'autres facteurs.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous pouvons enlever la référence au SMIC, bien sûr.

Je précise par ailleurs que ce n'est pas ce que nous pensons. C'est une thèse, d'où le : « Si l'on considère... »

Mme Anne-Catherine Loisier . - Je tiens à mon tour à saluer la conduite des débats.

J'aurai seulement une question pratique, relative à l'expérimentation : quelles sont les conditions juridiques nécessaires pour la mettre en place sur une partie seulement du territoire et pour des catégories données ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il faut passer par la loi.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Je salue moi aussi ce travail, qui est de très bonne qualité. Il fait apparaître tous les débats qui traversent la société française, en y apportant même une touche d'optimisme pour l'avenir.

Je voudrais insister sur un point très important : l'autonomie des personnes, qui ne peut se concevoir que dans le rapport entre sécurité et travail. Cela a été dit, les discontinuités des carrières professionnelles vont être de plus en plus importantes. Un dispositif tel que le revenu universel de base, offert à tous et sans condition, est en mesure de donner confiance aux personnes qui ont des carrières hachées et de les stimuler. C'est une façon de favoriser leur autonomie pour affronter la diversité des solutions qui s'offrent à eux, et c'est donc une sécurité.

La raison pour laquelle nous ne sommes pas sociaux-démocrates quand on est de gauche, en France, et qu'il n'y a pas à droite de libéraux au sens anglo-saxon, c'est que nous avons en commun la trame républicaine, pour laquelle l'être humain est avant tout un citoyen, qui a une utilité sociale.

C'est cela qui amène notre système à donner des droits à l'individu, qu'il soit salarié ou non. Et cela n'enlève rien, bien sûr, à la valeur travail comme élément d'identité et d'utilité sociales. Nous savons que ces deux questions ne sont pas liées, nous les femmes, qui étions reconnues pour notre travail avant que de l'être en tant que citoyennes.

En contrepartie de ses droits, le pacte républicain attend du citoyen qu'il s'engage dans la cité. C'était le sens du service militaire par exemple. Pour moi, ce revenu de base est une nouvelle étape dans l'histoire du pacte républicain, une étape particulièrement importante dans le contexte actuel.

Le rapport insiste peu sur l'effet redistributif qu'aurait une telle mesure. Il est très judicieux d'avoir ciblé les jeunes pour l'expérimentation : la discontinuité de leurs parcours, la diversité de leurs profils en font un public fragile, qui doit être aidé.

Je suggérerai seulement que l'expérimentation porte sur les jeunes de 15 à 28 ans ; 28 ans, c'est l'âge moyen de l'obtention d'un CDI, en France. C'est très important : les très pauvres ont déjà le RSA, et le revenu de base ne va pas changer grand-chose pour eux. Mais, pour les travailleurs précaires, disposer du revenu de base sera un élément de sécurité, qui leur permettra de faire des projets. Cela sera utile au jeune de 26 ans, en banlieue, qui veut lancer sa PME, par exemple, et qui ne se rémunérera pas la première année.

Il faut fédérer les catégories sociales, et le revenu de base jusqu'à 28 ans le permettra.

Je ferai quelques remarques sur le financement d'un revenu universel de base.

Il y a cette idée du « quantitative easing for the people », grâce auquel l'argent des banques centrales serait versé directement aux citoyens. La Banque centrale européenne a eu cette discussion. Elle serait prête à faire évoluer le quantitative easing dans sa forme actuelle, qui ne conduit les banques qu'à accumuler l'argent dans leurs caisses ou à acheter des bons du trésor allemand.

L'idée, c'est de le placer plutôt dans des investissements ciblés, ou de l'utiliser pour financer des politiques de pouvoir d'achat. Pourquoi, dès lors, ne pas demander au Gouvernement de négocier avec la BCE pour que cet argent finance, au moins dans un premier temps, l'expérimentation du revenu de base ? Je signale à ce titre que d'autres pays européens s'interrogent à ce sujet.

Le rapport mentionne également la piste d'un financement par l'impôt. Dans tous les cas, la mise en place d'un revenu universel de base devra nécessairement être adossée à une réforme fiscale importante.

Dernier point, qui me tient à coeur. Parmi les trois formes d'allocation dont le rapport préconise l'expérimentation, deux sont réellement ce que l'on appelle un revenu de base, car elles sont inconditionnelles.

Pour la troisième, qui est conditionnée au respect d'une obligation spécifique, je propose une autre appellation, celle de « revenu de base option revenu de participation ». Ça clarifierait le concept.

Le revenu de base dans sa forme pure, c'est-à-dire sans condition requise pour son versement, divise la société française. Les libéraux y voient le complément de salaire que le salaire marchand n'apporte plus. Les gens de gauche y voient un salaire garanti, que le salaire issu du travail peut compléter.

Un revenu de base option revenu de participation permettrait de dépasser cette division.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Cette idée de « revenu de participation » ne dira rien à nos concitoyens.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous disons bien dans le rapport que le propre de l'expérimentation est d'essayer plusieurs systèmes dont certains se rapprochent d'un revenu de participation. Faut-il vraiment être encore plus précis ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - En tout cas, ce n'est pas le même concept.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je comprends en revanche votre souci, chère collègue, mais je rappelle que le rapport indique que le revenu de base est un outil de lutte contre la pauvreté qui ne remet pas en cause l'importance du travail dans la société.

Voulez-vous ajouter que c'est un outil de sécurisation professionnelle autant qu'un élargissement des droits fondamentaux garantis par République ?

Mme Christine Prunaud . - La notion d'utilité sociale du revenu de base nous convient mieux.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - J'aimerais qu'apparaisse le mot de « République » dans ce rapport.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous pouvons y inscrire que le revenu de base a pour objectifs la lutte contre pauvreté, l'insertion par le travail et la sécurité des parcours professionnels. Il est vrai que les parcours professionnels se sont métamorphosés en dix ans.

M. Yannick Vaugrenard . - Notre société est en pleine transformation. Il est important de ne plus penser comme on le faisait avant. Et le concept d'utilité sociale est important en cela, en plus de regrouper l'insertion par le travail, l'engagement dans les associations, le bénévolat, etc.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il faut seulement éviter de le mentionner dans les pages consacrées à l'expérimentation. Rajoutons donc l'utilité sociale à la liste des objectifs du revenu de base.

M. Jean Desessard . - Parler de sécurité des parcours va contre notre objectif. Notre ambition est de sortir le revenu de la conditionnalité. Ce n'est déjà pas facile, car beaucoup penseront que cela incitera les gens à ne rien faire, et d'autres diront que nombre de Français n'en ont pas besoin.

Le revenu de base n'a rien à voir avec la sécurité des parcours. C'est même le contraire ! Je préfère parler d'insertion dans le travail.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il n'est donc pas forcément nécessaire de parler de sécurité des parcours ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Je me permets d'insister sur l'importance de la mentionner dans le rapport. On vient de parler des carrières hachées : il faut de la sécurité !

M. Jean Desessard . - Très bien, je n'insiste pas...

M. Michel Amiel . - Je salue à mon tour ce rapport très dense, très riche. C'est le point de départ pour des évolutions futures. Soyons conscients du fait que nous essuierons les plâtres. Les critiques viendront de partout, de tous les bords du champ politique. Mais j'ai confiance : en fervent défenseur du Tibet, je suis aussi le défenseur de la voie du milieu !

Un regret seulement, monsieur le président : j'aurais aimé qu'on parle dans ce rapport des inégalités croissantes dans la société française. Les inégalités se creusent en fonction des différences de patrimoine, d'une part, et d'éducation, d'autre part.

Avoir le baccalauréat aujourd'hui, c'est comme avoir le BEPC dans les années 1950. De la même façon, à salaire égal, ceux qui par transmission ou héritage ont un patrimoine important ne sont pas du tout dans la même situation que ceux qui n'en ont pas.

Cela nous amène à parler d'un autre concept, que j'aurais préféré à celui de « pauvreté », abondamment utilisé dans le rapport : celui de « paupérisation », notamment des classes moyennes.

La révolution industrielle que nous connaissons, comme toutes les révolutions industrielles au cours de l'histoire, va faire disparaître des milliers d'emplois. La grande différence, c'est que ce sont des emplois qualifiés.

Dans ces conditions, et même si je ne suis pas tout à fait certain d'être totalement pour le revenu de base, je pense qu'un filet de protection, sur le modèle de celui prôné par M. Hirsch, peut être utile.

Mme Patricia Schillinger . - Ce rapport est un bel outil de travail. Mais il n'est pas suffisant. Il nous faudrait une analyse plus précise, par type de département - que donnerait un revenu de base dans un département riche, un département pauvre, un département frontalier ? - pour que l'expérimentation soit réellement efficace. Rappelez-vous la fin de la taxe professionnelle, mes chers collègues : nous étions heureux d'en libérer nos communes et, trois ans plus tard, tout le monde était perdant.

Le département dont je suis l'élue est un de ceux où les indemnités chômage sont les plus élevées. Certains touchent 5 000 euros ! Est-il envisageable qu'ils touchent également le revenu de base ?

Par ailleurs, je pense qu'il faut en réalité quatre populations cibles pour l'expérimentation : les jeunes, les actifs, les retraités, le monde agricole.

Il faut aussi avoir le courage de bloquer les loyers. J'imagine déjà les effets pervers de l'instauration d'un revenu de base : les propriétaires vont en profiter pour augmenter les prix.

M. Dominique de Legge . - Je voudrais revenir sur le concept d'utilité sociale. Je suis tout à fait d'accord : on peut s'épanouir autrement que dans le cycle marchand. Mais, l'utilité sociale, où est-ce que cela commence ? Où est-ce que cela se termine ? Quelle est l'utilité sociale d'une personne qui vit seule dans son appartement à écrire des livres que personne ne lit ? Une des personnes que nous avons auditionnées a prétendu que la méditation était d'utilité sociale !

C'est dans la société que se mesure la plus-value sociale d'une action, d'une attitude.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous allons vous proposer rapidement une rédaction satisfaisante pour introduire l'idée selon laquelle le revenu de base pourra servir à pratiquer une activité sociale reconnue. C'est l'esprit dans lequel nous travaillons.

M. Pierre Camani . - Nous avions vraiment besoin de ce travail, car le sujet est complexe, et il faut bien y réfléchir.

Je veux évoquer la question du revenu des agriculteurs. La presse s'en est fait l'écho ce matin, même si elle a des informations parfois incorrectes : un tiers des agriculteurs vivent avec un revenu de 350 euros. Le revenu de base dans le secteur de l'agriculture aurait donc un effet systémique extraordinaire. Il assurerait la survie des petites et moyennes exploitations. On changerait de paradigme, puisque, aujourd'hui, rien ne prime sur la course à la grande exploitation. Dans le Lot-et-Garonne, par exemple, les productions sont très variées, et les petites exploitations souffrent énormément.

Je propose donc que l'expérimentation cible aussi le monde agricole.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Nous avons bien sûr pensé à introduire des préconisations visant spécifiquement le monde agricole. Mais c'est volontairement que nous y avons renoncé, compte tenu de la charge explosive du texte.

Cependant il faut dire que la situation française est paradoxale. L'agriculture française est subventionnée à hauteur de 18 milliards d'euros par an, dont 11 milliards sont versés par l'Europe. Et pourtant, un tiers des agriculteurs touchent 350 euros par mois seulement. Notre problème, c'est le découplage entre le niveau « salaire » et le niveau « production ».

Il faudrait que la France discute avec l'Union européenne pour sur-subventionner les 100 premiers hectares. Ce serait sauver l'exploitation familiale. Évidemment, les organisations syndicales agricoles doivent être d'accord.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Devrions-nous ajouter un paragraphe selon lequel l'expérimentation pourrait être élargie, notamment en direction du monde agricole ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - J'étais pour qu'on l'introduise au moment de la présentation de la deuxième forme d'allocation. Ce faisant, on s'assurerait que l'argent du revenu de base n'est pas utilisé pour l'équilibre global de fonctionnement de l'exploitation.

M. Dominique de Legge . - Je comprends très bien la préoccupation de nos collègues à l'égard des agriculteurs, mais je préfère vous le dire : je n'assumerai pas, politiquement, la rédaction proposée par le rapporteur. Les agriculteurs veulent vivre de leur métier, pas d'un revenu de base ciblé. Ce n'est pas opportun. Ce serait aussi contribuer à les assimiler aux autres populations cibles, qui sont les populations les plus fragiles.

M. Pierre Camani . - J'ai moi aussi des doutes sur la réaction qu'aurait le monde agricole à cette proposition.

M. Jean Desessard . - J'ajoute une chose : le résultat de l'expérimentation du revenu de base sur cette population spécifique, qui en a grand besoin, sera nécessairement positif. Ce ne serait plus une expérimentation. Restons généraux dans les catégories ciblées, c'est mieux.

Mme Christine Prunaud . - Parmi la catégorie des 18-25 ans, il y a des jeunes agriculteurs qui s'installent. Cela ne sert à rien de les distinguer des autres.

Une question, monsieur le président : nos groupes respectifs voudront peut-être s'exprimer sur ce rapport. Comment peuvent-ils le faire ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Les groupes politiques s'exprimeront après notre vote d'aujourd'hui sur le rapport. Ils ont jusqu'à lundi 11 heures pour déposer une contribution ou émettre des réserves.

Mme Christine Prunaud . - Je pose la question, car, si en tant que communiste je soutiens ce travail et ces propositions, je suis minoritaire dans mon groupe sur ce sujet.

M. Yannick Vaugrenard . - J'aimerais revenir sur la notion d'utilité sociale. Il faut impérativement la conserver dans le rapport, par opposition à celle d'utilité salariale. On trouvera toujours des personnes solitaires qui écrivent des livres que personne ne lit, mon cher collègue ; il y a toujours des exceptions à une règle générale !

On entend trop souvent parler d'assistanat. Le revenu de base n'est pas destiné à un assisté, mais à un ayant droit. Ces deux termes s'opposent.

Mme Frédérique Espagnac . - Des familles où la femme gagne 350 euros et le mari 650 euros, c'est le cas de la plupart des agriculteurs dans mon département. Ces personnes doivent être éligibles au revenu de base.

M. Jean Desessard . - Mais c'est le contraire du revenu de base, qui doit être inconditionnel !

Mme Christine Prunaud . - Le revenu de base, c'est pour tout le monde !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Ne ciblons pas de catégorie socio-professionnelle spécifique. J'ajoute que les agriculteurs sont très clairs : ils veulent vivre de leur travail.

Mme Frédérique Espagnac . - Nous parlons d'hommes et de femmes qui ne se soignent pas ! Ils en ont besoin.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Le revenu universel est pour tout le monde. On ne peut pas faire d'expérimentation pour les agriculteurs seulement. La situation est grave ; elle doit avoir une réponse spécifique. Le revenu de base en est une, pour les agriculteurs comme pour d'autres.

M. Pierre Camani . - C'est le territoire sur lequel portera l'expérimentation qui fera la différence.

Mme Chantal Deseyne . - J'approuve complètement les préconisations du rapport, sous réserve que l'expérimentation soit rigoureuse. J'insiste également sur un point : la précarité n'est pas qu'économique ; elle est aussi sociale et éducative. Le revenu de base ne suffit pas : il faut aussi accompagner les plus démunis.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - C'est mentionné dans le rapport, ma chère collègue.

Je vais maintenant mettre aux voix le projet de rapport, incluant les modifications proposées aujourd'hui.

Mme Anne-Catherine Loisier . - Y compris l'extension de la catégorie cible des jeunes de 18 à 28 ans ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Non. À partir de 26 ans, les jeunes ont droit au RSA, même s'ils n'ont pas travaillé.

Je mets donc désormais le rapport aux voix.

Le rapport est adopté à l'unanimité des membres présents.

ANNEXE V - CONTRIBUTIONS INDIVIDUELLES DE MEMBRES DE LA MISSION D'INFORMATION ET DE GROUPES POLITIQUES

I. CONTRIBUTION DU GROUPE COMMUNISTE RÉPUBLICAIN ET CITOYEN

Le groupe communiste républicain et citoyen tient à remercier toutes les personnalités qui ont contribué, par le partage de leur expertise, à enrichir les travaux de cette mission d'information. Nous saluons également le travail réalisé par l'ensemble de la mission et, en particulier, par son président et son rapporteur.

Le revenu de base, une fausse bonne idée pour lutter contre la grande pauvreté et l'exclusion

Alors que le Premier ministre a évoqué récemment la possibilité d'instaurer un « revenu universel garanti » fusionnant « la plupart » des minima sociaux, la mission d'information sénatoriale sur l'intérêt et les formes possibles de mise en place d'un revenu de base en France a achevé ses auditions et délivré ses préconisations.

À rebours des discours stigmatisant et des projets punitifs, les propositions de revenu universel versé à chacune et chacun sans contrepartie réaffirmeraient une solidarité inconditionnelle de l'ensemble de la société. À l'opposé de celles et ceux qui souhaiteraient diviser les plus précaires, le débat sur le revenu universel a le mérite de faire débat.

Alors que les conséquences sociales et humaines de la crise économique renforcent chaque jour les écarts entre les plus riches et les plus pauvres, des propositions pour éradiquer les injustices et la précarité sont indispensables.

Les parlementaires communistes portent un projet de société débarrassée des inégalités et des classes sociales. Une société où les conditions d'existence sont assurées pour toutes et tous, autrement dit « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ».

Pour notre part, nous sommes favorables d'assurer une rémunération suffisante à tous les individus permettant l'émancipation et le bonheur. Afin d'y parvenir, il ne suffit pas de répartir les richesses différemment il faut également modifier la création de richesses et c'est le sens de notre projet politique.

Une solution immédiate à un problème systémique

L'échec des politiques libérales contre le chômage, la persistance des inégalités, la peur du déclassement et les suppressions d'emplois résultant de la révolution numérique conduisent les politiques à rechercher des solutions nouvelles. Les propositions de revenu universel ou revenu de base sembleraient apporter une solution au développement de la très grande pauvreté. Comment peut-on continuer d'accepter que la cinquième puissance mondiale compte près de 8,8 millions de pauvres?

L'intérêt d'un revenu de base pour assurer à toutes et tous, une somme d'argent suffisante pour subvenir aux besoins et sortir définitivement de la précarité, peut sembler positive mais comporte plusieurs limites concernant les sources de financement, les responsabilités des entreprises, et la création de la valeur.

Tout d'abord, nous devons poser la question du financement du revenu de base.

Le revenu de base universel est-il financé par l'impôt ? Si les préconisations de la mission d'information semblent répondre en grande partie positivement en proposant d'assurer le financement du revenu de base par la solidarité nationale, financer le revenu de base par l'impôt pose la question de l'efficacité des systèmes existants.

Le taux du non-recours aux minima sociaux actuels démontre qu'un simple reformatage des dispositifs existants ne résoudra pas la pauvreté dans notre pays. Seule l'universalité des prestations peut garantir la fin du non-recours et la réduction de la stigmatisation des bénéficiaires.

D'une part, ce système risque d'enfermer les individus en dehors du travail. Le revenu de base assurant le minimum vital, il n'est plus indispensable de travailler pour subvenir aux besoins. Si nous critiquons les inégalités salariales, la captation de la plus-value par les seuls employeurs au détriment des travailleur-se-s, les conditions de travail et le respect des règles de sécurité, nous continuons de penser que le travail est source d'émancipation. Par le travail, les individus sont amenés à participer à un collectif, à se dépasser.

D'autre part, le transfert du salaire payé par les entreprises et l'État sur l'État seul, pour les salariés et les non actifs, exempt les entreprises de leurs obligations salariales. Le revenu d'existence n'est donc qu'un transfert de ressources des travailleurs productifs vers les chômeurs.

Le risque de déresponsabiliser socialement le patronat peut favoriser la pression à la baisse sur les salaires. Si chacun a prétendument les moyens de contractualiser individuellement, accroître le niveau de prise en charge sociale collective est fragilisé.

Le projet de revenu de base porte davantage de risques pour l'avenir de notre modèle de Sécurité sociale que d'avantages. Le revenu de base est un cheval de Troie pour la Sécurité sociale, dont les fondements seraient encore affaiblis par un tel système.

La singularité du travail salarié comme vecteur unique de création de la valeur.

L'importance que l'on attache au travail ne se limite pas à son potentiel émancipateur, il l'est également car le travail est créateur de richesses. La distribution de tout revenu suppose d'abord son existence, seul le travail est créateur de richesses.

Ce n'est pas parce qu'un individu se livre à des activités autonomes, utiles et créatrices de liens sociaux qu'il crée de la valeur. C'est par la combinaison d'un capital et d'une force de travail salariée qu'elle se crée. Or c'est aussi par cette combinaison que se définit l'exploitation capitaliste.

Proposition alternative au revenu de base : la sécurisation de l'emploi et de la formation

Plutôt que l'instauration d'un revenu de base nous proposons la sécurisation de l'emploi et de formation. Ce projet vise, par une mobilisation nouvelle de la monnaie et du crédit, un essor massif des services publics, dont un grand service public de l'emploi et de la formation, la création d'un nouveau contrat de travail dont le CDI serait le socle, une forte diminution du temps de travail et le droit à la formation toute la vie, la création de nouveaux pouvoirs des salarié-e-s sur l'argent et la production.

La réduction de la durée du temps de travail à 32 heures, l'augmentation des salaires avec un SMIC à 1 700 euros, et la réduction de l'âge de départ à la retraite ainsi que la durée de cotisation permettent de créer les conditions d'une nouvelle maîtrise sociale et environnementale par une métamorphose et un dépassement du marché du travail vers une civilisation d'où serait progressivement éradiqué le chômage.

L'extension de la définition du salariat, la conquête de nouveaux droits d'intervention pour les travailleurs sur l'organisation du travail comme sur la gestion de l'entreprise assureraient l'émancipation des travailleur-se-s.

La réponse à la crise de la protection sociale suppose une révolution, à savoir le passage de droits sociaux attachés au poste de travail à des droits sociaux attachés à la personne et transmissibles d'une entreprise à l'autre, avec une garantie de revenu et droits assurée entre deux activités. En cela, le projet de sécurisation de l'emploi et de la formation tend à se rapprocher du revenu de base.

Cependant, plutôt que de transférer à l'État l'obligation de garantir un filet de sécurité pour les actifs, nous y incluons la responsabilité des entreprises concernant l'emploi et la qualité du travail. Les entreprises doivent participer au financement du fonds mutualisé de garantie de ces droits sociaux, à hauteur de leurs moyens financiers mais aussi en fonction des choix opérés en matière de gestion de la main d'oeuvre.

Pour y parvenir, il est indispensable d'investir massivement dans l'éducation et la recherche et plus précisément dans la formation initiale et continue. Afin d'assurer l'accès et la réussite du plus grand nombre il est nécessaire de mettre en place un salaire étudiant pour lutter contre la reproduction sociale et l'échec.

Conclusion

Lutter efficacement contre le chômage doit être la priorité de tout projet politique, pour notre part plutôt que l'instauration d'un revenu de base nous proposons de sécuriser l'emploi et la formation pour une nouvelle logique politique, sociale, économique et financière. Pour l'ensemble de ces raisons, le groupe CRC ne votera pas en faveur de la mission parlementaire d'instauration d'un revenu de base.

II. CONTRIBUTION DE M. JEAN DESESSARD, MEMBRE DU GROUPE ÉCOLOGISTE

Le Groupe écologiste tient à remercier les membres de la mission pour la qualité du travail mené. Il salue en particulier l'animation assurée avec énergie par son président et son rapporteur, la qualité et la précision du rapport ainsi que la diversité enrichissante des intervenants auditionnés.

Le Groupe écologiste se félicite de l'organisation de cette mission, à la suite de la proposition de résolution pour l'instauration d'un revenu de base qu'il a défendue dans notre assemblée le 19 mai 2016. À l'issue de ce débat, le Groupe socialiste s'est saisi de ce sujet passionnant en sollicitant cette mission d'information, apportant à la réflexion collective sur le revenu de base la légitimité institutionnelle qui lui faisait encore défaut. Il en résulte le présent rapport dont le titre « Le revenu de base de l'utopie à l'expérimentation » situe bien l'évolution de la réflexion sur le sujet. Ce rapport, fruit de longs et riches travaux, dresse ainsi un vaste tableau des différentes analyses sur le revenu de base, s'attardant sur le concept et ses origines, sur sa (ses) définitions, embrassant tous les points de vue et formulant des propositions concrètes.

En Finlande, en Suisse, aux Pays-Bas, c'est désormais un débat à l'échelle européenne qui s'est ouvert ces dernières années sur le sujet. Notre mission a pu s'en rendre compte lors de ses déplacements pour observer les expérimentations en cours à Helsinki et à Utrecht.

Rien d'étonnant à cela, alors que le chômage de masse se consolide, que les richesses n'ont jamais été aussi mal réparties, que l'économie collaborative rationnalise les échanges économiques à l'extrême (supprimant tous les intermédiaires commerciaux entre producteurs et consommateurs), que la robotisation et l'automatisation remplacent et remplaceront des millions d'emplois... L'ampleur des bouleversements à l'oeuvre en ce XXI e siècle donne le vertige et invite à verser au débat des propositions ambitieuses.

Le revenu universel est de celle-ci.

Plusieurs définitions du revenu de base existent, mais le rapport s'est concentré sur les convergences entre les points de vue : inaliénable, inconditionnel et cumulable, voilà le principe du revenu de base . Cela signifie que tous les individus présents sur le territoire national ont droit à un même revenu, cumulable avec d'autres revenus, notamment des salaires, qui leur sera versé chaque mois automatiquement sans qu'ils n'aient besoin de faire de démarche particulière.

Améliorer notre solidarité nationale

Parmi toutes les vertus du revenu de base, la plus essentielle est de lutter efficacement contre la pauvreté. Cette lutte contre la pauvreté est au coeur de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948, puisque son article 25 affirme que : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ». Avec près de 9 % de nos concitoyens vivant sous le seuil de pauvreté, cet objectif n'est pas toujours pas atteint... Cette donnée montre clairement les insuffisances de notre système actuel de solidarité nationale.

Comme le montre très bien le rapport, le revenu de base permet tout d'abord de simplifier grandement notre régime de prestation sociale, extrêmement complexe. Le taux de non recours aux prestations sociales, considérablement élevé (près de 50 % pour le RSA), doit nous alerter. Le revenu de base permet de régler ce problème.

Les écologistes proposent, à l'instar de la mission, que le revenu de base vienne se substituer aux actuels minimas sociaux existants (si le montant du minima est supérieur au revenu de base instauré, le différentiel serait naturellement préservé). Cette simplification, associée à la fin du contrôle des allocataires, aura également pour effet de diminuer les frais de gestion, d'économiser des moyens humains et financiers pour les remobiliser vers d'autres missions.

Le revenu de base présente un autre avantage révolutionnaire par rapport au régime social existant. En étant cumulable avec tout type de revenu, il supprime, comme l'explique le rapport, « les trappes à inactivité » créées par le RMI/RSA et ses effets de seuils. Aujourd'hui, face à l'incertitude que représente le calcul de son montant de RSA, face au découragement que provoque l'idée de devoir recommencer toutes les fastidieuses et humiliantes démarches administratives nécessaires à son obtention, de nombreuses personnes refusent des contrats courts ou des contrats à temps partiel. Ceci créé des « trappes à inactivité », situation où la reprise d'un emploi précaire, entraînant une fermeture des droits au RSA, pénalise l'allocataire, plutôt qu'elle ne lui bénéficie. Le revenu de base, cumulable avec tout type de revenu du travail, met un terme à cette situation. Loin de désinciter au travail comme on l'entend beaucoup trop souvent, le revenu de base serait, de fait, beaucoup plus efficace que l'actuel RSA pour favoriser le retour vers l'emploi des chômeurs.

En s'intéressant au revenu de base comme une méthode de rénovation de notre protection sociale, un autre avantage est à faire valoir : il supprime la notion « d'assistanat ». Aujourd'hui, de nombreux responsables politiques, l'administration en charge du contrôle des allocataires, le regard d'une société de plus en plus individualiste font peser sur nos concitoyens les plus fragiles, les plus précaires un odieux soupçon, celui d'être les « parasites » d'une société dont ils ne contribueraient pas au bon fonctionnement. Le revenu de base, en tant que droit universel, versé à tous les citoyens à montant égal fait disparaitre le concept même « d'assisté », puisque tous les citoyens en sont bénéficiaires.

Le revenu de base est de fait « le pilier manquant de notre protection sociale », comme l'exprime si bien le « Mouvement Français pour le Revenu de Base » (MFRB).

Accompagner les évolutions du travail

Le marché de l'emploi est amené à subir des mutations profondes dans les années à venir. En octobre 2014, une étude publiée par le cabinet Roland Berger a estimé que le numérique pourrait supprimer 3 millions d'emplois en France à l'horizon 2025. Il s'agit des robots, mais aussi des logiciels et applications, de plus en plus omniprésents dans notre vie quotidienne. Il est indispensable que notre société trouve le moyen de fiscaliser les gains de productivité réalisés par les machines, logiciels et ordinateurs, afin de les redistribuer à la société pour compenser les pertes d'emploi afférentes.

Face à cette révolution, le revenu de base apparait ainsi comme une solution durable face à un chômage structurel. Il permet à chacun de disposer d'un minimum vital, lui garantissant une place dans la société.

Moins dépendant du salaire pour subvenir à ses besoins, le travailleur - ou le demandeur d'emploi - se voit ainsi renforcé dans la négociation avec l'employeur qu'elle concerne sa rémunération aussi bien que ses conditions de travail.

Le revenu de base permet aussi d'envisager une diminution du chômage par un partage « souple » et choisi du travail, c'est-à-dire ni par la contrainte de la loi, ni par la contrainte du marché et de son cortège de temps partiels subis. Le revenu de base est l'outil essentiel pour l'avènement de la « civilisation du temps libéré » imaginée par le philosophe André Gorz au siècle dernier qui propose de mettre à profit les immenses gains de productivité offerts par la technologie pour travailler moins et repenser l'activité humaine : familiale, associative, démocratique...

Le revenu de base est aussi un moyen efficace pour sécuriser les jeunes entrepreneurs, les travailleurs indépendants et tous les travailleurs de l'économie collaborative à mi-chemin entre auto-entreprenariat et salariat déguisé. Une manière d'inviter nos concitoyens à innover et prendre des risques en leur assurant, quoiqu'il advienne, leur subsistance.

Dans un monde en pleine mutation, le revenu de base constitue un puissant levier de transformation de la société

Transformer la société

À force de créer des besoins, de créer des emplois pour créer des emplois, de poursuivre la destruction de notre planète pour tenter de prolonger la trop funeste croissance du PIB, le travail perd de son sens pour toute une partie de nos concitoyens, tant et si bien qu'un tiers des travailleurs se retrouvent dans le concept de bore-out , (l'ennui au travail).

Le revenu de base est le levier qui permet à tous ces travailleurs de s'arracher du productivisme en redéfinissant leur activité qu'elle soit culturelle, sociale, écologique ou démocratique (potentiellement beaucoup plus bénéfiques à la société que nombre d'activités économiques existantes). Pour les jeunes, sur qui la contrainte économique pèse plus que les autres, pour les femmes, encore limitées par les vestiges persistants de la société patriarcale, pour les artistes, les citoyens engagés, etc. le revenu de base individualisé serait un extraordinaire vecteur d'autonomie et donc d'émancipation.

Le rapport néglige quelque peu cette dimension du sujet.

Par ailleurs, en supprimant notre dépendance à la croissance économique, le revenu de base permettrait de mettre en oeuvre la transition écologique avec beaucoup de sérénité. En luttant contre la centralisation des emplois, le revenu de base favoriserait le développement de l'activité dans tous les territoires et plus particulièrement les territoires déshérités, victimes de la mondialisation sauvage. Pour les petits agriculteurs notamment, il serait un complément, leur permettant de maintenir leur exploitation et de résister dans un système agro-industriel qui les broie. Bref, en changeant le paradigme économique dominant, le revenu de base constitue un outil fondamental pour la mise en oeuvre du projet de société porté par les écologistes.

Financer le revenu de base

La mission n'a pas tranché cette complexe question. Néanmoins, le rapport présente de façon détaillée toutes les pistes existantes de l'impôt négatif à l'allocation universelle en passant par la dotation en capital. Toutes apparaissent complexes à mettre en oeuvre, techniquement et/ou politiquement, et toutes nécessitent une réforme fiscale d'ampleur.

Au regard de tous les bénéfices évoqués précédemment, nous défendons la mise en oeuvre progressive d'une allocation universelle. Pour ce faire, nous retenons le scénario progressif proposé par le MFRB :

- Étendre le RSA aux 18-25 ans (aujourd'hui exclus du dispositif) ;

- L'individualiser (aujourd'hui un couple touche 1.5 RSA et pas 2) ;

- Supprimer la conditionnalité (recherche d'emploi) du RSA et automatiser son versement ;

- Créer une allocation enfant (pour tous les enfants) en remplacement de la politique familiale actuelle ;

- Universaliser le revenu de base, c'est-à-dire l'étendre à toute la population.

En ce qui concerne le financement, il faut comprendre que l'instauration d'un revenu de base au niveau du RSA (525 euros) coûterait plus de 400 milliards d'euros. Il n'est naturellement pas envisagé de remplacer toutes aides sociales existantes par un revenu de base, mais certaines seront amenées à disparaitre (tout ou partie) pour contribuer à son financement.

Le reste du financement serait assuré par une réforme complète de l'impôt sur le revenu qui comprendrait la suppression des quotients familial et conjugal, d'un certain nombre de niches fiscales et l'instauration d'un nouveau barème de l'impôt sur le revenu pour lequel tous les citoyens contribueraient dès le premier euro gagné (hors revenu de base).

Expérimenter le revenu de base

Le Groupe écologiste salue la volonté de la mission de passer « de l'utopie à l'expérimentation ». Il se félicite de l'ambition du dispositif imaginé : 20 à 30 000 personnes, dans plusieurs départements aux caractéristiques socio-économiques différentes, se verraient verser un revenu de base du montant du RSA durant 3 années.

Il regrette néanmoins vivement que le dispositif imaginé pour les 18-25 ans ne soit pas inconditionnel, traduisant, comme trop souvent, la vision paternaliste que notre société a de sa jeunesse ...

Conclusion

Nous saluons le travail de la mission, ce rapport constituant une avancée dans la réflexion pour la mise en place d'un revenu de base.

Le revenu de base, universel et inconditionnel, apparait comme un nouvel outil de solidarité, efficace pour lutter contre la pauvreté, adapté aux transformations de notre économie. Plus qu'un rêve, il s'agit aujourd'hui d'une nécessité, et comme le dit si bien le philosophe et économiste Philippe Van Parijs, « Un jour, nous nous demanderons comment nous avons pu vivre sans le revenu universel » .

ANNEXE VI - COMPTES RENDUS DES AUDITIONS EN RÉUNION PLÉNIÈRE DE LA MISSION D'INFORMATION

I. RÉUNION DU JEUDI 9 JUIN 2016

A. AUDITION DE M. MARC DE BASQUIAT, PRÉSIDENT DE L'ASSOCIATION POUR L'INSTAURATION D'UN REVENU D'EXISTENCE (AIRE)

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Nous accueillons pour notre première audition M. Marc de Basquiat, président de l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence (Aire).

Le président et le rapporteur de cette mission sont tous deux originaires du Pas-de-Calais et vous avez devant vous un contremaître de la social-démocratie et un libéral-social : vous êtes en terrain pacifié pour débattre avec nous. Comme le disait Einstein, « une idée, vous savez, c'est si rare ! ». Nous tenons une idée rare, le revenu de base. Les Suisses ont dit non au revenu d'existence pour tous et la Fondation Jean Jaurès a publié des chiffres qui devraient exclure a priori tout débat, mais les idées existent dans la République française, la plus sociale des pays avancés. Que signifie un revenu d'existence pour toutes et tous, un revenu de base, universel, inconditionnel ? Dans notre monarchie élective, il pourrait réanimer la question sociale. Nous espérons que vous interviendrez avec la même passion et la même pédagogie qui caractérisent vos écrits !

M. Marc de Basquiat, président de l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence (Aire). - Je suis très honoré d'être la première personne auditionnée par votre mission d'information. Peut-être aurait-il fallu que vous eussiez d'abord une présentation plus philosophique, la mienne sera surtout technique.

Si le revenu de base peut sembler une question simple, il soulève des questions d'une redoutable complexité.

L'Aire a été créée il y a 27 ans par l'académicien Henri Guitton et le professeur Yoland Bresson, auquel j'ai succédé à son décès en 2014. Elle rassemble une grande diversité d'experts et de représentants de la société civile : l'ancien ministre Lionel Stoleru, le sociologue Alain Caillé, fondateur de la Revue du MAUSS , le philosophe Jean-Marc Ferry, auteur en 1995 de l' Allocation universelle - Pour un revenu de citoyenneté , l'économiste Claude Gamel, le père Louis-Marie Guitton, responsable de l'Observatoire socio-politique du diocèse de Fréjus-Toulon, l'ancien grand-maître du Grand-Orient de France Guy Arcizet, le responsable d'ATD-Quart Monde de l'expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » Patrick Valentin, l'entrepreneur Michel Meunier, ancien président du Centre des jeunes dirigeants (CJD), entre autres.

Je suis ingénieur, directeur de projets et de transformation dans un grand groupe français, et depuis 2011 titulaire d'un doctorat en économie sur le financement d'une allocation universelle en France. La même année, j'ai travaillé avec le CJD sur les propositions « Objectif Oïkos », que vous connaissez bien. La première proposition était une allocation universelle de 400 euros par mois. En 2012 et 2013, j'ai participé à la création du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), espace militant, rassemblant toutes les sensibilités philosophiques et politiques dans des actions de terrain. Je suis membre du réseau international Basic Income Earth Network ( BIEN ). En 2014, j'ai publié le rapport Liber, un revenu de liberté pour tous , en partenariat avec le think tank Génération libre, de Gaspard Koenig. Ce rapport explique pédagogiquement et concrètement le revenu d'existence, et plus techniquement comment la fonction redistributive actuelle de notre pays peut être optimisée.

Au sein de l'Aire, nous partageons quelques convictions fortes : dans tous les pays, le niveau du revenu d'existence dépend du niveau de développement collectif du pays - ou capital collectif accumulé : le multimilliardaire Warren Buffet reconnaît ainsi qu'il n'aurait pas réussi de la même manière s'il était né au Bangladesh.

Selon Yoland Bresson, le niveau de revenu provenant de ce capital commun en France correspondrait à un budget de 14 % du PIB. Selon lui, « l'économie risquerait de se venger » si le montant fixé est trop élevé. Le revenu de solidarité active (RSA), principale prestation de garantie du revenu en France, peut servir de repère minimal du revenu d'existence : 461 euros par mois pour une personne seule - une fois déduit le forfait logement ; multiplié par 50 millions d'adultes et un budget moindre pour les mineurs, on arrive à 15 % du PIB.

Chacun cherche à se réaliser et à contribuer à la vie de sa communauté ; le travail, s'il est choisi en lien avec ses aspirations profondes, est un formidable moyen d'épanouissement. La perception du revenu ne doit pas être un obstacle au fait de travailler - ce qui est le cas aujourd'hui. Le revenu d'existence serait un peu plus favorable que le RSA actuel mais il ne découragerait pas à chercher du travail ni à payer l'impôt.

Dans une logique émancipatrice de liberté réelle pour chacun d'un choix de vie rationnel, le revenu d'existence est individuel. La théorie des échelles d'équivalence estime qu'un couple - marié, pacsé ou concubin - ne reçoit que 1,43 fois le RSA d'une personne seule. On ajoute alors 200 euros au titre du RSA. Mais ce dispositif génère contrôles et stratégies de dissimulation d'une vie commune ; ce n'est pas à l'honneur de notre République. Laissons la liberté aux citoyens de s'associer et d'optimiser leur existence selon ce qui fait sens pour eux.

Depuis toujours, le débat sur le revenu d'existence se centre sur la somme d'argent distribuée, alors que l'enjeu majeur serait de savoir d'où vient l'argent. Ce sujet est en réalité une réforme fiscale. Le revenu d'existence n'est qu'un socle : on conserve le système de santé, les aides au logement, les retraites, l'assurance chômage, les aides relatives au handicap ou à la dépendance. Le rapport de la Fondation Jean Jaurès ou les propos de certains ultralibéraux qui proposent de démanteler la protection sociale sont pour nous irrecevables.

Dans notre système socio-fiscal actuel, nous avons trois logiques totalement distinctes : des prestations universelles financées par l'impôt - santé, éducation, police, justice... - le revenu d'existence est de même nature ; des assurances sociales comme les prestations retraite, l'assurance chômage et la prévoyance, dont le montant dépend des cotisations ; des prestations de solidarité ciblées, comme le logement, le handicap. Ne mélangeons pas les trois catégories.

Pour modéliser les effets du revenu d'existence que nous proposons, nous avons réalisé un nuage issu d'une micro-simulation de 450 000 familles, développée par Thomas Piketty : c'est le schéma qui est actuellement projeté.

Actuellement, selon la taille de la famille, les mécanismes à l'oeuvre diffèrent, avec une fonction de redistribution implicite, dont les Français sont peu conscients. La moyenne du nuage s'approche d'une ligne droite ; tous les mécanismes de redistribution se compensent plus ou moins : certains acteurs sont davantage contributeurs, d'autres bénéficiaires. On constate néanmoins que les jeunes sont systématiquement moins aidés que les autres.

Nous avons donc imaginé une représentation graphique plus simple, formalisant un système redistributif avec des regroupements par orientation, avec une courbe unique par configuration familiale. La progressivité de la redistribution est calée sur le système actuel, tout en éliminant les incohérences et les iniquités. Avec notre système, les montants sont à peine supérieurs pour une personne seule, mais, du fait de l'individualisation, ont un effet de gain assez marqué dans une configuration familiale plus large. Les aides au logement demeurent, même si on pourrait les améliorer et s'ajoutent au revenu d'existence. Si l'on compare les résultats obtenus au regard du seuil de pauvreté, l'on s'aperçoit que les montants proposés restent inférieurs à ce seuil de pauvreté, ce qui reste dans la continuité du système actuel. Certes, la loi pourrait augmenter le niveau pour que chacun arrive au seuil de pauvreté, mais c'est un autre débat ; en tant que centre d'expertise, l'Aire ne se positionne pas sur le niveau mais sur la méthode.

Une fois le mécanisme mis en place, tous les revenus sont traités à l'identique, quel que soit le type de contrat de travail. Le moindre revenu est éligible à des prélèvements - les mêmes pour tous - réalisés sur le compte fiscal « impots.gouv.fr », abondé chaque mois d'un montant de revenu d'existence mensuel, sorte de crédit d'impôt, venant en déduction de l'impôt. Chaque mois, selon son niveau d'activité, la personne recevra donc un complément de revenu ou devra s'acquitter d'un impôt. Cette dynamique automatique, simple, devra être complétée par une fiscalité annuelle complémentaire, qui peut prendre différentes formes, sur la pertinence desquelles nous ne nous prononçons pas : surtaxe sur les hauts revenus, fiscalité sur le patrimoine, TVA...

Grâce à un revenu d'existence fixé à 470 euros pour les adultes, 200 euros pour les enfants de moins de 14 ans et 270 euros pour les enfants de 14 à 18 ans, et cette mécanique fiscale automatique, on peut remplacer de nombreux mécanismes incorporant de la redistribution. On les synthétise pour en faire un mécanisme compréhensible, automatique et équitable.

Quelles mesures pourrait-on à terme supprimer ou simplifier, sachant que toutes peuvent être discutées ? Vous avez devant vous un tableau simplifié sur le bouclage budgétaire avec cinq étapes possibles pour instaurer un revenu d'existence.

Première étape : plusieurs prestations sociales sont financées par les revenus du travail, comme pour la santé, ce qui introduit un biais important dans le système redistributif : les retraités et les revenus financiers y contribuent assez peu. Nous pourrions donc basculer le maximum de ces cotisations non contributives vers un prélèvement fiscal sur une assiette très large de type CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale). Cette réforme peut être engagée immédiatement et indépendamment du reste, car elle suit sa logique et a ses difficultés propres. Cette étape assainit le système redistributif.

Deuxième étape : la politique familiale rassemble un ensemble de dispositifs, de transferts monétaires via les familles en fonction du nombre, de l'âge des enfants, des revenus et du statut marital des parents. Notre réforme remplacerait huit dispositifs par une allocation forfaitaire par enfant dès le premier enfant, variable avec l'âge. Ces allocations de 200 euros pour un enfant de moins de 14 ans et de 270 euros pour un jeune de 14 à 18 ans seraient financées par un prélèvement de type CRDS de 3 % environ.

La réforme des minimas sociaux, proposée par le troisième scénario du rapport du député Christophe Sirugue présenté le 18 avril dernier, créée une « couverture socle commune », éventuellement complétée par des compléments de soutien pour les personnes âgées ou handicapées ou en insertion, avec une logique de droits et devoirs. Cette couverture socle est un élément constitutif, par nature, du revenu d'existence, qu'il remplacera à terme. On remplacera alors cette couverture socle, mécanisme social, en dispositif fiscal.

L'impôt sur le revenu, dans sa forme actuelle, est le premier outil redistributif du système fiscal français, puisqu'il réalise des transferts verticaux ou horizontaux, ponctuels, au gré des multiples niches fiscales. Mais, alors que les minima sociaux et autres prestations sociales réalisent des transferts vers les plus modestes, l'outil fiscal poursuit cette mission entre les classes moyennes et les plus aisées. Nous réaliserons un reengeneering de cet ensemble de règles complexes, qui génère de nombreuses frustrations et tentatives de fraude.

La couverture socle commune, créée par le troisième scénario du rapport Sirugue, pourra évoluer vers une forme fiscale, sous forme d'un crédit d'impôt mensuel, accordé sous condition de ressources. Le quotient conjugal, qui réduit parfois largement d'impôt des couples dont les revenus sont très différents, serait avantageusement remplacé par une individualisation simultanée de l'impôt et des prestations. Ainsi, un conjoint sans aucun revenu pourrait demander à recevoir la couverture socle commune fiscale tandis que l'autre acquitterait un impôt en fonction de ses revenus : plutôt qu'instaurer un quotient conjugal avec des effets compliqués et parfois inéquitables, on pourrait donner le RSA au conjoint sans revenu, par une complète individualisation.

Nous instaurons donc un impôt universel de redistribution du revenu, où chacun contribue à environ 21 % de ses revenus, dès leur perception, diminué du crédit d'impôt mensuel de 470 euros. En contributions nettes, cela coûterait donc 293 milliards d'euros, ce qui est un chiffre colossal ! Mais notre micro-simulation calcule si chaque famille est bénéficiaire ou contributrice nette : il en résulte que le total des contributions nettes - et donc des bénéfices nets - s'élèverait en réalité à 110 milliards d'euros, et non à 293 milliards d'euros.

Le dispositif proposé est simple, sous forme d'un crédit d'impôt individuel et mensuel, conjugué à un impôt proportionnel et à un autre impôt dont la forme reste à définir. La complexité vient davantage du démontage des nombreux systèmes redistributifs actuels. Selon les économistes, l'effet revenu du RSA est très limité. Peu de personnes choisissent volontairement cette frugalité. A l'inverse, l'élimination de tous les effets de seuil actuels abaisse considérablement l'effet de substitution. Le travail paie ; cela devient évident pour tous. Cette proposition, d'un point de vue microéconomique, incite fortement à travailler, même à temps très partiel.

Pour répondre à la crainte d'un afflux d'immigration dû à l'effet d'aubaine, nous proposons de conserver les règles prévues pour le RSA, qui ne peut être octroyé qu'à des personnes justifiant de cinq ans de résidence régulière en France.

Les gagnants et les perdants sont induits par la disparition des dispositifs redistributifs actuels, parfois implicites : ainsi, les retraités contribuent peu au financement de la protection sociale, tandis que les parents modestes d'un seul enfant sont très peu aidés. Certains effets sont intrinsèques au dispositif - les couples à bas revenus sont structurellement gagnants à une prestation individualisée - d'autres dépendent du choix de la fiscalité complémentaire. Actuellement, certains bénéficient d'un système social généreux, d'autres non. Sa complexité incite chacun à suspecter son voisin de profiter du système. Le pari de la transparence et de l'universalité des règles fiscales et sociales est à la base du consentement à l'impôt. On contribue plus volontiers à un programme compréhensible qu'à un « machin » flou qu'on suspecte d'alimenter des avantages particuliers dont on est exclu.

L'intérêt transpartisan d'un revenu de base est réel ; il est techniquement possible ; votre assemblée montre qu'un consensus est possible sur des enjeux fondamentaux. L'Aire espère que votre mission demandera à l'unanimité, au prochain Gouvernement, de mettre en place dès le début du quinquennat les premières étapes menant à l'instauration effective d'un revenu d'existence en France.

M. Alain Vasselle . - Qui ne demande rien n'a rien !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Merci de cet exposé très complet.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Merci de cet exposé très intéressant. La première partie, très pédagogique et dialectique, esquisse une traçabilité de la question sociale. La deuxième partie est héroïque ; imaginons un candidat à la présidentielle qui exposerait la complexité fiscale et la façon d'en venir à bout : on peut lui prédire un score entre 0,5 et 0,6 % des voix...

Allons au fond de la traçabilité sociale. L'avenir fiscal du pays est une autre chose, aucun de nos concitoyens ne peut nous suivre si nous croisons les problèmes sans les maîtriser. Vous avez beaucoup travaillé ; Christophe Sirugue esquisse des pistes ; les présidents de conseils départementaux ici présents, artisans de la politique sociale de notre pays, connaissent exactement la nécessité et la difficulté de la mise en oeuvre. Vous aviez bien signalé, en évoquant les gagnants et les perdants, que nous sommes un pays qui renouvelle les générations. L'optimisme fondamental de la Nation est là, à condition que ces générations s'insèrent correctement dans la société.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Selon vous, le travail paie ; je l'espère bien, sinon nous n'aurions pas de rentrées fiscales ! Vous n'avez pas totalement résolu le problème des recettes. J'ai apprécié votre démonstration complète et fouillée. Cela me rappelle le projet Oïkos développé par le CJD il y a quelques années. Ce sont des projets complets, remettant en cause certains fondements du système redistributif actuel.

Comme le dit M. Percheron, il serait difficile à présenter à nos concitoyens. Tous les hommes politiques voudraient simplifier le système, car certaines personnes n'ont pas accès aux prestations auxquelles elles ont droit, comme la couverture maladie universelle complémentaire, faute d'information ou par peur d'être stigmatisés.

M. Alain Vasselle . - Ce n'est pas pour rien que nous avons choisi comme président le rapporteur général de la loi de financement de la sécurité sociale, M. Vanlerenberghe, qui se sentira très inspiré pour des propositions sur les cotisations ou la fiscalité pour la prochaine loi de financement pour 2017 ! Lorsque le RSA a été instauré grâce à Martin Hirsch, perdurait la question récurrente des droits connexes accompagnant le RSA, octroyés non pas en fonction des revenus des bénéficiaires mais de leur statut, ouvrant à certains avantages financiers ou fiscaux. Avez-vous analysé le fait qu'un revenu minimum garanti puisse dépasser un SMIC ?

Avez-vous réalisé des études comparatives avec d'autres pays ? En tant qu'ancien rapporteur général des lois de financement de la sécurité sociale, j'ai pu constater, au Danemark ou aux Pays-Bas, que l'équivalent d'un revenu minimum était deux à trois fois supérieur au RSA, mais qu'il était soumis à la fiscalité qui s'appliquait à tous les citoyens, quel que soit leur statut. Ce revenu net était comparable au RSA français.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesurons la faisabilité du dispositif qui nous est présenté. Pour certains, il est provocateur ; pour d'autres, il est révolutionnaire ; pour d'autres encore, il est intéressant. Mais il n'a jamais débouché sur des initiatives d'un Gouvernement, qu'il soit de droite ou de gauche.

M. Jean Desessard . - Compte tenu de l'importance de cette réforme révolutionnaire, y-a-t-il des mesures transitoires pour aider les citoyens à se familiariser avec le processus, pour prouver sa crédibilité ? Monsieur le rapporteur, lorsque vous dites que c'est héroïque, vous donnez déjà un sens très critique au rapport. Si l'on veut analyser ce financement, il faut imaginer qu'il est possible...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous serons objectifs, rassurez-vous !

M. Dominique de Legge . - Quelle est la différence entre le dispositif proposé et l'impôt négatif ? Le dispositif d'allocations logement, auquel vous ne touchez pas, donne-t-il satisfaction ? Quid de la branche famille, puisque le gros de la réforme la concerne ?

M. Marc de Basquiat. - J'accepterais volontiers d'être un héros, mais ce qui est héroïque, c'est plutôt de s'y retrouver dans le maquis de notre système redistributif actuel -alors qu'en démocratie, il faut que les citoyens comprennent les règles qui les concernent : nous en sommes très loin, je le dis après avoir consacré plusieurs années au sujet, où j'ai utilisé des outils complexes de micro-simulation - que j'ai empruntés à Thomas Piketty - pour parvenir enfin à une vue d'ensemble que nos concitoyens n'ont pas dans la vie quotidienne, ce qui pose un problème de démocratie.

Le financement du revenu de base ne serait pas assuré ? Le problème est politique. Ma démarche a surtout consisté à évaluer l'enveloppe nécessaire et je suis parvenu à 53 milliards d'euros ; le choix des modalités ne m'appartient évidemment pas, le débat est politique, mais les options existent : ces 53 milliards d'euros, on les obtient par exemple en élevant raisonnablement l'impôt sur les revenus supérieurs à 100 000 euros annuels, ou encore en instaurant un prélèvement de 0,5 point sur le patrimoine. Quoiqu'il en soit, l'impôt actuel sur le revenu est devenu si incompréhensible qu'il ne peut plus être défendu en l'état, rationnellement, et c'est encore un problème pour notre démocratie.

Quid , ensuite, des droits connexes au RSA ? Il y a déjà longtemps que la recherche académique établit que même si le travail ne paie plus - c'est-à-dire même quand la différence de revenu est très faible avec des revenus d'aide sociale - le travail reste préféré parce qu'il représente un statut, un levier d'intégration sociale. Et si la Finlande est sur le point d'essayer le revenu universel, c'est aussi que la grande générosité du système redistributif désincite à travailler.

Quelle transition entre notre système actuel et le revenu de base ? Techniquement, la réforme est moins complexe qu'il y paraît. La politique familiale pourrait être revue en une mandature, en commençant par huit grandes mesures redistributives - en particulier le quotient familial, l'allocation de rentrée scolaire (ARS) et le complément de RSA, pour aller vers un forfait par enfant et un avantage dès le premier enfant. Le débat porte sur des questions de fond : tenons-nous toujours à la « prime » à partir du troisième enfant ? Ce n'est pas à l'expert de répondre, son rôle est de fournir au débat des analyses précises. D'autres pistes existent que la forfaitisation, notamment le troisième scénario du rapport Sirugue ; il faut les verser au débat.

Quelle réforme de l'IRPP ? Je crois qu'en l'état actuel, le quotient conjugal est une anomalie importante qui pose un réel problème d'équité : l'avantage qu'il procure peut aller jusqu'à 24 000 euros par an pour un foyer fiscal, ce qui est considérable. L'administration fiscale a bien identifié ce problème, reste que c'est un sujet politique des plus délicats...

Quid de l'impôt négatif ? L'idée, qui a connu son heure de gloire dans les années 1960 avec Milton Friedman, fait peur en France parce qu'on l'associe avec la prime pour l'emploi, laquelle a le fort inconvénient d'être versée largement après la situation sociale qu'elle entend corriger. C'est un outil qui peut être utile, mais je parlerais plutôt de crédit d'impôt, à mensualiser pour qu'il soit au plus près de la situation vécue.

Les allocations logement, enfin, sont-elles satisfaisantes ? À l'évidence non, l'APL nourrit l'inflation du prix des logements; quant à forfaitiser les 17 milliards d'euros qu'elle représente, je crois que ce serait la diluer trop pour en espérer un effet véritable.

M. Yannick Vaugrenard . - En cette première réunion de notre mission, il serait utile de s'accorder sur le constat. On dit que la France a la meilleure protection sociale au monde, mais est-ce le cas quand 8,5 millions de nos compatriotes vivent sous le seuil de pauvreté - dont un enfant sur cinq en moyenne nationale, et un enfant sur deux en zone urbaine sensible ? Notre système est-il vraiment performant alors qu'il laisse quasiment entier le déterminisme social qui fait qu'en France, on hérite encore de la pauvreté ?

Il suffit de faire ces constats pour mesurer qu'en fait, nous avons besoin de plus de solidarité, de fraternité, et que cela passe nécessairement par une meilleure répartition des revenus et du patrimoine.

On entend dire, ensuite, que tous les revenus devraient être soumis à l'impôt; mais n'est-ce pas déjà le cas avec la TVA, qui frappe davantage les plus pauvres puisqu'elle n'a rien de proportionnel ?

Il faut, enfin, prendre en compte le fait que, contrairement à la révolution industrielle, la révolution numérique ne créera pas davantage d'emplois qu'elle en supprimera, parce qu'elle allège considérablement l'administration de l'économie dans son ensemble. Dès lors, un certain nombre de nos concitoyens, quelles que soient leurs qualités, leurs compétences, ne trouveront pas de travail, parce qu'il n'y aura pas d'emploi pour tous ; cela pose la question de la citoyenneté elle-même, de l'égalité - et c'est ici que le revenu de base trouve toute sa place. Il nous appartient, en tant que responsables politiques, avec humilité, d'ouvrir le débat sur ces questions qui, je crois, seront celles des décennies à venir.

M. Yves Rome . - Nous sommes dans une période disruptive, où nous vivons la fin d'un monde sans voir encore quel sera le prochain. Les questions de l'emploi pour tous et du revenu de base sont liées, le débat récent sur le financement du RSA en témoigne.

Vos réflexions sur notre système redistributif sont de bon sens, mais le revenu de base est-il pour autant faisable, et comment le financer ? Je me vois mal, comme président de conseil départemental, annoncer à quelque deux mille agents de mon département - si je compte tous ceux qui accompagnent les populations en difficulté - que demain, grâce à l'administration numérisée et le revenu de base, ils n'auront plus à exercer leurs tâches. Qu'en pensez-vous ?

Enfin, comment expliquez-vous l'échec du RSA sur le volet du retour à l'activité ?

Mme Patricia Schillinger . - Ne se résigne-t-on pas excessivement en disant qu'une partie de nos concitoyens ne trouvera pas d'emploi quoiqu'on fasse ? N'est-ce pas se débarrasser de ceux qu'on qualifie « d'inutiles » ? Comment, ensuite, le revenu de base peut-il fonctionner durablement ? Quels effets produit-il dans le temps ? Enfin, comment assurer les périodes de rupture, comme le congé parental : ne risque-t-on pas d'ajouter de l'inégalité dans ces situations ?

M. René Danesi . - L'idée que la révolution technologique changera tout me laisse sceptique : le numérique va changer beaucoup de choses, mais de là à remettre en cause l'ensemble de notre protection sociale, j'en doute. Quant à la nécessité de réformer notre système de protection sociale, ses dysfonctionnements suffisent à la justifier. Avons-nous la meilleure protection sociale au monde ? La plus coûteuse, en tout cas, et des marges d'amélioration existent, en lien avec la réforme de notre système fiscal.

Vous dites que les gens continuent et continueront à travailler pour le statut social; mais les générations changent et bien des jeunes pensent désormais qu'on ne vit pas pour travailler et qu'il vaut mieux se débrouiller sans travailler. La valeur travail change, celle de solidarité aussi - et je crois que si nous étions solidaires dans nos villages, c'est aussi parce que nous n'avions pas d'autre choix, c'était dans l'intérêt de chacun. Ce n'est plus guère le cas aujourd'hui, avec tous les outils qui sont à notre disposition pour vivre égoïstement... Vous parlez de désincitation au travail dans les pays d'Europe du nord, mais je crois qu'elle existe ici aussi.

Enfin, il faut bien avoir conscience que les fondements de la politique familiale vont au-delà de ce qui peut justifier le revenu d'existence : si la politique familiale est constante depuis 1945, si aucun gouvernement n'a remis en cause depuis lors la « prime » au troisième enfant, c'est parce que la France a voulu que les générations se renouvellent; l'Allemagne, qui n'a pas fait ce choix, doit aujourd'hui faire venir des immigrés par millions, avec comme résultat que la société allemande se désintègre. Il y a donc des choix collectifs, qui priment parfois sur l'intérêt individuel et qui montrent qu'une société, ce n'est pas seulement la somme des individus qui la composent...

Mme Christine Prunaud . - Une première chose sur le revenu de base, c'est de s'accorder sur son étendue : doit-il bénéficier à tous les membres de la société, comme je le souhaite personnellement ? Cela fait débat, y compris dans mon groupe politique et il suffit de voir que l'allocation aux jeunes de 18-25 ans n'a pas été retenue par la gauche dans la campagne de 2012, pour mesurer le chemin qu'il reste à parcourir... Il faut parvenir, ensuite, à financer un tel revenu de base sans faire reculer notre protection sociale; nous avons été suffisamment échaudés par de prétendues « simplifications » qui se traduisent par de véritables reculs...

Les jeunes ne voudraient plus travailler ? Le travail ne paierait plus ? Je suis surprise d'entendre ici de tels arguments, parce que la réalité, c'est qu'un nombre toujours plus grand de jeunes ne trouvent plus de travail, c'est qu'ils ne sont plus bien formés pour travailler. Les jeunes préféreraient se « débrouiller », frauder ici ou là ? Je ne m'attendais pas à entendre ici l'antienne contre les « abus à la protection sociale », parce que s'il faut parler des abus, parlons aussi de la fraude fiscale - dont les montants sont autrement importants et qui, s'ils étaient évités ou récupérés, suffiraient à financer le revenu de base...

Enfin, je serais favorable à une allocation dès le premier enfant plutôt que de concentrer les moyens de la politique familiale à partir du troisième enfant. Quant à dire que l'Allemagne, parce qu'elle n'a pas notre politique familiale, devrait importer des immigrés par millions alors que des réfugiés qui se pressent en Europe fuient la guerre, je crois que le drame humain auquel nous assistons mérite qu'on choisisse d'autres termes pour en parler...

M. René Danesi . - Si, au cours de nos travaux, l'on ne peut plus dire ce que l'on pense, autant ne pas venir du tout !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Dont acte.

M. Marc de Basquiat. - Les nouvelles technologies ne sont pas la source de mon engagement pour le revenu de base, mais elles me paraissent en renforcer nettement les arguments et son urgence.

L'accompagnement social restera nécessaire en tout état de cause. Les services sociaux ne sont pas de simples guichets qui délivrent des allocations. Les travailleurs sociaux se plaignent suffisamment de n'avoir plus assez de temps pour gérer l'humain. Le revenu de base leur ôtera un travail administratif qui leur pèse aujourd'hui et le travail social en sera renforcé.

Le revenu de base, ensuite, est tout à fait compatible avec les règles actuelles du congé parental : nul risque qu'il constitue un facteur d'inégalité.

Nous connaissons mal, en France, la politique familiale allemande : il faut savoir - une étude comparative de la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) le démontrait il y a déjà de nombreuses années - que l'Allemagne dépense davantage que la France pour ses enfants, et que nous sommes nous-mêmes dans la moyenne européenne : notre système est moins généreux qu'on le croit et il est le seul à ne pas donner à partir du premier enfant. De fait, la « prime » au troisième enfant, qui n'a pas été remise en cause depuis 1945, a été inventée à une période où l'accent était mis sur le renouvellement des générations après la guerre, mais est-elle encore adaptée à notre société ? Quant au différentiel avec l'Allemagne, les spécialistes l'expliquent moins par des raisons d'allocation que par des raisons culturelles, par exemple le fait que les femmes s'arrêtent bien davantage de travailler quand elles ont des enfants, et par un moindre équipement en crèches.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Merci pour toutes ces précisions. Nous poursuivrons nos auditions à 16h15 avec le Mouvement français pour le revenu de base (MFRB).

B. AUDITION DE M. JEAN-ÉRIC HYAFIL, DU MOUVEMENT FRANÇAIS POUR UN REVENU DE BASE

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Notre mission commune d'information sur la mise en place d'un revenu de base en France qui débute ses travaux aujourd'hui est heureuse, pour cette seconde audition, d'accueillir M. Jean-Eric Hyafil, qui représente le Mouvement français pour un revenu de base (MFRB).

Quelle est la définition que vous entendez mettre derrière ce mot et comment voyez-vous la mise en oeuvre d'un tel projet ? Quel est par ailleurs le budget que vous souhaitez consacrer à cette démarche ? En tant que politiques responsables, nous souhaitons obtenir le plus d'information possible sur ce dispositif. Je vous passe ainsi la parole.

M. Jean-Eric Hyafil . - Merci, Monsieur le Président. À titre liminaire, je tiens à votre disposition divers supports documentaires, parmi lesquels la contribution que notre mouvement a remise à M. Christophe Sirugue, dans le cadre de son rapport sur la réforme des minimas sociaux dans le cadre de la mission que lui a confié le Premier ministre.

Tout d'abord, le MFRB, fondé en 2013, se veut transpartisan. Il réunit un millier de membres dans 65 groupes locaux et accueille tous les partisans de ce revenu à la condition qu'ils en respectent la charte. Nous avons organisé deux universités d'été et comptons sur votre présence lors de notre troisième université d'été qui aura lieu le 16 juillet prochain à Villeneuve-sur-Lot. Nous sommes également à l'origine de divers événements, comme un colloque dans la Haute assemblée l'année dernière et à l'Ambassade de Finlande. Notre mouvement publie également un journal ainsi que des revues pédagogiques. Notre site internet est considéré comme la référence francophone sur ce revenu de base et 28 000 personnes nous suivent sur Facebook. Enfin, nous finalisons actuellement la rédaction d'un livre blanc en deux volumes qui sera disponible à la fin juin 2016.

Le revenu de base est un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d'autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres de la naissance à la mort, sur une base individuelle, sans contrôle ni condition de ressources, ni exigence de contrepartie. Le montant de ce revenu est ajusté démocratiquement, car le MFRB ne se positionne ni sur un montant précis ni sur une piste de financement spécifique.

Notre charte précise également que l'instauration d'un revenu de base ne doit pas remettre en cause le système public d'assurance sociale, mais compléter et améliorer la protection sociale existante. Ce revenu n'a donc pas vocation à remplacer les retraites, l'assurance chômage ou l'assurance maladie.

Je présenterai ici un revenu de base du montant du RSA qui ne remplace que celui-ci et la prime d'activité. Nous ne touchons nullement aux allocations et autres prestations. J'ai ainsi choisi ce montant pour des raisons pédagogiques.

Pourquoi un revenu de base ? Je rappellerai le contexte de cette proposition marqué par la puissante vague d'automatisation et de numérisation des emplois, vectrice d'une hausse des inégalités de revenus et conduisant à une fragilisation de l'emploi classique protégé par l'assurance chômage. Tous les emplois de la classe moyenne sont ainsi menacés. Ce contexte est également marqué par une fragilisation du salariat, comme en témoignent le phénomène dit d'« ubérisation », la montée du travail indépendant et la hausse des emplois précaires. Enfin, on observe depuis ces dernières années la hausse du mal-être au travail, qui peut conduire à une perte de sens pour ceux qui l'exercent. Il serait paradoxal qu'un tel progrès technique - la numérisation des emplois - génère autant de menaces et conduise à un recul social. L'une des idées de ce revenu de base est de transformer ce progrès technique formidable en progrès social, puisqu'avec un revenu de base, les travailleurs disposent d'une meilleure protection sociale, d'une marge d'autonomie accrue pour quitter un emploi qu'ils estiment privé de sens et accéder à un nouvel emploi plus sensé à leurs yeux, même si celui-ci est plus faiblement rémunéré.

Le revenu de base présente également trois grands avantages. D'une part, c'est un dispositif qui sécurise la vie des travailleurs, en permettant la fin du non-recours aux minima sociaux, en garantissant un socle sécurisant pour tous les travailleurs qui ont un revenu variable et en permettant de faire face plus rapidement aux accidents de la vie. D'autre part, ce dispositif incite au travail du fait de sa clarté, comparé au couplage du revenu de solidarité active (RSA) avec la prime d'activité dont la complexité et la dégressivité peuvent dissuader les travailleurs de reprendre une activité. Ainsi, le revenu de base conduit à la disparition du risque de trappe à inactivité et permet d'accroître le différentiel de revenus quand on reprend une activité. Or, reprendre une activité rémunérée tout en disposant d'un revenu de base permet d'accroître ses revenus de manière significative par rapport au seul RSA.

Enfin, le revenu de base est un droit émancipateur et vecteur de richesses. On sort ainsi du discours stigmatisant sur la charité, puisque le RSA est une prestation associée à la pauvreté, pour garantir le droit à l'autonomie qui est assuré à tous les individus, quel que soit leur revenu. Ce supplément d'autonomie bénéficie aux jeunes qui ne sont pas éligibles au RSA ainsi qu'aux couples, et plus particulièrement aux femmes, dont les revenus sont dissymétriques et qui peuvent remédier aux difficultés actuelles du quotient conjugal fiscal. En effet, lorsque le mari dispose de revenus plus conséquents, il acquitte moins d'impôts du fait du quotient conjugal, alors que son épouse, aux revenus moindres, ne peut percevoir le RSA et ne dispose, par conséquent, d'aucune marge d'autonomie financière. Le fait que chaque membre du couple du couple dispose d'un revenu de base est un vecteur d'autonomie. Le revenu de base est enfin un droit générateur de confiance et garantit une sorte de filet de sécurité, générateur de confiance dans l'avenir qui réduit la peur de la dégringolade sociale. Il permet encore de réduire la peur du risque chez les individus qui seront alors plus à même de générer de nouvelles richesses marchandes ou non marchandes.

J'en viens à présent au fonctionnement du revenu de base et à ses effets redistributifs. Pour bien le comprendre, il faut considérer le système redistributif actuel, composé du RSA et de l'impôt sur le revenu (IRPP). Si une personne seule reçoit 500 euros au titre du RSA, le fait d'occuper un emploi de 100 euros occasionne une perte de 38 euros de son RSA, ce mécanisme se réitérant par tranche de cent euros jusqu'à atteindre environ le montant du SMIC. Au-delà du SMIC perçu, la personne ne percevra naturellement plus le RSA et commencera par acquitter des impôts sur le revenu. Bien que désormais le RSA activité ait été remplacé par la prime d'activité, le dispositif demeure globalement le même. La redistribution assurée par le système actuel peut être remplacée par un revenu de base.

Qu'apporte l'introduction d'un revenu de base ? En percevant déjà celui-ci, toute personne touchant un revenu supplémentaire paiera immédiatement de l'impôt sur le revenu qui sera prélevé à la source. Son revenu ne baissera pas ainsi de 38 euros, voire de moins en fonction des paramètres retenus, mais ceux-ci seront, pour ainsi dire, pris par l'impôt sur le revenu. Il est ainsi possible d'instaurer un revenu de base sans bouleverser les mécanismes actuels de redistribution, ni augmenter les prélèvements des plus aisés. On peut aisément démontrer que le revenu de base, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, peut être mis en oeuvre et finançable, à la condition de taxer les premiers euros gagnés.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Pourriez-vous préciser votre propos ? L'impôt sur le revenu intervient-il sur le revenu de base lui-même ou sur le cumul avec les nouveaux revenus lorsqu'on reprend le travail ?

M. Jean-Eric Hyafil . - L'impôt sur le revenu n'intervient que sur les revenus issus du travail, et non sur le revenu de base. Évidemment, plusieurs pistes sont possibles. En effet, une piste est développée dans la contribution du MFRB au rapport Sirugue, dans laquelle le revenu de base est intégré au revenu imposable, mais où la première tranche, que représente le revenu de base, est exonérée d'impôts afin de maintenir un quotient conjugal. Je ne pense pas devoir développer cette thèse devant vous aujourd'hui, mais pour répondre à votre question, dans ce cas simple le revenu de base est exonéré d'impôt. Évidemment, ce système ne peut fonctionner qu'à la condition d'un mécanisme de prélèvement à la source. Le salarié perçoit ainsi chaque mois de l'État son revenu de base et touche son salaire de son employeur, ce salaire étant net puisque versé après un impôt prélevé à la source. Certains proposent que le revenu de base prenne la forme d'un crédit d'impôt, c'est-à-dire une forme d'impôt négatif soustrait à l'impôt théorique que l'individu doit acquitter. Une telle perspective conduit à une relation bilatérale entre l'impôt et l'État. Or, si cette notion fait débat, je pense que l'impôt négatif n'est pas un revenu de base et qu'il pose plusieurs difficultés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - C'est une notion sémantique ?

M. Jean-Eric Hyafil . - C'est également une notion très technique. L'impôt négatif, relation entre l'État et l'individu, empêche, par ses modalités, le prélèvement de l'impôt à la source. À l'inverse, le revenu de base permet de faciliter le prélèvement à la source. En outre, si l'individu ne perçoit qu'un impôt négatif, il n'a pas conscience de toucher le revenu de base qui perd alors son caractère universel. Il en résulte qu'on continue ainsi à stigmatiser les personnes qui touchent l'impôt négatif. Enfin, tout comme avec le RSA, on ne peut jamais prévoir le montant de l'impôt négatif qui sera perçu, compte tenu du nombre aléatoire des impôts pris en compte dans le calcul. Des décalages peuvent également survenir. En cas d'inactivité, il faut parfois observer un délai avant que ne se mette en route l'impôt négatif. Alors qu'avec le revenu de base, il ne peut y avoir de mois sans revenu.

Examinons maintenant les effets redistributifs du revenu de base. En matière d'autonomie, tout le monde est évidemment gagnant : selon les paramètres choisis et le taux marginal d'imposition sur les premiers euros gagnés, les couples modestes, les 18-24 ans ainsi que les ayant-droits au RSA et les travailleurs pauvres sont les grands bénéficiaires du revenu de base. On peut basculer son financement sur les hauts patrimoines, les paradis fiscaux ou encore les multinationales, et pas seulement sur les ménages acquittant déjà l'impôt sur le revenu. Une multitude de pistes est possible.

Venons-en au financement. Différentes propositions ont été présentées dans notre contribution au rapport de M. Sirugue, qui seront également développées dans notre prochain livre blanc. En fait, tout dépend du terme que l'on choisit. À long terme, il serait intéressant d'introduire le revenu de base dans le cadre d'une vaste réforme de l'impôt sur le revenu des personnes physiques. Mais à court terme, il est possible de créer un nouvel impôt qui serait le pendant de la redistribution actuelle du RSA. Aujourd'hui, lorsqu'on gagne 100 euros de salaires, on perd 38 euros de RSA. On pourrait alors créer un impôt à 38 % qui s'appliquerait dès les premiers euros gagnés mais serait plafonné au montant du revenu de base. Il s'agirait ainsi d'un impôt supplémentaire venant s'ajouter à la CSG. Cette proposition n'est certes pas idéale mais, susceptible d'être mise en oeuvre à court terme, elle permettrait d'instaurer rapidement un revenu de base.

À long terme, la question de la réforme de l'IRPP amène à s'interroger sur plusieurs points, dont l'avenir des niches fiscales et du quotient conjugal. Nous développons ces points dans notre contribution au rapport de M. Sirugue. Il serait possible de maintenir les niches fiscales dans le nouveau dispositif, à condition d'en réviser le mode de calcul pour qu'elles continuent à représenter les quelque 34 milliards d'euros actuels. On peut également en basculer certaines vers d'autres pistes, comme l'établissement d'un chèque-services, destiné à financer les crèches ou des soins spécifiques aux personnes âgées, par exemple. Une telle démarche permettrait ainsi de rendre ces niches fiscales plus redistributives.

Sur la question du quotient conjugal, faut-il totalement individualiser l'impôt ou le maintenir en l'état ? Je ne développerai pas ce point évoqué également dans notre contribution au rapport de M. Sirugue. On peut par ailleurs diversifier les sources de financement et basculer vers le revenu universel les exonérations de cotisation qui peuvent créer à des trappes à bas salaires et ralentir la progression salariale des personnes au SMIC.

Nous pensons enfin qu'il est possible d'expérimenter le revenu de base dans un département ou une région. Nous invitons votre mission d'information à soutenir cette démarche et à proposer une loi d'expérimentation. Comment y parvenir ? Si la loi n'autorise pas à expérimenter un prélèvement fiscal dérogatoire, on peut néanmoins expérimenter l'allocation d'un revenu de base : l'expérimentation permettra déjà de vérifier les bienfaits du revenu de base par rapport au système actuel de protection sociale qui ne sécurise pas assez les travailleurs disposant de revenus variables. Cette expérimentation du revenu de base permettra ainsi de vérifier qu'il ne dissuade nullement les individus à travailler et à s'investir dans la vie de la cité.

Ainsi, en conclusion, élément structurant d'un discours sur l'autonomie, le revenu de base permet de renouer avec l'idée de progrès. Le revenu de base est applicable dès maintenant et pourrait accompagner la réforme fiscale. Avant de conduire cette réforme à l'échelle nationale, on peut l'expérimenter au niveau local. Nous vous invitons à vous y pencher et vous remercions de votre attention.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je vous remercie de votre présentation et passe à présent la parole au rapporteur, M. Daniel Percheron.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Monsieur, j'ai écouté avec grande attention votre exposé où l'intelligence de la démonstration était au rendez-vous. Néanmoins, j'ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi, au nom de l'État providence, vous liez cette avancée exceptionnelle à l'impôt sur le revenu qui est l'objet de tous les fantasmes et déséquilibres en France. Je rappelle que 10 % des ménages assurent 70 % de l'impôt et qu'aujourd'hui 57 % des Français ne paient pas cet impôt. Toucher à l'impôt sur le revenu, c'est vraisemblablement être juste, mais c'est jouer avec de la dynamite ! Il me semble donc très aventureux d'aller pour l'instant dans cette direction. La réforme fiscale sera, bien entendu, à l'ordre du jour des prochains débats présidentiels. Se fera-t-elle du fait de l'attention exacerbée portée aux classes moyennes, compte tenu des chiffres que je vous ai communiqués ? La question est vraiment posée.

Par ailleurs, vous avez le mérite de simplifier et de souligner qu'on ne remet pas en cause le système de protection sociale, ce que vous nous disiez déjà dans votre contribution au rapport de notre collègue député Christophe Sirugue. Ce système de mutualisation quasiment unique au monde - retraites, chômage, sécurité sociale et tiers-payant généralisé - tient pour l'instant et on se concentre à partir du RSA sur le revenu de base. Vous donnez des chiffres et des arguments très forts. Mais à la suite des conclusions du dernier rapport de France Stratégie, présidé par Jean Pisani-Ferry, sur la situation de la France en matière d'emplois, une question doit nous obséder : la société française a consacré un tiers de plus de son PIB aux personnes âgées depuis 2000 et diminué en conséquence la part de la jeunesse qui se pose désormais la question de sa place dans la société, notamment du fait du chômage structurel, de la révolution numérique ou de la préservation de certains acquis sociaux. Vous faîtes bien apparaître que, parmi les grands bénéficiaires de ce revenu, se trouvent la jeunesse et tout particulièrement les 18-25 ans. Ce sont des pistes très fortes pour qui peuvent montrer que le revenu de base - simplifié et éventuellement expérimenté localement - peut être à la portée des courageux politiques qui décideraient d'essuyer les plâtres.

Vous avez également développé un argument ambivalent en nous indiquant que l'on paierait, à un certain moment, un impôt sur le revenu dès le premier centime d'euro perçu. Dans le cadre de notre mission, nous devons avant tout éviter d'être caricaturaux. Il convient d'éviter que la perception du revenu de base se focalise sur le prélèvement de l'impôt à la source. Notre pays n'a jamais été aussi fragile ; nous sommes au coeur de l'État Providence et le pays n'a jamais été aussi lointain de cette réalité. Nous sommes au coeur de la construction européenne et notre pays n'a jamais eu autant de doutes sur les perspectives de son adhésion au projet européen. Le revenu de base est donc un magnifique sujet que nous allons tenter d'approfondir avec la sagesse reconnue du Sénat.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je formulerai deux remarques ainsi qu'une question. Vous nous dîtes que l'on se dirige vers la disparition de l'emploi en raison de la numérisation et qu'il va nous falloir trouver de solutions. Or, celles que vous préconisez sont des solutions de non-emploi. Pensez-vous que ce que vous préconisez va s'avérer satisfaisant pour la population ? J'ai au contraire l'impression que le travail donne aux personnes l'autonomie et la liberté, même si vous évoquez très justement un mal être. Je crains les effets d'une conception du revenu de base qui n'aurait d'autre objet que de compenser la perte d'emplois. Vous posez un problème qui, de mon point de vue, affaiblit votre démonstration.

Deuxièmement, je rejoins ce qui vient d'être dit sur l'impôt. Je pense qu'il faudrait trouver un mode de financement acceptable et juste ; mais je ne pense pas que nous y parvenions en rajoutant un impôt. Vous n'avez pas cité les volumes annuels de dépenses pour le revenu de base et j'aimerais tout de même disposer de plus d'informations en la matière. En outre, je ne comprends pas le prélèvement de 38 % du revenu net plafonné au montant revenu de base, que vous venez d'évoquer. Quel en est le mécanisme sous-jacent ? Pourquoi ne diminuez-vous pas le revenu de 38 % ? Votre démonstration ne me convainc pas et j'attends de votre part davantage d'explications.

M. Yves Rome . - Je partage l'idée que cette société, qui est disruptive avec l'apparition du numérique et ses effets sur l'organisation de la production, aura moins en moins besoin d'hommes derrière des postes de travail. On le constate manifestement aujourd'hui. Les trois temps de la vie - celui de la formation, du travail et de la retraite - que nous avons connus jusqu'à présent sont désormais obsolètes, tout particulièrement pour la jeunesse qui, de contrat précaire en contrat précaire, avec des périodes de coupure, peut connaître la peur du lendemain. Le revenu de base est un élément de réponse partielle qui peut remédier à ces ruptures dans la vie professionnel des salariés qui, désormais, ne sera plus linéaire. Paradoxalement, même si de plus en plus de tâches seront exercées par l'intelligence artificielle, des objets connectés ou des robots à l'instar de ce qui se passe dans la production Outre-Rhin où le 4.0 est en cours de réalisation, d'autres tâches d'utilité sociale pourront se faire jour. Le bénévolat, l'accompagnement des personnes âgées ou l'accueil précoce de la petite enfance, qui sont des moyens de lutte contre la ségrégation sociale et l'installation durable de la pauvreté, représentent de réelles perspectives. Le revenu de base peut ainsi concourir de manière significative à ce nouveau séquençage de la vie des individus. En revanche, se pose un certain nombre de problèmes s'agissant de son financement.

À l'instar de mes collègues, je ne partage pas du tout l'analyse que vous nous proposez, car vous êtes à la fois moderne dans votre discours sur la nécessité de créer un revenu de base et très traditionnel quant aux modes de financement que vous préconisez. En effet, vous reprenez à votre compte de vieilles recettes en appelant à certaines modifications. Ne serait-il pas plus judicieux, puisque la valeur se déplace vers les fameux GAFA et les grands groupes de l'industrie numérique, d'envisager des taxes supplémentaires sur les profits dégagés par les grandes sociétés numériques pour envisager des modalités de financement du revenu de base ? Si l'on en reste à vos pistes, il y a peu de chances, me semble-t-il, de faire avancer le dossier. Il s'agit de prélever cette valeur où elle se créée et qui nous échappe actuellement, comme en convient l'ensemble du champ politique, et non où elle est déjà prélevée.

M. René Danesi . - La numérisation va changer un certain nombre de choses et supprimer de nombreux emplois comme l'ont fait, à chacune de leur époque, toutes les innovations technologiques. Il y aurait mille sortes d'emploi à créer, comme nous le constatons au quotidien dans notre mandat de maire, et ceux-ci ne réclament pas une formation de pointe. En 1994, je me trouvais au Japon et j'ai pu constater que ce type d'emplois rendait de véritables services, que ce soit dans le Shinkansen ou encore le métropolitain de Tokyo où subsistaient des poinçonneurs. Cette société a trouvé le moyen d'être particulièrement performante en innovant dans l'intelligence, tout en assurant des emplois aux personnes les moins qualifiées, tandis qu'en Europe le patronat a préféré recourir en masse à une main d'oeuvre d'origine étrangère. Une élévation du niveau de formation comme celle du Japon n'a rien à voir non plus avec ce que l'on trouve à Cuba, où de nombreuses personnes étaient occupées dans des tâches proprement inutiles. Quel que soit le système économique en vigueur, on peut toujours trouver des emplois valorisants et adaptés à toutes les compétences, à condition toutefois de le vouloir ! Le travail demeure la première dignité de chacun. Je suis certes pour l'idée d'un revenu universel, mais il faut avant tout offrir à tout individu un emploi grâce auquel il puisse subvenir à ses besoins.

En ce qui concerne le financement de ce revenu universel, l'impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) est la marque du courage des hommes politiques français depuis sa création pendant la Première guerre mondiale... Dans aucune autre démocratie, l'IRPP n'est acquitté par aussi peu de personnes ; tout l'effort porte sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ! Après un siècle de mauvaises habitudes, tous gouvernements confondus, je ne vois pas les politiques suicidaires qui souhaiteraient changer cette situation. La TVA sociale, qu'on appliquerait à tous les produits importés de pays qui pratiquent le dumping social, voire environnemental, comme la Chine où les normes de production sont beaucoup moins strictes qu'en France, pourrait être introduite, à la condition d'en avoir le courage et d'agir en informant les autorités de l'Union européenne. Une telle TVA serait justifiée et pourrait alors servir au financement du revenu universel.

M. Alain Vasselle . - Je ne voudrais pas être redondant par rapport à ce qui vient d'être dit. Je voudrais demander à notre invité la source d'inspiration des propositions qu'il a développées ? S'est-il interrogé sur les pratiques usitées, notamment en Europe du Nord dont les pays sont réputés être plus en avance que nous dans le domaine de l'action sociale ? Notre mission cherche en effet à être éclairée sur la pertinence de ce dispositif et le moment viendra où, à la lueur de ses conclusions, nous serons plus à même de nous positionner. A ce stade, il s'agit d'être éclairé sur les travaux que vous avez effectués. Avez-vous procédé à une analyse comparée et quels enseignements en avez-vous tirés pour faire les propositions qui sont les vôtres aujourd'hui ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Merci mes chers collègues. Je vous cède la parole, M. Hyafil.

M. Jean-Éric Hyafil. - Je vous remercie pour toutes ces questions. Lorsque j'ai évoqué l'impôt sur le revenu, je pensais en fait à sa dimension générique, en y incluant notamment la contribution sociale généralisée (CSG). Évidemment, on pourrait proposer d'assurer une partie du financement du revenu de base par la CSG ou par l'actuel impôt sur le revenu. Une vaste réforme fiscale est ambitieuse mais nécessaire. À cet égard, l'avantage de la mise en place d'un revenu de base est que tout le monde acquittera un impôt sur le revenu. Cette généralisation, par rapport à ce qui prévaut actuellement, serait évidemment bénéfique.

En outre, il se trouve que l'introduction d'un revenu de base serait de nature à faciliter le prélèvement de l'impôt sur le revenu à la source. En effet, la difficulté actuelle de ce mode de prélèvement réside dans le passage de la tranche de 0 % à celle de 14 % pour tous les ménages qui se situent dans la classe moyenne aux revenus médians et qui commencent à payer de l'impôt sur le revenu : une incertitude demeure sur le montant que ces ménages doivent acquitter, surtout lorsque leurs revenus sont irréguliers ou que leur situation conjugale s'avère incertaine, voire s'ils cumulent plusieurs emplois. Or, avec la réforme du revenu de base, on instituerait une vaste première tranche imposée à hauteur de 23 à 30 % d'impôt sur le revenu, suivant l'assiette retenue. Les contribuables auraient ainsi une connaissance claire du montant de leur impôt. Il faudrait faire preuve d'un réel courage politique pour mener ces deux réformes de fond, mais une telle démarche est possible.

Sur le financement du revenu de base, d'autres pistes que celle de l'impôt sur le revenu existent. Je partage le constat exprimé qu'il faut taxer les multinationales qui échappent à l'impôt sur le revenu. Je souscrits également à l'idée d'instaurer une fiscalité écologique et de créer une taxe visant tous les produits polluants arrivant depuis l'extérieur aux frontières de l'Europe. Pourquoi n'ai-je pas développé ce point ? Car je me place dans le court terme en me positionnant sur ce qui existe, à savoir l'impôt sur le revenu. Une fois ces réformes opérées, de tels prélèvements permettront d'alimenter une base vouée à être substituée partiellement à cet impôt. L'un n'empêche pas l'autre. J'ai proposé une démarche s'appuyant sur l'impôt sur le revenu sans exclure d'autres pistes de financement qui peuvent prendre le relais de celui-ci ou assurer l'augmentation du financement du revenu universel. Ces différentes pistes seront d'ailleurs développées dans notre livre blanc.

Je partage avec vous l'idée que le travail est fondamental et que tout le monde souhaite travailler. Mon premier diagnostic sur la numérisation des emplois n'avait pas pour finalité d'annoncer la fin du travail ; la question demeure complexe et il est toujours possible de créer des emplois. Personnellement, je ne pense pas que la création des emplois représente un but en soi. En effet, je fais la nuance entre travail et emploi, car on peut être utile à la société sans pour autant être rémunéré. Le revenu de base n'est nullement compensatoire à la perte d'emploi ; il est au contraire vecteur d'autonomie en permettant aux individus de mieux choisir leur emploi. Il est toujours possible de créer des emplois dans les secteurs des services, à l'exemple du Japon ou des États-Unis, où dans les supermarchés des employés ont pour tâche d'orienter les consommateurs dans les rayons en fonction de leurs demandes. Je ne souhaiterais pas, personnellement, occuper un tel emploi et je pense que de tels emplois ne doivent guère susciter l'intérêt des personnes.

Créer un emploi pour créer un emploi ne fait pas forcément rêver notre jeunesse qui préfère trouver du sens dans un emploi qui peut être moins rémunéré, dans des secteurs comme l'économie sociale et solidaire, la culture ou les activités pédagogiques. La jeunesse n'a pas envie d'éprouver le sentiment de gâcher sa vie dans un emploi qui n'a pas de sens pour elle. La possibilité de choisir son emploi et d'en refuser éventuellement un perçu comme dépourvu de sens est l'un des avantages du revenu universel. Ainsi, l'instauration d'un revenu de base ne consacre certainement pas la fin du travail, bien au contraire !

Je n'ai pas présenté de budget total. En effet, l'approche macroéconomique du financement du revenu de base, qui est notamment celle de la Fondation Jean Jaurès, est erronée. Une telle démarche ne prend pas en compte l'effet redistributif à l'échelle individuelle. Effectivement, ce revenu universel, du point de vue de son budget brut, coûte certes cher, mais demeure relativement anodin pour les ménages les plus aisés. La question du budget brut n'est donc pas essentielle.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il faut tout de même le chiffrer !

M. Jean-Eric Hyafil . - Le budget brut du revenu de base, pris en tant que tel, s'élèverait à 180 milliards d'euros, soit 8 % du PIB. Ce chiffre ne présente cependant aucun effet économique. On pourrait ainsi demander à l'INSEE de ne comptabiliser que le solde entre revenu de base perçu et impôt sur le revenu versé. Autrement dit, comptabilisé comme un crédit impôt, le budget brut du revenu de base revient seulement à 10 milliards d'euros.

Enfin, la source d'inspiration du revenu de base est multiple. Certains, d'inspiration libérale, souhaitent simplifier le système fiscal pour supprimer toute trappe à inactivité. D'autres, d'une tradition plus progressiste, voire gauchiste, marxiste et écologiste, cherchent à ce que les individus se réapproprient le travail

M. Jean Desessard . - Ce ne sont pas les mêmes traditions !

M. Jean-Éric Hyafil . - On retrouve l'idée marxienne sous-jacente de sortir de l'aliénation du travail pour mieux se le réapproprier.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Pourquoi un seuil de 38 % ?

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Le RSA est dégressif. En quoi, la dégressivité frappe-t-elle un éventuel revenu de base ?

M. Jean-Éric Hyafil. - Dans le schéma précédemment exposé, l'État assure le revenu de base en début de mois et prélève l'impôt sur le revenu à la source. Cet impôt prélevé à la source ne serait que le pendant du taux de dégressivité actuel du RSA. S'élevant à 38 % du salaire net, ce nouvel impôt serait plafonné dès qu'on atteint le montant du revenu de base. Cet impôt s'ajouterait à l'actuel CSG. Pourquoi cet impôt et un taux de 38 % ? Parce que ces montants ont pour vocation d'être expérimentés et se veulent réalistes. L'expérimentation ne réclame pas de législation nécessairement complexe. Évidemment, ce n'est pas le régime fiscal idéal.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il serait intéressant que vous nous donniez un exemple pratique, en prenant par exemple pour base la fiche de paie, et que vous exposiez l'équilibre général de votre dispositif. Bien évidemment, celui-ci ne manque pas d'induire un coût total, puisqu'il est versé à tous les Français !

M. Jean-Éric Hyafil. - Le budget brut global s'élèverait à 178,9 milliards d'euros. Mais ce budget global du revenu de base disparaîtrait si l'INSEE comptabilisait le revenu de base comme un crédit d'impôt. Au final, les contribuables les plus aisés devraient certes payer plus d'impôt pour alimenter ce budget, mais ils récupéreraient ensuite le montant de cette augmentation en percevant, à leur tour, le revenu de base, suivant la réforme fiscale conduite.

Cette projection s'appuie sur le raisonnement suivant : le revenu de base proposé pour les enfants n'étant qu'une rationalisation du système des allocations familiales, on doit estimer que le revenu de base concerne 52 millions d'adultes. On suppose également que les 13,5 millions de personnes retraitées, les 2,5 millions de chômeurs indemnisés et le million de bénéficiaires de l'allocation adulte handicapé reçoivent déjà, au titre des différentes prestations, le revenu de base. Ainsi, un revenu de base de 465 euros par mois, soit 5 580 euros par an, impliquerait un budget total de 193 milliards d'euros, dont on déduit les 10 milliards versés au titre du RSA auxquels est également retranché le supplément enfant du RSA. Ce budget, établi en 2013, se substitue également à 14,9 milliards d'euros de prestations sociales remplacées. La hausse des dépenses publiques de 178,9 milliards serait assurée par les recettes de l'impôt sur le revenu à un taux de 38 %. Si ce budget est bouclé, mais je tiens à insister qu'il est sans fondement économique et est dépourvu d'effet redistributif. S'agissant enfin de l'analyse comparée, actuellement peu de pays ont mis en oeuvre un revenu de base. Certains ont pu le faire, en raison de revenus pétroliers, comme en Alaska.

M. Jean Desessard . - Ce revenu représente quelque 100 dollars par mois !

M. Jean-Éric Hyafil . - En effet, ce revenu représente environ 1 000 dollars par an. Des expérimentations se font jour dans des pays en développement ainsi que, ponctuellement, aux États-Unis et au Canada, dans la ville de Dauphin où sa mise en oeuvre à la fin des années 70 a été étudiée par la sociologue Evelyn Forget.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous avons l'intention d'aller en Finlande et aux Pays-Bas afin d'étudier certaines initiatives locales. Je vous remercie, Monsieur, de votre démonstration.

II. RÉUNION DU JEUDI 23 JUIN 2016

A. AUDITION DE M. PHILIPPE VAN PARIJS, PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN, FONDATEUR DU BASIC INCOME EARTH NETWORK

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Philippe Van Parijs, philosophe et économiste et titulaire de la chaire d'éthique économique et sociale de l'université catholique de Louvain. M. Van Parijs s'intéresse de longue date à la question du revenu de base, puisqu'il a participé en 1986 à la fondation du Basic Income European Network (BIEN) - devenu le Basic Income Earth Network - et a publié en 2005 avec M. Yannick Vanderborghts un ouvrage discutant des mérites d'une allocation universelle.

La question du revenu de base a gagné une audience considérable dans le champ de la discussion publique, et le réseau BIEN en est le principal promoteur au niveau européen. Je précise que nous avons déjà entendu des représentants de l'AIRE (association pour l'instauration d'un revenu d'existence) et du MFRB (mouvement français pour le revenu de base).

La notion de revenu de base recouvre une grande diversité de projets qui sont eux-mêmes mus par des motivations et des visions de la société parfois très éloignées les unes des autres. Je voudrais d'abord savoir comment le BIEN se situe dans cette « mouvance » et quelle vision du revenu de base vous défendez.

Nous serons ensuite particulièrement intéressés par vos réflexions sur la définition d'une allocation universelle, sur le champ qu'elle doit couvrir et sur la méthode qui pourrait être suivie pour la mettre en place.

M. Philippe Van Parijs . - Merci de m'accueillir. En effet, j'attache une grande importance aux interactions entre les élus et les personnes exerçant des responsabilités politiques d'une part, et les universitaires insérés dans des réseaux, d'autre part. Dans ce contexte, il y a un bénéfice mutuel et je parlerai brièvement pour pouvoir ensuite répondre à vos questions. Effectivement, l'idée du Basic income m'est venue en décembre 1982. Comme je ne l'avais ni lu ni vu nulle part, j'ai dû inventer un nom et j'ai proposé de la nommer « allocation universelle » en analogie avec le suffrage universel : car l'allocation universelle est un élément de pouvoir économique distribué de manière strictement égalitaire, comme le suffrage universel est un élément de pouvoir politique distribué à chacun.

Lorsqu'on a une idée que l'on croit géniale, l'une des deux choses suivantes se produit. D'abord, on s'aperçoit que cette idée présente de sérieux défauts. Pour ma part, j'ai eu l'occasion de parler de cette idée sur six continents et de rencontrer beaucoup d'objections, sans pour autant en rencontrer une qui soit décisive. Ensuite, on découvre que l'on n'a pas été le premier à avoir eu cette idée. J'ai découvert petit à petit d'autres personnes et les ai réunies dans notre ville universitaire de Louvain-La-Neuve, en septembre 1986. Nous avons alors fondé le BIEN - Basic Income European Network - avec une trentaine de personnes. Depuis lors, nous organisons un congrès tous les deux ans et progressivement, ces congrès ont accueilli de plus en plus de personnes en provenance des six continents. Sous leur pression, lors du congrès de Barcelone en 2004, on a transformé le Basic Income European Network en Basic Income Earth Network ; ce qui permet de conserver cet acronyme « BIEN », vraiment idoine ! Le BIEN a désormais des sections sur l'ensemble des continents. Le dernier congrès a eu lieu à Montréal et le prochain se tiendra, pour la première fois, en Asie, à Séoul, au début du mois de juillet 2016.

Je suis responsable d'une chaire d'éthique économique et sociale et de nombreuses idées autres que celles-là sont pertinentes pour mes travaux et mes publications. Mon ouvrage le plus long et aride s'intitule La liberté réelle pour tous , publié aux Presses universitaires d'Oxford il y a une vingtaine d'années, qui est une tentative de justification philosophique de l'allocation universelle. Avec mon collègue Yannick Vanderborght, nous terminons un livre de référence sur cette question pour les presses universitaires de Harvard qui fait le point sur ses différentes dimensions, à la fois historiques, économiques, éthiques et politiques.

Il me paraît utile de donner d'abord des perspectives philosophiques à cette question et d'envisager ensuite les aspects pratiques de cette allocation universelle, même si mes collègues, que vous avez auditionnés, connaissaient beaucoup mieux la situation française que moi. Il faut bien distinguer l'allocation universelle des deux autres modèles de protection sociale, en les plaçant dans une perspective historique. Je voudrais ensuite indiquer ce qui est pour moi l'argument fondamental en faveur de ce revenu de base, avant de comprendre pourquoi un intérêt sans précédent se dégage en Europe, voire même depuis la Californie jusqu'à la Corée. De toute l'histoire de l'humanité, il n'y a jamais eu un tel intérêt depuis ces derniers mois, voire ces dernières semaines, en faveur de cette notion.

Premièrement, il existe trois modèles fondamentaux de protection sociale.

Le premier est né au début du XVI e siècle dans vos régions, Messieurs les président et rapporteur. En effet, le tout premier système a été instauré dans la ville d'Ypres vers 1515. Ce premier modèle d'assistance sociale théorisé se focalisait sur les pauvres, avec une condition de contrepartie : seuls les pauvres qui manifestent le souhait de travailler avaient le droit de recevoir cette allocation. Le premier à l'avoir théorisé est un Juif converti appelé Vives, né à Valence et ayant étudié à la Sorbonne, avant d'enseigner à Louvain. Il a publié en 1515 l'ouvrage De Subventione pauporum - c'est-à-dire en français De l'assistance aux pauvres - qui justifie ce nouveau dispositif selon lequel il est plus efficace que les municipalités s'occupent de l'aide aux pauvres plutôt que la charité privée ou les organisations ecclésiales. Ce modèle a subi de nombreuses transformations et des crises extrêmement intenses, notamment lors du passage du Old Poor Laws aux New Poor Laws au Royaume-Uni. Ce modèle est encore présent dans nos modèles actuels d'assistance sociale comme dans le revenu de solidarité active (RSA) en France. Naturellement, ce modèle est plus généreux que ne l'était le modèle d'Ypres en 1515, mais repose sur une même logique en ciblant sur les pauvres une aide conditionnée aux ressources et à la situation familiale, impliquant comme contrepartie un travail effectif dans les Workhouses ou les dépôts de mendicité sous l'Ancien Régime.

Un deuxième modèle est apparu et a été formulé par Condorcet lorsqu'il se cachait, un an avant sa mort. Dans son ouvrage Esquisse de l'histoire des progrès de l'esprit humain , Condorcet formule en un paragraphe le principe de l'assurance sociale. Il ne s'agit pas d'une aide ciblée sur les pauvres, mais d'une forme de solidarité entre les travailleurs. Cela suppose que les travailleurs parviennent à dégager un surplus au-delà de leur survie immédiate, de manière à pouvoir couvrir une série de risques de leur existence : le grand âge, l'invalidité, la maladie ou le chômage involontaire. Il a fallu du temps pour que cette bonne idée devienne réalité. C'est Bismarck, à la fin du XIX e siècle, qui a mis en oeuvre le premier système d'assurance sociale avec les pensions du Deuxième Reich allemand au moment de l'unification allemande. Jaurès espérait, dans une intervention très éloquente à l'Assemblée nationale, que le modèle d'assurance sociale puisse se substituer intégralement à celui de l'assistance sociale.

Enfin, un troisième modèle, que l'on pourrait qualifier de dividende social, est apparu. La forme en est différente et ce modèle est celui du revenu de base et de l'allocation universelle qui présentent un caractère inconditionnel. Cette inconditionnalité se décline de trois manières : premièrement, son versement est strictement individuel ; on n'a pas besoin d'examiner la situation personnelle des individus. Deuxièmement, ce revenu est aussi inconditionnel, c'est-à-dire universel : il est versé quels que soient les revenus, qu'il s'agisse des revenus du travail ou des revenus du capital. Enfin, il n'implique aucune contrepartie de la part de ses bénéficiaires : on n'a pas besoin de savoir si vous travaillez ou si vous désirez travailler pour déterminer si vous y avez droit. Ce troisième modèle est plus récent que les deux autres. Le premier à avoir publié une proposition systématique en la matière est Joseph Charlier qui a publié à Bruxelles en 1848 son livre Solution du problème social . 1848 est aussi l'année de publication, à Bruxelles également, du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx. Joseph Charlier défendait une socialisation de l'ensemble du sol et, avec certaines mesures de transition, du patrimoine immobilier ; le loyer payé sur l'ensemble de ce patrimoine immobilier devait être distribué entre tous les citoyens adultes d'un pays. C'est ce qu'il appelait le dividende territorial. Cette idée n'a eu aucun impact, à l'exception de trois débats publics qui se sont tenus sur ce revenu de base. Les deux premiers débats ont été locaux et limités à un pays, tandis que la troisième occurrence de ce débat se poursuit encore aujourd'hui.

Le premier débat est intervenu, peu après la première guerre mondiale, à l'initiative d'un ingénieur quaker au Royaume-Uni, Daniel Miller, qui avait créé un petit mouvement et publié un livre pour défendre le « State bonus », qu'il proposait ainsi de fixer à 20 % du PIB par tête. Les arguments qu'il défendait alors sont très semblables à ceux qui sont encore en débat aujourd'hui. Ce sujet a été discuté par le parti travailliste britannique, y compris lors d'une conférence annuelle, avant d'être finalement rejeté.

Le second débat s'est déroulé aux États-Unis à la fin des années 1960 et au début des années 1970, à l'initiative des professeurs James Tobin et John Kenneth Galbraith, qui étaient très liés au parti démocrate et ont convaincu Georges McGovern, candidat à la présidence contre Richard Nixon, de placer le Demogrant sur sa plateforme électorale. Ce Demogrant représentait un versement de 1 000 dollars par personne et par an pour chacun des résidents des États-Unis. McGovern n'a pas gardé cette proposition dans son programme électoral, une fois les primaires passées et a été défait de manière spectaculaire par Richard Nixon. Cependant, l'idée a inspiré un certain nombre d'expérimentations de ce qu'on appelait alors « l'impôt négatif » aux États-Unis et au Canada, mais le débat public sur cette question s'est tout à fait assoupi en Amérique du Nord.

Le troisième débat se déroule au milieu des années 1980 en Europe, indépendamment dans plusieurs pays, en Angleterre, Belgique et aux Pays-Bas, ainsi qu'au Pays-Bas où un syndicat de travailleuses à temps partiel a été le fer de lance d'une campagne qui a conduit à un véritable débat public en 1985. Dans la foulée a été créé le réseau européen puis mondial BIEN et depuis lors, ce débat n'a fait que prendre de l'ampleur dans différents pays.

Quel est l'argument fondamental pour comprendre l'intérêt d'une allocation universelle et en quoi celle-ci diffère-t-elle de l'assistance sociale ? Cette allocation est bien autre chose qu'un instrument efficace de lutte contre la pauvreté financière. Une manière de le comprendre, c'est de commencer par se poser la question de l'impact de l'introduction d'un tel revenu inconditionnel sur la rémunération du travail, c'est à dire le niveau des salaires. Le public est d'ordinaire partagé sur cette question : va-t-elle conduire à une augmentation ou à une diminution des salaires ? L'intuition est de dire que, puisqu'on dispose d'une partie de son revenu de manière inconditionnelle, l'employeur assurera le complément nécessaire pour avoir une vie décente. Mais l'autre intuition est de dire que disposer d'un revenu inconditionnel et ce, même lorsqu'on n'est pas disposé à travailler, implique d'augmenter les salaires pour avoir suffisamment d'emplois. La réponse correcte à cette question est que les tenants de l'une ou l'autre conception ont raison lorsque l'on raisonne en fonction de catégories d'emplois différentes. Ce point est absolument crucial pour l'argumentation en faveur de l'allocation universelle : celle-ci donne la possibilité de dire oui à certains emplois et de dire non à d'autres emplois qu'on ne peut actuellement refuser.

De manière plus précise, certains emplois ne paient pas suffisamment pour qu'on puisse en vivre aujourd'hui : c'est le cas des emplois à temps partiels, des stages, ou encore des emplois comportant un aspect de formation et qui sont payés peu, c'est-à-dire insuffisamment pour pouvoir en vivre. D'autres emplois, y compris ceux qui relèvent du statut de travailleur indépendant, sont considérés comme très intéressants et peuvent correspondre à une profonde vocation, mais qui ne donnent alors lieu qu'à des revenus très incertains ou irréguliers. Grâce à l'allocation universelle, à des emplois comme ceux-ci, qui comprennent une dose importante de transfert de capital humain, il sera plus facile de dire oui. Il sera également plus facile de dire non, en partie du fait de ces autres alternatives, aux emplois dont les conditions d'exercice ou de rémunération ne permettent pas le plein épanouissement. Ce qui est vraiment crucial pour l'allocation universelle, c'est de comprendre qu'elle va induire ces deux effets : la possibilité de dire non, ce qui constitue une sorte de remède pour lutter contre l'exploitation et la trappe de l'emploi, ainsi que la possibilité de dire oui et de lutter contre l'exclusion et le chômage.

La différence avec l'assistance sociale, c'est que l'allocation universelle donne une liberté réelle de faire d'autres choix. C'est un instrument de liberté. Comme l'écrivait Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions , « l'argent que l'on a est un instrument de liberté et celui que l'on cherche à acquérir est un instrument de servitude ». L'allocation universelle est à la fois un instrument de liberté et une manière d'échapper à la servitude.

Enfin, quatrième et dernier point, pourquoi y a-t-il cet intérêt sans précédent pour l'allocation universelle ? Selon moi, c'est en raison d'une perception large et plus aigüe des deux problèmes à partir desquels l'idée m'était initialement venue. Le premier problème, c'est le chômage, dans un contexte d'anticipation de son accroissement, du fait des changements technologiques qui vont conduire à la perte d'emplois. En France, les prédictions en termes de robotisation ont relancé ce débat, du fait de l'estimation d'une perte de deux millions d'emplois pour les seuls États-Unis. Cette problématique n'est pas neuve, car lors des périodes antérieures d'intérêt pour l'allocation universelle, cet argument était déjà présent. Ici, en France, durant l'Entre-deux-guerres, Jacques Duboin proposait un revenu social, qui n'était pas vraiment l'allocation universelle, dans sa publication intitulée La grande relève des hommes par les machines . À la fin des années 1960, aux États-Unis, l'un de ceux qui ont propulsé le débat s'appelait Robert Theobald qui avait écrit un manifeste pour la « Triple révolution » dont l'automation fournissait l'argument central. Ce n'est pas nouveau, mais on constate un scepticisme beaucoup plus grand sur la désirabilité de la croissance comme moyen de faire face et de répondre aux défis du progrès technologique. En 1982, personne n'avait entendu parler du changement climatique qui est depuis lors beaucoup plus présent à l'esprit des gens. Pourtant, le Club de Rome avait, dix ans plus tôt, émis un cri d'alarme sur les limites technologiques de la croissance.

Deuxièmement, le scepticisme a également gagné, de manière nouvelle, l'idée même de possibilité de la croissance. Vous avez sans doute entendu les déclarations répétées de M. Larry Summers, ancien président de Harvard et ministre sous Clinton, sur l'émergence d'une stagnation séculaire. Un tel propos contraste avec l'idée de récession antérieure, notamment entre les deux guerres, où l'on évoquait l'idée d'une stagnation temporaire et parler d'une stagnation séculaire n'était à l'époque plausible pour personne. Aujourd'hui, de plus en plus d'économistes, fût-ce même chez ceux qui la considèrent comme désirables, disent que la croissance est devenue impossible, du moins en Europe et en Amérique du Nord.

Troisièmement, nous avons eu la croissance. Nos pays sont en effet beaucoup plus riches que ce qu'ils étaient au début des Trente Glorieuses. Le problème du chômage a-t-il été résolu ? Celui de la précarité est au moins aussi important qu'à l'époque ! Il est temps qu'on cesse de nous leurrer en nous expliquant que la solution du chômage réside dans une accélération de la croissance. Cette conviction-là est de plus en plus partagée et de nombreuses personnes se disent qu'il est nécessaire d'inventer un nouveau remède structurel au chômage et à l'exclusion qui soit autre qu'une croissance qui, si elle était possible, ne serait pas désirable et si elle était désirable, ne serait pas possible.

Outre cette raison fondamentale, il en est une autre, plus générale. En effet, nous avons un besoin impérieux et urgent d'utopie réaliste. J'étais à un festival d'idées à Udine, en Italie, où se tenait un débat sur le djihadisme. Y participait un professeur de l'École des hautes études, d'origine iranienne et dont l'analyse des causes de l'afflux de jeunes partisans, d'origine maghrébine ou caucasienne en faveur de l'idée absurde d'un Califat islamique était très convaincante. Il manque ici une utopie mobilisatrice qui aille au-delà tant d'une sujétion au marché de plus en plus grande, que d'une lutte pour les avantages acquis auxquels ces jeunes-là n'ont d'ailleurs pas accès. Il faut aspirer à un avenir. Pour pouvoir façonner cette utopie mobilisatrice, on a bien sûr besoin d'autre chose que cette allocation universelle en restructurant la distribution des revenus et en créant ce socle qui pourrait dynamiser notre société. Ce n'est pas le lieu aujourd'hui d'en discuter, mais je suis convaincu que l'allocation universelle est essentielle lorsqu'elle est en interaction avec d'autres composantes qui favorisent cette évolution.

En conclusion, j'ai piloté pendant toute cette année ce que nous avons appelé « l'Année Louvain des utopies pour le temps présent », puisque nous célébrons le cinq-centième anniversaire de la publication, à Louvain, de l' Utopie de Thomas More suite à l'intervention d'Érasme. Nous en avons profité pour nous remémorer ce glorieux début du XVI e siècle qui a été fondamental non seulement pour l'histoire notre civilisation mais aussi à travers le monde. Nous en avons profité pour inciter tous les membres de notre communauté universitaire, des plus âgés aux plus jeunes, et tout particulièrement nos étudiants et nos chercheurs, à trouver une place pour la pensée utopique intelligente et fédératrice des disciplines, telle une sorte de « smart utopia ». Ne laissons pas les ingénieurs ou les économistes travailler seuls à leur utopie ! Il importe de travailler ensemble afin de réfléchir sur les effets pervers des idées qui peuvent apparaître, de prime abord, formidables. D'où l'importance du genre de discussion que nous pouvons avoir, y compris dans ce cadre-ci.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Merci Monsieur le Professeur. Monsieur le Rapporteur, vous avez certainement un grand nombre de questions à poser, suite à cette intervention ?

M. Daniel Percheron , rapporteur . - C'est tout de même le silence qui s'impose, avec Thomas More, Jaurès, Condorcet à l'isolement attendant le verdict. L'utopie dans une société qui, malgré l'État providence, sort de l'autorité et de l'organisation millénaire de la religion : avouez qu'il n'est pas simple de passer à l'allocation universelle ! Vous êtes professeur en Belgique et êtes ainsi au coeur d'un État providence comme en France. Le financement de l'État providence en France repose sur le travail et, malgré cela, une partie de ceux qui produisent est dans la rue, à quelques mètres d'ici. Le malentendu existe face au chômage, aux nouvelles technologies et à l'accélération foudroyante du progrès. Vous êtes très convaincant, mais il faut que vous nous répondiez, par rapport au PIB, aux prélèvements, au ras-le-bol fiscal, à l'éloge de la paresse, à tous ces thèmes aujourd'hui.

Comment finance-t-on le revenu universel ? Il y a des présidents de département, qui sont irremplaçables dans la mise en oeuvre de l'État providence, au plus près des populations, qui essaient une pédagogie tout à fait remarquable. Il y a aussi, depuis l'école de Chicago, une invasion de la planète par les théories monétaristes et de libre-échange. Un tel dispositif coûte cher et peut remplacer d'autres allocations. Un tel dispositif permet également à la jeunesse de croire à nouveau dans l'intégration naturelle et l'ascenseur social. Avez-vous quelques pistes, compte tenu des milliards d'euros qui se profilent, dans le cadre de la campagne présidentielle, des campagnes départementales et du malentendu des élections régionales ? Pouvez-vous argumenter de manière à la fois homéopathique et efficace le financement de cette utopie ?

M. Philippe Van Parijs. - Le montant de l'allocation universelle, telle que je l'ai évoquée, n'est pas fixé de manière définitive. Cette allocation est-elle finançable ? C'est une question qui demeure sans réponse si l'on ne précise pas son montant. Je suis philosophe et j'ai beaucoup de mal à raisonner en milliards, surtout en circulant d'un pays à l'autre où tel ou tel montant peut s'avérer relatif. Je suis cependant capable de raisonner en termes de pourcentages du produit intérieur brut (PIB). Des différences énormes se font alors jour.

Cette allocation universelle existe aujourd'hui dans deux endroits dans le monde : en Alaska, depuis 1982, où un fonds a été constitué à partir de l'exploitation du pétrole, à l'initiative d'un gouverneur républicain qui a souhaité que les dividendes de cette dernière profitent aux générations ultérieures. Il permet ainsi aux Alaskais de devenir parties-prenantes dans l'exploitation de ce fonds qui distribue des dividendes annuels. Le second exemple, plus instable et récent, est Macao où, depuis 4 ans, les résidents permanents de Macao reçoivent un revenu annuel provenant des gains des casinos. Dans ces deux endroits, le PIB par tête est très élevés : en Alaska, c'est le plus élevé des États-Unis. Le dividende annuel distribué en Alaska et à Macao fluctue entre 2 et 3 % du PIB par tête, en fonction de l'évolution de la bourse.

À l'autre extrême, le référendum Suisse du 5 juin dernier, portait sur une proposition se déclinant en trois articles : premièrement, la Confédération introduit un revenu de base inconditionnel ; deuxièmement, ce revenu inconditionnel doit suffire à une vie digne et à une participation à la vie publique ; troisièmement, le pouvoir législatif en déterminera à la fois le montant et le mode de financement. Aucun montant n'était explicitement formulé, mais dans les commentaires des initiateurs de la proposition, il était évoqué un revenu strictement individuel mensuel de 2 500 francs suisses, soit d'environ 2 300 euros. Il eût ainsi représenté quelque 38 % du PIB de la Suisse. J'ai participé à plusieurs reprises aux débats en Suisse, notamment à Genève, à Zurich et dans les médias suisses. Il s'agissait d'un montant qu'il serait irresponsable d'introduire.

Manifestement, des différences très grandes existent donc quant aux niveaux évoqués. Pour des pays comme la France ou la Belgique, on peut songer, en régime de croisière, à un revenu de base strictement individuel qui représente 25 % du PIB par tête. Rien n'interdit d'y aller plus lentement comme on a pu le faire dans les deux autres modèles de protection sociale. En effet, les pensions de Bismarck étaient très faibles par rapport à celles servies par le régime français de retraite actuel. De la même manière, ce qui était distribué aux mendiants d'Ypres était très faible par rapport à ce qui est aujourd'hui distribué sous la forme du RSA en France. Il faut imaginer cet ordre de grandeur - entre 15 et 25 % du PIB par tête.

Pour autant, il ne s'agit pas de balayer les autres modèles de protection sociale. Toute proposition réaliste d'un revenu de base dans des pays comme les nôtres concerne ainsi un revenu socle qui viendrait se positionner en-dessous de l'ensemble de la distribution des revenus, y compris un certain nombre d'allocations conditionnelles qui resteront soumises aux mêmes conditions qu'antérieurement.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - C'est votre position ?

M. Philippe Van Parijs . - C'est ma position. Pour répondre à l'une de vos questions, 450 euros par tête en France, soit 15 % du PIB, me paraît une proposition envisageable. La semaine dernière, cette question a été abordée en Belgique, non seulement parce que le Ministre-Président de la Région Wallonne, M. Paul Magnette, l'une des personnalités les plus en vue du parti socialiste belge, a souligné que l'allocation universelle s'inscrivait dans le sens de l'histoire, mais aussi en raison d'une proposition du président d'un centre public d'aide sociale, de retenir un montant de 600 euros par personne, soit 24 % du PIB par habitant. Il faut penser à ce genre de montant. Naturellement, pour des personnes qui reçoivent une allocation chômage d'un montant supérieur, ces 600 euros représenteraient la base à laquelle pourrait alors s'ajouter un complément disponible selon le type de condition qu'on a actuellement.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Si je résume vos propos : le socle, ce serait le revenu universel et inconditionnel ; la conditionnalité s'appliquerait ensuite à beaucoup d'aides sociales en fonction de l'individualisation des cas.

M. Philippe Van Parijs . - Oui, mais dans moins de cas aujourd'hui, du moins en ce qui concerne la Belgique et ce, pour deux raisons. D'une part, un certain nombre d'allocations sont inférieures à ce montant et il faut ainsi intégrer ce type de données dans la réforme de l'impôt. D'autre part, comme il s'agit d'un socle, la trappe du chômage et à exclusion est réduite, sans la combler tout à fait, puisque cette allocation universelle est combinable avec un travail à temps partiel inférieur au montant garanti à chacun, mais qui est combinable avec ce revenu socle ; ce que, du reste, les actuels revenus minimums garantis ne permettent pas dans leur grande majorité.

M. Alain Vasselle . - J'aurai une réaction, en vous écoutant, qui vous semblera sans doute un peu provocatrice : on distribue cette allocation française universelle d'un montant de 450 euros à tous les résidents français dès l'âge de dix-huit ans, et après qu'adviendra-t-il ? Vous avez bien développé les vertus de cette allocation universelle. À vous entendre, grâce à cette allocation universelle, les Français pourraient enfin connaître un réel épanouissement dans leur vie. Mais pensez-vous réellement que cette allocation universelle, qui pourrait notamment être cumulée avec un certain nombre de droits connexes dont le recensement et l'évaluation font aujourd'hui défaut, le permettrait-elle ? La question complémentaire que je pose est la suivante : faut-il remettre en cause l'échelle des salaires suite au cumul de cette allocation universelle avec une activité professionnelle ? On remet alors en cause le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) qui intègre pour l'entreprise les 450 euros d'allocation qui serait alors à la charge de l'entreprise. Il faudrait en mesurer l'impact en termes de baisse de charges pour l'entreprise. Mais ces 450 euros entreraient-ils alors dans l'assiette des cotisations sociales, car il importe d'aller au-delà du simple versement d'un revenu minimal pour accorder la protection sociale, que ce soit en matière de santé et de retraite. Je réagis à chaud par rapport à la proposition que vous faîtes !

M. Philippe Van Parijs . - Ces questions me paraissent légitimes. L'allocation universelle n'est pas une garantie d'épanouissement pour chaque Français, mais plutôt un remède à un certain nombre de défauts de notre système actuel de protection sociale de manière à l'ajuster aux défis du XXI e siècle. Cette démarche, donne une possibilité accrue de dire oui ou non à un emploi qui est sensible au montant et à la proportion du niveau du PIB qu'il représente. Mais il importe d'y aller graduellement, car il faut que la demande de travail s'y ajuste. Procéder graduellement permet, d'une part, de multiplier le développement de ces emplois, à haute qualité de formation, en raison de la possibilité plus grande de dire oui ; de tels emplois ayant plus de sens pour les personnes qui les occupent. D'autre part, cette démarche force à un ajustement pour les emplois qui ne présentent pas ces qualités et qui risquent de connaître une pénurie de candidats. Alors il faudra essayer d'automatiser ces tâches et de remplacer les gens par des machines, ou, si cette démarche n'est pas possible, essayer d'améliorer leur qualité. Si cette perspective n'était ni possible ni désirable, il conviendrait alors de les rémunérer davantage. Il faudra un certain temps pour que cela intervienne. L'allocation universelle induit une dynamique au sein de l'économie et de la société qui correspond aux exigences de notre monde, à la fois en raison des contraintes écologiques et des nouvelles possibilités technologiques qui devraient être couplées avec une transformation réellement révolutionnaire de notre système d'enseignement. Je n'aborderai pas ce dernier sujet qui me passionne, mais je suis tout à fait d'accord avec vous pour dire que le versement de cette allocation n'est pas la panacée qui va épanouir d'emblée tous les Français.

S'agissant de la question des rapports avec le SMIC, je n'ai pas personnellement étudié ce point en France. Je l'ai fait en revanche pour la Belgique pour laquelle nous avons fait des micro-simulations, avec des allocations, fût-ce même d'un niveau relativement faible. Dans le cas belge, toute proposition de financement à un niveau relativement faible doit passer par la réforme de l'impôt sur les personnes physiques. Dans tous nos pays, nous avons une forme d'exonération des premières tranches de revenus et des taux faibles sur les tranches suivantes, à des taux bien inférieurs au taux marginal de la plupart des contribuables. Ces cadeaux fiscaux seraient remplacés par l'allocation universelle et ce, même pour les personnes bénéficiaires des revenus les plus élevés. Les gens qui sont au SMIC verront les premières tranches de leur salaire davantage imposées qu'elles ne le sont aujourd'hui. Les revenus bruts des travailleurs à temps plein au SMIC ne seront ainsi pas réellement modifiés et les raisons d'avoir un SMIC ne disparaîtront pas en cas d'allocation universelle. Mais alors, dans quelle mesure la trappe du chômage est-elle diminuée ? En raison de l'augmentation considérable et souhaitable du travail à temps partiel voulu et choisi. L'allocation universelle est à la fois un moyen pour ceux qui se rendent malades, parce qu'ils travaillent trop, de réduire leur temps de travail et ainsi de libérer leurs emplois de manière temporaire ou partielle en faveur de ceux qui ne parviennent pas à en trouver un. D'après nos micro-simulations, les principaux gagnants nets de l'introduction de l'allocation universelle sont les travailleurs à temps partiel. Il faut désormais considérer le travail à temps partiel comme une forme d'investissement dans notre capital humain puisqu'il permet de concilier la formation et le développement de nouvelles capacités. Il faut ainsi abandonner cette idée qu'on est formé pour la vie après quelques années d'enseignement après les études secondaires. Ce temps partiel est également un investissement dans la génération plus jeune puisque les parents qui en bénéficient peuvent prendre plus de temps pour s'occuper de leurs enfants au moment où ils voient que ces enfants en ont en besoin. Ce temps partiel est lié à la question du SMIC qui aura toute sa raison d'être en cas de l'allocation universelle. Comment sortons-nous alors de la trappe du chômage, puisqu'il faudra prévoir que tout emploi viable soit suffisamment rentable pour que l'employeur soit en mesure de payer le SMIC ? Ce qui va être systématiquement encouragé, c'est une multiplicité d'emplois à temps partiel, y compris sous la forme d'un travail non salarié, indépendant, en partenariat avec d'autres et avec toutes les incertitudes que l'on peut assumer du moment qu'on peut compter sur ce revenu socle.

M. Dominique de Legge . - J'ai bien compris la différence philosophique entre ce que vous présentez et le mécanisme d'assistance sociale. Vos propos me conduisent à formuler une observation et à poser plusieurs questions. Premièrement, si l'on part d'une redistribution moyenne de 450 euros par mois pour des personnes âgées de plus de dix-huit ans, on se place à peu près au niveau que l'on connaît actuellement. Il n'y a pas de sensible amélioration. Deuxièmement, vous confirmez bien que ce dispositif est déconnecté complètement du dispositif assurantiel sur le plan assurance-chômage, maladie et vieillesse. Si tel est le cas, ne peut-on pas analyser la proposition que vous formulez comme la création d'une allocation unique qui serait une forme de simplification du dispositif assez complexe qui repose, en France, sur une vingtaine d'allocations entre la naissance et la mort ? Enfin, dans un contexte budgétaire très contraint et, dans notre tradition française égalitaire, pensez-vous que le versement d'une allocation à tout le monde, quel que soit le revenu, soit considéré comme opportun ? Ne risque-t-on pas d'y voir là un cadeau destiné aux plus riches ?

M. Yannick Vaugrenard . - Merci beaucoup pour vos propos introductifs et ceux qui ont suivi. Ce que vous proposez conduit à une révolution de la pensée et des comportements qui s'entrechoque avec les perspectives ou les échéances électorales qui sont toujours de court-terme. Pour que soit conduite une réflexion en profondeur, à la fois philosophique et économique, des propositions et de leurs perspectives, il faudrait que les responsables politiques, dont nous sommes, fassent abstraction, en toute honnêteté intellectuelle, des échéances à venir. C'est là la principale difficulté, en raison du fonctionnement démocratique et médiatique de notre pays. Par ailleurs, il faut dresser un constat. Je rappellerai quelques chiffres : la France compte trois millions d'enfants vivant en-dessous du seuil de pauvreté ; un enfant sur deux vit dans une zone urbaine sensible et pour beaucoup, le revenu universel représente une allocation de survie en quelque sorte. Ce n'est ni plus ni moins que cela, mais une telle démarche a toute son importance. Comme le disait un grand philosophe, nous ne sommes pas encore libres ; nous avons seulement atteints la liberté d'être libres. Un tel constat vaut pour tous, que ce soit pour les personnes en situation de pauvreté ou nous-mêmes. Il faut bousculer tout cela, pour arriver à convaincre en quelque sorte. Une fois les principes philosophiques développés, ceux-ci s'entrechoquent avec la réalité économique de court terme. Il y a peu à la fois de philosophes et d'économistes, comme Karl Marx en son temps. On a besoin de cela, car nous sommes confrontés au réel et ceux qui sont aujourd'hui en situation de grande précarité sont montrés du doigt et considérés comme des profiteurs d'une sorte d'assistance, alors que je considère que ces personnes sont des ayants-droits de notre République. C'est un vrai combat à mener, de manière noble et paisible, pour essayer de faire évoluer les mentalités, afin d'éviter qu'elles ne soient corsetées dans une vision de court-terme. Je souhaiterais avoir votre avis sur ce point. En outre, la proposition que vous défendez répond déjà au phénomène central du non-recours des ayant-droits, que ce soit pour le RSA ou d'autres aides sociales, qui est aujourd'hui considérable. À partir du moment où un dispositif est automatisé, le problème des complexités administratives est résolu. L'allocation universelle répond à cette difficulté et s'avère ainsi, d'un point de vue humain, d'une valeur tout à fait considérable.

M. Philippe Van Parijs . - Je partage les considérations générales qui viennent d'être évoquées, s'agissant notamment de la difficulté à réconcilier cette réflexion à long terme avec la prise à bras le corps des nouveaux défis avec les échéances politiques. Une chose demeure remarquable à mes yeux : c'est le degré auquel ces propositions divisent les partis politiques, ce qui représente à court terme une difficulté et à plus long terme un atout. Une difficulté tout d'abord puisqu'aucun d'eux d'ailleurs ne souhaite mettre cette mesure à son programme tant elle est un facteur de division. En Suisse, des débats parlementaires ont eu lieu avant la votation populaire : si les partis de droite ont voté unanimement contre cette mesure, les partis socialistes et écologiques étaient divisés entre partisans et opposants à cette mesure. À plus long terme, il faudra obtenir le même type de consensus pour instaurer ce troisième modèle de protection sociale que celui qu'on a pu obtenir pour les deux précédents. Il ne faut pas qu'une nouvelle majorité démantèle ce qui a été créé par la précédente. En fait, à travers l'Europe, ce sont plutôt les partis chrétiens-démocrates, plutôt localisés à droite initialement, qui ont introduit les systèmes d'assurance sociale grâce à un consensus suffisamment large sur la base du système. Dans certains pays, comme en Finlande, la proposition d'un revenu de base, initialement portée par les écologistes et la gauche du parti social-démocrate qui sont tous deux dans l'opposition aujourd'hui, est désormais relayée par le « parti des vrais Finlandais », membre le plus à droite de l'actuelle coalition gouvernementale qui a pourtant mis cette mesure-là à l'ordre du jour. Certes, des différences se sont faites jour entre les différentes versions, mais la question n'est pas tant celle du montant que celle de savoir ce que l'on remplace. Sur le fond, il s'agit d'un défi permanent. Nos démocraties sont rythmées par les échéances électorales, dans certains pays plus particulièrement. En Suisse, la dynamique est profondément différente de celle que l'on trouve en France, puisque ce pays est doté d'une assemblée et d'un gouvernement constitués à la proportionnelle où toute forme d'alternance est empêchée, puisque tous les partis se trouvent représentés dans le Conseil fédéral.

Comme vous l'avez souligné, le montant évoqué pour l'allocation universelle ne changera pas grand' chose à la situation des ménages les plus défavorisés. Or, pour ceux-ci, des changements surviendront, en raison du nombre de personnes qui ne font pas valoir leurs droits à un certain nombre de transferts. France stratégie a publié un rapport dans lequel il était indiqué qu'en France, la moitié des ayant-droits du RSA-socle ne faisait pas valoir ses droits. Le taux de pauvreté en Suisse est de 7,5 %, alors que seuls 2,5 % des personnes disposent de l'aide sociale, soit un taux de non-versement extrêmement important. Le fait d'avoir formellement droit à quelque chose ne signifie pas qu'on fait effectivement valoir ses droits. Les personnes qui sont dans cette situation sont les plus démunies également en matière d'information et le revenu universel induit une réelle différence. Mais, outre cette question des ayant-droits, le fait que ce revenu soit un socle et non un filet, c'est-à-dire qu'il soit combinable avec d'autres prestations ou revenus, instille une dynamique et une plus grande liberté quant au choix d'activités. Il permet également aux ménages de sortir de l'exclusion puisqu'il est possible de cumuler sans limite leur socle avec des revenus du travail, fût-il à temps partiel. C'est là une différence dynamique, et non statique, avec notamment le RSA.

L'allocation universelle, telle que je la conçois, n'a pas vocation à se substituer au système en vigueur. Loin de n'être qu'une seule allocation pour tous, elle constitue est un socle qui peut se substituer entièrement à certains transferts, si ce socle est suffisamment important. En particulier, les couples, qui sont actuellement au revenu conditionnel dans certains pays, n'auront plus besoin d'une intrusion quelconque dans leur vie privée pour savoir s'ils ont droit à quelque chose. En revanche, pour toutes les propositions sérieuses d'allocation universelle, ce sera insuffisant pour pouvoir en vivre, si l'on vit seul dans une ville où le coût du logement est très élevé. Pour ces personnes-là, il faudra un complément et qu'un travailleur social s'occupe de leur situation n'est pas une mauvaise chose, car cette démarche permet de rompre l'isolement dans lequel elles sont bien souvent confinées.

L'allocation universelle induit également une simplification pour deux raisons. D'abord, en partie parce que les allocations, ou certains avantages fiscaux qu'il est parfois plus difficile d'obtenir, sont plus faibles que son montant. Ensuite, parce qu'il s'agit d'un socle qui permet de sortir de cette situation d'ayant-droits conditionnels, du fait de la possibilité de combiner un revenu du travail.

Enfin, votre dernière question portait sur la compréhension par l'opinion de l'octroi d'une allocation universelle aux plus riches. Donner aux riches comme aux pauvres est en fait mieux pour les pauvres, car les riches paieront pour leur allocation universelle. On leur supprimera ainsi leur exonération pour les premières tranches d'impôt ainsi que les taux faibles s'appliquant aux tranches suivantes. S'il y a des gagnants nets du système, en particulier parmi les travailleurs à temps partiel, un ajustement fiscal devra être effectué. Par exemple, si l'on introduisait une allocation universelle en Belgique, je ne devrais pas me demander comment l'utiliser, parce qu'en fait, à la fin du mois, mon salaire serait certainement moindre que ce dont je dispose actuellement, car un professeur d'université, en fin de carrière et au barème maximal, figure parmi les 6 à 7 % des salariés les plus riches du pays. Je devrai ainsi contribuer au financement de cette allocation universelle. Mon incitation au travail sera-t-elle réduite ? Bien sûr que non ! Et ma réponse vaut également pour les autres personnes qui seront soumises à ce type de régime. Ce n'est pas qu'on gaspille en donnant aux riches. Il faut se garder d'une sorte de myopie, y compris parmi les personnes qui sont préoccupées par la réduction de la pauvreté, et réfléchir en termes d'équilibre général à l'effet comparé de ces deux dispositifs.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous êtes vraiment un professeur belge ! Lorsque vous indiquez que le revenu universel augmentera votre fiscalité et fera de vous un contributeur amélioré, vous êtes tout à fait étranger au raisonnement des classes moyennes françaises !

M. Philippe Van Parijs . - Peut-être aussi aux classes moyennes belges ! Mais je pense qu'il est nécessaire de réhabiliter l'impôt. Outre que les augmentations de capital échappent largement à l'imposition, en comparaison avec ce que payent les travailleurs, une inégalité très forte demeure dans la distribution des revenus du travail. L'un de mes collègues faisait remarquer que si l'on payait les joueurs de l'équipe nationale belge seulement un million d'euros par an, ceux-ci ne marqueraient pas moins de buts... On a besoin d'une fiscalité qui soit beaucoup plus forte. La plus grande partie de notre revenu est un cadeau, qui résulte de l'accumulation du capital et de l'innovation technologique qui nous a précédés, et non de notre effort individuel. La plus grande part de mon revenu résulte de ce que je n'ai pas fait. Il suffit de comparer mon revenu avec les mêmes activités d'enseignement conduites il y a deux cent ans à Calcutta pour mesurer l'immensité de ce cadeau. Ce que fait l'impôt, loin de confisquer une partie du capital de ceux qui ont beaucoup travaillé et de le distribuer à d'autres, c'est d'assurer le partage plus équitable de ce qu'on a reçu.

M. Daniel Percheron , r apporteur . - Je pense, Monsieur le professeur, que vous pouvez obtenir de 3 à 4 % au premier tour dans une ville moyenne avec ce raisonnement-là, dans l'état de la France d'aujourd'hui ! Mais vous pouvez gagner éventuellement si vous convainquez. Vous avez été très précis et avez évoquez l'Alaska. Certes, on ne peut deviner, en écoutant Mme Sarah Palin, que son État est à la pointe de la modernité dans le domaine social. Vous avez également répété à plusieurs reprises l'idée d'une démarche progressive. Êtes-vous totalement étranger une expérimentation bien localisée, progressive et régulièrement évaluée ?

M. Philippe Van Parijs . - Tout dépend de ce qu'on entend par cette notion. Plusieurs expérimentations sont planifiées ou en cours. J'y crois beaucoup en termes de publicité autour de l'idée, mais ces dernières ne nous donneront aucun enseignement décisif quant aux effets de l'introduction véritable d'une allocation universelle. Certes, la plus sérieuse expérimentation doit avoir lieu, pendant deux ans, en Finlande et sera la plus importante jamais réalisée en Europe. Si la Cour constitutionnelle finlandaise donne son accord, en considérant qu'elle ne consacre pas une forme d'inégalité parmi les citoyens - puisque seuls certains d'entre eux bénéficieront de cette allocation - cette expérimentation devrait débuter le 1er janvier prochain.

Les difficultés méthodologiques quant à la constitution de l'échantillon mises à part, trois problèmes fondamentaux demeurent. Le premier réside dans la limitation de la durée d'expérimentation qui fausse les comportements. En effet, les Finlandais concernés vont-ils quitter leur emploi pendant la durée de l'expérimentation ? Quel va être l'effet net si l'on introduit une telle mesure à durée indéterminée ? On ne peut le déterminer. D'ailleurs, toutes les autres expérimentations, y compris celles ayant trait à l'impôt négatif, partageaient cette difficulté. Au Kenya, dans un contexte tout à fait différent il est vrai, une expérience sur dix ans devrait être conduite. On relativise certes ces difficultés, sans pour autant les éliminer, sur une telle durée à l'issue de laquelle le politique aura peut-être perdu tout intérêt pour cette mesure, comme cela s'était produit au Canada.

La seconde difficulté réside dans la mesure, non de manière statique à court-terme, de l'impact de cette mesure, mais plutôt dans la dynamique qu'elle créée à plus long terme sur le marché de l'emploi. Une série d'emplois, qui augmentent considérablement le capital humain mais qui génèrent, dans le même temps, des revenus incertains, va ainsi se développer. Ces effets-là ne pourront être détectés du fait du caractère nécessairement restrictif de l'échantillon de personnes bénéficiaires de cette expérimentation par rapport au marché du travail global, comme en Finlande notamment.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - C'est votre conviction ?

M. Philippe Van Parijs . - 0,1 % du marché du travail n'aura aucun impact visible au niveau de l'offre des emplois. Il y a encore une troisième difficulté. On peut placer dans l'échantillon des personnes qui vont gagner plus, en net, suite à l'introduction de la mesure ; mais on ne pourra pas mettre dans cet échantillon des personnes qui, comme moi, seraient perdantes en cas d'introduction de la mesure. Ce qui fait que tous les contributeurs nets, suite à la réforme, seront nécessairement exclus de l'échantillon. Tous ceux qui sont opposés à la mesure, quelle qu'en soit la forme, pourront donc toujours réfuter une quelconque valeur méthodologique à l'échantillon. Ceux dont les taux marginaux ont été augmentés n'ont pu réagir. Cela signifie que l'application à l'ensemble de la population n'aurait plus cette contrainte du délai, aurait un impact direct sur les emplois disponibles et, enfin, les contributeurs nets seraient impliqués, puisqu'ils financeraient la mesure, à l'inverse des expériences pilotes en Inde ou en Namibie conduites avec des fonds extérieurs. Cela ne signifie pas qu'on se lance dans l'aventurisme au sens propre ; mais il faut plutôt le faire, comme avec Bismarck ou à Ypres, de manière graduelle. Les pensions Bismarck avaient jusqu'alors été considérées comme une utopie totale !

M. Daniel Percheron , r apporteur . - Un peu comme Lula au Brésil ?

M. Philippe Van Parijs . - Le cas de Lula est différent.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Vous venez de faire l'éloge de la réforme graduelle. J'y crois beaucoup et on n'y arrive pas de manière brutale. Mon expérience de maire, et mon collègue rapporteur pourrait également en témoigner à l'aune de sa propre expérience de président de région, me laisse à penser que les réformes les plus faciles à accepter sont celles qui relèvent d'une logique gagnant-gagnant. J'ai pu ainsi passer du système de district à la communauté urbaine parce que tout le monde était gagnant et que je disposais de revenus supplémentaires. Cette mesure s'est révélée extrêmement bénéfique pour les populations parce que l'État nous y aidait.

Il faudrait trouver un revenu qui vienne s'ajouter, comme en Alaska ou à Macao où la redistribution de revenus issus de ressources spécifiques a un sens. Qu'est-ce qui pourrait contribuer à améliorer la redistribution dans nos États actuels ? J'ai bien compris que vous étiez le farouche partisan d'une allocation socle venant s'ajouter à tout le reste. Nous allons d'ailleurs écouter cet après-midi M. Christophe Sirugue, auteur d'un rapport au Premier ministre proposant l'instauration d'un revenu-socle rassemblant plusieurs prestations déjà existantes en une seule. Cette démarche peut constituer un premier pas.

M. Philippe Van Parijs . - C'est certes un pas dans la bonne direction, mais nous demeurons dans un dispositif d'assistance sociale plus intelligent et simple pour les bénéficiaires.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous n'avez pas évoqué un critère qui nous amènera à la réflexion. S'il y a expérimentation, avec toutes les limites, les incertitudes, les inconvénients et les chances que vous avez soulignées, elle ne peut se faire que dans les territoires où l'économie de marché ne remplit pas son rôle. Bien entendu, il y a des catégories et des populations en difficulté. Mais il existe aussi des territoires qui sont également en difficulté. La Belgique comme les bassins miniers du Nord-Pas-de-Calais ont subi des séismes économiques et des drames sociaux. Lorsque, dans ces territoires, comme cela a été quantifié, le marché ne peut pas ramener la prospérité, le revenu universel peut fournir progressivement une approche instillant la fameuse dynamique que vous avez évoquée. C'est important. Pour nous, les critères économiques sont vraisemblablement décisifs dans la pédagogie de l'explication : tel territoire rural qui voit le marché absent et donc la précarité s'imposer ou tel territoire de reconversion industrielle où le marché est vraiment absent au moins à moyen terme peut nous aider à aller progressivement sur la dynamique que vous avez soulignée.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Ce sera une bonne conclusion, qui appelle néanmoins une réponse.

M. Philippe Van Parijs . - Peut-être, car chaque cas est différent. Pour aller de l'avant, il faut toujours une coalition efficace entre trois catégories d'acteurs : des visionnaires - d'où mon plaidoyer pour l'utopie et la définition d'une direction où aller - des catalyseurs d'énergie, qui vont dans la rue pour remettre en cause l'actuel système, ainsi que des bricoleurs, qui parviennent à saisir les interstices du système et les occasions politiques qui permettent d'aller de l'avant. Pour cela, on a besoin d'élus et de personnalités politiques comme vous, qui à la fois comprennent l'importance d'aller dans une certaine direction et ont suffisamment d'expérience pour saisir les occasions.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Ce que vous avez évoqué sur le consensus relève davantage, dans la France d'aujourd'hui, du territoire limité que du débat national, voire référendaire. On a pu le voir en Suisse. C'est au niveau d'un territoire ou de plusieurs que l'on peut obtenir l'accord fondamental.

M. Philippe Van Parijs .- La mobilité entre les territoires est une menace pour ce type de dispositif.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Merci beaucoup pour votre intervention de cet après-midi et d'être venu de Bruxelles spécialement pour nous parler de cette allocation universelle.

B. AUDITION DE M. CHRISTOPHE SIRUGUE, DÉPUTÉ, AUTEUR DU RAPPORT « REPENSER LES MINIMA SOCIAUX - VERS UNE COUVERTURE SOCLE COMMUNE », REMIS AU PREMIER MINISTRE

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président - Nous avons le plaisir d'accueillir notre collègue député Christophe Sirugue, au titre du travail qu'il a effectué, en qualité de parlementaire en mission, sur la réforme des minima sociaux.

Monsieur le député, votre travail a débouché sur la remise d'un rapport au Premier ministre le 18 avril dernier que vous avez intitulé : « Repenser les minima sociaux - Vers une couverture socle commune ».

Vous proposez dans votre rapport trois pistes d'actions, d'inégale ambition : des mesures de simplifications immédiatement susceptibles d'être mises en oeuvre, une réduction par deux des minima sociaux par regroupement de certaines des dix allocations existantes à ce jour, enfin une réforme très ambitieuse conduisant à l'instauration d'une couverture socle « unique » commune à tous, et qui serait le cas échéant assortie de prestations sociales complémentaires pour régler certaines situations.

Notre mission commune d'information a souhaité pouvoir vous entendre et échanger avec vous car, à l'occasion de cette réflexion menée sur la réforme des minima sociaux, vous vous êtes intéressé au revenu de base. Mais, si vous vous êtes penché sur le revenu de base, vous l'avez néanmoins écarté, en considérant qu'il ne constituait pas la solution la plus pertinente pour l'objectif que vous poursuiviez, à savoir la lutte contre les exclusions.

Nous souhaiterions donc tout particulièrement que vous puissiez nous éclairer sur les raisons qui vous ont conduit à cette solution.

Avant de vous laisser la parole, peut-être notre rapporteur, Daniel Percheron, souhaite-t-il compléter mon propos et vous poser quelques questions ?

M. Daniel Percheron , rapporteur - La France est la République la plus « sociale » : le financement de la protection sociale représente 34 % de son produit intérieur brut (PIB).

Dans son rapport, Christophe Sirugue passe de l'univers kafkaïen des aides sociales, dont seuls les conseils départementaux possèdent les clés au nom de la proximité, à l'esquisse d'une fable de La Fontaine dont la morale serait que la protection sociale est pour tous une exigence, une réalité et un succès amplement démontré. Je vais laisser le charme opérer depuis la Saône-et-Loire, terre de complexité...

M. Christophe Sirugue, député - Après une telle introduction, la barre est haute !

Vous l'avez rappelé dans votre propos introductif, la mission qui m'a été confiée ne portait pas sur la mise en place d'un revenu universel, mais sur l'évaluation des différents minimas sociaux existants. Le rapport que j'ai remis au Premier ministre a donc consisté à étudier les dix minimas sociaux existants en France, et à faire quelques constats qui sont relativement préoccupants : si nous avons une couverture sociale extrêmement développée dans notre pays, force est de constater qu'elle est parfois difficilement accessible, très souvent injuste si l'on considère le fait qu'à ressources identiques on peut relever de dispositifs différents, et d'une grande complexité pour les personnes qui en sont les allocataires mais aussi pour ceux qui instruisent les demandes d'aide.

Nos minimas sociaux sont le fruit de notre histoire et de la réponse apportée à certains problèmes à différentes périodes. Ce sont donc des dispositifs juxtaposés, sans que personne n'ait cherché à organiser un quelconque lien entre eux. Ceci explique le manque de cohérence entre ces dispositifs. Par principe, ces minimas correspondent à des statuts : tel statut ouvre droit à tel minimum social. Ceci est une source d'iniquité importante, puisque les ressources de référence prises en compte dans le calcul des minimas sont différentes : certains sont soumis à forfait - par exemple, un forfait logement est pris en compte dans le calcul du revenu de solidarité active (RSA) -, les critères d'âge sont variables - parfois légitimement, pour ce qui est notamment de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) -, certains donnent lieu à des exonérations fiscales, d'autres non, certains ont un montant est un différentiel, d'autres un montant fixe...

Par ailleurs, les droits connexes, qui représentent parfois un apport complémentaire de revenus important, sont variables d'un minimum social à l'autre. Ces aides ont outre une connotation différente : personne ne reprochera à un allocataire de percevoir l'ASPA ou l'allocation adulte handicapée (AAH), alors qu'il existe des débats récurrents autour de la légitimité du RSA.

La commande du Gouvernement fixait à la mission qui m'a été confiée trois objectifs relatifs à l'accès au droit, à la simplification et à l'équité, et formulait deux recommandations : être vigilant quant à l'impact des évolutions proposées sur les opérateurs et essayer de réaliser une évaluation financière des propositions.

À l'issue de nos travaux, nous avons proposé trois scénarios. Un premier scénario que je qualifie de « paramétrique », essaie de tenir compte des dix minimas sociaux existants, sans remettre en cause la philosophie des minimas par statut. Ce modèle propose d'harmoniser les « bases ressources » des aides, les périodes de référence - actuellement cela peut aller de l'année n-2 jusqu'aux trois derniers mois -, de clarifier la question de leur individualisation ou de leur familialisation, et d'avancer sur la question de l'âge d'éligibilité - il s'agit en l'occurrence pour moi d'une réflexion qui doit valoir pour tous les scénarios.

Maintenir les minimas sociaux existants tout en essayant d'harmoniser leurs paramètres n'est pas un exercice aisé à opérer, surtout au regard de l'écart des sommes qui sont versées entre l'aide la plus faible, qui s'élève à 340 euros, et l'aide la plus élevée qui est de 807 euros.

Le deuxième scénario s'inspire de ce que préconisait la Cour des comptes : regrouper les minimas sociaux par « pôles ». Je n'ai pas complètement suivi la classification de la Cour, et je propose pour ma part cinq pôles : un pôle relatif au handicap dans lequel on retrouve l'AAH et l'allocation supplémentaire d'invalidité (ASI), qui semblent devoir faire l'objet d'une harmonisation ; un pôle concernant les personnes âgées, qui comporte l'ASPA ; un pôle relatif à l'aide en direction des demandeurs d'asile, qu'il me paraissait difficile de regrouper avec d'autres aides ; un pôle relatif au revenu minimum qui comprendrait le RSA, l'allocation veuvage, le revenu de solidarité dans l'outre-mer (RSO), ainsi que les autres dispositifs relevant de la même logique ; enfin, un pôle constitué par l'allocation de solidarité spécifique (ASS) .

Au départ, la commande était de fusionner le RSA et l'ASS, mais l'étude que j'ai menée montre que cela risquerait de faire un nombre de perdants substantiels chez les bénéficiaires de l'ASS. Je plaide toutefois pour une réforme de l'ASS qui est censée accompagner les demandeurs d'emploi en fin de droit et où l'on retrouve des personnes bénéficiaires depuis plus de dix ans. C'est une forme d'hypocrisie que d'avoir un dispositif qui accompagne les personnes jusqu'à l'âge de la retraite sans le dire. Je suis donc favorable à ce que l'on réduise la durée de versement de l'ASS à deux ans, période à l'issue de laquelle les personnes basculeraient vers le RSA.

Le troisième scénario, qui a ma préférence, consiste sortir de la logique de statut pour revenir au droit commun. Il s'agit d'avoir un socle de couverture commun permettant un traitement équitable des différentes situations qui en relèvent. Ce socle, de 400 euros, serait assorti de deux compléments : un complément pour les personnes dans l'impossibilité de travailler, qu'elles soient âgées ou handicapées, pour arriver à un montant comparable à celui de l'AAH et de l'ASPA ; un complément de 100 euros pour les personnes inscrites dans un processus d'insertion, ce qui permettrait une légère amélioration par rapport au montant actuel - hors forfait logement, le montant du RSA est de 477 euros. Surtout, ce dispositif serait totalement individualisé, ce qui fait permettrait une amélioration substantielle de la situation des personnes en couple.

La question qui se pose est de savoir comment revaloriser l'idée qu'on a vocation à sortir des minimas sociaux. Je suis frappé par le fait qu'on apprécie la question des minimas sociaux indépendamment des politiques d'insertion. Or, si les minimas sociaux ont toute leur utilité pour les personnes qui n'ont pas d'autre possibilité que de relever de ces dispositifs, il en est tout autrement des personnes dont notre devoir est de les amener à en sortir.

Cela pose la question des politiques d'insertion. Le constat, c'est qu'il y a un effondrement des moyens consacrés aux politiques d'insertion dans notre pays. Alors qu'au moment du revenu minimum d'insertion (RMI) il existait une obligation de consacrer 20 % de l'enveloppe de l'aide aux politiques d'insertion, cette obligation a disparu depuis. Un peu plus de 7 % des montants des allocations versées sont actuellement consacrés aux politiques d'insertion, alors même que nous aurions besoin d'actions fortes dans ce domaine.

Les politiques d'insertion sont essentiellement menées par les conseils départementaux, qui sont dans une situation financière difficile compte tenu des politiques sociales qu'ils mènent par ailleurs au profit des personnes handicapées, des personnes âgées et des personnes en situation d'exclusion. Mais je ne suis pas sûr que cela soit la seule explication de la baisse des moyens consacrés à l'insertion.

Ayant été président de conseil départemental, je m'autorise à être sévère avec les départements. Aujourd'hui, dans beaucoup de départements, les politiques d'insertion ne comportent plus d'éléments innovants. La plupart du temps, on se contente de continuer à financer les chantiers et les structures d'insertion existants ; parfois les subventions diminuent. Mais il n'existe quasiment plus d'innovation sociale en matière d'insertion. J'ai d'ailleurs échangé sur ce point avec le président de l'Assemblée des départements de France. J'ai donc proposé que le paiement du RSA soit renationalisé ou recentralisé - mais pas intégralement afin qu'il reste une forme d'incitation en direction des départements - au risque de voir sinon cette politique publique nationale être déclinée très différemment d'un département à un autre. Les déclarations entendues ici ou là montrent que ce risque existe...

Une autre question importante et non réglée est celle du pilotage territorial du service public de l'emploi. Lorsque l'on regarde ce qu'il se passe sur nos territoires, je ne suis pas sûr que les difficultés résultent d'un manque de moyens. Si l'on considère les moyens de Pôle emploi, des missions locales, de Cap emploi, des maisons de l'emploi, etc., je suis même intimement convaincu que c'est moins une question de moyens que d'organisation de l'action du service public de l'emploi. Cet élément n'a pas été clarifié : nous avons donné des compétences économiques aux régions, des compétences d'insertion aux départements, nous laissons émerger des agglomérations qui interviennent dans ces domaines, mais l'État continue de vouloir jouer un rôle sur l'ensemble de ces politiques. Or, la révision générale des politiques publiques (RGPP) étant passée par là, il ne reste plus beaucoup de personnel suffisamment formé dans les préfectures et sous-préfectures pour pouvoir appuyer l'action menée. Cela ne se produit que lorsqu'un sous-préfet est mobilisé sur ces questions et décide d'animer les choses.

Il me semble que le troisième scenario, qui permet de créer un socle unique, est un point de départ pour la mise en place éventuelle d'une allocation universelle.

Ce débat ne peut toutefois pas avoir lieu sans que soit posée la question de la fiscalité, qui dépasse le champ qui était celui de mon rapport.

Au-delà des questions techniques, il faudrait également s'interroger sur la finalité d'une telle allocation : s'agit-il d'un complément de revenu, d'une substitution aux dispositifs et allocations existants à dépense constante ou d'une transformation de notre système d'aides sociales ?

Mettre en oeuvre un revenu universel dont le niveau serait suffisant pour vivre poserait la question du rapport de notre société au travail.

Même si des expérimentations ont pu être menées à l'étranger, nous ne disposons pas aujourd'hui de retours d'expérience suffisants pour nous appuyer sur un modèle. L'exemple de l'Alaska, basé sur la rente pétrolière, est difficilement transposable, et l'expérimentation finlandaise n'est que partielle et présente une certaine incertitude juridique.

Quoi qu'il en soit, il est nécessaire, avant d'avoir un débat plus approfondi sur la question, de mettre en oeuvre un socle unique comme le propose le troisième scenario de mon rapport.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Quel regard portez-vous sur l'expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée » d'une part, et sur la garantie jeunes d'autre part ?

M. Christophe Sirugue, député . - J'ai soutenu ces deux dispositifs en tant que député.

Concernant l'expérimentation « zéro chômeur », qui consiste à offrir un CDI à des personnes en situation d'exclusion, le dispositif ne résout pas la question de la sortie du dispositif. Si on n'envisage pas l'accompagnement en termes de parcours, on maintient les personnes dans l'exclusion et la stigmatisation, à l'image des limites de l'allocation de solidarité spécifique (ASS).

La garantie jeunes fonctionne bien. Elle s'adresse à un public choisi et volontaire et s'appuie sur la mobilisation d'entreprise. Sa généralisation ne doit pas la transformer en droit opposable, sous peine de remettre en cause son efficacité.

Plus largement, je pense qu'il faut distinguer la politique publique de l'outil utilisé, et ne pas réduire l'une à l'autre.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Les dispositifs de lutte contre l'exclusion se caractérisent par une trop grande incohérence dans le pilotage des différents acteurs : Pôle emploi, les missions locales, les départements... Chacun a un point de vue qui est légitime du fait de ses missions propres, mais cette diversité ne permet pas une action efficace.

Je partage par ailleurs votre interrogation sur la place de la valeur travail.

M. Christophe Sirugue, député . - Il existe plusieurs approches de cette question. On sait que les évolutions technologiques auront un effet sur le nombre d'emplois offerts par l'économie. Le revenu universel doit-il traduire un changement de paradigme ?

Mme Anne-Catherine Loisier . - Quelle efficacité peut avoir le revenu de base dans la lutte contre la pauvreté, et quel regard portez-vous sur la réforme mise en oeuvre au Royaume-Uni ?

M. Christophe Sirugue, député . - Le revenu universel peut s'inscrire dans le cadre d'une politique de lutte contre la pauvreté en permettant un reformatage des dispositifs existants.

L'exemple anglais a des limites : il a fait beaucoup de « perdants » et a entraîné une explosion des coûts liés à la fusion des opérateurs plutôt que des économies de gestion.

Plus largement, je me méfie des modèles, qui ne tiennent pas compte des spécificités de chaque pays. Notre système de sécurité sociale est unique dans son champ. Il couvre de nombreux domaines qui relèvent ailleurs de la logique assurantielle.

Le scénario 3 de mon rapport nécessite d'approfondir les études avant de pouvoir être mis en pratique.

M. Yves Rome . - Seul le travail monétarisé est évoqué dans le rapport. Or il existe de multiples secteurs d'activité qui créent du bien-être et qui ne sont pas solvables au sens de l'économie de marché.

C'est une vieille lune de croire que la numérisation de la société va faire disparaître bon nombre de métiers traditionnels. On oublie de dire qu'elle en créé de nombreux autres. L'économie collaborative fait émerger de nouvelles activités qui finissent par être monétarisées. Je recevais ce matin le fondateur de Heetch, qui a déjà transporté plus de 3 millions de passagers en moins de trois ans, et qui fournit à des jeunes une activité et un complément de revenu d'en moyenne de 6000 euros par an. Ce type de changements que peut apporter l'économie collaborative n'est pas suffisamment pris en compte.

Il existe de nombreux secteurs de l'économie liés au bien vivre ensemble qui permettent l'émergence de nouvelles activités et qui redonnent aux personnes une apparence d'utilité sociale. Pour lutter contre l'isolement des personnes âgées maintenues à domicile, j'avais par exemple mis en place dans mon département des « visiteurs de convivialité », car ce dont souffrent le plus les personnes âgées, c'est de la solitude.

S'agissant du revenu universel, il n'y a pas de modèle, et les différentes pistes méritent d'être creusées. La vraie question qui se pose est de savoir quelle fiscalité adopter. Si l'on reste dans le système d'aujourd'hui, il ne sera pas possible d'avancer. En revanche, si l'on prend en compte les évolutions très fortes qui traversent l'organisation de la société et de la production, il y a peut-être d'autres leviers fiscaux qui pourraient être utilisés afin de solvabiliser un éventuel revenu de base.

M. Christophe Sirugue, député . - Je ne vais pas transposer ici les débats sur la « loi travail », mais il ne faudrait pas faire comme s'il y avait un vase communiquant entre les emplois qui disparaissent et ceux qui émergent. La réalité, c'est que les nouveaux emplois ne correspondent pas forcément à ceux que l'on connaît aujourd'hui.

Une des difficultés, lorsque l'on considère l'économie collaborative, c'est la qualification de la relation entre le donneur d'ordre et celui qui exécute la tâche. Sur ce point il faut être prudent, car requalifier en salariat les activités exercées pose un vrai problème, tout comme oublier qu'il s'agit quasiment de relations de gré à gré.

Le travail continue à être l'élément prédominant de la situation d'une personne dans la société, soit par la ressource qu'elle en retire, soit grâce à la place qu'elle occupe socialement. L'émergence de ces nouveaux emplois, qui ne sont pas comme ceux que l'on connaît aujourd'hui, pose une vraie difficulté et appelle à être vigilant.

Je ne sous-estime pas le fait que l'économie du numérique puisse créer des emplois. Mais malheureusement, on ne perd pas autant d'emplois qu'on en créé, et on ne crée pas le même type d'emplois.

Je ne comprends pas comment on peut aborder la question de la mise en place d'un revenu universel sans commencer par celle de la fiscalité. En soi, tout le monde peut être d'accord avec l'idée d'un revenu universel, mais le résultat peut être très différent selon le mode de financement choisi. Il s'agit d'un aspect essentiel ; si l'on élude la question de la fiscalité, on se trompe. Si j'avais dû faire un rapport sur le revenu universel, la moitié de mes travaux aurait porté sur la question du financement, et donc de la fiscalité.

En Finlande, les organisations syndicales défendent le revenu universel comme moyen de lutter contre la pauvreté, ce qui n'est pas tout à fait la vision du Gouvernement. Pourtant il y a un accord sur l'idée d'expérimenter un revenu universel.

Certains collègues parlementaires ont introduit et soutenu l'amendement Ayrault-Muet. Je regrette que ce débat ait pris la forme d'un amendement et qu'il n'ait pas été posé sur la table et davantage étayé. Lors de la remise de ce rapport, j'ai dit au Premier ministre que si la question était de savoir si ce que je proposais étaient les prémisses d'un revenu universel, il serait nécessaire de lancer une nouvelle mission de six mois pour creuser le sujet. Mon rapport ne pose pas les bases du revenu universel, bien que l'on puisse peut-être considérer que l'existence d'un socle commun constitue une première marche...

M. Pierre Camani . - Je partage totalement ce qui vient d'être dit : la question fiscale est essentielle. La mise en place d'un revenu de base est inséparable d'une réforme fiscale.

Une expérimentation locale, à l'échelle d'une intercommunalité ou d'un département, ne pourrait-elle pas nous permettre d'avancer sur le sujet ? Encore une fois, la problématique est tellement complexe qu'aucune solution n'est idéale.

M. Christophe Sirugue, député . - Il y a quelques jours, la Suisse a voté sur l'introduction d'un revenu de base. Suite à un débat agité, le référendum s'est traduit par un refus.

Quand on a un projet qui est aussi ambitieux que celui-là, qui vient chahuter de manière forte des piliers entiers de notre modèle social, deux options sont possibles: soit il convient de préparer la réforme quatre ou cinq ans à l'avance, en organisant de grands champs de concertation, d'analyse, de confrontations ainsi qu'un grand débat public ; soit on considère qu'il faut expérimenter - mais si l'expérimentation est réalisée sur un échantillon trop faible, il y aura toujours des personnes pour expliquer que les conclusions ne sont pas fiables.

Il faut par ailleurs se poser la question du financement existant de la redistribution, qui n'est pas que fiscal - je pense notamment aux aides sociales. La question est de savoir comment faire, en cas d'expérimentation d'un revenu de base, pour isoler correctement les différentes sources de financement de l'aide sociale.

L'intérêt d'une expérimentation, c'est qu'elle soit menée dans les conditions les plus proches possibles de ce que l'on veut faire. L'échantillon doit être suffisamment important, de même que la durée d'expérimentation.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je suis en convergence totale avec vous : il faut une réflexion en profondeur sur le financement du revenu de base par la fiscalité. Mais une telle réforme fiscale constituerait une révolution... Voulons-nous aller jusque-là ?

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Notre collègue député a été lumineux. Il a présidé un conseil départemental et il est l'un de ces contremaîtres à la française, artisans d'un État-providence qui est, même si l'air du temps ne permet pas d'entendre, le plus complet en Europe. Face à la mondialisation, à la crise, aux nouvelles technologies, le malentendu est en train de s'installer.

À aucun moment, dans la réponse à la crise, il n'y a eu de vraie tentative de mise cohérence des minimas sociaux. Après les Trente Glorieuses, sous le septennat de Valérie Giscard d'Estaing, on est passé de 32 % à 39 % de prélèvements obligatoires pour répondre à la crise. En 2008, ce sont les amortisseurs sociaux qui ont permis que la crise épargne relativement les français.

Cette complexité et cette absence de cohérence des minimas sociaux nous privent d'une véritable « traçabilité » dans le domaine social. C'est dans ce contexte que renaît l'idée d'un revenu universel et ce besoin, face aux nouvelles technologies, face à la panne de l'ascenseur social, face au piétinement de la jeunesse devant l'emploi, de trouver une solution et de réinvestir dans l'État. Car c'est aussi de lui qu'on attend les solutions de demain.

Il y a un dans ce domaine un cadre de savoir-faire qui me semble s'imposer : le département, qui a failli disparaître, mais dans le cadre duquel le travail de proximité peut prendre toute sa place.

Il est des territoires, comme le Nord-Pas-de-Calais, où les mutations durent depuis 30, 40, 50 ans, où l'économie de marché ne parvient pas à ramener la prospérité et où le chômage des jeunes atteint parfois 40, 45 %, comme en Espagne. Ce sont des territoires où le revenu de base peut ouvrir des perspectives. Il nous faudra peut-être l'envisager. D'autant plus que dans ces territoires qui doutent, où la crise se prolonge, où les mutations à peine achevées voient arriver d'autres mutations, les forces de protestation deviennent petit à petit majoritaires. Nous ne sommes plus dans le cadre d'un débat politique classique. Les forces de négation et de protestation gagnent du terrain.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je pense qu'il faut éviter de tomber dans un débat où l'émotion et la subjectivité prennent trop de place. L'idée d'un revenu de base est un peu révolutionnaire, utopique...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - C'est une utopie réaliste !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Ce que j'ai beaucoup apprécié dans le travail de Christophe Sirugue, c'est qu'il a apporté de la méthode dans un domaine qui en manque.

Je ne rêve pas de revenir à la planification, car c'est révolu. Mais faire une matrice de tout ce qui existe, comme vous l'avez fait, identifier le domaine du possible et expérimenter, avec méthode et gradualité, je pense que c'est la voie que nous devrions essayer de suivre.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Le rapport Sirugue est une première tentative de cohérence. C'est dans cette perspective que nous devons avancer.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Absolument.

III. RÉUNION DU JEUDI 30 JUIN 2016

A. AUDITION DE M. BAPTISTE MYLONDO, ENSEIGNANT-CHERCHEUR À L'ÉCOLE DE COMMERCE ET DE DÉVELOPPEMENT 3A DE LYON, CHARGÉ DE COURS À SCIENCES-PO LYON ET À CENTRALE PARIS

M. Dominique de Legge , vice-président . - Je vous prie d'excuser le président Jean-Marie Vanlerenberghe, retardé. M. Michel Rocard, souffrant, nous a fait savoir qu'il ne pouvait pas venir aujourd'hui, mais nous espérons le recevoir en septembre. Merci à M. Baptiste Mylondo, économiste défenseur ardent du revenu de base, d'avoir bien voulu se libérer rapidement. Nous vous écoutons.

M. Baptiste Mylondo, économiste . - Merci de votre invitation. Je suis défenseur - ardent, je l'espère - du revenu inconditionnel contre le revenu de solidarité active (RSA) et la logique de l'assistanat. Ma position de principe est que le RSA est inefficace et injuste : une politique sociale censée lutter contre la pauvreté dont le résultat est un taux de pauvreté de 14 % est inefficace ; une politique stigmatisant et excluant par la pauvreté est injuste.

On présente le RSA comme une main tendue vers les exclus ; avec 524 euros et 68 centimes, ce serait plutôt une main tendue par les bénéficiaires, qui ont parfois tellement honte qu'ils ne font pas la démarche de le demander.

À l'assistanat, je préfère la logique de la reconnaissance. L'assistanat répond en effet à une logique de défiance, qui préjuge que les bénéficiaires sont inactifs. Je veux donc sortir du RSA non seulement parce que son montant est insuffisant mais aussi parce que sa logique est mauvaise.

Le revenu inconditionnel est un revenu versé en échange de la participation de tous à la richesse collective.

Si l'on s'accorde pour juger que la pauvreté est inacceptable et intolérable, on ne peut pas se contenter du montant actuel, qui ne correspond qu'à 30 % du niveau de vie médian et à la moitié du seuil de pauvreté.

La société doit reconnaître à chacun de ses membres un revenu décent permettant une vie digne, en reconnaissance de sa participation active à la vie sociale. Pour échapper à la pauvreté, ce revenu doit être au moins de 1 000 euros pour une personne seule ; pour supprimer l'exclusion, il doit garantir l'accès des biens et services essentiels ; pour lutter contre l'exploitation, il doit permettre à chacun de se passer durablement de l'emploi - cela dans le but d'améliorer les conditions de vie dans l'emploi.

C'est un minimum. Faire moins, c'est ne pas être à la hauteur de l'enjeu. Il est scandaleux de tolérer la pauvreté.

On peut aller au-delà et reconnaître le travail de tous : changer de registre par rapport au RSA. Ne plus parler de revenu minimum, mais d'un revenu forfaitaire versé à tous car tout le monde travaille : le travail ne peut en effet se limiter à l'emploi.

Pour Anthony Atkinson, par exemple, sept critères devraient donner droit à la perception d'un revenu de participation : avoir un emploi, rechercher un emploi, poursuivre des études, s'occuper de ses enfants, s'occuper de ses parents âgés, être bénévole ou être dans une situation de handicap interdisant d'exercer les six activités précédentes. Qui ne répond pas à au moins à un de ces critères ? Ma conviction, c'est que personne n'est dans ce cas, et donc que tout le monde a droit à un revenu.

N'est-il pas juste de verser une subvention, une indemnité à tous les bénévoles ? Or, nous sommes tous bénévoles, nous entretenons tous la vie sociale. Il faut reconnaître le travail, le faciliter, donner à tous la possibilité de travailler. Le revenu inconditionnel est nécessaire non pas à cause du chômage, ni à cause des robots, de la révolution numérique ou de l'impossibilité dans laquelle se trouve la société de fournir un emploi à tous. Ces éléments ajoutent à l'urgence mais le fond de l'affaire, c'est la nécessité de reconnaître le travail de tous.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous avez beaucoup d'assurance et de conviction. Cela coûterait quand même quelques centaines de milliards d'euros. Il faudra que vous esquissiez des pistes pour parvenir au financement d'une telle dépense.

M. Daniel Chasseing . - Parmi les demandeurs d'emploi, je sais par expérience qu'il y en a qui ne souhaitent pas travailler. Que se passe-t-il pour eux ?

M. Dominique de Legge , vice-président . - Que se passe-t-il pour ceux qui ne répondent à aucun des sept critères ? Vous parlez d'une indemnisation du bénévolat : les termes sont antinomiques ; s'il est indemnisé, peut-on encore parler de bénévole ? Qui décide de la pertinence de son action ?

M. Baptiste Mylondo . - Le travail ne se réduit pas à l'emploi. Si nous appelons travail toute activité qui contribue à l'utilité collective, une bonne part ne s'exerce pas dans le cadre de l'emploi. C'est pour cela qu'il faut instaurer un revenu inconditionnel. Au lieu de considérer que ceux qui travaillent versent généreusement un revenu aux autres, il s'agit de reconnaître toutes les activités qui s'exercent hors de l'emploi.

M. Daniel Chasseing . - Je vous le certifie, certains des chômeurs à qui on propose un emploi aidé ne viennent pas, ou viennent le premier jour et ne reviennent pas le lendemain.

M. Baptiste Mylondo . - Peut-être pour mieux travailler autrement ? On peut refuser un emploi pour s'engager dans une association, par exemple.

M. Daniel Chasseing . - Je vous garantis que certains refusent l'emploi sans s'engager dans une association.

M. Baptiste Mylondo . - Tout le monde rentre dans un critère, si nous avons une vision large du bénévolat, au-delà des seules associations déclarées. Nous sommes tous bénévoles dans une grande association, la société : cet engagement doit être reconnu. Cela peut passer par des heures au service des Restos du coeur, ou par les services rendus à un voisin dans le besoin : ce n'est pas moins utile. Tout le monde entretient la vie sociale en réalisant une activité.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Réalise ou peut réaliser ?

M. Baptiste Mylondo . - S'il y a des passagers clandestins - ce dont je doute - il est de toutes manières préférable de leur tendre la main pour les inviter à participer à la construction de la société. La confiance est préférable à la défiance.

M. Daniel Chasseing . - Je suis favorable à un revenu pour ceux qui veulent se former et cherchent un travail. Il faut bien des critères de l'utilité sociale. Je suis tout à fait d'accord pour ne pas laisser des gens sur le bord du chemin, mais enfin... faire la cuisine tout seul chez soi ou nettoyer son appartement, est-ce un travail ?

M. Baptiste Mylondo . - Je ne crois pas qu'il y ait des gens qui se contentent de nettoyer leur appartement.

M. Daniel Chasseing . - Ah bon ! J'ai dû tomber sur des exceptions !

M. Baptiste Mylondo . - Dans cette logique, la personne ne remplissant pas les critères n'a droit à rien. Les critères excluent. La pauvreté est-elle acceptable ? Peut-on mériter d'être pauvre ?

M. Daniel Chasseing . - Non, mais une personne à qui vous proposez un travail ou une formation doit l'accepter. Comment faites-vous pour amener les personnes à accepter un emploi ?

M. Baptiste Mylondo . - Mon but est différent : je veux leur donner la possibilité de travailler, sous quelque forme que ce soit. La pauvreté est intolérable. Les contreparties, les critères donnent le droit d'exclure des bénéficiaires.

M. Daniel Chasseing . - Donc, vous proposez de faire passer le RSA à 1 000 euros. C'est une position qu'on peut accepter ; il faudra juste en trouver les moyens.

M. Baptiste Mylondo . - Le travail doit être défini non par le critère de pénibilité, mais par celui de l'utilité sociale, vue largement : est utile tout ce qui n'est pas nuisible. Je refuse de qualifier une activité d'inutile, car définir l'inutile, c'est rendre possible l'exclusion de certains du droit à un revenu. Qui juge de ce qui est utile ? La majorité ? Quid de la minorité dans ce cas ? Si nous acceptons de qualifier une activité d'inutile, les minoritaires seront jugés inutiles et seront exclus.

Pour le financement, plusieurs propositions existent. Le revenu inconditionnel ne doit pas avoir d'impact sur la protection sociale ou sur les services publics : il ne doit pas se traduire par un recul de la dépense publique. Nous proposons donc de conserver toute la protection sociale, sauf le RSA et les allocations familiales - le revenu inconditionnel versé dès la naissance peut en effet s'y substituer.

J'imagine une source de financement fiscale : un impôt sur le revenu plus progressif et augmenté, plutôt que la TVA, qui ferait augmenter les prix - ce qui pourrait être perçu comme un marché de dupes. La TVA n'est pas l'impôt le plus juste qui soit : c'est une taxe proportionnelle, qui peut être progressive, mais très faiblement, et est donc incompatible avec le nouveau partage des richesses que nous souhaitons.

Marc de Basquiat a fait une simulation : pour verser 1 000 euros par majeur et 250 euros par mineur, un impôt moyen de 57,9 % serait nécessaire. Cela aurait pour effet une augmentation du niveau de vie des huit premiers déciles et une diminution de celui des deux derniers. Le premier décile gagnerait environ 87,5 %, le deuxième 50 %, le troisième 27 %, et ainsi de suite jusqu'au huitième, pour qui cela ne changerait rien ; le neuvième perdrait 5,5 % de niveau de vie et le dixième 15,9 %. Reconnaître le travail de tous implique un autre partage de la valeur.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Karl Marx devait être comme vous au début. ! Mais c'est un compliment que je vous adresse ! Vous savez que 10 % des ménages paient 70 % de l'impôt sur le revenu, qui produit 75 milliards d'euros contre 175 milliards pour la TVA. Celle-ci pèse sur les importations et elle est plus progressive que la légende ne le dit. Miser sur l'impôt sur le revenu ouvrirait un débat très tendu dans le pays en ciblant les classes moyennes.

M. Baptiste Mylondo . - Elles ne sont pas affectées, selon les chiffres que je vous ai donnés.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Les 57 % des personnes qui ne paient pas d'impôt sur le revenu aujourd'hui deviendraient imposables. Un débat tendu dans les classes moyennes se changera en malentendu dans les classes populaires. Si vous leur dites qu'elles paieront l'impôt sur le revenu grâce à votre revenu universel, elles y verront un marché de dupes, pour reprendre votre expression, et la caricature ne sera pas loin. Il faut être très prudent.

M. Baptiste Mylondo . - Pas si cela se traduit par une augmentation sensible de leur niveau de vie.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Je ne vous parle pas de la cohérence de vos chiffres, mais du débat tel qu'il a eu lieu au Royaume-Uni ou pourrait avoir lieu en France ; je ne parle pas de la Sorbonne, mais des arrière-salles de bistrot, de la télé ou des préaux, là où on simplifie, où on grossit le trait et où peut être tenté déformer. Votre propos, quoique cohérent, prend le pays à bras-le-corps dans ce qui pourrait devenir un débat fondamental.

M. Baptiste Mylondo . - L'enjeu le mérite.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Oui, mais il faudra en sortir dans un bon état démocratique.

M. Dominique de Legge , vice-président . - Si tout le monde touche ce revenu, quel est l'intérêt des sept critères ?

M. Baptiste Mylondo . - Il n'y en a pas ; tout le monde doit en bénéficier.

M. Dominique de Legge , vice-président . - Vous refusez de définir ce qui est utile, soit ; mais qui définit ce qui est nuisible ? Je veux bien qu'on déplace le curseur, mais vous butez toujours sur la même difficulté.

M. Baptiste Mylondo . - J'en reste à un critère légal : si la loi interdit une activité, c'est qu'elle la considère comme nuisible.

M. Dominique de Legge , vice-président . - L'oisiveté est-elle utile ? Sinon, c'est qu'elle est nuisible !

M. Baptiste Mylondo . - La contemplation peut être utile.

M. Dominique de Legge , vice-président . - Réduire la contemplation à de l'oisiveté me semble tout à fait réducteur !

M. Baptiste Mylondo . - Je ne pense pas que l'inactivité totale existe. Il y a des taux modulés de TVA, certes ; mais moins on a de revenu, moins la part dépensée du revenu est forte, et donc plus la base d'imposition est élevée. Pour rendre la TVA proportionnelle, il faudrait augmenter fortement le taux sur les biens de luxe... Je ne crois pas de toutes manières que la désincitation à consommer soit un bon signal.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Je ne suis pas opposé à ce a qu'on cherche des solutions idéales, comme celle que vous défendez admirablement. Mais on peut aussi chercher à les apprivoiser - ce que vous ne faites vraiment pas. Jean-Jacques Rousseau et Maximilien Robespierre seraient fiers de vous. Mais, vous savez, comme à la Convention, il y a toujours une Plaine, au milieu des débats idéologiques, qui cherche pragmatiquement des solutions. Ce que vous proposez fonctionnerait comme la sécurité sociale, où la liberté totale de choix des soins de l'assuré débouche sur la socialisation de la dépense devenue totale depuis quelques mois - avec le tiers payant. Vous connaissez le mot d'un député de l'Est : la sécurité sociale est un supermarché sans caissière - tout est dit ! M. Alain Minc l'avait déjà dénoncé il y a 40 ans : la sécurité sociale favorise les cadres, qui ont une espérance de vie plus longue et une consommation de soins plus élevée.

Il faut apprivoiser votre solution. Je vis dans des cités minières. Lorsqu'une rue abrite en majorité des chômeurs de longue durée, elle se radicalise et les votes ne vont pas vers les solutions sages, mais vers les solutions simples.

M. Baptiste Mylondo . - D'où l'importance de la reconnaissance, et de cesser d'opposer les actifs et les assistés.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Il faudrait que tous partagent vos thèses - on en est loin !

M. Daniel Chasseing . - Je suis d'accord avec vous pour dire qu'il faut au moins 1 000 euros pour vivre. Mais les personnes en emploi qui toucheront 1 200 euros et devront utiliser leur voiture pour aller travailler percevront moins pour vivre que les personnes qui font du bénévolat.

M. Baptiste Mylondo . - Non : elles toucheront 1 000 euros de revenu inconditionnel et toucheront en plus leur salaire de 1 200 euros, dont 57,7 % auront été retranchés par l'impôt sur le revenu. Qui veut augmenter son revenu est donc bien incité à trouver un emploi.

M. Dominique de Legge , vice-président . - Le seul poste d'économie que votre système réserve est l'activité de Pôle Emploi autrefois gérée par l'ANPE.

M. Baptiste Mylondo . - Plus les allocations familiales et les politiques de l'emploi, comme les contrats aidés. Mon propos n'est pas de faire des économies, mais de traiter la pauvreté.

M. Dominique de Legge , vice-président . - Avez-vous des exemples concrets de pays où un tel système a été mis en place ?

M. Baptiste Mylondo . - Non, mais il y a eu des expérimentations à travers le monde. De toute façon, la protection sociale ne demande qu'à être étendue.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous le savez, la France est la nation la plus socialement performante avec 34 % du PIB, devant l'Allemagne et le Danemark, qui y consacrent 30 %. Son contrat social est le plus complet dans les pays à économie de marché.

Vous voulez respecter l'intégralité du contrat, en y ajoutant le revenu universel. Les 34 % du PIB représentent 700 milliards d'euros. Si vous ne supprimez que le RSA et les allocations familiales, il faudra donc trouver 650 milliards d'euros d'impôt sur le revenu.

M. Baptiste Mylondo . - Pas exactement.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - La majorité sénatoriale, dans le débat budgétaire, avec toute son imagination, n'a fait bouger le budget que de 4 à 5 milliards d'euros. On est loin des 650 milliards ! Ce sont des chiffres révolutionnaires, qui peuvent provoquer la révolution - ce qui ne serait peut-être pas pour vous déplaire...

M. Baptiste Mylondo . - Je préfère parler de transformation sociale. La France n'est pas performante socialement.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Quantitativement !

M. Baptiste Mylondo . - Quantitativement, nous ne pouvons pas accepter 14 % de pauvreté.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous comprendrez qu'un social-démocrate s'arrête à un certain niveau du PIB... À 34 %, un parti de gouvernement peut considérer qu'il a rempli un contrat social honorable.

M. Baptiste Mylondo . - Les moyens sont peut-être importants, mais les dispositifs sont inefficaces.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Quand, à l'injonction d'un CRS, vous vous rangez sur le côté pour laisser passer une ambulance se frayant un passage vers le centre hospitalier de proximité, où une salle de réanimation à 2 000 euros par jour attend un sans-domicile fixe, un salarié ou un patron, il y a quand même une certaine efficacité ! Entendez la voix du réformiste, dans toute sa médiocrité...

M. Baptiste Mylondo . - En matière de pauvreté, nous ne sommes pas à la hauteur des enjeux. On ne doit pas avoir peur d'une hausse d'impôt.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous proposez de porter l'impôt sur le revenu de 75 à 650 milliards !

M. Baptiste Mylondo . - Je propose un impôt sur le revenu dès le premier euro gagné hors revenu inconditionnel, mais avec pour effet une augmentation du niveau de vie des 80 % les moins riches et une augmentation raisonnable de l'impôt des 20 % les plus riches.

M. Daniel Chasseing . - Les bénéficiaires paieraient-ils l'impôt ?

M. Baptiste Mylondo . - Ceux qui n'ont que ces 1 000 euros n'en paieraient pas.

M. Dominique de Legge , vice-président . - Pour percevoir un impôt, il faut qu'il y ait un revenu ; il faut donc bien produire de la richesse. Ne craignez-vous pas que tout le monde fuie ? Nous vivons dans un système marchand qui a le mérite de créer des richesses. Comment veillez au grain, pour qu'il y ait toujours une minorité de gens suffisamment riches pour financer votre système ?

M. Baptiste Mylondo . - Vous considérez donc que s'il existe un revenu inconditionnel, plus personne ne voudra avoir un emploi ?

M. Dominique de Legge , vice-président . - Vous aurez un emploi, mais pas forcément intérêt à gagner beaucoup d'argent. Par ailleurs, nous vivons dans un monde d'échanges commerciaux et sociaux. Comment fonctionner dans une économie mondialisée ? Qu'on le regrette ou non, celle-ci est une réalité.

M. Baptiste Mylondo . - Quelqu'un qui gagne le Smic bénéficierait d'une augmentation de son niveau de vie de 280 euros. La désincitation ne peut venir que les conditions de l'emploi. C'est d'ailleurs l'un des avantages du revenu inconditionnel : cela devrait être une incitation à améliorer ces conditions.

Quant à la mondialisation, le revenu inconditionnel n'est ni plus ni moins problématique que notre protection sociale : elle garantit des travailleurs de bonne qualité, bien formés, bien soignés, extrêmement productifs.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Nous remercions cet économiste ardent d'être venu de Lyon en TGV pour nous faire part de ses convictions. Nous lui avons donné des idées sur la prudence dont doit faire preuve une assemblée représentative.

Vous présentez le revenu inconditionnel de manière abrupte, sympathique mais trop directe, au vu de l'état actuel du pays. Cette très belle idée qui éclot çà et là dans tous les pays développés n'en mérite pas moins d'avoir toute sa place dans notre réflexion. Merci.

M. Baptiste Mylondo . - Faudrait-il donc s'interdire certaines propositions dans le débat ?

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Certainement pas. Mais nous autres parlementaires sommes confrontés à ce qui monte des profondeurs d'un pays, notamment des bassins de chômage, à savoir le besoin d'une solution. Tout continue et tout bouge. Généralement les Français ont ce qu'ils veulent : on l'a vu pour la sécurité sociale, mais c'est aussi vrai pour la retraite : les retraités français sont seuls au monde à avoir un niveau de revenus supérieur à celui des actifs - puisqu'il en représente 102 %. L'égoïsme du troisième et du quatrième âge peut ainsi s'exprimer dans un relatif consensus.

M. Daniel Chasseing . - S'il y a assez d'activité pour le financer.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - C'est vrai, il faut financer ce modèle français que vous bousculez...

M. Baptiste Mylondo . - Que nous cherchons à améliorer, plutôt.

B. AUDITION DE M. LIONEL STOLERU, ANCIEN MINISTRE

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Monsieur Stoleru, vous avez été ministre. Vous avez surtout milité pour l'institution d'un revenu minimum en France. Cela s'est concrétisé en 1988, avec la création de ce que l'on pourrait considérer comme l'allocation généralisée de l'époque, le RMI ou revenu minimum d'insertion. Cela fait plus de vingt-cinq ans que vous avez eu l'intuition de ce qui est aujourd'hui devenu le RSA, qui reste un outil important pour lutter contre la précarité et permettre à certains de bénéficier d'un revenu.

Vous êtes un ardent partisan du revenu universel. Vous l'avez récemment rappelé dans une tribune du Figaro . Le revenu de base recouvre une grande diversité de projets, de visions de la société. Ce débat traverse l'ensemble des formations politiques. Vous vous êtes prononcé à titre personnel pour un revenu fixé à 500 euros par mois, qui prendrait la forme d'un crédit d'impôt.

Le problème principal qui ressort de nos premières auditions, c'est le financement de ce revenu. Sur le principe même, des discussions perdurent. Ainsi, la question se pose en termes philosophiques et éthiques par rapport au travail : comment financer ce revenu, si le travail n'est plus premier ? À notre sens, c'est une difficulté. Si ce financement se fait par l'impôt, il faut des revenus, qu'il s'agisse de revenus sur le capital ou de revenus salariaux.

Nous attendons donc vos idées en la matière ; mais je laisse au préalable la parole au rapporteur.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Je commencerai par un souvenir, celui des jours heureux ! En 1988, vous préconisiez le RMI - c'était la seule grande proposition de François Mitterrand -, financé par le rétablissement de l'impôt sur les grandes fortunes. Tout le monde comprenait cette corrélation.

Avez-vous la même simplicité à nous proposer aujourd'hui pour le revenu universel ?

M. Lionel Stoleru. - Madame, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation.

Nous allons nous évader de l'actualité et parler de la condition humaine. Monsieur le président, vous avez vous-même parlé de la dimension philosophique de cette question.

Les philosophes qui nous expliquent que la condition humaine est différente de la condition animale ont de quoi manger en se levant. Ce n'est pas le cas pour une grande partie de la planète, c'est-à-dire pour les 2 ou 3 milliards d'habitants, en Asie ou en Afrique Noire, qui ont pour seul souci en se levant le matin de se demander ce qu'ils mangeront dans la journée -comme les animaux.

Selon certains, la France et plus généralement les pays développés n'auraient pas ce souci. Grave erreur ! Plus d'un million de repas sont servis par les Restos du coeur. Coluche mérite un prix Nobel : il a réalisé une oeuvre admirable. Vous voyez comme moi des images de détresse de femmes, d'enfants qui font les poubelles, les déchets des supermarchés, qui se rendent sur les marchés vers quatorze heures. Tout cela est intolérable !

Il faut d'abord discuter du revenu universel en termes non pas techniques, mais philosophiques. Quelle idée se fait-on d'une société développée dans laquelle les citoyens ne peuvent pas satisfaire leurs besoins fondamentaux ? Ceux-ci sont au nombre de trois : manger, se soigner, se loger.

Je commencerai par ce dernier besoin, se loger. Il n'est pas dans notre sujet et, de l'abbé Pierre à aujourd'hui, personne ne sait comment le traiter. Les lois économiques du marché sont celles de l'offre et de la demande : quand on donne une aide personnalité au logement (APL) de 200 euros à un étudiant, le prix de sa chambre de bonne augmente d'autant ; le prêt à taux zéro a pour seule conséquence de faire augmenter le prix de l'immobilier.

À mon avis, le problème du logement est le plus difficile des trois besoins à régler. C'est le plus coûteux - 15 à 20 milliards d'euros d'allocations logement - pour des résultats très mauvais. Le revenu universel ne résout pas ce problème pour l'instant, mais il faudra bien l'intégrer un jour ou l'autre.

Le deuxième besoin, c'est se soigner. En France, le problème est résolu : le système de couverture sanitaire permet à peu près à tout citoyen d'avoir un accès aux soins quels que soient ses revenus.

J'en viens au premier besoin, manger. Sur ce sujet, l'histoire nous invite à pas mal de modestie. En Angleterre, on emprisonnait les pauvres ; aux Pays-Bas, ce n'était pas mieux. En France, la tradition catholique a été très ambiguë, en affirmant« heureux les pauvres d'ici-bas, puisqu'ils seront les riches dans l'au-delà ». C'est commode, cela permet de patienter, mais ce n'est pas une réponse au problème.

Certes, on peut avoir recours à des allocations en nature, mais ce n'est pas satisfaisant. Les tickets, comme cela se pratique aux États-Unis, n'ont jamais bien résolu le problème. Confucius disait : « Donne un poisson à un pauvre, tu le nourriras un jour ; apprends-lui à pêcher, tu le nourriras toujours. » Il faut compléter la formule : tu le nourriras toujours... de poissons ! Mais l'économie de marché permet d'échanger le poisson contre d'autres aliments. La solution au problème fondamental de manger, c'est de donner de l'argent.

Ce sujet me préoccupe depuis longtemps. Je suis un enfant de la guerre, issu d'une famille juive immigrée qui a vécu dans le dénuement total pendant la période nazie. Voir que le problème de l'alimentation n'est pas résolu aujourd'hui est pour moi intolérable.

Lorsque j'étais au cabinet de Valéry Giscard d'Estaing, alors ministre des finances, je lui ai demandé d'aller à Washington étudier pendant trois mois l'impôt négatif de Milton Friedman. Des tentatives avaient été lancées, après Kennedy, pour mettre en place l'impôt négatif, c'est-à-dire donner de l'argent à ceux qui n'en avaient pas. Une expérience a été menée à échelle réelle dans le New Jersey : on a distribué de l'argent à un groupe test et à un groupe neutre pour voir si cela suscitait des motivations différentes pour le travail.

Devant le Congrès américain, l'idée ne passait pas trop mal, jusqu'à ce que le président de la commission des affaires sociales du Sénat, opposé au système, réussisse à trouver un cas particulier : quelqu'un touchant la prestation du nouveau système gagnait plus en ne faisant rien qu'en travaillant. Le projet a été retoqué de peu.

Je suis rentré des États-Unis avec une forte connaissance économique, technique et politique du sujet et ai écrit un livre ; Vaincre la pauvreté dans les pays riches .

Je suis devenu le conseiller économique de Valéry Giscard d'Estaing, une fois celui-ci élu Président de la République. Son opinion était celle du Sénat américain : il estimait qu'il n'avait pas de majorité pour faire accepter que l'on paie des gens à ne rien faire, que l'incitation à la paresse ne passerait pas, etc. Or, sans que j'y sois pour rien, il a créé le minimum vieillesse. Cette décision ne posait pas de problème politique, puisque l'on ne pouvait accuser les retraités d'être des fainéants. Cela faisait partie du programme social. En outre, à l'époque, la France était un pays d'inflation, et l'inflation avait ruiné les rentiers. Le minimum vieillesse permettait de donner à manger aux retraités qui avaient tout perdu.

En 1981 a eu lieu le bouleversement politique que l'on sait. J'ai recommencé à donner des cours et continué à faire la promotion d'un revenu minimum, sans grand succès.

En 1988, François Mitterrand s'est présenté pour un second mandat. Il a écrit sa Lettre à tous les Français , que l'on trouvait dans tous les journaux et les magazines. On y lisait notamment : « Si je suis élu, je mettrai en oeuvre le RMI proposé par M. Stoleru. » Or je ne l'avais jamais rencontré ! Il a été élu, a nommé M. Rocard Premier ministre, lequel a constitué un gouvernement d'ouverture qu'il m'a demandé d'intégrer, afin de créer le RMI.

Pendant quinze ans, entre 1974 et 1988, ce dispositif était impossible. Tout à coup, cela devenait possible ! Il a fallu seulement trois semaines pour élaborer la loi sur le RMI, qui a été votée à l'unanimité. Quand on a une volonté, on fait les choses : c'est cela, la politique !

Nous avons créé le RMI, ce dont j'étais satisfait aux trois quarts seulement. En effet, le RMI est extrêmement simpliste : il s'agit de donner 460 euros à quelqu'un qui n'a rien du tout et, quand celui-ci gagne 100 euros, il perd 100 euros de RMI, de sorte qu'il n'a rien gagné du tout. Ce n'est pas du tout incitatif au travail.

J'ai conseillé à M. Rocard de rendre le dispositif dégressif, pour inciter les gens à travailler et à gagner de l'argent. Il n'a pas voulu, objectant que tout le monde comprenait le dispositif en l'état. En effet, cela concernait une tranche de la population qui n'était pas considérable et la somme versée n'était pas énorme. En outre, le RMI ne coûtait rien - 3 ou 4 milliards d'euros par an. Sur le plan politique, l'impôt sur les grandes fortunes rapportait autant, ce qui équilibrait les choses, même de façon hypocrite.

Une mesure simple votée à l'unanimité et qui ne coûtait rien : que demander de plus ? Or l'économie a ses lois : un système qui n'incite pas au travail n'est pas bon, surtout lorsque l'on entre dans des périodes de chômage de masse.

Le « I » de RMI signifie « insertion », mais ce n'était qu'un mot : personne ne pensait qu'il aurait un contenu, car on ne savait pas comment faire. Reste que, politiquement, cela faisait bien.

On s'est ensuite rendu compte des insuffisances du RMI. Martin Hirsch, qui venait de la gauche et travaillait pour Nicolas Sarkozy, comme je venais de la droite et avais travaillé pour François Mitterrand, a dynamisé le système avec le RSA. En effet, le revenu de solidarité active est un RMI dynamique : celui qui commence à gagner de l'argent ne se voit pas retirer du montant de son allocation la totalité de ce qu'il a gagné.

Un taux de dégressivité du RSA a été fixé. À ma grande surprise, Bercy a accepté celui de 62 %. Ainsi, celui qui gagne 100 euros voit son RSA diminuer seulement de 38 euros, il garde 62 euros. C'est beaucoup. Pourquoi Bercy a-t-il fait preuve d'une telle générosité ? J'en reste tout à la fois émerveillé et mécontent.

Le résultat mathématique de ce choix, c'est que cela coûte beaucoup plus cher, 10 milliards d'euros. En effet, cela concerne de plus en plus de personnes. En outre - c'est le reproche que je fais au système -, cela va trop loin. Si l'on retire 38 euros chaque fois que l'on gagne 100 euros, pour atteindre un RSA de zéro euro, il faut gagner un peu plus que le SMIC.

De fait, le RSA donne de l'argent non seulement à ceux qui n'ont rien, mais aussi aux travailleurs pauvres. Or ce n'est pas le sujet. C'est un mélange des genres très malsain. Les salaires, c'est une chose, la protection sociale contre la pauvreté et la misère, c'en est une autre.

Avec ce taux très généreux de 62 %, le RSA crée une confusion des genres dont on voit les conséquences aujourd'hui, notamment dans ce débat politique insupportable entre assistanat et assistance, surtout à droite. On a donc créé un débat sur un sujet qui n'en est pas un. Je continue à me demander pourquoi ce taux a été retenu. D'ailleurs, aucun citoyen concerné n'y comprend rien. Pour ma part, si j'avais été en charge de ce dossier, j'aurais proposé un système à 50-50, qui a le mérite de la simplicité : quand on gagne 1 000 euros, donc en dessous du SMIC, le RSA n'est plus versé.

La répartition 38-62 est tombée du ciel. Elle fausse les discussions actuelles et soulève un débat où l'on repose des questions que je pensais révolues sur l'assistanat et l'assistance.

Dans le RSA, le « A » d'« activité » n'a pas plus de contenu que le « I » de RMI. Là encore, cela fait bien dans le débat politique.

Martin Hirsch aurait pu faire voter le RSA à l'unanimité. Je n'ai toujours pas compris pourquoi la majorité de droite a tout fait pour que la gauche ne le vote pas, alors que celle-ci n'était pas du tout hostile à la transformation du RMI en RSA. On ne peut pas dire que l'on ait encouragé un vote consensuel sur ce sujet.

Je ne m'attarde pas sur la prime d'activité, qui regroupe le RSA et la prime pour l'emploi. C'est une bonne chose d'avoir supprimé la prime pour l'emploi, qui était totalement incompréhensible. La prime d'activité est le système actuel.

Le dernier rapport de Christophe Sirugue, dont j'apprécie beaucoup les travaux, a constitué une nouvelle péripétie. Voilà un député qui connaît à fond son sujet et qui accomplit un travail très approfondi et documenté. Son deuxième rapport est tout aussi remarquable que le premier : il fait un pas de plus et propose de fusionner la dizaine de minima sociaux dans le scénario n° 3, scénario qui me paraît très bien. La presse n'a parlé que de l'intégration des jeunes. Certes, cela fait partie du rapport et c'est un vrai sujet, mais ce n'est pas l'essentiel. Pourquoi, en laissant de côté le problème des jeunes, faudrait-il attendre deux ans pour mettre en oeuvre ce qu'il préconise ?

L'étape suivante, c'est le revenu de base ou revenu universel. De Milton Friedman au RMI, il s'est passé une quinzaine d'années ; du RMI ou RSA, vingt ans se sont écoulés ; du RSA au revenu universel, comptons de quinze à vingt ans. L'histoire est en marche ; elle ne s'arrêtera pas. En effet, le revenu universel est le débouché final normal dans les sociétés développées.

Le RMI a apporté une innovation importante en donnant de l'argent à n'importe qui, quel que soit son statut. Il n'y a pas de critères, contrairement aux prestations sociales. On perçoit le RMI quand on n'a pas de revenu. Le RMI est déjà universel, tout comme le RSA.

Le revenu universel va plus loin dans plusieurs domaines.

D'abord, le revenu universel est individualisé. C'est important. Alors que le RMI et le RSA sont familiaux, le revenu universel est individuel : on ne tient pas compte du fait que son bénéficiaire est marié ou pas. Chaque individu reçoit par exemple 500 euros. C'est plus généreux que le RSA, puisque, dans ce dernier cas, un couple ne perçoit pas deux fois 500 euros.

Ensuite - c'est une différence majeure -, on ne demande pas si l'on a des revenus. Il suffit d'être un citoyen français d'un certain âge - disons de vingt ans à la mort -, quels que soient ses revenus.

Ce débat a fait naître deux controverses fondamentales.

La première m'étonne toujours : on va donner de l'argent à ceux qui ne font rien ? Moi, contribuable, je vais travailler pour que les gens ne fassent rien ? On le fait pourtant déjà depuis 1988 avec le RMI, c'est-à-dire depuis vingt-huit ans. Je croyais le débat terminé et exorcisé depuis cette date ! À cette époque, on a accepté que les gens qui n'avaient rien aient de quoi manger : avec 500 euros, soit 15 euros par jour, on ne meurt pas de faim. Cette polémique resurgit. C'est assez déprimant.

Derrière ce débat, il y a une réflexion intéressante sur deux aspects de la condition humaine. D'une part, il s'agit de satisfaire un besoin fondamental : manger. D'autre part se pose la question du libre arbitre, et l'on peut raisonner ainsi : « Avec 500 euros par mois, j'ai de quoi manger. Pour ma part, ce qui m'intéresse, c'est de peindre des paysages. Si je n'ai pas de quoi me loger, tant pis. Je me contenterai d'une cabane. Cela me suffit. » Ou alors : « Moi, ce qui m'intéresse, c'est d'écrire de la poésie et des livres, peu importe qu'ils se vendent. » Pour ma part, je n'ai rien contre ces choix, d'autant que ceux qui ont une passion telle qu'ils acceptent de vivre ainsi ne forment pas foule. Peut-être que Van Gogh ne se serait pas suicidé s'il avait perçu le RMI. Misère et génie ne font pas forcément bon ménage. Quoi qu'il en soit, on peut supprimer la misère.

La seconde controverse, c'est le chèque à Mme Bettencourt : on donnerait 500 euros par mois à Mme Bettencourt ? Eh oui ! Mais personne ne voterait pour un candidat qui le proposerait ! À cette question, la réponse rationnelle, pour autant que l'on soit dans le pays de Descartes, serait : que voulez-vous que cela me fasse ? Mme Bettencourt paie X euros d'impôt sur le revenu. Elle en paiera X moins 500 euros par mois. Si cela vous choque tant que cela, on peut même créer une dernière tranche augmentée de 500 euros pour récupérer les 500 euros de Mme Bettencourt !

La réponse technique est facile ; la réponse politique l'est moins. Moi qui ai vécu la réponse politique pour des gens qui se trouvaient au bas de l'échelle, c'est-à-dire donner de l'argent à des gens qui ne font rien et encourager la paresse, je me rends compte que le débat sur le revenu universel attribué à des personnes appartenant à des classes socialement supérieures promet d'être intéressant ! C'est un débat 100 % politicien, puisque les solutions fiscales sont très faciles.

Pour vous, madame, messieurs les sénateurs, l'important, c'est ce qui se passe entre zéro - c'est-à-dire celui qui n'a rien et est dans la misère - et l'infini, c'est-à-dire Mme Bettencourt et les hauts revenus.

Pour ma part, cela ne me choque pas que M. Carlos Ghosn gagne un million d'euros par mois. S'il veut bien payer ses impôts en France, c'est très bien. J'ai professé l'économie de marché et écrit de nombreux livres sur le sujet : l'économie de marché s'accommode très bien d'un plancher de revenus ; en revanche, elle ne s'accommode pas du tout d'un plafond de revenus. Cela revient à la tuer, car elle est fondée sur l'enrichissement, notamment en économie ouverte.

Laissons Mme Bettencourt à sa fortune et Carlos Ghosn à son million d'euros mensuel et regardons ce qui se passe pour l'ensemble des Français.

Par rapport au RMI, au RSA et à la prime d'activité, le revenu universel a pour autre caractéristique majeure d'être fiscal. On sort du système social, composé en France des partenaires sociaux, des collectivités territoriales, des associations, de la gestion paritaire, etc. - vous le savez mieux que moi, c'est très compliqué et très cher en gestion. On balaie tout cela et il y a uniquement un système fiscal. En France, celui-ci fonctionne plutôt bien, comme dans la plupart des pays développés.

J'ai évoqué le système de soins. En France, il suffit d'aller sur internet pour consulter l'état de son compte santé.

Pour les impôts, on a maintenant un compte fiscal : la déclaration se fait en principe obligatoirement en ligne. Les revenus sont enregistrés, tout comme le montant des impôts. Chacun connaît donc l'état de ses comptes et ce qu'il doit, sous la forme soit d'une mensualisation soit du tiers provisionnel selon le système choisi. Le compte fiscal est donné en temps réel.

Pour le revenu universel, ce serait la même chose.

Chaque mois, on aurait + 500, comme si on percevait une rente sur son compte bancaire. À celui qui ne perçoit aucun revenu, le Trésor public enverrait un chèque de 500 euros à la fin du mois - c'est déjà ce qui se passe en cas de remboursement d'impôt. Pour celui qui perçoit des revenus, le montant du revenu universel varierait en fonction du taux de dégressivité du barème fiscal. Une fois atteint un certain niveau de revenus, par exemple 1 000 euros, le revenu universel de 500 euros deviendrait zéro. Ensuite, on paierait des impôts.

Il s'agit donc d'un barème continu d'impôt avec un crédit d'impôt qui est versé par chèque quand le solde net est négatif. Quand on a des revenus, le crédit d'impôt diminue et disparaît. Reste alors à payer aux impôts la contribution fiscale. C'est donc d'une parfaite simplicité.

Certes, ce n'est pas aussi simple que je le décris. Le revenu à la source est du même acabit et s'inscrit dans le même schéma : même si, chaque mois, on ne connaît pas le montant exact des recettes et des dépenses, on prélève en fonction du taux de l'année précédente et on régularise en fin d'année. Des solutions existent déjà pour que le compte fiscal soit adapté à la réalité à peu près chaque mois.

Et c'est la fin des allocations de toute nature, par exemple des allocations familiales. C'est la fin des disputes entre les départements, les régions et l'État pour savoir qui paye le RSA, etc. Il y a uniquement un barème fiscal négatif au début, qui devient zéro, puis qui devient positif.

Je termine en répondant à la question : combien cela coûte-t-il ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Le suspens commençait à être pesant !

M. Lionel Stoleru. - Monsieur le président, ce n'est pas la question essentielle ! Il n'est qu'à voir le référendum suisse. Les Suisses se sont prononcés sur la question humaine et sur le principe philosophique - on aide ou on n'aide pas. Vous devriez d'ailleurs inviter un responsable suisse : il vous expliquera que le chiffrage n'a pas été un élément déterminant du vote.

Je suis convaincu que ce serait pareil en France. Le chèque à Mme Bettencourt occuperait beaucoup plus de place dans le débat que le coût budgétaire. Il n'y a pas de problème de coût budgétaire. C'est une question de curseur : il faut établir un barème fiscal avec un point zéro de sorte que l'impact budgétaire soit nul. On paye suffisamment d'impôts en France : en 2017, il faudra plutôt baisser le taux d'imposition que l'augmenter.

Qui gagne ? Qui perd ? Sur la totalité du barème fiscal, de zéro à l'infini, sauf à faire une usine à gaz, avec un barème fiscal progressif raisonnable à deux ou trois taux et tranches, il est sûr que certains individus, des ménages et des familles gagneront et que d'autres perdront. D'après les chiffrages, cela n'a pas l'air dramatique : il n'y a pas un point où une catastrophe se produirait pour tel ou tel niveau de classe moyenne.

Pour résumer, monsieur le président, le coût du revenu universel est ce que l'on voudra en faire.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Monsieur Stoleru, je vous remercie de cet exposé passionnant et limpide dans ses conclusions. Pour autant, on ne peut pas dire que tout est résolu ! Vous avez apporté un éclairage complémentaire, notamment au regard des auditions précédentes, car vous avez replacé cette question dans son contexte essentiel, c'est-à-dire existentiel. C'est ce que j'attendais.

En revanche, sur la conclusion - comment on paie ? -, des interrogations demeurent.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - C'était une fable de La Fontaine ! La simplicité, la limpidité et la morale apparemment inéluctable et abordable rappelaient ces textes incomparables qui ont enchanté notre jeunesse.

La fiscalité est en France d'une complexité redoutable ; vous l'avez simplifiée à l'extrême. Les débats promettent d'être intenses.

M. Dominique de Legge . - Cet exposé très clair tranche quelque peu avec l'exposé précédent.

Ma question est technique : quelle différence existe-t-il entre votre dispositif et le crédit d'impôt ou l'impôt négatif ?

M. Lionel Stoleru. - Il n'y en a pas vraiment. On retrouve l'idée simple de Milton Friedman cinquante ans après. Ce système est d'abord un impôt négatif, c'est-à-dire un crédit d'impôt : quand vous n'avez pas de revenu, le Trésor vous envoie un chèque chaque mois. Son montant diminue au fur et à mesure que vous percevez des revenus. Quand la tendance s'inverse, c'est vous qui envoyez le chèque. C'est un continuum de barème fiscal qui commence par un crédit d'impôt et qui se termine par des perceptions d'impôt.

C'est intéressant de sortir du système social pour entrer dans le système fiscal. Sur le plan sociologique, être dans un système fiscal pour tous est très différent et c'est mieux que d'être dans un système social où l'on veut bien vous verser de l'argent. Le système social crée des humiliations, notamment parce qu'il faut faire des démarches. Pour le revenu universel en revanche, aucune démarche n'est nécessaire, c'est un droit. Recevoir une allocation est aussi un droit, mais d'une manière différente : on vous le fait sentir...

M. Yves Rome . - Votre démonstration est presque parfaite ! On arrive à une simplicité extrême : cela ne coûte pas plus que les sommes que l'on consacre aujourd'hui à la gestion des affaires sociales.

Le dispositif que vous proposez exclut-il l'ensemble des autres aides qui accompagnent nos concitoyens, aides au logement, protection sociale, allocations familiales, etc. ? Se confondent-elles dans le modèle que vous nous avez présenté ?

M. Lionel Stoleru. - Santé, chômage, retraite sont en dehors.

Le logement est une épine dans le système : les aides sociales actuelles coûtent très cher, ne sont pas efficaces et on ne sait pas comment les intégrer. Le débat n'est pas terminé pour ceux qui réfléchissent au système du revenu universel.

Le rapport Sirugue fait le tour de toutes les formes d'assistance. Reste ce qui est donné ici et là, le transport gratuit dans certaines villes, le cinéma ou le théâtre, le chèque de rentrée scolaire, les entrées dans les musées... ; bref, tous les petits avantages qui ne sont pas toujours négligeables. Ce n'est pas dans le revenu universel.

M. Dominique de Legge . - Que devient le quotient familial dans ce dispositif ?

M. Lionel Stoleru. - C'est à débattre !

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Le supprimez-vous ? Au regard de la simplicité du système que vous prônez, il ne peut être que supprimé...

M. Lionel Stoleru. - En principe, oui. À partir du moment où le revenu universel est individuel, rien ne justifie qu'il y ait un avantage pour un couple...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - ... ou les familles nombreuses.

M. Lionel Stoleru. - Je n'ai pas caché que certains gagneraient et que d'autres perdraient.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Ce revenu est-il versé dès la naissance ? Vous ne l'avez pas évoqué. Or c'est une question importante.

M. Lionel Stoleru. - Je n'ai pas parlé des jeunes ni pour le rapport Sirugue ni pour le revenu universel. Cela fait partie du débat politique qui pourrait avoir lieu.

Que n'entend-on pas déjà sur la proposition du rapport Sirugue d'étendre la prime d'activité aux jeunes ! Que n'entendrait-on pas si l'on versait le revenu universel dès la naissance ! Cela se négocie. On peut verser le revenu universel à dix ans, quinze ans, dix-huit ans, vingt ans...

M. Yves Rome . - Vous proposez de passer du « tout social » au « tout fiscal ». Est-ce à dire que le « tout social » doit disparaître une fois le revenu universel instauré ? Ou est-il toujours nécessaire d'accompagner les publics les plus éloignés de l'emploi ou qui sont dans la plus grande difficulté ? Le revenu universel ne va pas sortir cette catégorie de public de ses difficultés et de cet enfermement que certains appellent l'assistanat.

M. Lionel Stoleru. - Le système santé est en dehors, tout comme le système retraite et le système chômage.

Avec le revenu universel, on donne aux gens de quoi manger. Il faut regarder la réalité en face : un million de personnes vont aux Restos du coeur. Est-ce normal dans un pays comme la France ? Non ! Après, il faut leur donner les moyens de se réinsérer dans la société. Le « I » du RMI ne l'a pas fait, le « A » du RSA ne le fait pas plus. Dans ce domaine, certains pays font mieux que la France.

Depuis toujours, je m'occupe du problème des prisons. J'ai créé il y a quarante ans le GENEPI, groupement étudiant national d'enseignement aux personnes incarcérées : 1 300 étudiants se rendent chaque semaine dans toutes les prisons de France à la rencontre des jeunes détenus. Pour participer à l'action expérimentale « Justice deuxième chance », le retour à l'emploi à la sortie de prison, je sais que ce n'est pas le revenu universel qui réglera le problème ; cela demande un accompagnement spécifique. Il y a place pour un système social qui ne soit pas un système financier.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Il faut dissocier l'aspect financier et budgétaire du problème de l'activité. En voulant résoudre cette équation, Martin Hirsch a compliqué le système. Au Sénat, nous avions étudié cette question sans parvenir aux mêmes conclusions ; un rapport d'information avait été rendu par notre collègue Valérie Létard.

Pour beaucoup, il n'est pas normal de pouvoir gagner plus avec toutes les aides et les prestations que celui qui travaille. Il est vrai que de tels cas existent. De ce constat de départ, nous sommes arrivés au RSA, qui ne résolvait rien, qui était un RMI amélioré, avec une dégressivité qui n'était pas simple. Nous n'avons pas résolu le problème : est-il seulement soluble ?

M. Lionel Stoleru. Une dégressivité de 50 % éviterait le télescopage avec les travailleurs pauvres. Suggérez-la : vous auriez le soutien de Bercy !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - R este qu'il faut remettre les gens dans le circuit du travail. Et là, la cause première, c'est l'éducatif. Cela ne se résume pas à l'apprentissage, il faut les fondamentaux : lire, écrire, compter, etc. Autrement, comment espérer trouver un travail durablement ?

M. Lionel Stoleru. - Si vous voulez élargir le débat...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Nous n'allons pas le faire aujourd'hui, mais, pour moi, c'est la vraie question. C'est un autre problème politique, qui n'est pas de subsistance, mais d'existence.

Monsieur Stoleru, nous vous remercions de cet exposé particulièrement riche et de cet échange.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - C'était une intervention très politique.

M. Lionel Stoleru. - Oui et non. Je n'imagine pas un quelconque candidat à la présidence de la République en 2017 déclarer, à l'instar de François Mitterrand en 1988, qu'il mettra en oeuvre le revenu universel s'il est élu.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Il pourra peut-être proposer de l'expérimenter, sur la base du volontariat.

M. Lionel Stoleru. - Comme en Finlande ! Oui, ce serait très bien.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Le crédit d'impôt est plus simple à expérimenter que d'autres systèmes.

C. AUDITION DE M. DANIEL COHEN, DIRECTEUR DU DÉPARTEMENT D'ÉCONOMIE DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions avec M. Daniel Cohen, directeur du département d'économie de l'École normale supérieure, que je remercie d'avoir accepté notre invitation.

Monsieur le professeur, nous avons souhaité vous entendre pour bénéficier de votre lecture économique acérée sur ce nouveau débat d'actualité : l'allocation universelle. Pour ses promoteurs, le revenu de base n'est pas une réforme simplement technique dont l'ambition se résumerait à la simplification du paysage des minima sociaux. Cette vision est concevable, mais nous entendons la dépasser.

Le revenu de base est souvent présenté comme une réponse à une mutation profonde de la société, avec notamment la révolution numérique et la remise en cause de centaines de milliers, voire de millions, d'emplois, mais encore avec l'irruption de nouveaux vecteurs de création de richesse hors de l'entreprise. Le revenu de base serait alors un moyen de rétribuer une création de valeur que le marché serait incapable de rémunérer.

Compte tenu de vos travaux, monsieur le professeur, en particulier ceux qui ont porté sur la mutation de nos sociétés sous l'effet du numérique, nous souhaiterions que vous nous éclairiez en dressant un panorama des transformations auxquelles nous sommes confrontés et des difficultés qu'elles font naître au regard de notre relation actuelle au travail.

Dans ce contexte, le revenu de base peut-il être un recours, étant entendu que cette notion recouvre des modalités différentes, mais qu'elle traverse toutes les tendances et sensibilités de la société, de droite comme de gauche ?

M. Daniel Cohen. - Vous le savez, je ne suis expert ni de fiscalité ni de la lutte contre la pauvreté ; fondamentalement, je suis macro-économiste, je considère les choses, comme la croissance ou l'emploi, de haut. C'est donc à ce niveau-là que je me situerai ; cela dit, je n'esquiverai pas la façon dont ces idées peuvent concrètement aboutir à une solution qui ne détruise pas l'équilibre de nos finances publiques.

L'idée du revenu de base, du revenu universel ou de l'allocation universelle - les formules varient - n'est certainement pas nouvelle. On en trouve des traces au moins depuis les débats relatifs à l'avènement du capitalisme. Pour se cantonner à l'histoire la plus récente, l'un des protagonistes de cette question est évidemment Milton Friedman, avec son idée d'impôt négatif. Or l'un des paradoxes de ce débat est que l'on en trouve des partisans tant à droite qu'à gauche et, symétriquement, des oppositions de droite et de gauche. Ainsi, James Tobin, grand opposant des idées de Milton Friedman dans les années 1950 et 1960, y était également favorable.

Évidemment, leurs interprétations de ce revenu étaient très différentes. Pour Friedman, il s'agissait de créer une allocation de base dispensant la société de faire d'autres efforts vers les plus pauvres. Il proposait d'accompagner cette mesure d'un impôt fixe constant - une flat tax - dès le premier dollar et la progressivité du système de revenu se serait alors trouvée dans l'articulation entre la fiscalité constante et l'impôt négatif. Pour Tobin, au contraire, il s'agit d'un minimum garanti à tout le monde et ne se substituant évidemment pas aux autres prestations de l'État providence.

Ici se trouvent donc une base du malentendu et une raison pour laquelle on peut voir converger des courants de pensées différents autour de cette idée. Cette ambiguïté me semble plutôt positive que négative, même si chacun doit préciser ce qu'il a en tête lorsqu'il parle de ce sujet.

On retrouve cette transversalité dans les critiques du revenu universel ; à droite, on déplore la subvention des oisifs, la prime à l'assistanat, qui est inacceptable dans une société où le travail est une valeur cardinale justifiant la place de chacun. Il existe aussi, à gauche, des critiques de cette mesure, qui favoriserait la précarité en permettant aux employeurs de bénéficier d'une subvention implicite incitant au travail précaire. Les deux arguments sont donc en miroir l'un de l'autre.

Je n'ai pas l'intention d'entrer dans ce débat ; il faut avancer, comprendre ce que l'on veut faire et répondre à ces différentes critiques.

Cela dit, la principale critique à cette idée n'est pas philosophique ni politique mais quantitative : quels sont les ordres de grandeur en jeu ? En faisant un calcul un peu idiot - et on verra qu'il l'est effectivement - qu'on lit régulièrement pour rendre ce débat impossible, c'est-à-dire en fixant ce revenu minimal à 700 euros et en le multipliant par le nombre de Français, on atteint très vite des chiffres d'environ 500 milliards d'euros, soit un gros quart du PIB français.

D'ailleurs, pour les libertariens - je pense en particulier à mon ami Jacques Marseille, qui défendait cette idée -, cela tombe bien parce que ce montant correspond à peu près aux dépenses sociales en France. Donc, selon eux, on donne ces 700 euros et, ensuite, les gens se débrouillent. Toutefois, ces ordres de grandeur sont trompeurs parce que ce revenu ne viendrait pas en plus des dispositions existantes, mais jouerait comme un plancher. Le calcul est donc plus complexe à faire pour en estimer le coût net.

Je reviendrai sur cette question du chiffrage, seule façon pragmatique d'avancer, en faisant des propositions pratiques, réalistes et permettant au débat de prendre plus d'ampleur.

Pourquoi cette idée reprend-elle aujourd'hui une certaine actualité ? Lionel Stoleru, que j'ai croisé à l'instant au sortir de son audition devant vous, pense que ce sujet revient tous les vingt ans - RMI, puis RSA et maintenant le revenu de base. Pourquoi pas ? Cela dit, la révolution numérique nous oblige encore une fois à repenser la sécurité sociale du XXI e siècle ; le rapport de Bruno Mettling au ministre du travail, intitulé Transformation numérique et vie au travail , faisait d'ailleurs aussi référence à cette question.

De fait, nous entrons dans un monde très incertain, dans lequel la révolution industrielle, ou plutôt post-industrielle, du numérique pose des questions tout à fait différentes de celles qui s'étaient posées un siècle plus tôt avec la révolution du tout-électrique. Le tout-numérique, notre révolution technologique, n'a pas du tout les mêmes propriétés que le tout-électrique et on sait comment mesurer ces différences.

La seconde révolution industrielle, celle du tout-électrique, a été inclusive : elle réduisait les inégalités et rendait productifs les éléments les moins productifs de la société - ouvriers non qualifiés ou travailleurs à la chaîne. Toute l'ergonomie du travail a permis à cette main-d'oeuvre non qualifiée de devenir productive, de bénéficier des avantages du fordisme ou du taylorisme et d'être les acteurs d'une transformation du monde économique profitant à tous. Cette révolution électrique a donc donné lieu à une réduction des inégalités.

Le monde nouveau de la révolution numérique, depuis le début des années 1980, est très différent. Les travaux de Thomas Piketty et d'Emmanuel Saez montrent, à partir de l'exemple emblématique des États-Unis, ce que cette révolution numérique est en train de produire. Une statistique notamment est éclairante : au cours des trente dernières années, 90 % de la population américaine n'a connu aucune progression de son pouvoir d'achat. C'est une mutation spectaculaire par rapport à ce que l'on connaissait auparavant, lorsque les classes populaires et moyennes bénéficiaient, comme les autres segments de la société, de la croissance économique.

Ainsi, 10 % de la population seulement a capté la totalité de la croissance économique et, au sein de ces 10 %, la moitié de cette croissance est revenue à 1 % de la population. Il s'agit là d'une propriété fractale parce que la moitié de ce qui va à ce centième est captée par 0,1 % de la population, et ainsi de suite. La force d'entraînement de la révolution numérique n'a donc absolument rien à voir avec celle de la révolution précédente.

Ces chiffres sont inédits dans l'histoire du capitalisme depuis un siècle et demi. Ce constat nous oblige à réfléchir en profondeur à ce qu'il se passe, à comprendre les raisons de ce manque d'inclusivité et à en déterminer les remèdes, pour construire la nouvelle sécurité sociale du XXI e siècle et pour corriger les effets, pour l'instant inégalitaires, de cette révolution numérique.

Pourquoi cette situation ? Pourquoi cette révolution numérique est-elle aussi décevante ? Il y a, parmi les économistes, deux écoles pour répondre à cette question, ce qui révèle, soit dit en passant, l'incertitude dans laquelle nous nous trouvons concernant les mécanismes à l'oeuvre.

La première école, très optimiste - celle de la croissance endogène, notamment représentée par Philippe Aghion -, affirme que le potentiel de croissance de nos économies est supérieur à ce qu'il était il y a un siècle. Selon elle, le potentiel de croissance ne cesse de progresser, mais il y a toujours un décalage dans le temps entre les innovations radicales - internet il y a vingt ans, la révolution digitale au tournant des années 1960 et 1970 - et le moment où cela se retrouve chez les consommateurs.

Un célèbre article d'un historien de Stanford, Paul David, fait une analogie avec le moteur électrique : 50 ans se sont passés entre la maîtrise technique de ses mécanismes et le moment où il s'est retrouvé dans les foyers américains. Selon cette analogie, on verrait tous les bénéfices, pour le pouvoir d'achat, de cette révolution numérique dans les années 2020.

La seconde école - celle de la stagnation séculaire, avec notamment Larry Summers et Robert Gordon - dit le contraire. Selon ce courant de pensée, le potentiel de croissance du numérique est faible parce que le numérique ne révolutionne pas en profondeur la société de consommation, contrairement à ce qui s'est passé lors de la précédente révolution industrielle. Gordon invite ainsi à comparer la période 1870-1970 à la période actuelle.

De 1870 à 1970, on a changé de monde - électricité, automobile, métro, air conditionné, tout-à-l'égout, aviation, télévision - et l'on a quitté la société rurale et agraire. Aujourd'hui, la révolution tient, pour les consommateurs, en un seul instrument : le smartphone . Tout ce qui s'est inventé depuis 30 ans se résume dans cette invention, qui a déjà un taux d'équipement de 100 % dans les pays avancés et atteint même le point des rendements décroissants - la sortie d'un nouvel iPhone n'est pas vécue comme un miracle mais plutôt comme un inconvénient. Ce petit boum aura duré 3 ans, tout le monde s'est équipé et tout est maintenant terminé...

J'essaie, dans mon dernier livre, de réconcilier ces deux écoles. Gordon sous-estime la puissance du numérique, mais son observation selon laquelle le taux de croissance des économies ne cesse de décliner pour atteindre des étiages durablement plus bas que ceux des années 1980 est juste. Le constat est valable aussi au Japon et même aux États-Unis. Les capacités de croissance de cette révolution sont donc très différentes de la précédente.

En me fondant sur les travaux des économistes qui ont étudié les mutations du marché de l'emploi, je suggère une interprétation de cette situation : pour un très grand nombre d'emplois, à la différence des technologies de l'électricité et de l'organisation du travail à la chaîne, les technologies n'entretiennent pas un rapport de complémentarité, mais de substituabilité avec le travail humain.

Dans bien des emplois, le numérique remplace le travail humain et ne le rend pas plus productif. Dès lors, quel est le potentiel de croissance ? Dans un rapport de complémentarité, un intrant de technologie de 10 et un intrant de travail humain de 10 aboutissent à [10 x 10], soit 100. Dans un rapport de substituabilité, on obtient [10 + 10], soit 20, car on n'utilise pas le capital humain pour faire tourner des machines.

On réconcilie ainsi deux points de vue apparemment contradictoires, puisque les technologies tendent à remplacer le travail humain, en tout cas actuellement. Pour parler comme Schumpeter, la force destructrice est aujourd'hui - on ne peut pas s'engager sur le futur - plus forte que la dimension créatrice. Aussi, pour bien des gens, le numérique représente plus une menace qu'une promesse.

Quand les technologies du numérique ont apparu dans les années 1980, on a constaté que la force de destruction était importante, mais les économistes de l'époque ont parlé de technologies biaisées en faveur du travail qualifié. On pensait que les technologies sanctionneraient les emplois non qualifiés - les interphones remplaceraient les concierges, par exemple - mais que la population qualifiée serait épargnée. Par conséquent, la leçon était enthousiasmante : il s'agissait de translater la population vers un travail plus qualifié - d'où l'objectif de 80 % d'une classe d'âge titulaire du baccalauréat -, de requalifier le travail pour échapper à l'impact des nouvelles technologies.

Aujourd'hui, l'analyse des effets destructeurs du numérique sur l'emploi est d'une nature différente. On ne retient plus la grille travail qualifié-travail non qualifié, mais l'opposition entre travail routinier et travail non routinier, soulignée par David Autor. Le travail routinier a vocation à être numérisé ; ainsi, les informaticiens ont coutume de dire que, si l'on fait deux fois de suite la même tâche, on doit penser au logiciel qui le fera une troisième fois. A contrario , le travail qui survivra sera le travail non routinier.

À cet égard, les statistiques montrent que le travail du bas de l'échelle sociale, le travail non qualifié, n'est pas forcément menacé par la numérisation : il faudra toujours des gros bras pour transporter des caisses ou des assistantes maternelles pour s'occuper des enfants. Ce ne sont pas des emplois très rémunérés, mais ils ne sont pas numérisables parce qu'ils reposent sur des compétences étrangères aux ordinateurs - capacité à monter des escaliers, contact humain.

Symétriquement, en haut de la hiérarchie sociale, des gens très qualifiés peuvent entretenir un rapport de complémentarité très forte avec le numérique. Ainsi, on peut faire l'expérience du nombre considérable de messages et d'instructions envoyés depuis un taxi. Joseph Stiglitz prenait d'ailleurs l'exemple du courrier électronique, qui démultiplie la productivité de celui qui envoie le message sans augmenter celle du lecteur ; plus on est haut dans l'échelle sociale, plus on envoie de messages, mais plus on est bas, plus on reçoit d'instructions, alors qu'il n'y a pas de technologie pour les lire à notre place.

Cela fournit une explication simple et directe au fait que, aux États-Unis, c'est le haut de la distribution qui profite plus que proportionnellement de ces technologies numériques. Selon cette analyse, c'est plutôt le milieu de la distribution qui pâtit du numérique, d'où un affaissement de la classe moyenne. Pour le dire de manière caricaturale, il y a beaucoup d'argent en haut, un effacement du milieu et beaucoup d'emplois en bas, mais celui-ci ne profite pas de gains de pouvoir d'achat.

Le bas de la distribution sociale subsiste non parce que le numérique le rend plus productif mais parce qu'il n'est pas affecté par lui. Il ne profite donc pas, à la différence du travailleur à la chaîne, des nouvelles technologies.

Aussi, si l'on adopte cette grille travail routinier-travail non routinier, on peut constater que la menace jaillit de partout. On n'est jamais à l'abri d'une numérisation, y compris les traders remplacés par des logiciels de haute fréquence. C'est peut-être pourquoi il y a un consensus de droite et de gauche pour trouver des formules couvrant les gens en situation d'incertitude, à la place du vieux débat sur l'augmentation de l'efficacité de l'assistanat vers les personnes non qualifiées. L'assise de ce débat est à la proportion de la menace que le numérique fait peser.

Dans ce contexte, il faut penser une nouvelle sécurité sociale professionnelle, pour traiter les questions que cette incertitude nouvelle pesant sur le travail est en train de provoquer.

Avant d'aborder à proprement parler le revenu de base, il faut être au clair sur l'objectif de ce mécanisme. Ce mécanisme ne doit pas, selon moi, constituer une alternative aux dispositifs existants, il ne s'agit pas de donner 700 euros pour solde de tout compte. Ce dispositif s'ajouterait aux mécanismes existants visant à aider les plus démunis. Il ne doit pas dispenser la société de réfléchir au fonctionnement des dispositifs actuels.

Il faut ainsi réfléchir aux politiques actives comme celles des pays scandinaves pour former, requalifier, aider les chômeurs qui peinent à retrouver un emploi ; une allocation monétaire ne peut certainement pas se substituer aux efforts à développer pour les qualifier.

Je suis attaché également à l'épanouissement de la démocratie sociale, pour que les ajustements des entreprises respectent le destin professionnel des personnes. Ce mécanisme ne doit donc en aucune manière se substituer aux dispositifs existants, qui doivent eux-mêmes être largement améliorés.

Néanmoins, l'idée d'un socle de droits transférables lié à l'individu plutôt qu'à l'emploi, défendue par Alain Supiot avec ses « droits de tirage sociaux » et que l'on retrouve dans le compte personnel d'activité du projet de loi Travail, doit aussi avoir sa place. Quel que soit l'attachement de chacun à la démocratie sociale, on doit reconnaître que la tendance du capitalisme contemporain consiste, dans une certaine mesure, à créer des entreprises sans usine et des usines sans travailleur, c'est-à-dire à favoriser l'externalisation, l'« ubérisation » indiscutable des tâches, même si ce mouvement reste à mon avis minoritaire.

En effet, sur ce sujet, il faut tout de même garder raison ; je me souviens que, voilà quelques années, on voyait le télétravail comme l'avenir du travail mais cela ne s'est pas du tout produit, parce que travailler signifie aussi évoluer dans un collectif ; on veut aussi travailler pour satisfaire un besoin de sociabilité. Je ne crois donc pas que l'« ubérisation » soit l'avenir du travail ; cela dit, cette réalité existe pour beaucoup de personnes.

À l'intersection de ces deux sujets - l'incertitude nouvelle sur le monde du travail et le besoin d'une réflexion centrée sur l'individu autant que sur l'emploi - repose le besoin d'une réflexion sur le revenu universel.

Dans ce contexte, passons à la question centrale, celle du chiffrage, car tous ces jolis principes sont intéressants mais, si l'on n'atterrit pas dans le domaine des finances publiques, votre mission d'information ne servirait à rien sinon à nourrir le travail des philosophes du XXI e siècle.

Je vais vous faire une proposition peu coûteuse - 1 milliard d'euros -, mais auparavant, je souhaite vous présenter mon schéma idéal, qui consisterait en l'individualisation des droits et de l'impôt, couplée au prélèvement à la source, pour faire advenir le système d'impôt négatif de Friedman. Dans ce schéma idyllique, on saurait chaque mois combien gagne chacun et l'on pourrait calculer les droits sociaux lui échéant, en s'assurant qu'on ne gagne jamais moins de, par exemple, 700 euros.

Un tel mécanisme est possible, mais il suppose une réflexion profonde sur notre fiscalité, notamment sur l'individualisation de l'impôt, parce que c'est moins la justice sociale qui est en jeu que la question du rapport de chacun au travail. Le travail est aujourd'hui plus éphémère, plus difficile, plus précaire et c'est la complémentarité entre le système de protection sociale et le rapport au travail qui est indispensable. L'individualisation est la bonne façon d'entrer dans le débat, car une personne exclue du travail, mais ne touchant aucune aide parce que son conjoint touche beaucoup d'argent subit une injustice - on touche d'ailleurs ici à l'égalité entre hommes et femmes et à l'asymétrie de notre système.

Voilà le schéma idéal, qu'il faudrait désormais chiffrer. Je porte à ce sujet une pétition devant vous : il conviendrait de permettre aux chercheurs de disposer des données nécessaires pour évaluer les modalités de telle ou telle réforme. La loi pour une République numérique permettra en principe aux chercheurs de disposer des données de la Caisse nationale des allocations familiales mais on attend les décrets d'application et il y a urgence, car on voudrait publier des éléments chiffrés et précis d'ici à janvier ou février 2017.

En attendant la remise à plat de l'ensemble de la fiscalité française, qui n'est manifestement pas à l'ordre du jour, je vous propose ma formule à 1 milliard d'euros. Cette formule se fonde sur une étude de chercheurs de l'École d'économie de Paris, que j'ai eu l'honneur d'éditer. Il s'agit d'une proposition de réforme simple, mais radicale de l'aide personnelle au logement, l'APL, que je propose de fusionner avec le revenu de solidarité active, le RSA. Le rapport de Christophe Sirugue - beaucoup d'entre vous doivent l'avoir lu - fait beaucoup de propositions, mais celle-là n'y figure pas. Or je pense que c'est la plus intéressante.

Je vais brièvement exposer les conclusions de cette étude d'Antoine Bozio, Gabrielle Fack et Julien Grenet, chercheurs de l'École d'économie de Paris et associés à l'Institut des politiques publiques.

L'APL coûte très cher, environ 18 milliards d'euros par an, et elle a des effets inflationnistes considérables. Les logeurs intègrent en effet l'APL et proposent un loyer correspondant à l'APL auquel ils ajoutent un complément. Ainsi, dans 80 % des cas, l'APL est en réalité forfaitaire ; elle est supposée aider à se loger, mais elle est en réalité au plafond et elle fonctionne de facto comme une prestation forfaitaire et non comme une façon d'aider à payer une part du loyer.

Cette étude propose plusieurs choses intéressantes, mais celle qui me semble la plus intéressante et la plus prometteuse consiste à fusionner le RSA et l'APL. Les auteurs ont exclu du champ de la mesure ceux qui ne sont pas éligibles au RSA, c'est-à-dire les jeunes de 18 à 25 ans, qui conservent l'APL dans sa forme actuelle, et les personnes âgées, qui bénéficient du minimum vieillesse.

Il s'agit donc d'une mesure touchant les personnes de 25 à 65 ans, pour qui les ressources de l'APL et du RSA sont maintenues à l'identique -cela n'entraîne aucun coût additionnel - mais sont redistribuées sous la forme d'une dotation forfaitaire et d'un impôt au premier euro gagné. Cet impôt repose sur un taux de 32 %, ce qui est un peu inférieur à l'impôt actuellement applicable aux allocataires du RSA, fixé à 38 % du revenu touché. En cumulant les deux, on obtiendrait un revenu de 624 euros.

Pour résumer, cela signifie qu'on est aujourd'hui capable, à coût constant, de donner à une personne seule 624 euros dont on défalque 32 % du revenu touché par ailleurs, jusqu'à un plafond de 1 950 euros. Cette mesure ne coûte donc rien.

Cela dit, le système actuel pose problème : le RSA provoque une asymétrie entre deux personnes seules et un couple. Parmi les 2,6 millions de bénéficiaires du RSA, il y a 450 000 couples. La décision d'attribuer à un couple deux fois l'allocation d'une personne seule coûterait 1 milliard d'euros de plus.

Pour résumer, je propose d'une part une allocation de 624 euros par tête dont on défalque 32 % du revenu et, d'autre part, l'application de ce principe une fois pour une personne et deux pour deux personnes. On garde par ailleurs tous les autres mécanismes du RSA, notamment la majoration de 30 % par enfant. Cette proposition coûterait 1,1 milliard d'euros, tandis que la première, sans l'individualisation, est à budget constant. Selon moi, c'est faisable et cela vaut le coup.

Au-delà, si l'on souhaite que cette mesure couvre aussi les jeunes de 18 à 25 ans, cela coûterait 4 milliards d'euros supplémentaires. Ainsi, pour 5 milliards d'euros, on a quelque chose qui se rapproche beaucoup de ce que vous cherchez, et cela ne coûte pas 500 milliards, mais 5 milliards d'euros !

Si vous me le permettez, je propose que vous y alliez lentement et que vous mettiez en place cette réforme à coût constant, ou éventuellement pour un coût de 1 milliard d'euros si l'on aligne le traitement des couples sur celui des personnes seules.

J'ajoute que le montant de 624 euros correspond à l'allocation des personnes vivant en zone 3, où le loyer est le plus faible. En effet, une proposition de l'étude consiste à différencier le revenu en fonction des lieux de résidence ; trois zones sont ainsi définies, la zone 1 étant la plus chère et la zone 3, la moins chère. Ce montant de 624 euros correspondrait donc au minimum minimorum auquel auraient droit les personnes seules vivant dans les régions où le niveau de loyer est le plus faible. Une prime additionnelle serait attribuée dans les régions où le loyer est plus fort pour garder l'esprit de l'APL, qui vise à indexer l'allocation aux conditions d'habitation, un principe fondamental.

En quoi est-ce que cette formule individualisée diffère de revenu universel ? Les femmes qui vivent dans un foyer non éligible au RSA en raison de la situation de leur conjoint n'en bénéficieraient pas ; cela concerne environ 2,1 millions de femmes. Cela dit, pour mémoire, si l'on souhaitait les intégrer dans le dispositif, cela coûterait 10 à 15 milliards d'euros en sus.

Je propose de n'en pas parler pour l'instant parce que cela suffirait à tuer cette proposition, mais cela pourrait constituer l'étape suivante, qui pourrait être associée à une réforme en profondeur de la fiscalité et de l'individualisation. Ce débat de société n'aura probablement pas lieu pour la campagne de 2017, mais peut-être pour celle de 2022...

Je conclus en répétant que cette idée présente un grand intérêt compte tenu des évolutions de la société, et qu'elle a des partisans tant à droite qu'à gauche. Il existe une manière de rationaliser les dispositifs existants en France tout en contribuant à une plus grande justice sociale.

C'est à cela que je vous invite.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Merci beaucoup de cette contribution intéressante, qui replace le débat dans un contexte économique auquel on ne peut échapper, même si beaucoup d'incertitudes demeurent.

Nous avons entendu, dans le cadre de cette mission d'information, des propositions très utopiques ; vous demeurez, pour votre part, très réaliste dans vos propositions, ce qui est méritoire.

J'ai une question à vous poser. Vous proposez de fusionner l'APL et le RSA ; toutefois, certaines personnes touchent l'une mais pas l'autre.

M. Daniel Cohen. - Effectivement. On fusionnerait ces allocations représentant respectivement 18 et 10 milliards d'euros. Les bénéficiaires seraient potentiellement tous éligibles et, dans la formule à 1 milliard d'euros, de manière individuelle.

Aujourd'hui, 3 millions de personnes sont allocataires du RSA et 6 millions de personnes touchent l'APL. Le public potentiel serait donc de 6 millions de personnes, pour moitié les mêmes qu'aujourd'hui. Cela dit, 80 % des allocataires du RSA sont éligibles à l'APL. En outre, on ne commence qu'à 25 ans, donc cela concerne potentiellement des personnes sur le marché du travail.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - On se rapproche ainsi du « revenu socle » de Christophe Sirugue.

M. Daniel Cohen. - Tout à fait, mais, bizarrement, son rapport ne mentionne pas du tout cette idée.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Il serait difficile de procéder à cette fusion en tenant à l'écart les jeunes de certains territoires.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - On sait qu'un obstacle au travail des jeunes est le manque de mobilité, faute de ressources.

M. Daniel Cohen. - En effet, ils manquent de ressources pour se rendre à l'entretien, s'habiller, se loger. Donc cela constituerait l'étape suivante.

Néanmoins, il faut dissocier, me semble-t-il, les deux. Il ne faut pas annoncer une mesure à 5 milliards d'euros. Il faut présenter les choses en annonçant une mesure clefs en main, simple, à 1 milliard d'euros, qui ne change pas le cadre pour les 18-25 ans. Quand on veut trop faire, on ne fait rien.

Je préconiserais plutôt que l'on commence, à peu de frais, par mettre en oeuvre cette fusion, puis, quand elle sera faite, que l'on réfléchisse au coût additionnel de l'extension aux 18-25 ans. On peut avancer ainsi très vite vers une mesure utile.

J'ajoute que le RSA est pensé pour rendre le retour à l'emploi non dissuasif, mais, comme il n'est pas intégré à la prime pour l'emploi, le cumul des deux dispositifs est finalement dissuasif. Les simulations de cette étude montrent que la taxation du retour à l'emploi s'élève à 73 % pour un allocataire du RSA et de l'APL. Une personne qui retrouve un emploi rémunéré 100 ne touche donc en réalité qu'un surcroît de 27. C'est là une pathologie majeure.

Par ailleurs, je suis très attaché à l'individualisation des allocations. Il faut mettre fin à cette règle selon laquelle un couple égale une personne et demie.

M. Dominique de Legge . - Pour que les choses soient claires, monsieur le professeur, la fusion du RSA et de l'APL n'améliorerait pas la situation de l'allocataire à la fin du mois, n'est-ce pas ? Ce qui l'améliorerait, ce serait l'individualisation de l'allocation.

Vous proposez la fusion de ces mécanismes, mais l'élément fort de votre proposition réside dans l'individualisation. Aussi, toute chose égale par ailleurs, et sans remettre en cause l'intérêt de cette fusion, la simple individualisation du RSA coûterait 1 milliard d'euros, c'est bien cela ?

M. Daniel Cohen. - Clarifions bien les choses. La formule hors individualisation est un exercice à budget constant. C'est arithmétique : s'il est à budget constant, cela ne peut pas améliorer globalement la situation des personnes concernées. L'immense avantage de cette fusion à budget constant résiderait dans le fait de rendre claire, simple et unique la fiscalité implicite s'appliquant aux personnes en difficulté qui reprennent un emploi.

Dans le dispositif actuel, cette fiscalité peut être expropriatoire : une taxe de 73 % quand on reprend un emploi ne me paraît pas juste, indépendamment du fait que ce n'est pas très incitatif. Ce mécanisme serait plus simple et transparent. Cela représente donc un socle à budget constant à partir duquel on peut raisonner.

J'ai ainsi pris le parti opposé à celui des grandes règles de trois, qui aboutissent à quelques centaines de milliards d'euros, et au découragement ! J'ai fait le chemin inverse, parce que je tiens à ce que ces idées avancent : je suis parti d'une solution à coût 0, qui, par définition, n'améliore pas la situation des bénéficiaires, mais qui la rend plus simple.

Puis, j'ajoute des pièces : l'individualisation, qui augmente de 1 milliard d'euros le pouvoir d'achat des personnes concernées, et l'extension aux 18-25 ans.

Par conséquent, pour répondre à votre question, oui, c'était l'exercice auquel nos chercheurs se sont astreints, proposer une réforme à coût inchangé. Cela n'améliore donc pas globalement la situation des gens, mais il y aura forcément des gagnants et des perdants. L'individualisation permet de ne pas avoir trop de perdants.

M. Daniel Percheron, rapporteur. - Votre formule permet de lancer le débat de la protection sociale et de l'État providence, et de ne pas nous trouver face au mur de la dépense publique, que nous ne franchirions pas.

M. Dominique de Legge . - Je me permets d'ajouter que je ne crois pas trop à une réforme sans perdants, surtout à budget constant. Il en va de cette réforme comme de celle de la dotation globale de fonctionnement pour les collectivités territoriales...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Par comparaison avec le rapport Sirugue, qui a tout de même sensibilisé l'opinion à l'État providence, à sa cohérence et à sa simplification, ces chiffres permettent de lancer le débat sur le système de protection sociale en France, l'un des plus complets du monde.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Finalement, avec un montant de 624 euros par personne, et le double pour un couple, eu égard au montant moyen actuel de l'APL, un couple gagnerait à la mise en place de cette réforme.

M. Daniel Cohen. - Et un célibataire perdrait un peu. En effet, selon nos calculs, le célibataire qui touche toutes les prestations peut percevoir jusqu'à 720 euros par mois, donc il perdrait potentiellement un peu.

C'est pour cela que je souhaiterais disposer d'éléments empiriques plus fiables pour simuler en temps réel les différents revenus possibles et le coût global.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - En attendant le système fiscal idéal, la révolution fiscale.

M. Daniel Cohen. - En attendant, en effet, une autre campagne électorale, car cela n'aura pas lieu en 2017, me semble-t-il.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président. - Nous devrons organiser une audition avec les administrations concernées.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - En effet, monsieur le président.Merci de votre passion, monsieur le professeur.

M. Daniel Cohen. - Je voulais vous convaincre que nous avons à notre disposition un mécanisme qui peut véritablement changer les choses.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Cela a le mérite du pragmatisme et peut représenter une étape.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - L'expérimentation que j'envisage est peut-être une homéopathie nécessaire. Il y a des territoires où le chômage des jeunes atteint 46 % !

M. Daniel Cohen. - Je crois pour ma part, comme vous, que l'idée selon laquelle un revenu d'existence de cette nature dissuaderait de reprendre un emploi est fondamentalement fausse.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - En ce sens, l'impôt de 32 % que vous suggériez est raisonnable.

Nous vous remercions, monsieur le professeur, de cette ouverture, qui ponctue bien nos auditions, lesquelles se sont toutes terminées sur des interrogations concernant les modalités concrètes.

M. Dominique de Legge . - On ne se pose plus la question du financement quand on parle de 1 milliard d'euros, et non plus de 600 milliards d'euros...

M. Daniel Cohen. - J'insiste une dernière fois sur la nécessité de publier le décret d'application de la loi pour une République numérique, car on sait que les données existent et on sait comment les utiliser.

IV. RÉUNION DU JEUDI 7 JUILLET 2016

A. AUDITION DE M. GASPARD KOENIG, PRÉSIDENT DE GÉNÉRATION LIBRE

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Nous ouvrons nos auditions du jour en recevant M. Gaspard Koenig, président de l'association « Génération libre ».

« Génération libre », que vous avez créée en 2013, monsieur Koenig, se présente comme un think tank indépendant qui vise à « promouvoir les libertés en France » en s'inscrivant « dans la tradition du jacobinisme libéral, pour qui l'État doit avant tout émanciper l'individu de ses tutelles ».

C'est sous ce prisme que vous avez été amené à examiner cet objet aux formes et aux finalités très variables - et très discutées depuis quelques années - que constitue le revenu de base. Je note du reste que vous avez mené ce travail avec M. de Basquiat, qui est venu témoigner ici il y a quelques semaines au titre de l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence, l'AIRE, et qui nous a remis à cette occasion le livre que vous avez rédigé ensemble, LIBER, un revenu de liberté pour tous .

Au terme de votre réflexion, vous proposez l'instauration d'un crédit d'impôt, à l'instar notamment de Lionel Stoleru. Ce crédit, que vous dénommez « LIBER », serait financé - c'est le coeur du débat - par une « LIBERTAXE », que vous allez nous décrire.

Je vous laisse la parole. Mes collègues échangeront ensuite avec vous.

M. Gaspard Koenig, président de l'association « Génération libre ». - Je vous remercie, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, de m'accueillir aujourd'hui.

Le point de départ du travail que nous menons depuis maintenant deux ans, et que nous continuons de promouvoir sous toutes sortes de formes, c'est le scandale que représente à nos yeux le fait que, alors que les dépenses sociales s'élèvent aujourd'hui à 400 milliards d'euros - soit 15 % des dépenses sociales mondiales selon certains -, que la redistribution est à l'évidence très importante en France, plus importante que dans les autres pays de l'OCDE, il y a néanmoins encore dans la rue des gens portant écriteau sur lequel il est écrit : « J'ai faim ».

J'ai vu hier dans le métro un mendiant demander la charité en expliquant qu'il n'avait pas droit au RSA. Le fait qu'il soit aujourd'hui possible d'être exclu des minima sociaux est le signe d'un dysfonctionnement. Comment se fait-il, alors que tant d'argent est pris d'une poche et placé dans une autre, que certains ne puissent pas simplement subvenir à leurs besoins de base ?

Vous le savez, deux tiers des bénéficiaires potentiels du RSA ne le réclament pas, et ce pour toutes sortes de raisons.

Ainsi, Vernon Subutex, le personnage du dernier roman de Virginie Despentes, est la victime idéale de la nouvelle économie : alors qu'il était disquaire, qu'il possédait sa petite entreprise, il a perdu sa clientèle à la suite de la numérisation. En tant que chef d'entreprise, il n'a pas eu droit à l'ensemble des allocations dont les salariés peuvent bénéficier. Progressivement, il s'est retrouvé au RSA, puis à la rue à la fin du livre.

Virginie Despentes nous raconte sa rencontre avec Mme Bodard, agent de la CAF, la Caisse des allocations familiales. Elle écrit : « Dans la copie du rapport que Mme Bodard avait rédigé pour justifier sa radiation, elle mentionnait des choses qu'il avait évoquées avec elle sur le mode du bavardage, comme dépenser de petites sommes d'argent pour aller voir les Stooges au Mans ou perdre cent euros au poker. »

Bien sûr, il s'agit là d'une fiction. Il n'en reste pas moins que, aujourd'hui, le RSA n'est pas une allocation automatique, qu'il faut la demander et remplir des formulaires inquisiteurs. Le RSA peut vous être retiré, on peut vous réclamer un indu, les procès pour indu du RSA étant particulièrement cruels. J'ai eu l'occasion de lire des comptes rendus d'audience : on vérifie si l'allocataire du RSA est en couple en allant jusqu'à compter le nombre de brosses à dent dans sa salle de bain ! Tel est le genre de questions que l'on pose aux plus démunis. Ce sont finalement eux que l'on soumet aux pires travers de la bureaucratie. Le RSA est une allocation basée sur l'identité. Qui dit identité, dit contrôle ; qui dit contrôle dit vérification ; qui dit vérification dit injustice.

Indus, procès, non-recours, incertitude sur le montant perçu, lequel varie d'un mois sur l'autre : les allocataires ne comprennent pas très bien comment cela fonctionne, ils n'ont aucune visibilité. Ils doivent en outre payer les impôts des années précédentes.

Le RSA ne constitue pas un filet de sécurité certain, transparent, que l'on peut anticiper, grâce auquel on peut prendre ses propres décisions et effectuer ses propres choix.

Le RSA et les systèmes d'allocation génèrent les mêmes effets que dans d'autres secteurs de l'économie. Les insiders connaissent le système et le détournent à leur profit, les outsiders n'ont rien, comme l'illustre de manière assez frappante la figure 9 de la page 43 de l'ouvrage que Marc de Basquiat et moi avons rédigé et qui vous a été distribué. Il représente la redistribution en France. On y voit d'un côté les revenus primaires, de l'autre, la différence entre les contributions et les allocations, représentée sous forme d'un nuage de points. On y voit la somme que les gens perçoivent et celle qu'ils déboursent, soit la différence entre le total des impôts et des allocations. Pourquoi est-ce que l'un ne touche rien, quand l'autre, qui gagne 4 000 euros, reçoit 1 000 euros de la collectivité, après déduction des impôts ?

C'est avant tout pour corriger de telles anomalies qu'un système d'impôt négatif est conçu.

Pourquoi un think tank libéral s'intéresse-t-il à ces questions ? On pourrait après tout considérer que les gens qui sont à la rue n'ont qu'à fonder leur start-up . Pressés par le besoin, ils pourront ainsi entreprendre au bénéfice de la société...

En fait, il s'agit pour nous de résoudre une question sociale cruciale, celle de la grande pauvreté, en faisant preuve le moins possible de paternalisme, en distinguant lutte contre la pauvreté - l'enjeu numéro un du revenu de base - et lutte contre les inégalités, que ce dispositif ne traite pas. Ce revenu implique une redistribution, mais la redistribution n'est pas conçue comme une fin en soi, seulement comme la conséquence d'une lutte efficace contre la grande pauvreté.

Vous le savez, il existe de nombreuses versions du revenu de base, correspondant à des philosophies politiques différentes, parfois totalement opposées.

On peut défendre le revenu de base dans la lignée de Thomas More ou de Babeuf, parce qu'on a des convictions égalitaristes, parce qu'on pense que l'égalité devrait être une égalité réelle. Dans ce cas, le revenu de base s'accompagne parfois d'un revenu maximal.

On peut en avoir une vision que je décrirais de « communautaire », dans la lignée de Martin Luther King et d'Ackerman, chercheur à Yale, l'idée étant que si tout le monde perçoit un revenu minimum, chacun se sentira inclus dans la communauté. C'est d'ailleurs la manière dont Martin Luther King traitait la cause des noirs dans l'un de ses derniers discours. Il considérait que, pour que les noirs puissent s'émanciper, tout le monde, et pas seulement eux, devait percevoir le revenu de base afin de traiter non pas seulement les causes de la pauvreté, mais la pauvreté elle-même.

Enfin, il y a le vieil argument technologique : les machines vont effectuer le travail de l'homme et l'homme devra tirer sa rente de l'effort fourni par les robots. On trouvait déjà cet argument chez Aristote, qui expliquait que lorsque les machines à tisser tisseraient seules et que les lyres joueraient elles-mêmes de la musique, il n'y aurait plus besoin d'esclaves. Cet argument était également celui des économistes des années trente, comme Jacques Duboin, dans La grande relève des hommes par la machine . On le trouve aujourd'hui dans la Silicon Valley, notamment sous la plume de Jeremy Rifkin, qui, dans The End of Work , en 1995, appelait déjà à la constitution d'un revenu universel. Ce n'est pas un hasard si, aujourd'hui, Jeremy Rifkin ou Jaron Lanier sont les premiers promoteurs du revenu de base universel.

Il me semble que l'on peut traiter le sujet du revenu de base universel sans prendre position sur la question éminemment contestable de la fin du travail.

Quel est l'argument proprement libéral en faveur d'un revenu universel ? L'auteur de référence pour nous, c'est Thomas Paine, qui fut, dans La Justice agraire , l'un des premiers promoteurs du revenu universel de base, en 1796. Paine est un personnage très intéressant. Ce Britannique, qui a participé à la révolution américaine - il est même parfois considéré comme l'un de ses pères fondateurs - est ensuite devenu le seul étranger élu à l'Assemblée constituante. Du coup, ce n'est pas un hasard si Thomas Paine avait l'ambition de réconcilier Locke et Rousseau.

De Rousseau, il retenait l'idée que la civilisation détruit un certain partage naturel des richesses ; de Locke, il retenait celle que l'acquisition de la propriété, que la création de valeurs par le travail étaient légitimes et profitables. Il considérait donc qu'il fallait dédommager les gens de la perte de cette propriété naturelle, de cette égalité de départ, sans pour autant s'inquiéter des progrès de la civilisation. Cette phrase, tirée de La Justice agraire , résume toute la philosophie du revenu de base : « Je me fiche de savoir si certains sont devenus très riches, du moment que personne n'est devenu pauvre en conséquence. » Il faisait ainsi du revenu de base un droit et non plus une charité, un droit qui aurait complété la Déclaration des droits de l'homme qu'il avait vu naître.

Instaurer demain en France un revenu de base, ou un revenu universel, c'est, comme l'ont voulu de nombreux hommes politiques, finir la Révolution française. Il y a une belle histoire à raconter.

De cet ancrage dans Thomas Paine sont issues trois grandes lignes philosophiques, libérales.

Pour Milton Friedman, l'intérêt du revenu universel sous forme d'impôt négatif, c'est la responsabilité. Chacun peut débourser l'argent qu'il reçoit en cash comme il l'entend, chacun étant capable de définir ses propres besoins mieux que n'importe quel planificateur. Pour lui, le cash, c'est la liberté.

Foucault a commenté l'idée de Friedman dans sa dernière leçon au Collège de France en 1979. S'il ne partage pas totalement le point de vue de Friedman, il s'intéresse à ce sujet et signale qu'il était très étudié en France à l'époque. Dans les années soixante-dix, Lionel Stoleru en discutait avec Valéry Giscard d'Estaing. Cela avait donné le rapport Stoffaës. Foucault considère que l'intérêt du revenu de base, c'est son aspect émancipateur. Aider les gens sans avoir à faire « toutes ces investigations bureaucratiques, policières, inquisitoires » serait une véritable rupture, dit-il, dans la politique sociale élaborée depuis des siècles en Occident. Ainsi, nous aurions une population assistée, mais sur un mode très libéral, moins bureaucratique, moins disciplinariste qu'un système centré sur le plein-emploi.

Le revenu universel rompt avec la logique des systèmes sociaux et avec l'opposition classique entre plein-emploi et chômage. Beveridge, le père fondateur de l'État providence, dit bien que le plein-emploi est la base de son système et que les allocations ne sont faites que pour aider les gens de manière circonstancielle, afin de leur permettre de faire face aux accidents de la vie, aux erreurs de parcours, mais que si la société fonctionnait parfaitement, si l'emploi était toujours garanti, il n'y aurait même pas besoin de politique sociale. Dans ce système, il faut demander à l'individu qui il est, d'où il vient, ce qu'il cherche.

Si on se libère du modèle du plein-emploi, comme cela semble être la tendance, compte tenu des nouvelles formes d'emplois, et si on évolue vers une société post-salariale, la politique sociale devra nous accompagner tout au long de la vie. On fera la distinction non plus entre plein-emploi et chômage, mais entre des périodes d'activité, ou de suractivité, salariées ou non, multiples ou uniques, et des périodes de sous-activité. Le revenu de base sera le mieux à même de garantir un filet de sécurité, surtout s'il prend la forme d'un impôt négatif, car il s'ajustera de mois en mois à l'évolution des situations individuelles.

Le revenu de base, c'est la responsabilité pour Friedman, l'émancipation pour Foucault, l'autonomie pour Philippe Van Parijs.

Philippe Van Parijs poursuit la logique libérale en sortant de la conception des droits naturels, qui sont pour lui une chose du passé. Il s'agit d'assurer à l'individu une autonomie suffisante afin qu'il puisse lui-même définir sa conception de la vie bonne. Si certains décident d'être surfeurs à Malibu, pour reprendre l'exemple de la controverse entre Philippe Van Parijs et John Rawls, la société peut leur en donner la possibilité, car elle est là non pour juger des choix de vie, mais pour les rendre possibles. La philosophie de Philippe Van Parijs élimine tout constructivisme et la valeur travail du centre de l'organisation sociale elle-même.

Cette philosophie est-elle individualiste ? Oui. Il s'agit bien de donner à l'individu le maximum d'autonomie pour faire ses propres choix.

Comment est-il possible d'instaurer un revenu universel en France aujourd'hui ? La bonne nouvelle, comme l'a écrit François Bourguignon il y a quelques semaines, c'est qu'il existe déjà en France. Les dispositifs d'aide existants - le RSA, la prime pour l'emploi, les allocations familiales - permettent déjà, d'un strict point de vue budgétaire, de disposer des sommes suffisantes le mettre en oeuvre.

Selon nous, le revenu de base n'est que la dernière étape de la lente et légitime accumulation des dispositifs sociaux en France. Comme l'explique Lionel Stoleru, nous sommes passés depuis les années soixante-dix du RMI à la prime pour l'emploi et au RSA. La dernière pierre de l'édifice serait le revenu de base. Il suffirait d'expliciter et d'assumer ce qui est aujourd'hui sous-jacent, à savoir l'inconditionnalité du dispositif.

Selon nos calculs, le revenu de base, dans une version assez minimale, aurait un effet tout à fait neutre sur les finances publiques. Il n'impliquerait ni dépenses ni économies supplémentaires.

Il s'agirait de donner à tout individu, résident légal sur le territoire, 500 euros par mois sous forme de crédit d'impôt. Pour financer ce système, une taxe de 25 % se substituerait aux impôts sur le revenu. Selon les calculs de Marc de Basquiat, il suffirait de déduire 25 % des 500 euros. On commencerait par définir la somme nécessaire pour couvrir les besoins de base avant de déduire l'impôt pour que le système soit équilibré. Certes, la somme de 500 euros ne permettrait pas de couvrir tous les besoins, j'y reviendrai, mais ces chiffres sont cohérents avec le RSA. Nos chiffres sont ceux du Secours catholique, qui a étudié les besoins de base des gens, en termes d'habillement, de consommation, de transport, de télécommunications, d'énergie.

Cette somme étant un crédit d'impôt, elle resterait virtuelle pour beaucoup de gens. À la fin de chaque mois, chacun ferait la différence entre l'impôt qu'il doit - soit 25 % de l'ensemble des revenus perçus - et le crédit d'impôt qui lui est dû. Ainsi, le mendiant du métro que j'ai évoqué percevrait 500 euros en cash, de manière automatique, sans avoir à les demander. Celui qui doit 1 million d'euros d'impôt ne devrait plus que 999 950 euros. Toutes les situations intermédiaires seraient lissées. Si vous gagnez 1 000 euros, vous devrez 250 euros d'impôts, mais vous bénéficierez de 500 euros de crédit d'impôt. Au final, vous recevrez 250 euros. Mécaniquement, dès que vous dépassez 2 000 euros de revenus, vous devenez contributeur net au système ; en dessous, vous en êtes récipiendaire net. De cette manière, chacun sait très clairement, ce qui est à mon sens un avantage moral, s'il est débiteur ou créancier de la société. Chacun peut le calculer de manière extrêmement simple.

Surtout, le fait que cette somme reste affichée sur la feuille d'impôt, de mois en mois, tout au long de la vie, procure un sentiment extrêmement fort de stabilité et de sécurité. Cette somme s'ajustera de manière automatique à l'évolution des revenus de mois en mois.

Le revenu universel de base est enfin un système très égalitaire, et en ce sens très libéral, puisque chacun reçoit la même chose et que la société s'auto-assure le fait de survivre. De même, chacun paie l'impôt, ce qui est un avantage par rapport au système actuel. Il s'agit de mettre un quart de ses revenus en commun afin que chacun ait de quoi manger à sa faim.

L'objectif numéro un est d'assurer de manière inconditionnelle la satisfaction des besoins de base, sans paternalisme, sans inquisition. Il faut être clair sur ces objectifs et faire abstraction d'autres considérations sur le partage du temps de travail, sur la croissance, sur l'incidence sur le marché du travail.

Ce système présente un certain nombre d'avantages incidents et pose un certain nombre de problèmes que je vais honnêtement souligner.

J'évoquerai tout d'abord les avantages incidents.

Ce système permet d'éliminer les effets de seuil, notamment ceux qui sont liés à la reprise de l'emploi ou au SMIC, de sorte qu'il est en fait un système anti-assistanat, car le travail paie toujours. Ce serait la fin de ces situations plus ou moins imaginaires où certains reçoivent plus sans rien faire que leurs voisins qui travaillent toute la journée. Mécaniquement, si vous gagnez un euro supplémentaire, vous empochez 75 centimes de plus.

Inversement, comme je l'ai déjà dit, tout le monde paie l'impôt, à la fois les plus pauvres, même si le crédit d'impôt est supérieur à l'impôt qu'ils paient, et les plus riches, ce qui suppose d'abolir la plupart, voire toutes les niches fiscales.

Lorsqu'ils prennent connaissance de notre proposition dans les médias, les bénéficiaires du RSA nous disent qu'elle changerait tout pour eux. Actuellement, un bénéficiaire du RSA passe son temps à remplir des documents administratifs ou, de manière assez humiliante, à mendier son RSA auprès de sa conseillère de la CAF, tout en ignorant combien il percevra à la fin du mois. S'ils recevaient cette somme de manière automatique, non seulement ils se sentiraient moins humiliés, mais ils auraient en outre moins l'impression de vivre aux crochets de la société puisque tout le monde la recevrait. Enfin, ils auraient la liberté intellectuelle et morale d'entreprendre d'autres activités.

C'est un système en temps réel, puisque l'impôt serait payé au mois le mois et non plus avec un ou deux ans de retard. Il suppose donc une réforme fiscale.

Le revenu de base est d'autant plus important que la diversité des formes d'emplois qui émergent, du portage salarial au travail indépendant, rendra cruciale l'instauration d'un filet de sécurité pouvant s'ajuster de manière extrêmement agile à la discontinuité des revenus.

Ce système redonnera à ceux qui occupent un emploi très faiblement qualifié un pouvoir de négociation minimal. Si, comme Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham , vous nettoyez les toilettes des paquebots pour 8 euros de l'heure, vous retrouverez un pouvoir de négociation minimal, car votre survie ne sera plus en jeu. Les emplois les moins qualifiés, les moins agréables, devront donc être rémunérés un peu plus pour que les gens acceptent de les occuper.

Ce système suppose une refonte de la politique familiale. Nous proposons que chaque adulte âgé de dix-huit ans et résident légal sur le territoire perçoive 500 euros, plus 250 euros par enfant. Nous inversons ainsi la logique des allocations familiales, lesquelles visaient à l'origine à permettre à la famille de préserver le niveau de vie qui était le sien avant l'arrivée de l'enfant, afin de l'encourager à procréer. Le revenu de base universel serait en fait une allocation pour la survie de l'enfant.

Enfin, le revenu de base universel permettrait de réduire les coûts administratifs, mais Agnès Verdier-Molinié vous en parlera plus longuement. Au stade où nous en sommes, il appartient à l'administration et au Trésor public d'évaluer les économies qui pourraient être induites.

J'évoquerai maintenant les problèmes que poserait ce système.

Pour obtenir le montant du revenu de base, certains proposent de diviser l'ensemble des dépenses sociales du pays par le nombre d'individus, à charge ensuite pour chacun de payer son assurance santé, son assurance chômage, etc. De manière un peu paradoxale, c'est la proposition de la Fondation Jean-Jaurès. C'est aussi celle du libertarien américain Charles Murray.

Notre proposition est plus modeste, elle couvre les flux pour lesquels il est possible d'établir une moyenne. Les besoins de chaque individu sont à peu près les mêmes en termes de télécommunications, d'habillement et de chauffage, dans un pays donné. Du coup, nous excluons l'assurantiel - la santé et la retraite -, mais aussi, et c'est un point aveugle du système, le logement, dans la mesure où les situations individuelles varient. Vous pouvez avoir un capital, avoir hérité d'une grande demeure et ne disposer d'aucun revenu. Il est donc un peu difficile de faire une moyenne entre ceux qui ont un capital et ceux qui n'en ont pas, ceux qui habitent à plusieurs et ceux qui habitent seuls, ceux qui vivent en province et ceux qui vivent à Paris ou dans d'autres grandes villes. Nous avons également exclu les situations spécifiques, comme les allocations pour les handicapés.

Autre problème, l'instauration d'un revenu de base implique une réforme fiscale puisque l'impôt sera individualisé. Il faudra donc mettre fin à un système fiscal fondé sur la famille, sur le foyer et rompre ainsi avec soixante-dix ans de pratique en France.

Par ailleurs, ce système doit fonctionner en temps réel. La déclaration sociale nominative mensuelle permettrait d'articuler ce système et de fluidifier la perception et la déclaration de l'impôt. J'attire en tout cas votre attention sur le fait que ce système socio-fiscal nécessite une réforme de l'impôt.

Enfin, cette réforme ferait, comme toute réforme, des gagnants et des perdants. J'indique dès à présent que s'il était mis en place tel que nous le proposons, ce système ne modifierait pas la distribution des richesses en France. De façon marginale, certaines personnes perdraient ou gagneraient 100 ou 200 euros, mais cela ne déstabiliserait pas l'économie française.

Le système que nous envisageons est tout à fait différent de la proposition que les Suisses viennent légitimement de rejeter lors d'un référendum début juin. Le revenu de base envisagé représentait un tiers du PIB suisse. Si cette proposition avait été adoptée, l'économie suisse en aurait été complètement modifiée, c'eut été prendre un risque considérable. Tel ne serait pas le cas en France.

En France, les perdants seraient essentiellement les retraités, notamment ceux qui sont au minimum vieillesse, lequel s'élève aujourd'hui à 800 euros environ. Passer au revenu de base représenterait pour eux une perte d'un tiers de leurs revenus. Nous avons donc proposé un fonds de 2 milliards d'euros pour assurer la transition.

Les gagnants seraient essentiellement les jeunes, qui ne bénéficient pas aujourd'hui du RSA-socle, et les actifs. Ce système permettrait d'éliminer les effets de seuil, la trappe à pauvreté, la trappe à SMIC.

Je répondrai maintenant de manière anticipée aux objections qui nous sont souvent avancées.

La première, c'est qu'on donne de l'argent aux gens sans contrepartie. Je pense qu'il faut aujourd'hui assumer le fait que le revenu de base est un droit et non pas une transaction. De ce fait, on ne doit rien demander en échange. On réintroduirait sinon la logique de contrôle que ce revenu vise à supprimer.

J'en profite d'ailleurs incidemment pour dire que ce n'est pas tout à fait la voie retenue dans les premiers programmes politiques qui émergent pour 2017, notamment à droite. Face au problème évident que pose le RSA, il y a deux options : soit une libéralisation du RSA, soit l'option inverse, c'est-à-dire un renforcement des sanctions, le conditionnement du versement du RSA à la recherche d'un emploi ou à la participation active à la vie de la communauté.

La seconde objection, c'est que nous ferions de l'assistanat. Or ce système libère de l'assistanat puisque le travail paie toujours automatiquement.

La troisième objection est celle du coût. Le modèle que nous proposons est équilibré. Ce qui est très important, c'est que l'impôt soit au premier euro et individualisé. On peut ensuite discuter de la progressivité de la taxe. Un système de crédit d'impôt fixe avec une flat tax est par nature légèrement progressif. On peut ensuite ajouter, mais c'est un choix politique différent, des niveaux de taxation. Pour ma part, je suis partisan de la flat tax , mais je pense qu'elle n'est pas nécessaire au fonctionnement du système.

Enfin, l'objection majeure, qui émane plutôt de la gauche, est qu'un tel revenu constituerait une désincitation au travail. Les gens ne seraient pas capables de gérer l'argent qu'on leur donnerait sans condition et ils en feraient n'importe quoi.

Cette objection reflète deux visions de la nature humaine. Selon la vision libérale, les gens, lorsqu'ils sont en situation de responsabilité, cherchent leur intérêt propre et prennent des décisions rationnelles. Cette vision est relativement étayée par les expériences d'allocation universelle qui ont été menées à l'étranger, que ce soit aux États-Unis dans les années soixante-dix ou en Inde. L'expérience indienne menée par Guy Standing de l'université de Bath est plus intéressante, car elle a été menée avec des personnes très pauvres et analphabètes dans l'un des États les plus pauvres de l'Inde. Pendant dix-huit mois, 6 000 personnes ont reçu des paiements mensuels inconditionnels. L'idée sous-jacente était que les individus sont les mieux placés pour déterminer leurs propres besoins, que chacun a des besoins propres et des manières différentes de les satisfaire.

Les gens ont utilisé cet argent pour se désendetter, pour envoyer leurs enfants à l'école, pour réparer leur maison ou pour acheter leurs outils de production. Cela a permis de développer l'entrepreneuriat, car lorsqu'on dispose d'une sécurité minimale, on est plus à même de prendre des risques.

Ces gens étaient dans des situations encore plus dramatiques que celle dans laquelle se trouve un allocataire du RSA français, lequel est le plus souvent alphabétisé et a bénéficié d'un minimum d'éducation publique. Si des analphabètes indiens sont capables d'utiliser de manière rationnelle l'argent qu'on leur donne, je ne vois pas pourquoi un Français ne le pourrait pas.

Comment est aujourd'hui reçue l'idée d'un revenu de base ? De nombreux prix Nobel d'économie - Jan Tinbergen, Paul Samuelson, Milton Friedman, James Meade, James Buchanan, Herbert Simon, Robert Solow, Joseph Stigliz - ont soutenu le crédit négatif. Ce sujet est très discuté et relativement consensuel, l'instauration d'un revenu de base étant la manière la plus efficace de lutter contre la grande pauvreté. Les économistes français eux-mêmes commencent à s'exprimer sur le sujet. De Jean-Marc Daniel à Daniel Cohen, un soutien assez important se dessine. Même si certains sont opposés à l'instauration d'un tel revenu, force est de constater que ce n'est plus du tout une idée marginale.

Le mouvement est mondial. Le Brésil est dans ce domaine l'un des pays les plus avancés. Le sénateur et économiste Eduardo Suplicy a réussi à inscrire le revenu de base dans la constitution brésilienne comme un idéal à atteindre. La bolsa familia est vue comme une première étape vers ce revenu inconditionnel, même si, en raison de la situation particulière brésilienne, son versement est conditionné au niveau de revenu, au fait d'envoyer les enfants à l'école et de les faire vacciner.

En Finlande, le Gouvernement s'est engagé à mettre en oeuvre dans les années qui viennent un revenu de base sur l'ensemble du territoire. On remarque avec intérêt que son montant serait proche de celui que nous proposons. Dans la version incluant toutes les assurances sociales, il varierait entre 800 et 900 euros. Dans la version minimale, qui est celle que nous proposons, il varierait entre 500 et 600 euros.

En France, cela fait longtemps que des gens promeuvent le revenu de base, de Thomas Paine bien sûr, à Lionel Stoleru, qui avait introduit cette idée en s'inspirant de Friedman dans son livre Vaincre la pauvreté dans les pays riches . Des associations comme l'AIRE, l'Association pour un revenu d'existence, et le MFRB, le Mouvement français pour un revenu de base, sont actives. Ce sujet suscite aujourd'hui un regain d'intérêt de la part de la population, probablement en raison de l'évolution des formes de travail.

Depuis que nous avons publié notre rapport il y a deux ans, nous avons constaté l'ampleur prise par le débat sur cette question. Les corps constitués s'emparent du sujet, lequel était au départ considéré comme une initiative sympathique. Nous passons notre temps à la présenter aux partenaires sociaux, aux hommes politiques, aux économistes.

La mention du revenu de base dans le rapport du Conseil national du numérique a constitué un point de basculement intéressant. C'est la première fois que l'idée a atteint les sphères institutionnelles. Depuis, votre mission a été créée, mesdames, messieurs les sénateurs, et une mission a été instituée en parallèle par le Conseil économique, social et environnemental. On le voit, l'intérêt pour ce sujet est très fort.

Ce projet, qui suppose une refonte totale du système, n'est pas risqué, car il ne modifiera ni la répartition ni la redistribution des revenus en France. En un sens, nous avons de la chance, car nous avons effectué tant de réformes sociales dans ce pays que nous avons déjà accumulé les sommes nécessaires à la mise en oeuvre d'un revenu de base en termes de contribution.

Ce revenu ne changera rien aux finances de notre pays, en revanche, il modifiera, je pense, le comportement des gens et leur approche de l'allocation, car leur survie sera garantie. Il donnera également un coup d'arrêt définitif à la contrainte économique. Le revenu universel, et c'est pour cela que c'est une idée libérale, donnera à l'individu le minimum d'autonomie lui permettant d'envisager avec sérénité et dignité ses choix personnels, de les effectuer de manière totalement libre et indépendante.

En s'avançant vers un revenu universel, la France reprendrait l'initiative de l'innovation sociale et réorienterait le débat public vers des idées plus larges, plus universelles, fidèles à sa tradition.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous vous remercions de cet exposé fort documenté, très riche et précis, monsieur Koenig. Il résume bien ce que M. Marc de Basquiat et vous proposez dans votre ouvrage.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous nous avez présenté de manière très convaincante la taxe de 25 % et l'impôt négatif. Vous avez placé le point d'équilibre entre perdants et gagnants à 2 000 euros, soit le salaire médian des Français.

Je rappelle toutefois que 57 % des Français ne paient pas l'impôt sur le revenu, et donc que 43 % le paient ; en outre, l'impôt sur le revenu est loin de constituer la majorité des revenus de la Nation. Il faut mettre en mouvement une révolution fiscale pour aboutir à un revenu de base de 500 euros par individu.

Compte tenu de l'état de la société française aujourd'hui, avons-nous la force d'entraîner une telle révolution fiscale ?

Peut-on mettre en oeuvre une telle réforme de manière homéopathique dans certains territoires avant de la généraliser ?

M. Gaspard Koenig. - Le seuil de 2 000 euros correspond au revenu médian, mais c'est une coïncidence. C'est juste un seuil clair.

Si on prend ce seuil, un peu plus de 50 % de la population est récipiendaire net, 20 % est dans les limbes, et 25 % est contributrice nette. Si la richesse de la Nation venait à croître, le taux d'imposition diminuerait nécessairement puisque la somme variera en fonction d'un autre critère, la pauvreté réelle.

Je ne pense pas que cette réforme puisse être mise en oeuvre de manière homéopathique, car il s'agit d'une réforme fiscale. L'impôt sur le revenu ne peut pas varier en fonction des territoires, d'abord parce que ce serait anticonstitutionnel, ensuite parce que cela supprimerait le mérite du dispositif. Si vous mettiez en oeuvre un revenu de base universel dans les territoires les plus pauvres, vous devriez instaurer un taux d'imposition encore plus pénalisant pour pouvoir le financer.

En revanche, vous pouvez instaurer des mesures les unes après les autres, en commençant par passer au forfait par enfant pour habituer les gens à l'idée d'une somme forfaitaire.

À titre personnel, je pense que nous sommes déjà très avancés dans la constitution d'un impôt négatif en France, comme l'a expliqué François Bourguignon dans son article. Il serait plus compliqué et coûteux, à la fois financièrement et politiquement, de procéder à une réforme de manière incrémentale qu'à une réforme globale d'un coup.

Une telle réforme est faite, dans le cadre actuel de nos institutions, pour un projet présidentiel.

M. Alain Vasselle . - Je vais commencer par vous taquiner un peu, monsieur Koenig : est-ce pour donner de la crédibilité à vos propos que vous vous êtes associé à M. de Basquiat, économiste, s'agissant du chiffrage et de la réforme fiscale ?

Le montant du revenu des personnes handicapées étant le même que celui des personnes au minimum vieillesse, ces personnes feraient-elles elles aussi partie de la catégorie des perdants de la réforme ?

Vous avez indiqué que pour que cette réforme fonctionne, il allait falloir supprimer la totalité des niches fiscales. Le confirmez-vous ? La disparition de ces niches permettra-t-elle d'alimenter le dispositif ? Faudra-t-il également supprimer les niches sociales ?

Enfin, vous dites que vous n'avez pas chiffré les économies potentielles que permettrait une telle réforme ; or elles doivent entrer en ligne de compte.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Autrement dit, disposez-vous d'un bilan en termes de comptabilité publique ?

Mme Patricia Schillinger . - Avez-vous évalué le nombre de destructions d'emplois qu'entraînerait la mise en oeuvre d'un revenu de base universel ? Envisagez-vous une réforme des collectivités territoriales ? Le conseil départemental disparaîtrait-il ?

Les personnes issues de l'immigration, les demandeurs d'asile auront-ils droit à un revenu de base ?

M. Gaspard Koenig. - C'est évidemment pour donner de la crédibilité à mes propos que j'ai travaillé avec un économiste. Un think tank est un relais entre des idées doctrinales et le travail de fond nécessaire pour les rendre crédibles. Nous le faisons sur le plan économique, mais nous travaillons également avec des juristes, des sociologues, des historiens sur d'autres réformes. Je n'improvise pas de chiffres. Ce n'est pas en écrivant des tribunes qu'on peut changer un système. Il faut entrer dans le détail et convaincre les gens, même s'ils ne partagent pas vos bases idéologiques.

J'en profite pour dire que les partisans du revenu de base sont des gens très différents. Nous avons récemment organisé une conférence à laquelle ont assisté à la fois des catholiques - Mme Christine Boutin, qui est l'une des premières à avoir proposé cette réforme il y a dix ou quinze ans, était au premier rang -, des « technos », des « start-upers » - ayant conscience des potentielles destructions d'emplois de leurs activités, ils essaient d'imaginer une solution sociale -, des gens se situant à gauche de la gauche -« Nuit debout » - et des libéraux, intéressés par l'idée d'un impôt négatif. Je suis convaincu que, au-delà de nos différences idéologiques, nous pouvons tous travailler ensemble.

Ensuite, j'ai clairement dit que le revenu de base ne remplaçait pas toutes les allocations. Tout ce qui est spécifique, à l'instar de l'allocation aux adultes handicapés, et assurantiel, est laissé de côté.

Le revenu de 500 euros et la taxe de 25 % sont fondés sur l'hypothèse de l'élimination de l'ensemble des niches fiscales.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Soit 75 milliards d'euros.

M. Gaspard Koenig. - Exactement. Vous pouvez considérer que certaines sont absolument indispensables et les conserver, mais vous augmenterez alors l'impôt.

Pour que la réforme fonctionne, il faut supprimer toutes les exonérations de charges au niveau du SMIC.

Vous m'avez ensuite interrogé sur les économies potentielles et sur les suppressions d'emploi, notamment dans les caisses d'allocation familiale. Il est vrai qu'on se demande à quoi serviraient les caisses d'allocations familiales si la politique familiale et la politique sociale étaient prises en charge directement par l'État.

C'est cela le jacobinisme libéral : il faut le moins d'intermédiaires possible entre l'État et l'individu, le rôle de l'État étant de garantir son autonomie. Il me semble donc légitime de restituer à l'État un certain nombre de tâches régaliennes. Pour ma part, je pense que le système que nous proposons pourrait fonctionner avec cinquante personnes à Bercy. Comme le dit Lionel Stoleru, la politique sociale passera du côté fiscal. Cela induira évidemment des pertes d'emplois publics.

Nous n'avons pas chiffré les économies que permettrait de réaliser cette réforme, car, si les fonctions disparaissaient, le personnel qui les exerce devrait être réaffecté, conformément au statut de la fonction publique. Ces questions ne sont pas de mon ressort, même si j'ai un avis sur le statut de la fonction publique.

La question du revenu de base pour les immigrés est régulièrement soulevée, car elle est importante. Le système étant fiscal, il est nécessaire de l'appliquer à tous ceux qui sont soumis à la fiscalité en France, soit les résidents légaux. Les études montrent que les immigrants, au moins ceux de première génération, sont généralement bien plus contributeurs que récipiendaires. S'ils se donnent du mal pour quitter leur pays et se rendre ailleurs, c'est pour travailler. Est-ce que cela créera un appel d'air ? C'est une question de politique d'immigration s'agissant de l'immigration extra-européenne. Pour ce qui est de l'immigration intra-européenne, il faut assumer le fait qu'on se place du point de vue de l'intérêt public européen.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Lionel Stoleru nous a dit qu'il faudra certainement vingt ans pour mettre en place le revenu de base universel, car il a conscience des implications et des conséquences de son instauration. Peut-être pourra-t-on trouver des systèmes progressifs pour absorber les effets négatifs de la réforme ?

Le plus important, lorsqu'on fait une réforme, c'est non pas la réforme en elle-même, mais le chemin pour y arriver. Lorsqu'on construit une route dans une commune, il faut au préalable préparer la population, le chantier, réfléchir aux indemnisations des personnes qui en seront victimes. Cela prend du temps, mais c'est le prix de la réussite.

M. Daniel Chasseing . - Un revenu universel de base de 500 euros est séduisant, sachant que certaines personnes qui pourraient bénéficier du RSA ne le réclament pas. Il paraît en revanche utopique d'arriver à un revenu de 1 000 euros.

Le conseil départemental ne disparaîtra pas, car il s'occupe, en plus du RSA, des personnes âgées, des enfants, des personnes handicapées, des routes et du tourisme.

Mme Anne-Catherine Loisier . - Avez-vous des retours d'expériences ?

M. Gaspard Koenig. - Nous n'avons pas de retour d'expérience, le revenu universel de base n'ayant jamais été mis en place à grande échelle nulle part.

Ce qu'on peut dire, c'est que, avec un tel système, le politique pourra se délester de la gestion quotidienne de l'impôt. Il ne pourra plus modifier les barèmes par exemple. Il lui faut juste décider de la mise en oeuvre du revenu universel de base et de son montant.

L'essentiel est de montrer qu'on peut mesurer la pauvreté réelle. Or, aujourd'hui, les indicateurs de pauvreté dont on dispose sont essentiellement des indicateurs de pauvreté relative ; il s'agit d'une comparaison par rapport à des revenus médians. Si nous nous sommes appuyés sur les chiffres du Secours catholique, c'est parce qu'il n'existe pas véritablement d'étude en France sur la pauvreté réelle, sur ce qui est nécessaire pour survivre, indépendamment des revenus des autres. Il faudrait mettre en place un institut chargé de déterminer précisément, sur la base de critères objectifs, le niveau de pauvreté réel, son évolution, afin de formuler des recommandations.

Mme Anne-Catherine Loisier . - On vit différemment avec la même somme selon que l'on vit à Paris ou en province. De telles considérations sont prises en compte chez nos voisins, notamment britanniques. Les indemnisations ne sont pas les mêmes selon les territoires.

M. Gaspard Koenig. - L'individu étant assez grand pour arbitrer ses propres besoins, il décidera s'il préfère habiter dans un endroit où le coût de la vie est légèrement plus élevé.

Mme Anne-Catherine Loisier . - La marge de manoeuvre est parfois faible !

M. Gaspard Koenig. - Certes, mais le RSA est aujourd'hui national.

L'une des vertus du système étant sa simplification extraordinaire et sa visibilité très forte, on ne peut prévoir d'indexer le revenu sur le coût de la vie dans une région donnée si les gens déménagent. Le jeu n'en vaut pas la chandelle.

Mme Patricia Schillinger . - Avez-vous travaillé sur les conséquences de ce revenu sur les taxes d'habitation, sur la taxe foncière ?

M. Gaspard Koenig. - Les chiffres du Secours catholique prennent en compte ces impôts adjacents, qui font partie des 500 euros.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous avez évoqué le problème du minimum vieillesse. Cette question n'est pas présentable politiquement.

M. Gaspard Koenig. - Ce sujet est sensible, mais je rappelle que les retraités n'ont jamais été aussi riches qu'aujourd'hui.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Nous sommes le seul pays où les retraités ont un niveau de vie supérieur à celui des actifs. Cela étant dit, le nombre de petits retraités qui nous interpellent est considérable.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous vous remercions, monsieur Koenig, pour votre intervention très intéressante. Elle sera utile pour les travaux de notre mission d'information.

B. AUDITION DE MME AGNÈS VERDIER-MOLINIÉ, DIRECTRICE DE LA FONDATION POUR LA RECHERCHE SUR LES ADMINISTRATIONS ET LES POLITIQUES PUBLIQUES (FONDATION IFRAP)

M. Dominique de Legge , vice-président. - Je vous remercie, madame Verdier-Molinié, d'avoir accepté notre invitation.

Est-il nécessaire de présenter la directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques, l'iFRAP ? Vous publiez beaucoup, vous vous exprimez souvent et, en général, avec des propos qui, à défaut d'être partagés, ont le mérite d'être clairs. Nous avions donc à coeur de vous entendre.

Vous proposez la mise en place d'une allocation de solidarité unique ; faut-il y voir une étape vers la mise en place d'un revenu universel ou socle ?

Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation IFRAP. - Merci de nous entendre sur ce sujet.

Vous l'avez rappelé, nous avons publié en mars dernier une étude, Pour une Allocation sociale unique , proposant de fusionner toutes les allocations non contributives en une aide sociale unique, plafonnée et imposable. Cette allocation remplacerait les allocations familiales, les aides départementales et, de manière générale, toutes les aides versées en complément de revenu sous condition de ressources. Nous en avons dénombré quarante-sept, qui sont toutes calculées différemment.

Notre objectif est aussi de réduire le coût total de ces aides pour les finances publiques. Aujourd'hui, toutes ces allocations représentent un coût de 97 milliards d'euros et nous souhaitons aboutir à une économie de 10 milliards d'euros. Nous soumettons donc, au travers de cette proposition, une contribution au débat public, pour les élections présidentielle et législatives de l'année prochaine.

Pourquoi proposons-nous cette allocation sociale unique ? Nous considérons que beaucoup d'économies de gestion sont possibles sur les organismes sociaux. En effet, la mise en place d'une telle fusion permettrait de réduire le nombre de guichets. Nous proposons d'ailleurs de renationaliser la gestion de certaines allocations, car le coût notamment du RSA pour les départements est très important, en raison de l'explosion du nombre de bénéficiaires.

Il est de plus en plus difficile pour ces collectivités d'équilibrer leur budget en raison de cette dépense. Tout le débat portera sur les modalités de réorganisation des dépenses sociales des départements - la moitié des 35 milliards d'euros des dépenses départementales consistent en des dépenses sociales -, entre les caisses d'allocation familiale - les CAF - - et les centres communaux d'action sociale - les CCAS. Notre idée consisterait à réunir tous ces organismes, à créer des antennes régionales et à faire des CCAS les antennes locales de ces organismes régionaux.

En outre, cela permettrait de compiler les informations des divers organismes sur les ayants droit, car certaines prestations, notamment le RSA, sont très fraudées. Certains départements ont ainsi envoyé dernièrement des demandes à leurs allocataires et, dans l'exemple que j'ai en tête, sur les 4 000 courriers envoyés par un département, 800 sont revenus en tant que « NPAI », c'est-à-dire « n'habite pas à l'adresse indiquée ». Cela permettrait donc la convergence des données en un seul organisme.

Toutes nos évaluations sont construites à partir de la modélisation de la possibilité de cumuler plusieurs aides. Nous déplorons à cet égard le fait de n'avoir pas pu obtenir de la Caisse nationale des allocations familiales, la CNAF, les montants cumulés perçus par les foyers en fonction de leur composition. On voudrait pouvoir consulter ces données, au moins à l'échelon départemental, sinon national. Nous l'avons demandé au directeur de la CNAF, qui nous a répondu que cette donnée n'existe pas et qu'elle serait trop coûteuse à produire. Nous avons proposé de prendre en charge le coût de réalisation de l'étude, mais nous n'avons pas obtenu de réponse.

Disposer de ces données permettrait pourtant de connaître les montants réellement perçus par chaque foyer, alors que nous nous fondons aujourd'hui sur une évaluation théorique, même si elle est, selon nous, bien simulée. Nous ne comprenons pas cette difficulté, cette réticence à nous communiquer ces données, que ce soit au niveau des CAF ou à celui de la CNAF, sachant qu'on ne demande évidemment pas des données nominatives, mais anonymisées.

Cela étant dit, notre étude a tout de même pu démontrer l'existence d'effets de seuils dans les aides telles qu'elles existent et elle pose aussi la question de l'incitation et de la désincitation au travail. Nous avons ainsi pu faire des chiffrages et nous avons mis en ligne un simulateur de l'allocation sociale unique.

Nous démontrons que, actuellement, les écarts entre, d'une part, le cumul d'aides sociales liées à la composition sociale d'un foyer et, d'autre part, des situations de couples gagnant un SMIC sont très faibles, d'autant que certaines fraudes sont difficiles à détecter, notamment celles qui sont relatives aux parents isolés - il est en effet très compliqué de l'évaluer, sauf à faire des contrôles sur place.

Ainsi, l'écart entre, d'une part, un couple avec un enfant gagnant un SMIC et, d'autre part, un foyer constitué d'une personne sans activité déclarée comme parent isolé avec un enfant et d'une personne sans activité déclarée comme célibataire est de 76 euros, le montant total s'élevant à 1 876 euros. Les deux montants tiennent donc dans un mouchoir de poche.

Une autre question est liée au fait que les allocations en complément de revenu ne sont pas imposables. Selon nous, cela ne va pas dans le bon sens parce que nous considérons qu'un euro tiré du travail doit être imposé de la même manière qu'un euro tiré de la solidarité. On nous objecte souvent qu'il est vain de verser un euro puis de l'imposer. Certes, mais on a du mal à faire des contrôles sur les prestations, notamment dans les CAF ; or le contrôle de Bercy serait meilleur.

En outre, le barème serait le même que celui de l'impôt sur le revenu, mais ceux qui travaillent sur ces données disposeraient d'informations plus complètes. La Fondation iFRAP, qui s'appuie beaucoup sur les bilans sociaux et les comptes des collectivités ou sur les données de l'État, constate qu'il est encore plus difficile d'obtenir des données des caisses de sécurité sociale. Il y a donc un manque de transparence sur ces données.

Nous avons même cherché à obtenir des éléments via les conseils départementaux, mais eux-mêmes n'en disposent pas. Que nous n'y arrivions pas est une chose, mais que le financeur n'ait pas non plus accès aux données pose un grave problème.

Or, avec une meilleure transparence, on pourrait faire de meilleures analyses et aboutir à une cartographie claire, par exemple des diverses aides perçues par un même foyer et qui pourraient être versées en une fois. Il y a beaucoup d'exemples de personnes handicapées qui sont aidées par la commune, par la CAF, par l'assurance maladie, à travers des aides versées en plusieurs fois, moyennant de nombreux formulaires à remplir. On pourrait réduire la difficulté en mutualisant tout cela, notamment pour les handicapés, qui peuvent éprouver des difficultés à remplir tous les formulaires visant à obtenir une aide de 100 euros ici ou de 30 euros là.

Notre idée n'est donc pas celle d'un revenu versé à tous, mais d'une allocation sociale unique versée sur critères de ressources. En effet, notre objectif n'est pas d'augmenter les dépenses publiques ni la fiscalité. Par ailleurs, notre analyse n'inclut ni les retraites, ni le chômage, ni l'assurance maladie. Elle n'agrège que ce qui est versé sous critères de ressources.

S'est néanmoins posée la question des aides familiales, qui n'ont été que très récemment modulées en fonction du revenu et dont certains annoncent vouloir rétablir l'inconditionnalité. Nous considérons pour notre part qu'il vaut mieux accompagner les familles au travers du quotient familial, en le faisant passer à 3 000 euros, plutôt que de donner des allocations à des familles qui n'en ont pas besoin. Cela est moins coûteux du point de vue de la gestion.

Notre étude s'appuie sur l'idée qu'il faut plafonner l'allocation sociale unique à 2 500 euros par mois. Cela peut paraître élevé, mais nous avons souhaité suivre le modèle du crédit universel britannique, qui a fusionné 51 aides, qui est plafonné à environ 2 000 livres sterling par mois et qui est attribué sous conditions de ressources.

Pour atteindre ce montant, nous avons intégré l'allocation aux adultes handicapés, l'AAH. Ce sujet n'est pas simple, tout le monde n'est pas d'accord sur l'opportunité d'intégrer ou non cette prestation dans l'allocation sociale unique, qui peut aussi être entendue hors AAH. Il faut prendre position sur ce sujet, et c'est l'allocation la plus délicate puisqu'elle repose sur l'estimation d'un niveau de handicap.

Une idée qui a guidé notre travail est la réalisation d'économies de gestion sur les coûts de distribution des aides. En effet, notre pays supporte des coûts de gestion des prestations sociales parmi les plus élevés : nos prestations sociales, toutes prestations comprises, y compris les retraites, représentent une dépense de 730 milliards d'euros par an et leur coût de distribution s'élève à 43 milliards d'euros. C'est très élevé par rapport aux autres pays. Aussi, si l'on se situe dans des normes de pays comparables, on devrait pouvoir réaliser une économie de 10 milliards d'euros. Comment s'explique cet écart ? Par la multiplication des organismes, par l'empilement des étages entre allocations « de base » et allocations « complémentaires » ou autre, et par la multiplicité des intervenants - départements, CAF, CCAS et action sociale de l'État.

À terme, la question de l'allocation sociale unique ne peut être dissociée de la question des strates locales, du nombre d'étages dans le millefeuille territorial. D'où notre proposition de renationaliser la gestion de tout cela.

L'autre pendant de cette réflexion consisterait à décider que les départements sont libres et décident du montant et de la nature de leurs allocations ; nous n'y sommes pas opposés. En tout cas, la situation actuelle est paradoxale puisque le montant du RSA, le plan pauvreté, les nouvelles allocations sont décidés à l'échelon national, mais sont versés par l'échelon local. Or, si l'on ne peut pas assurer le paiement de ces dépenses en équilibrant son budget, on est contraint d'augmenter les impôts locaux. D'où la situation financière de nos départements.

Par conséquent, si l'on souhaite un système centralisé, le décideur doit aussi être responsabilisé sur le paiement des prestations et, si l'on veut un système décentralisé, alors il faut responsabiliser pleinement les exécutifs locaux. Les deux options sont possibles, puisqu'elles maintiennent le lien entre financement et décision.

Le principal problème concernant l'empilement d'aides versées au même foyer est celui de la transparence et du contrôle. Un autre problème, je l'ai dit, réside dans le caractère non imposable de ces prestations donc dans la difficulté de contrôler ceux qui bénéficient d'aides et qui travaillent de manière non déclarée. Ce problème est très fortement ressenti par la population, dans les territoires.

On ne peut en effet conserver un système qui désincite, par le montant des prestations et leur absence de fiscalité, au retour à un travail déclaré, puisque celui-ci implique un retour à l'impôt sur le revenu. Il n'y a pas besoin d'aller bien loin pour trouver de nombreux exemples. Les statistiques ne sont malheureusement pas pléthoriques, mais le phénomène est répandu et il contribue à susciter un sentiment de malaise dans la société, au regard de ceux qui essaient de s'en sortir en exerçant un emploi déclaré et qui voient leur voisin s'en exonérer. Il s'agit là d'un problème à long terme de cohésion nationale.

Cela permet donc une plus grande justice sur un même territoire, une meilleure gestion, des coûts de distribution plus faibles et des guichets moins nombreux. En outre, cela impliquerait aussi une plus grande responsabilisation des foyers : il ne serait plus question de dire « ceci est pour la rentrée scolaire, cela pour Noël ». Il s'agirait d'une somme globale, versée pour le foyer dans son ensemble, sans un fléchage qui, soyons clairs, n'est respecté qu'aux yeux de ceux qui y croient.

Cette allocation sociale unique peut donc permettre à la fois des économies, une plus grande transparence, un meilleur contrôle, une meilleure cohésion sociale dans les territoires, une réforme des échelons territoriaux et une responsabilisation des territoires ou une recentralisation. Encore une fois, sur ce point, on peut aller dans un sens ou dans l'autre. Je comprendrais pour ma part que des conseillers départementaux souhaitent gérer leur propre système d'aide sociale, mais cela relève d'une autre conception et, en outre, ne permet plus d'instaurer un contrôle par le biais des services fiscaux.

Une première étape, voire un préalable nécessaire, pourrait consister à assujettir à l'impôt sur le revenu toutes les aides actuelles. En effet, puisqu'on n'arrive pas à avoir d'informations de la CNAF, cet assujettissement permettrait un traçage complet des aides, via une coopération entre organismes sociaux et services fiscaux. Cette année d'assujettissement des aides permettrait ensuite de constater les doublons et de détecter ce qui est versé en plusieurs fois aux mêmes foyers et qui pourrait l'être en une seule fois, d'où des économies de gestion.

Voilà pourquoi je plaide en faveur de cette de transition d'une année. Il n'est évidemment pas question d'imposer davantage les revenus de solidarité que le revenu du travail ; pour un même revenu, du travail ou de solidarité, on paierait le même impôt. De même, ceux qui touchent à la fois des revenus du travail et de solidarité seraient aussi concernés par cet assujettissement des revenus de solidarité.

Ainsi pourrions-nous clarifier le débat puisque, je le répète, nous ne disposons pas de cartographie réelle de la situation en France. À ma connaissance, personne ne peut, aujourd'hui, vous donner de telles données. En tout cas, en interrogeant les CAF et la CNAF, nous n'avons pas pu obtenir la moindre information.

Or, sans cette première information, il est difficile d'évaluer les économies potentielles en gestion et en prestation. Notre évaluation repose sur la composition actuelle des foyers français et sur les revenus théoriques perçus, mais on aurait voulu confronter nos résultats au terrain pour les rendre plus robustes.

Telle est, dépeinte à grands traits, la philosophie de notre proposition. Ce n'est pas une révolution, c'est un premier pas vers une meilleure gestion, vers plus de transparence, moins de difficultés administratives, moins de non-recours. Néanmoins, même cette proposition sera difficile à mettre en place.

C'est déjà un pas important vers une meilleure adéquation des moyens avec les besoins. De plus - cela nous importe beaucoup -, une telle mesure permet que le travail ne soit pas disqualifié. Il doit toujours y avoir une plus grande incitation à travailler qu'à ne pas travailler. L'idée selon laquelle l'allocation doit pouvoir permettre de choisir si l'on travaille ou non est un leurre, car on ne peut financer un système incitant à ne pas travailler. La situation actuelle n'est déjà pas satisfaisante à cet égard, donc il ne faut surtout pas aller plus loin encore dans cette direction.

Aussi, notre allocation sociale unique est conçue pour rendre la reprise du travail moins désincitative qu'actuellement. L'IGAS a calculé, vous le savez, qu'en gagnant 100 euros de revenu du travail, on perd 70 euros d'aides ; notre objectif est d'abaisser ce chiffre à 30 euros.

On ne peut en effet imaginer un système financé par l'impôt sans que les individus aient le plus d'incitations possible à travailler, sinon, qui crée la valeur ? Cette question nous préoccupe beaucoup. De même, on ne peut imaginer augmenter les impôts jusqu'à des niveaux prohibitifs, sachant que notre taux de prélèvements obligatoires est déjà beaucoup plus important que dans les autres pays.

Les prestations sociales doivent donc coûter moins cher pour diminuer les dépenses publiques et la pression fiscale, voilà le sens de notre démarche. On ne doit pas se figurer qu'il demeure des marges de manoeuvre sur la CSG ou sur l'impôt sur le revenu.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Merci, madame, de cette intervention très structurée, qui traite de la traçabilité de notre politique sociale. Il est vrai qu'avec 730 milliards d'euros de dépenses sociales annuelles, soit 34 % du PIB, nous occupons la première place, sinon dans le monde, du moins parmi les pays développés.

Les prélèvements obligatoires représentent effectivement 45 % du PIB et personne ne plaide pour leur augmentation. La campagne présidentielle de l'année prochaine confrontera sûrement ces deux chiffres et il y aura une surenchère visant plutôt à les diminuer qu'à les accroître.

Un sujet qui est souvent évoqué est le manque de traçabilité. Cela inquiète la société française puisque les milieux populaires sont tentés par la fuite en avant vers les extrêmes, loin des solutions raisonnables des partis de gouvernement. Nous sommes donc confrontés à l'impérieuse nécessité de développer cette traçabilité.

J'ai pour ma part une question relative au débat travail-assistanat. Vous êtes la première à proposer un plafond à 2 500 euros. Ce chiffre nous paraît très élevé à nous, élus. Est-ce que cela ne vous semble pas contradictoire ? Peut-être résoudrez-vous cette question en évoquant l'exemple britannique, qui n'avait encore jamais été évoqué ici.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Cela vise à tenir aussi compte de la composition du foyer et du handicap. Je vous transmettrai plusieurs simulations.

Cela dit, ce montant concernerait un père de famille handicapé ayant plusieurs enfants ; il s'agirait donc de situations extrêmes, bien qu'existantes. Du reste, lors de nos échanges avec la CNAF, on nous a expliqué que leurs données devaient s'arrêter à 12 enfants par famille pour qu'on ne puisse par reconnaître les individus. Cet organisme a donc dans ses bases des familles de 12 enfants, pour qui les montants perçus sont forcément très élevés.

Néanmoins, attention, l'idée d'un plafond de ce niveau ne signifie pas que tout le monde l'atteigne. J'ai apporté quelques simulations, mais tout est simulable sur notre simulateur en ligne. Par exemple, une famille monoparentale avec un enfant touche aujourd'hui 1 012 euros d'aides cumulées, sans compter les aides locales et toucherait, avec notre proposition, autour de 900 euros par mois. Un couple sans activité avec 2 enfants perçoit aujourd'hui 1 652 euros mensuels, nous proposons un montant de 1 337 euros, et ainsi de suite.

Le schéma suivi ne consiste pas à être à chaque fois au montant maximal cumulable, mais un peu au-dessous, en ayant une incitation à une reprise d'activité. Voilà comment nous avons évalué l'allocation sociale unique. Ainsi arrivons-nous à une économie de 10 milliards d'euros, liée pour un tiers aux coûts de gestion et pour le reste aux prestations.

Toutefois, je le répète, nous restons sur notre faim, car nous ne pouvons confirmer nos simulations par la confrontation au terrain.

Les Britanniques ont un plafond élevé parce qu'ils ont d'importantes aides au logement. Le crédit universel britannique est plafonné à 600 livres sterling par semaine, et c'est cela qui permet d'anticiper des économies à terme. Cela dit, le recul par rapport à la mise en place de cette fusion est encore trop faible pour que l'on puisse réellement évaluer les économies réalisées.

Enfin, de nombreux pays ont rendu imposables les aides sociales. Par une fiscalisation, on éviterait nombre de fraudes dans la mesure où il est plus difficile de frauder les services fiscaux que la CAF.

M. Alain Vasselle . - Votre exposé se différencie sensiblement de ce que nous avons entendu avec M. Koenig, il y a quelques instants.

J'ai pour ma part quatre questions.

Vous suggérez que les régions et départements aient la liberté de définir le niveau et le mode de distribution de l'allocation sociale unique, mais vous soulignez aussi l'objectif de limitation des inégalités sur le territoire national. Comment concilier les deux ? Il y aura des régions plus riches ou plus généreuses.

Il m'a semblé que vous disiez que l'allocation sociale unique pourrait désinciter à reprendre le revenu en raison de son assujettissement à l'impôt, mais vous avez également indiqué qu'elle devait être incitative à la reprise du travail. Ai-je mal compris ?

Lors d'une audition précédente, on a évoqué les droits connexes. Vous avez abordé cette question en mentionnant la famille monoparentale avec un enfant. Que pouvez-vous nous en dire ?

Enfin, comment concevez-vous le barème fiscal ? Par exemple, que deviendra, après impôt, le revenu d'une personne percevant 2 500 euros ?

M. Jean Desessard . - D'ailleurs, quelle est votre motivation principale quand vous proposez d'assujettir les aides en complément de revenu ? Le contrôle ?

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Le contrôle et l'équité, nous visons les deux objectifs.

M. Jean Desessard . - Je comprends bien pourquoi le contrôle est facilité, mais pourquoi est-ce plus équitable ?

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Je vais répondre à ces cinq questions dans l'ordre.

J'ai dit que l'on pouvait imaginer une allocation sociale unique locale ou régionale, mais ce n'est pas notre proposition. C'est, pour nous, le pendant de la décentralisation. Soit le système est centralisé, soit il est décentralisé, mais aujourd'hui on est entre les deux : l'État décide et les départements paient. Or leurs finances ne suivent pas. On veut baisser les finances publiques, mais, si l'on augmente les dépenses sociales, on sera dans une situation insoluble.

Par conséquent, soit on renationalise - c'est d'ailleurs ce que le Premier ministre a proposé, mais cela n'a pas été bien accueilli ou bien compris - et l'on pilote les finances publiques pour qu'elles tiennent la route, soit on applique le principe de subsidiarité, et alors les départements s'occupent de tout, mais on n'aura plus d'homogénéité sur tout le territoire.

On est plutôt pour la première solution, car elle permettra plus d'économies de gestion, mais c'est aux décideurs politiques d'arbitrer. En toute hypothèse, quel que soit le Gouvernement entre 2017 et 2022, la question devra être résolue car, si nos dépenses d'aides sociales en complément du revenu sont aujourd'hui de l'ordre de 97 milliards d'euros, elles vont rapidement atteindre 130 milliards d'euros, cela va très vite.

En ce qui concerne votre deuxième question, sur la fiscalisation, cette mesure permettrait de comprendre qui touche quoi. Nous sommes dans le brouillard le plus total quant à la situation réelle de l'ensemble des territoires. On aurait ainsi une cartographie avec des données département par département.

En outre, je considère que l'on peut avoir besoin de la solidarité nationale en raison d'un accident dans son parcours de vie, mais qu'il faut rester solidaire en payant l'impôt sur le revenu et les impôts locaux. D'ailleurs, à ce sujet aussi, nous éprouvons des difficultés à connaître le nombre de foyers fiscaux exonérés de la fiscalité locale. Il est impossible d'obtenir cette information.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Les services fiscaux savent.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Peut-être, mais l'information n'est pas publique. On a pu en récupérer par hasard, pour la commune de Bondy par exemple, et nos premières estimations font état de 10 % à 15 % de foyers exonérés.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - C'est bien davantage ! Dans ma commue de 30 000 habitants, plus de 50 % des foyers ne paient pas la taxe d'habitation.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Si l'on n'est pas soumis à l'impôt sur le revenu, on peut introduire une demande pour être exonéré de taxes locales. On bénéficie alors de la solidarité nationale, mais on est aussi placé en dehors de la société. Il serait plus inclusif que tout le monde reste dans une situation relativement proche, avec la conscience que les dépenses locales, sociales, nationales ne tombent pas du ciel. Elles proviennent d'une mise en commun, pour l'intérêt général, d'une partie des deniers de chacun et des entreprises.

On pourrait aussi parler du poids de la fiscalité pesant sur nos entreprises. Le regroupement de régions était censé donner lieu à des mutualisations et à des économies, mais on apprend que cela va entraîner la création d'une nouvelle taxe locale ; c'est effarant. Les entreprises françaises sont surfiscalisées par rapport à leurs concurrentes allemandes et britanniques.

Venons-en aux droits connexes. Nous avons décidé d'intégrer dans le simulateur le RSA, l'APL, les allocations familiales, l'ARS, la prime de Noël, les tarifs sociaux, les aides sociales ou encore la prestation d'accueil du jeune enfant, la PAJE. En effet, la carte transport, par exemple, est offerte à tous les membres d'une famille sans activité de 4 ou 5 personnes, donc cela augmente très vite. Dans la simulation que nous avons faite, sur la base d'un foyer en Île-de-France avec 2 enfants de 5 ans et 15 ans, le coût pour la société de transport s'élève à 119 euros par mois.

Bien sûr, à cela s'ajoutent la cantine scolaire, la crèche ou encore les habitations à loyer modéré, les HLM. De la même manière, nous avons inclus les aides au logement, mais nous n'avons pas tenu compte de la différence entre le prix de marché du logement et le prix du loyer en HLM. Sans doute faudrait-il intégrer ces éléments, mais c'est techniquement très compliqué.

M. Alain Vasselle . - Il me semble d'ailleurs que l'on peut toucher les APL tout en vivant en HLM, donc on est doublement aidé. On peut même toucher une APL supérieure au loyer.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - C'est un autre dossier, et le sujet du logement social est très intéressant. En tout état de cause, notre taux de logement social est très supérieur à celui des autres pays européens.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - C'est le plus élevé d'Europe.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - On se pose d'ailleurs la question de l'opportunité de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains. Il y a des zones très tendues, nous les connaissons, et des zones non tendues où de nombreuses HLM ne trouvent pas preneurs et se retrouvent sur le site Le Bon Coin. Cela pose tout de même la question de la bonne utilisation des fonds publics...

En ce qui concerne la question de la fiscalité sur les aides et sur les revenus du travail, c'est la même fiscalité, le même barème qui s'applique. Si le Gouvernement fait évoluer le barème, cela s'applique aux uns et aux autres, donc cela ne change rien.

Enfin, pour ce qui concerne l'équité, nous considérons qu'à revenu identique, il faut payer un impôt sensiblement identique, cela paraît cohérent. En outre, il ne faut pas inciter à travailler au noir, sans quoi on inverse le système de solidarité. En effet, on ne cotise plus aux systèmes sociaux et on ne paie plus l'impôt et, à terme, il devient impossible de maintenir le système en place.

Il faudrait une mission spécifique pour évaluer cela. On pourrait le faire si l'on nous fournissait les éléments sur le sujet. On pourrait faire un pointage sur un territoire, comme le font les inspections générales des finances et de l'administration, mais c'est complexe. En tout état de cause, le phénomène du travail non déclaré ne se réduit pas et c'est un écueil majeur pour notre modèle social. La question n'est évidemment pas de conserver celui-ci à l'identique, mais de lui assurer un avenir en le transformant.

M. Alain Vasselle . - Les droits connexes sont souvent offerts en fonction non du revenu, mais du statut. Est-ce que cela impliquerait de les déclarer ? On a beaucoup de difficulté à connaître les droits connexes par département...

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Pardon si ma réponse est trop directe, mais, à mon sens, l'intérêt général exigerait de supprimer tous les droits connexes et d'en tenir compte dans montant de l'allocation sociale unique. Néanmoins, cela impliquerait aussi d'en avoir une évaluation précise, car les droits connexes varient d'un territoire à l'autre. J'évoquais le Pass Navigo, mais celui-ci est sans équivalent sur le reste du territoire.

C'est un sujet qu'il faudra traiter ; il faudrait pouvoir dire que l'allocation sociale unique est décidée en fonction de la composition sociale du foyer et que tous les autres avantages sont supprimés. Mais il faut du courage pour le dire.

M. Jean Desessard . - Et pour le faire.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Oui, il est sans doute plus aisé d'être dans la position d'une fondation d'évaluation des politiques que dans celle du décideur.

D'où notre idée de tout fiscaliser pendant une année, ce qui donnera une cartographie. Puis les parlementaires se poseront la question de la fusion et soumettront au référendum le montant maximal que l'on peut percevoir sans travailler, au titre de la solidarité nationale. C'est aussi à la population française de pouvoir décider de ce genre de montant. En effet, le pendant de l'opacité est aussi l'imagination débordante que cela suscite sur les montants. Il est d'ailleurs vraisemblable que les Français ne se prononceraient pas pour 2 500 euros par mois.

M. Alain Vasselle . - Cela risquerait d'être un vote émotionnel.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Pas forcément, mais ils se prononceraient sans doute pour un montant du niveau du SMIC. Il y a aussi du bon sens chez nos compatriotes et ils seraient tout à fait aptes à trancher en comprenant les implications du débat. On ne se trouve pas toujours dans une situation favorable ou défavorable, la roue tourne et chacun peut se retrouver en situation difficile. Cela donnerait lieu à un très beau débat national, dans lequel l'opinion publique doit être consultée. Tout le monde peut comprendre ce sujet.

M. Dominique de Legge , président. - Vous indiquez que les allocations familiales seraient incluses dans l'allocation sociale unique. Cela suscite trois questions de ma part.

Premièrement, vous réglez la question de la solidarité horizontale par le quotient familial uniquement, mais qu'en est-il si l'on ne paie pas d'impôt ?

Deuxièmement, vous évoquez l'idée de rendre l'aide sociale imposable, mais alors, il faudrait revoir les barèmes d'imposition pour que ce niveau de revenu entraîne le paiement d'un impôt. Recommandez-vous alors de refondre le barème ?

Troisièmement, l'allocation sociale unique ne serait pas si unique puisqu'elle serait différenciée selon la situation familiale. Combien toucherait une personne seule sans charge spécifique ?

Mme Agnès Verdier-Molinié. - On inclut en effet toutes les allocations familiales dans l'allocation sociale unique, puisqu'elles font maintenant partie des allocations accordées sous critère de ressources. Pourquoi « familialiser » de plus en plus l'aide sociale et pourquoi « défamilialiser » de plus en plus l'impôt ?

M. Jean Desessard . - C'est contradictoire.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Bien sûr ! Il nous paraît plus cohérent d'agir sur le quotient familial, qui passerait de 1 500 à 3 000 euros. Pourquoi 3 000 euros ? Parce que, pour un foyer qui bénéficie des aides sociales, notamment du RSA, la totalité des aides par enfant par an s'élève à 3 000 euros. Par conséquent, il est cohérent que, à chaque point de l'échelle de revenu, on partage une vision commune du « coût » d'un enfant, si je puis dire.

Cela pose aussi la question des cotisations sociales qui financent les allocations familiales, mais c'est un autre sujet. Aujourd'hui, cela atteint 5,25 %. Pourquoi cotiser jusqu'à des niveaux très élevés de revenu quand on n'a pas droit aux allocations familiales, même si l'on peut avoir la PAJE ?

Les cotisations de la branche famille vont très probablement, selon moi, disparaître à court ou moyen terme, on sortirait donc vraisemblablement de ce financement par les cotisations employeur et on les transférera sur d'autres impositions. On pourrait toutefois imaginer de plafonner les niveaux de revenus en considérant que, au-delà de 6 000 euros par mois, par exemple, il n'y a plus de cotisation employeur, même si cela n'apparaît pas sur la fiche de paie.

Pour ce qui concerne la question de l'impôt sur le revenu, il ne s'agit pas de rendre ce revenu imposable au sens où il entraînerait nécessairement un montant d'impôt à payer, mais de l'inclure dans le revenu net déclaré et imposable. Cela ne signifie donc pas que l'on sera imposé, mais que tout le monde fait une déclaration.

Avant tout, il faut disposer d'une cartographie exacte. Un montant de 95,7 milliards d'euros, c'est un gros morceau par rapport à la masse salariale annuelle, qui s'élève à 500 milliards d'euros, auxquels s'ajoutent aussi, bien sûr, les travailleurs indépendants ou les personnes touchant des dividendes. Ce n'est donc pas neutre, d'autant que cela n'inclut pas les droits connexes.

Cela étant dit, si le législateur s'oriente vers une allocation sociale unique de cette nature, il aura tout de même du mal à y inclure les aides au handicap. Après des débats internes à la fondation, nous avons choisi de les y inclure, c'est notre arbitrage, mais on peut en avoir un autre.

Aujourd'hui, un célibataire sans activité touche 783 euros d'aides cumulées, et le RSA est fixé à 461 euros. Notre proposition s'élève à 605 euros, entre les deux. Un célibataire au SMIC touche 1 300 euros, aides comprises, lesquelles s'élèvent à 156 euros ; on propose de les fixer à 128 euros. Un couple avec 2 enfants et touchant 2 SMIC sera en revanche plus aidé qu'aujourd'hui. Enfin, il faut inciter à travailler le plus d'heures possible et non le moins d'heures possible.

Toutefois, rien n'est parfait. Il nous a fallu beaucoup de temps, plusieurs semaines, pour élaborer notre simulateur, c'est très complexe à construire, mais, si vous avez des remarques sur son fonctionnement, n'hésitez pas à nous en faire part, on l'a mis en ligne pour pouvoir l'affiner.

Par ailleurs, si vous pouviez, au Sénat, demander que l'on ait des informations de la CNAF sur les montants versés en fonction de la composition des foyers, cela nous rendrait service...Peut-être votre force de persuasion sera-t-elle supérieure. De notre côté, nous allons saisir la Commission d'accès aux documents administratifs, même si nous avons peu d'espoir, car la loi de 1978 n'est pas claire pour ce qui concerne les organismes de sécurité sociale. Ceux-ci en jouent, d'ailleurs, arguant qu'ils sont des organismes de droit privé et que, même s'ils remplissent des missions de service public, ils n'y sont pas soumis. Cela suscite tout de même des interrogations, car les milliards en jeu sont plus importants que le budget de l'État lui-même...

M. Jean Desessard . - Quelle mission votre fondation s'est-elle fixée ?

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Je vais vous en lire l'objet, qui est repris dans la revue mensuelle que nous publions et dont j'ai un numéro sous les yeux. La Fondation iFRAP « a pour but d'effectuer des études et des recherches scientifiques sur l'efficacité des politiques publiques, notamment celles visant la recherche du plein emploi et le développement économique, de faire connaître le fruit de ces études à l'opinion publique, de proposer des mesures d'amélioration et de mener toutes les actions en vue de la mise en oeuvre par le Gouvernement et le Parlement des mesures proposées ».

Vous le voyez, nous n'avons pas oublié le Parlement, qui doit être la cheville ouvrière de la réforme et surtout du contrôle, conformément à l'article 24 de la Constitution.

M. Dominique de Legge , président. - Merci de vos éclairages, dont nous ferons le meilleur usage.

C. AUDITION DE M. GEORGES TISSIÉ, DIRECTEUR DES AFFAIRES SOCIALES DE LA CONFÉDÉRATION GÉNÉRALE DU PATRONAT DES PETITES ET MOYENNES ENTREPRISES (CGPME)

M. Dominique de Legge , vice-président . - Nous recevons maintenant la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME), afin de connaître son point de vue sur la question du revenu universel.

M. Georges Tissié, directeur des affaires sociales de la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises . - L'idée de revenue de base, ou d'allocation universelle est portée par des acteurs très différents et s'inscrit dès lors dans des perspectives qui le sont tout autant. De ce point de vue, la crise économique et sociale que nous traversons depuis une dizaine d'années remet à la mode des idées qui paraissaient utopiques.

Avant de pouvoir se positionner sur le sujet, il convient de répondre à une série de questions. Une telle allocation universelle viendrait-elle s'ajouter aux dispositifs existants ou s'y substituer ? Quel serait le public concerné en termes d'âge : les personnes en âge de travailler, c'est-à-dire les 16-64 ans, ou les individus de 25 ans et plus, comme c'est le cas du revenu de solidarité active (RSA) aujourd'hui ? Ce revenu serait-il versé sans limitation de durée, sur le modèle du RSA, ou pour une durée donnée, comme l'allocation spécifique de solidarité (ASS) actuelle ? Serait-il conditionné à des démarches de recherche d'emploi ? Quel serait son montant ? Il est important, si une vraie réflexion doit s'engager, de sortir de l'ambiguïté sur ces questions.

A priori , et en l'absence de propositions concrètes, la CGPME n'est pas favorable à un tel dispositif. Surtout, notre scepticisme et notre grande prudence face à ce concept découlent de ce que nous considérons que l'instauration d'un revenu de base n'est pas un chantier prioritaire et que d'autres mesures plus simples peuvent être prises. Nous soutenons notamment la mise en place de vraies contreparties au RSA - ces contreparties devant avoir un caractère obligatoire et favoriser des projets d'intérêt général - et le durcissement de la condition de résidence. Ces deux modifications peuvent intervenir immédiatement.

M. Dominique de Legge , président . - On évalue à plus d'une quarantaine les allocations à caractère social existant aujourd'hui. La mise en place d'une allocation universelle ou d'un revenu de base ne pourrait-elle pas permettre une simplification des dispositifs existants ?

M. Georges Tissié . - Nous sommes bien entendu favorables à une rationalisation des dispositifs existants, notamment en distinguant les prestations de solidarité de celles qui relèvent d'autres logiques. M. Sirugue a fait des propositions intéressantes à ce sujet dans le rapport qu'il a récemment commis. Toutefois, l'expérience montre qu'en France, il est très compliqué de simplifier et qu'il ne faut pas avoir des ambitions trop fortes.

Quoi qu'il en soit, dans une éventuelle réforme, il faut bien distinguer ce qui relève de la pure solidarité et ce qui relève d'autres types de prestations sociales.

M. Alain Vasselle . - Vous avez énuméré un certain nombre de questions auxquelles il faudrait répondre au préalable. En faisant l'hypothèse d'une allocation versées à tous de 16 à 65 ans, qui se substituerait aux dispositifs existants, sans contrepartie ni limitation de durée, et pour un volume financier constant, voyez-vous une pertinence à un tel dispositif ?

Ma deuxième question porte sur les conditions de résidence sur le territoire français : quelle est, selon vous, la durée qui devrait être exigée afin de pouvoir bénéficier des allocations de solidarité ?

M. Georges Tissié . - On raisonnerait alors sur le fait que cette allocation universelle se substituerait à plusieurs minimas sociaux existants, mais lesquels exactement ?

M. Alain Vasselle . - Le revenu de base se substituerait à tous les minimas sociaux.

M. Georges Tissié . - Comme je l'ai dit précédemment, nous ne sommes pas favorables à la proposition d'instaurer un revenu de base en France.

M. Alain Vasselle . - Quelles sont vos craintes ?

M. Georges Tissié . - Nous craignons deux choses. D'une part, la complexité de la loi. Il n'est qu'à voir la taille du code du travail, qui a fortement augmenté en l'espace de trente ans, pour s'en rendre compte. On a tendance, en France, à considérer que l'on résout les problèmes en adoptant des lois. On ajoute donc en permanence de nouvelles strates législatives sans jamais élaguer.

Le risque est qu'en voulant simplifier, on complexifie davantage. Cette crainte générale est basée sur l'expérience.

D'autre part, nous estimons qu'instaurer un revenu de base n'est pas du tout une priorité. Ce que nos petites et moyennes entreprises (PME) veulent avant tout, c'est disposer d'un cadre législatif qui leur soit plus favorable et surtout qui soit stable, voire allégé ; c'est disposer d'un environnement favorable à la croissance tout en étant compatible avec le système de protection sociale actuel.

S'agissant des conditions de résidence pour être éligible aux aides, celles-ci peuvent varier actuellement de trois ans à six mois en fonction des prestations concernées. Nous n'avons pas de position sur ce point, mais l'idée d'une généralisation de la durée de trois ans pourrait être étudiée.

M. Alain Vasselle . - Si je comprends bien, vous ne disposez pas de tous les éléments d'appréciation s'agissant de la mise en place d'un revenu de base en France, mais vous estimez qu'il y a d'autres priorités sur lesquelles le personnel politique devrait s'investir.

En tout état de cause, je rejoins votre remarque concernant la diversité des positions qui s'expriment sur le revenu de base. Les auditions que nous avons mené tout à l'heure de l'IFRAP et « Génération Libre » en sont une démonstration claire.

M. Georges Tissié . - Et encore, il s'agit de deux think tank qui partagent un certain nombre d'idées doctrinales. Si vous aviez entendu également les défenseurs de gauche du revenu de base, vous auriez encore eu une autre position.

Nous avons beaucoup de mal à croire que l'on puisse créer une allocation unique qui se substituera aux dispositifs existants. Et, permettez-moi d'être direct, nous sommes surpris que les parlementaires s'emparent d'un sujet qui selon nous créera plus de problèmes que de solutions.

M. Jean Desessard . - J'ai cru comprendre que Monsieur Tissié considérait qu'il serait difficile de mettre en place un revenu de base...

M. Georges Tissié . - Comme je l'ai dit précédemment, nous ne croyons pas qu'il soit possible de simplifier le système existant sans le complexifier davantage. Nous n'y croyons pas, tout simplement !

M. Alain Vasselle . - La mise en place d'un revenu de base est justifiée par certains par les mutations que connaît le marché du travail. L'existence d'un « socle » de revenus permettrait d'accompagner cette évolution et la fiscalisation des revenus dès le premier euro perçu permettrait de garantir une incitation suffisante à retrouver du travail. Que pensez-vous de cette présentation des choses ?

M. Georges Tissié . - Il faut absolument tordre le cou au mythe de la fin du salariat et de l'ubérisation générale de l'économie ! Malgré les évolutions que vous décrivez, il y aura toujours à moyen terme une majorité de personnes qui seront salariées. Penser que le salariat va devenir minoritaire, c'est une vue de l'esprit !

Nous ne pensons pas qu'il soit envisageable de mettre en place un dispositif tel que vous le décrivez.

M. Alain Vasselle . - Mais dont vous seriez vous-même également bénéficiaire !

M. Georges Tissié . - Il ne sera jamais accepté que tout le monde bénéficie d'un revenu universel quel que soit son niveau de vie. Dès les premières années, vous aurez nécessairement des personnes qui contesteront le fait de percevoir le même montant de revenu de base que Mme Bettencourt, pour ne prendre qu'elle en exemple.

Par ailleurs, un tel revenu ne favorisera pas la reprise d'emploi. Au contraire, verser un revenu de manière inconditionnelle sera nécessairement désincitatif.

Lorsque nous avons mis en oeuvre les droits rechargeables à l'assurance chômage, à l'initiative notamment de la CFDT, nous nous sommes aperçu que cela n'a eu aucun effet sur la reprise d'activité, bien au contraire. On voit bien la limite des dispositifs complexes que l'on veut mettre en oeuvre pour inciter les demandeurs d'emploi à reprendre une activité.

M. Jean Desessard . - Justement, le revenu de base doit permettre de rendre le système plus simple et plus lisible.

M. Alain Vasselle . - La fusion et la fiscalisation des minimas sociaux pourrait avoir un effet incitatif à la reprise d'emploi, puisqu'un euro gagné par le travail serait imposé de la même manière qu'un euro issu de la solidarité nationale.

M. Jean Desessard . - Je vois deux avantages pour l'entreprise. En permettant à chacun de disposer d'un revenu indépendamment de son emploi, le revenu de base permettrait de fluidifier les entrées et les sorties de l'emploi, c'est donc une forme de flexi-sécurité. Par ailleurs, le revenu de base supprime les effets de seuil que nous constatons avec le RSA, et donc les trappes à inactivité.

M. Georges Tissié . - La mise en place d'une allocation universelle relève d'une logique tout à fait différente de la fusion des minima sociaux. Nous pensons qu'une allocation universelle couterait beaucoup trop cher. Par ailleurs, regrouper les minima sociaux sans créer d'effet pervers et sans complexifier le système nous semble impossible.

Les petites et moyennes entreprises demandent une certaine flexibilité, mais pas une flexibilité absolue. Lorsqu'un chef d'entreprise, même dans ce qu'on appelle l'économie connectée, a trouvé un salarié qui lui donne satisfaction, il s'attache à le garder !

Nous réfutons donc aussi bien la vision libérale d'une économie dans laquelle les travailleurs iraient d'un emploi à l'autre et alterneraient à leur guise les périodes de travail et d'inactivité qu'une conception de l'économie selon laquelle il faudrait absolument protéger les salariés contre un monde trop libéral.

V. RÉUNION DU MERCREDI 14 SEPTEMBRE 2016

A. AUDITION CONJOINTE D'ORGANISATIONS REPRÉSENTATIVES DE SALARIÉS

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Mesdames, Messieurs, la mission d'information sur l'intérêt et les modalités d'un revenu de base en France vous reçoit aujourd'hui. Elle revient d'un déplacement à Helsinki, car la Finlande a pris les devants dans la réflexion en ce domaine. Il est rare que les Finlandais soient ainsi sur le devant de la scène ; c'est ce qui fait tout l'intérêt de leur expérimentation, dont ils sont d'ailleurs très fiers.

Je laisse le soin aux représentants de chaque organisation syndicale de salariés de se présenter. Nous attendons que vous nous disiez ce que vous pensez de cette idée de revenu de base, ou d'allocation universelle, suivant le nom qu'on lui donne. Les objectifs sont partagés par des représentants de formations politiques de droite comme de gauche, bien que tout le monde ne soit pas forcément sur la même longueur d'ondes, souvent par méconnaissance du sujet.

On rencontre parfois des réactions instinctives. On a entendu dans nos propres rangs que ce projet constituait une prime à la paresse : pourquoi travailler si l'on touche un revenu de subsistance ? Comment le financer ? Ce sont toutes ces questions que nous avons retrouvées en Finlande, dont le gouvernement de coalition, présidé par un centriste, s'est saisi du sujet.

Les différents partis finlandais, à droite comme à gauche, s'y intéressent. Cette question est en débat et donnera vraisemblablement lieu, en cas d'adoption par le Parlement, à une expérimentation restreinte dans son périmètre, puisqu'elle ne concernera pour l'essentiel que deux mille demandeurs d'emploi. Le gouvernement finlandais espère toutefois pouvoir multiplier ce nombre par quatre ou cinq grâce à l'enveloppe de 20 millions d'euros dont il dispose.

Un certain nombre de questions vous ont été posées. Nous attendons de connaître votre opinion. Notre mission devra également en débattre pour dégager si possible un consensus sur une position commune. Ce sera ensuite au Gouvernement de décider s'il se saisit ou non de nos préconisations.

L'idée nous apparaît généreuse. Aucun Français ne s'opposerait à vaincre la pauvreté. Le problème est de savoir comment faire. D'où part-on ? Avec quoi finance-t-on ce projet ? Quel objectif nous assignons-nous ?

La parole est au rapporteur.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Vous l'avez dit, monsieur le président, à la surprise générale, le gouvernement finlandais a décidé de se saisir de cette belle idée, qui vient de loin. Ceci est d'autant plus intéressant que le débat a lieu chez nous : chaque côté de l'échiquier politique s'en est saisi, parfois avec beaucoup de talent. Je pense à l'audition de M. Lionel Stoléru, qui s'est exprimé sur plusieurs thèmes : recul de la pauvreté, défis technologiques, chômage de masse. Le revenu inconditionnel de base pour tous est une idée qui réapparaît au moment où, à travers le monde, nous assistons à un transfert de richesses sans précédent dans sa rapidité et son intensité. Il n'est qu'à considérer les débats passionnés autour du site d'Alstom à Belfort.

L'Europe se pose des questions quant à son avenir industriel, économique, et à la façon de maintenir la protection sociale.

Nous avons entendu en Finlande des acteurs mesurés et apaisés parler de cette expérience. Il s'agit d'un pays où la protection sociale est la plus développée au monde, dont la richesse est comparable à la nôtre et où le nombre d'habitants équivaut presque à celui de la population des Hauts-de-France. C'est donc avec beaucoup d'intérêt que nous les avons écoutés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - La parole est aux organisations représentatives des salariés.

Mme Chantal Richard, secrétaire confédérale en charge du dossier insertion, pauvreté, chômage de la Confédération française démocratique du travail. - Le revenu de base pose question à la CFDT, qui n'a pas de position arrêtée, même si nos militants vont débattre du sujet. Je ne sais s'il est souhaitable que nous ayons une position, ni si nous parviendrons à en dégager une.

Nous réfléchissons cependant en fonction de nos valeurs et de notre domaine de compétences, en tentant de concilier l'émancipation individuelle et la solidarité au sein d'un modèle de développement de qualité.

Comment le revenu de base s'articulera-t-il au regard du droit et des devoirs de l'individu vis-à-vis de la société et vice-versa ?

Le revenu de base porte plusieurs noms : allocation, revenu universel, revenu citoyen. Il faudra veiller aux termes utilisés, qui ne veulent pas dire la même chose pour tout le monde.

Les choix devront être arrêtés en fonction des critères, mais les choses ne sont pas simples.

Pour la CFDT, le revenu de base ne signifie en aucun cas la fin de l'emploi salarié. L'activité salariée connaît de multiples mutations mais, selon la CFTD, le travail demeure une activité indispensable à l'émancipation et au lien social. Même si l'emploi se développe sous plusieurs formes, le revenu de base pourrait servir à lisser des périodes d'inactivité ou de transition. L'accès à l'emploi doit être de qualité et facteur d'inclusion sociale.

Il est hors de question de culpabiliser les individus par rapport à leurs échecs. Pour la CFDT, la société a une responsabilité à l'égard des individus, celle de les mettre en capacité de vivre la vie qu'ils souhaitent. Le revenu de base pourrait servir à participer à cet objectif, mais il n'y suffit pas à lui seul.

S'agissant de la protection sociale, la CFDT réfléchit à la sécurisation des parcours. Le revenu de base peut en être un des éléments, mais il convient de prévoir un triptyque autour du revenu, des services et de l'accompagnement.

Le revenu de base pourrait constituer le moyen de sécuriser les parcours, notamment des jeunes, mais il faudra cependant assurer un niveau de vie satisfaisant pour que les individus puissent rebondir après une perte d'emploi ou prendre des risques pour innover ou développer un projet personnel.

Le revenu de base peut répondre aux aspirations des individus afin de mieux gérer des étapes de leur vie professionnelle et personnelle. Il pourrait constituer un partage du temps de travail plus souple à l'échelle des cycles de vie et d'accès à l'autonomie des jeunes.

Le revenu de base devra également s'articuler avec d'autres éléments de la sécurisation des parcours professionnels, comme les droits sociaux contenus dans le compte personnel d'activité.

Le revenu de base pourrait contribuer à l'émancipation et à la solidarité afin de lutter contre les inégalités et la pauvreté. Il faudra cependant conserver des garanties collectives fortes dans un système de mutualisation.

On pourrait par ailleurs être tenté de faire basculer dans le secteur marchand certaines activités considérées comme socialement utiles. Toutefois, toutes ne pourront être concernées. Les activités bénévoles, par exemple, comptent déjà des professionnels. Il ne faut pas cesser de professionnaliser ce secteur grâce à la formation, à un plus grand accompagnement et à des diplômes. Les activités bénévoles ne doivent pas percuter le champ professionnel.

M. Boris Plazzi, membre de la direction confédérale de la Confédération générale du travail. - La France compte actuellement neuf millions de personnes sous le seuil de pauvreté, dont beaucoup travaillent et sont payées au SMIC - ou presque. Beaucoup sont à temps partiel. Un certain nombre sont des femmes et des jeunes.

Environ six millions de Français sont privés d'emploi stable - chômeurs, travailleurs précaires, « petits boulots », CDD de très courte durée. Environ 2,5 millions de personnes sont au RSA. On estime le salaire médian à 1 650 euros et le SMIC net à 1 160 euros. On peut évaluer à 2,5 millions le nombre de personnes touchant le SMIC.

La situation économique est donc particulièrement inquiétante. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. La CGT estime que c'est le fruit des politiques d'austérité mises en oeuvre depuis quelques années par les pouvoirs pour satisfaire les financiers : pression salariale, pression sur l'emploi.

Au premier semestre 2016, les entreprises du CAC 40 ont réalisé 40 milliards d'euros de profits. Il semblerait que l'on aille dans la même direction pour l'année en cours. C'est le cas depuis maintenant quelques années, même en période de crise. Celle-ci n'est donc pas la même pour tout le monde.

On estime que, chaque année, 300 milliards d'euros sont reversés sous forme de dividendes aux actionnaires. Ces 200 milliards d'euros d'argent public donnés aux entreprises sous forme d'exonérations de cotisations fiscales et sociales, comme le CICE, servent globalement assez peu à l'emploi, aux salaires ou aux investissements. La CGT a d'ailleurs trouvé le rapport du Sénat sur le CICE intéressant, celui-ci disant des choses assez proches de ce que nous disons. Ce n'est pas toujours le cas, je tenais donc à le souligner.

A ce contexte social s'ajoutent des déclarations de « déclinistes » qui prédisent quasiment la fin de l'emploi salarié, notamment pour les catégories socio-professionnelles peu qualifiées.

Au lieu d'aller dans le sens des défaitistes, nous estimons qu'il existe quelques alternatives à la soi-disant fin de l'emploi. Nous pensons tout d'abord que la répartition du travail peut être réalisée autrement. La CGT milite par exemple beaucoup pour une réduction réelle du temps de travail. On a évoqué la possibilité d'un débat national sur une réduction à 32 heures par semaine ou une réflexion portant sur une réduction du temps de travail à l'année.

La discussion sur la finalité du travail nous intéresse. Que signifie aujourd'hui travailler, que ce soit dans le service public ou dans le privé ?

Le débat sur le revenu universel n'intervient pas par hasard : la CGT estime qu'un certain nombre de choix et d'orientations politiques visent à mettre à mal le système de protection sociale. Le financement de la sécurité sociale, par exemple, est de plus en plus remis en cause avec les exonérations de cotisations sociales et fiscales. L'argent qu'on ne consacre pas à la protection sociale et qu'on verse aux entreprises creuse forcément les déficits et les dettes.

La CGT, un peu comme la CFDT, refuse de se laisser abuser par un slogan qui pourrait paraître généreux.

La CGT refuse également de céder à la diversion d'un débat qui occulterait les problématiques d'emploi, de répartition des richesses, de travail, etc.

Le revenu universel offre cependant la possibilité de discuter, d'échanger des points de vue sur l'évolution rapide du système social actuel. La CGT considère que celui-ci offre certes des aspects positifs mais pose aussi de gros problèmes, que je viens d'évoquer.

Le débat sur le revenu universel intervient alors que la campagne présidentielle est sur le point de débuter. On a déjà eu ce débat en 2007 sur la flexisécurité. Dix ans plus tard, on voit où on en est : a priori, on n'a pas tellement avancé ! Il y a beaucoup de flexibilités et très peu de sécurité pour les salariés. Le revenu universel soulève donc quelques inquiétudes. Il y a fort à parier que son instauration n'est pas pour demain.

Le préambule au questionnaire qui nous a été adressé et le sens donné aux questions sont assez significatifs de l'orientation du débat : est-ce que le revenu universel a vocation à se substituer aux minima sociaux et aux aides ? On remet en cause la place du travail, considérant le recul durable du travail et de l'emploi comme inéluctable. C'est grave ! La CGT est favorable au fait de sortir des sentiers battus et à l'innovation. Un projet politique cohérent serait de nature à lutter efficacement contre la pauvreté. Vous l'avez dit : qui, en France, pourrait y être opposé ?

Peut-être faut-il immédiatement augmenter le RSA ! Le RSA, pour une personne, s'élève aujourd'hui à 536 euros environ par mois et à 803 euros par mois avec un enfant. L'augmentation du SMIC qui doit intervenir au 1 er janvier 2017, si elle est de même nature que les années précédentes, ne réglera pas la pauvreté ! Une augmentation significative peut éradiquer une grande partie de la pauvreté.

Un revenu universel à 500 euros, par exemple, qui se dessine apparemment en Finlande, ou un revenu à 1 500 euros ne représente pas la même chose, mais pose d'autres questions : comment fait-on pour passer de 500 euros à 1 500 euros ? On estime que 1 500 euros pour tous représentent 40 % du PIB, soit 2 200 milliards d'euros. C'est une somme conséquente !

Nous avons quelques idées. J'ai évoqué les résultats du CAC 40, les dividendes versés aux actionnaires, l'argent distribué allègrement aux entreprises. Peut-être y a-t-il des choses à faire sur ce plan si l'on veut lutter contre la pauvreté. On peut le faire simplement. Les conditions administratives pour bénéficier du RSA ou même du chômage sont aujourd'hui très compliquées. Beaucoup de personnes ne sont pas indemnisées parce qu'ils n'entreprennent pas les démarches administratives nécessaires, faute de les connaître. Il existe aussi une forme de honte dans le fait de solliciter une aide, même si celle-ci constitue un droit.

Si l'on veut régler un certain nombre de problèmes liés à la pauvreté, on peut donc le faire. Si le revenu universel doit se substituer aux minima sociaux, il ne faut surtout pas abandonner notre système d'assurance chômage ou d'assurance maladie. La CGT considérerait qu'il s'agit d'un coin supplémentaire enfoncé pour démanteler l'État social. Nous y sommes particulièrement attentifs.

Un revenu universel à 1 500 euros qui ne remettrait pas en cause les dispositifs existants constituerait cependant une avancée considérable.

Néanmoins, cette réforme demande une volonté politique forte. On voit combien réformer la fiscalité en France est difficile. Accorder demain à chacun un revenu universel nécessitera d'établir des rapports de force. Je n'en dis pas plus...

La rémunération du travail utile a été évoquée. C'est une idée assez vague, selon laquelle il n'y aurait pas de travail pour tout le monde. La CGT s'inquiète de la création d'une catégorie de salariés définitivement privés d'emploi. On créerait donc un salariat de seconde zone. Dans une république comme la nôtre, on ne peut accepter ce genre de choses.

Quand on interroge les salariés, certains parlent d'augmentation de la productivité, d'un temps de travail effectif de 39 heures, qui peut aller jusqu'à 45 heures voire 50 heures pour les cadres, avec une connexion totale à l'entreprise du lundi au dimanche, et du travail à la maison le soir. Il y a donc certainement des choses à faire en matière de réduction du temps de travail et d'amélioration des conditions de travail. La réduction du temps de travail à 32 heures peut constituer une piste.

S'agissant de l'automatisation et de l'« uberisation », les travailleurs uberisés souhaitent un statut social, des garanties individuelles et collectives qui les protègent des aléas de la vie et du travail. Être salarié, c'est avoir un statut, créer des richesses et s'investir dans le développement du pays. La remise en cause du salariat fragiliserait un certain nombre de droits.

Vous savez sûrement que l'URSAFF a décidé de poursuivre Uber en justice pour réclamer les cotisations et requalifier le statut des chauffeurs en salariés...

Quant au renfort de la négociation sur les salaires, la CGT pense qu'il s'agit d'un moyen supplémentaire donné au patronat pour faire pression sur les salaires. Le premier affrontement entre le capital et le travail porte sur les salaires et la répartition des richesses. C'est un affrontement qui existe depuis très longtemps. Le capital a intérêt à générer du profit et à dégager des marges. Quand il faut les répartir en faveur des salaires, cela pose tout de suite problème. Un patron pourrait estimer que le salarié disposant déjà d'un revenu assuré par l'État, il n'y a aucune raison d'augmenter son salaire.

Enfin, le revenu universel pourrait-il encourager l'assistanat ? Cela peut arriver, mais cela ne peut durer. Un travail, c'est un salaire, un moyen de s'émanciper, de vivre dignement, de se socialiser, de sortir de la marginalité ou du cercle familial. Avoir un travail, c'est avoir le sentiment d'être utile à la société. C'est aussi une forme de reconnaissance : travailler, c'est être reconnu collectivement, individuellement, dans sa famille, par ses amis. La CGT estime donc que les salariés aspirent à travailler - même s'ils aiment de temps en temps profiter d'un peu de repos et bénéficier de RTT.

Si l'on souhaite mener une expérience, on peut immédiatement relever les minima sociaux et inclure tous les chômeurs dans l'assurance chômage. Avec le système actuel, un chômeur sur deux n'est pas indemnisé. On a beau être les meilleurs, il y a encore des choses à faire. Peut-être pourrait-on également ouvrir les minima sociaux aux moins de vingt-cinq ans, qui en sont pour le moment privés. Cela permettra de commencer à réfléchir à la lutte contre la pauvreté.

M. Gérard Mardiné, secrétaire national confédéral en charge de l'économie, de l'industrie et du développement durable de la Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres. - Dans le document que vous nous avez adressé, vous abordez deux problématiques, la lutte contre la pauvreté et l'accompagnement de l'évolution des modes de travail à travers l'automatisation et l'uberisation.

Il existe d'autres problématiques qui sont importantes, comme la cohésion sociale, les inégalités de revenus - qui peuvent d'ailleurs conditionner la cohésion sociale - la démographie. Comment ce type de mesures se traduit-elle en matière de natalité, sur laquelle repose le financement des retraités par les actifs ? Comment l'impute-t-on ? Cela joue-t-il sur la compétitivité de notre économie, dans un contexte aujourd'hui assez mondialisé, pour parler pudiquement ?

Pour la CFE-CGC, le revenu de base ne constitue pas une solution, mais une famille de solutions. En effet, à quelles prestations ce dispositif se substitue-t-il ? Quels sont les moyens de financement ? C'est forcément une évolution systémique majeure. Un revenu universel d'environ 500 euros par mois, proche du RSA, représente 16 % du PIB. Une somme de 1 000 euros par mois, à peu près l'équivalent du seuil de pauvreté, équivaut à 31 % du PIB. Ce sont des éléments très significatifs qui méritent des études d'impact, dont la CFE-CGC considère qu'elles n'ont pas encore été suffisamment conduites.

Nous sommes favorables à une expérimentation, mais il est préférable de faire les choses dans l'ordre : comment va-t-on le gérer ? Comment assurer la transition ? Il existe tout un tas de points sur lesquels il faudrait donc approfondir l'étude avant de se positionner de manière pertinente.

En effet, d'autres solutions sont envisageables, comme le regroupement d'un certain nombre d'aides sociales, etc. Il faudrait comparer ces différentes solutions entre elles pour avancer sur le sujet, ce qui n'empêche pas, le moment venu, de conduire une expérimentation locale - à condition de pouvoir en extrapoler des éléments.

La lutte contre la pauvreté est un vrai sujet, auquel on doit s'atteler. En l'absence d'études plus fouillées, la CFE-CGC pense que regrouper les aides sociales constituerait probablement un premier pas pragmatique et plus rapidement applicable que le revenu de base.

À quel système aurait-il vocation à se substituer ? Pour nous, comme cela a déjà été dit par d'autres, l'assurance chômage et la retraite doivent rester contributives. On voit mal comment la maladie peut se retrouver incluse dans le revenu de base. 50 % des dépenses d'assurance maladie sont constituées par l'hospitalisation : il s'agit de pathologies lourdes, contre lesquelles on peut douter que les gens pourront se couvrir individuellement grâce à un revenu de base. Ce pourrait même être un frein à la prévention ! On préférera manger qu'aller chez le dentiste ! Retraite, assurance chômage et maladie doivent donc être exclues de ce type de dispositif.

Nous pensons que le statut de salarié n'est pas prêt de disparaître, car il offre un véritable intérêt. On ne développera pas des voitures ou des avions en se mettant à son compte, et on n'embauchera pas des gens au motif qu'ils sont à leur compte. Le salariat va donc demeurer encore et pour longtemps le mode d'activité le plus important. Il y a de bonnes raisons à cela.

Nous nous interrogeons cependant sur le rôle de l'économie, qui permet de satisfaire les besoins des individus et de la société. On a quand même inventé le concept d'économie sociale et solidaire parce que l'économie de marché n'était plus capable de répondre aux besoins essentiels de la population, comme l'aide aux personnes âgées, etc.

Le revenu de base apparaît presque comme un palliatif. On ne se pose pas la question de savoir quels sont les problèmes à traiter. On renonce à produire des biens et des services pour la population. C'est une sorte de démission. On sait que l'économie est mondialisée, mais peut-être faut-il mieux structurer la gouvernance mondiale.

L'uberisation comporte deux aspects, le mode d'organisation du travail et la capacité d'intégrer rapidement le progrès technique. D'aucuns parlent aussi de « freesation », en référence à l'opérateur téléphonique qui, tout en offrant une société structurée, avec des salariés, détient une capacité à intégrer le progrès technique supérieure à ses concurrents. Pourquoi associer à l'intégration du progrès technique des modes d'organisation du travail qui fragilisent les personnes et leur offrent moins de perspectives ? Quand on est moins assuré de son avenir, on investit moins, que ce soit en matière de logement ou autres. Au final, c'est l'économie qui en souffre.

Il est donc clair que le salariat a tout intérêt à demeurer le mode d'organisation dominant. D'ailleurs, le taux de travailleurs indépendants a plutôt eu tendance à décroître depuis trente ans, en particulier parce que tous les petits commerçants ont disparu, absorbés par les grandes surfaces. On fait maintenant quelque peu machine arrière, mais on n'en est pas au taux d'indépendants des années 1970 ou 1980.

Nous voyons un autre risque à la mise en place d'un tel système, même si nous n'avons pas de positionnement définitif : on risque de créer une société à deux vitesses, comme le disait à l'instant Boris Plazzi. Certains auront un travail très qualifié et seront probablement submergés de travail. D'autres seront considérés comme des assistés ou effectueront des travaux moins qualifiés risquant de les marginaliser, avec un effet négatif sur la cohésion sociale. Les citoyens seront divisés en deux catégories, ceux à forte contribution, très qualifiés, et les autres, qui bénéficieront probablement de conditions moins favorables. Pour ceux qui n'auront pas de travail, 1 000 euros par mois, ce n'est pas grand-chose ! S'il y a de moins en moins de travail du fait d'une plus grande automatisation jusque dans les tâches tertiaires - comme dans les banques où existent des algorithmes d'intelligence artificielle - on risque d'amplifier le phénomène et de se retrouver avec une moitié de population fortement contributive qui, étant très sollicitée, trouvera normal de bénéficier d'une plus grosse part de gâteau, et une moitié qui contribuera moins. Cela ne nous paraît pas très positif.

Pour la CFE-CGC, le travail représente une activité professionnelle. Nous croyons au travail, qu'elle que soit la forme qu'on lui donne - aidants, etc. - comme un moyen d'accomplissement de l'individu. Peut-être y aura-t-il des effets d'aubaine, mais la plupart des gens aspirent à contribuer à l'activité économique de leur pays et y voient un moyen d'accomplissement.

M. Pascal Pavageau, secrétaire général de Force ouvrière. - Vous l'avez rappelé, Monsieur le président, la notion de revenu de base ou de revenu universel qui réapparaît semble plutôt séduisante. Elle est aujourd'hui parée de toutes les vertus. Elle permettrait de rendre plus libre et de s'affranchir du joug du travail. Elle pourrait également réduire la pauvreté.

On voit bien que, derrière toutes les analyses ultralibérales sur ce sujet, à la base plutôt marxiste, se trouvent des éléments de contexte - austérité et chômage. Ce qui prime, c'est une logique de réduction des minima sociaux, de la dépense sociale, de la dépense publique, des moyens des organismes sociaux, des prestations sociales, de l'assurance chômage et des services publics.

S'agissant des différents montants, il existe deux grandes écoles. L'une prône un montant compris entre 400 euros et 900 euros, très faible, voire ridicule, inférieur au seuil de pauvreté. C'est ce qu'on pourrait qualifier de « montant de survie ». L'autre va jusqu'à 2 000 euros. En Suisse, même lorsque le montant est élevé, l'acceptation est loin d'être évidente. Si un tel montant - qui nous paraît totalement utopique - venait à se mettre en place, l'impact sociétal serait fort, potentiellement peu incitatif, avec une sorte de revenu équivalent ou supérieur au salaire médian actuel, qui bouleversait complètement la valeur et l'importance du travail dans notre société.

Je ne reviens pas sur le rôle du travail, le lien social, le développement personnel, sur la reconnaissance, l'épanouissement, ou l'adhésion à des droits et à des valeurs collectives et républicaines liés au travail.

Prenons garde à la logique qui consisterait à dire que, demain, des missions publiques ou des métiers traditionnels pourraient recourir au bénévolat, le bénévolat pouvant être le fait de gens sans formation, sans qualification, voire sans rémunération. C'est le cas aujourd'hui. Or, certains promoteurs du revenu de base aimeraient bien que les femmes « retournent à la maison ». Gare aux dérives. Je le dis parce qu'on l'a lu et entendu.

Enfin, en cas de revenu de base élevé, que se passe-t-il une fois celui-ci en place, une fois que des gens sortent du système du travail et que, plusieurs années après, une nouvelle majorité en baisse le montant ou le réduit largement ? On créerait une exclusion très forte en réduisant la capacité d'emploi et de travail...

La question du financement, qu'il s'agisse d'un montant relativement faible ou relativement élevé, demeure la même mais elle se pose davantage encore si le montant est élevé. Nous ne sommes pas favorables à l'idée d'utiliser la TVA. Nous sommes en effet contre les impôts indirects. Même si c'est 400 euros, il faut pouvoir vivre et survivre. S'il s'agit de reprendre ce qu'on a donné par la TVA en l'augmentant de 100 % comme certains le disent, cela revient à utiliser de façon immédiate ce revenu de base.

Attention à ne pas financer le revenu de base par l'impôt sur le revenu, car seuls ceux qui ont des emplois salariés ou complémentaires verraient leurs impôts augmenter. L'acceptabilité de l'augmentation à 30 % risque d'être difficile, mais si on doit en outre financer un revenu de base pour ceux qui, soi-disant, ne font rien, on risque de diviser la société et de faire naître le populisme.

Imposer le revenu de base lui-même reviendrait à reprendre d'un côté ce qu'on a donné de l'autre. Nous ne sommes pas preneurs.

Si ce système devait se mettre en place, nous ne serions pas favorables à une logique d'expérimentation ou de territorialisation. Pour nous, les choses doivent se faire à égalité de droits. Nous ne sommes pas non plus favorables, à l'instar de nos camarades finlandais, à la sélection ou au tirage au sort de personnes comme cela se passe en Finlande. Si cela se met en place, cela doit se faire à égalité de droits et de traitement.

Si le montant est faible, ce qui nous parait le plus probable si le système est mis en oeuvre, on est dans une logique de revenu de survie qu'il faudra compléter. On entre alors dans l'uberisation. Ce n'est pas pour rien que le débat est revenu sur le devant de la scène avec l'avis du Conseil national du numérique de janvier dernier, qui a expliqué que les effets de l'uberisation nécessitent un minimum de revenu de base pour tout un chacun. La logique entraînant vers le tâcheron et non plus vers le salariat nous semble donc extrêmement dangereuse.

Ce serait indubitablement une trappe à bas salaires, quel qu'en soit le montant. Il est évident que le SMIC serait baissé d'autant, et que nous aurions toutes les peines du monde à négocier des augmentations de salaire dans les entreprises ou les administrations. Ce serait une déresponsabilisation sociale des entreprises et, d'une manière plus large, du monde du travail, ce qui affaiblirait la négociation collective, à l'échelle de l'entreprise comme de la branche. C'est l'argument majeur de nos camarades finlandais. Je pense qu'ils vous l'ont expliqué.

C'est aussi une manière de détourner peu à peu l'influence des syndicats. Plusieurs économistes l'ont théorisé, dont Steve Randy Waldman, un économiste scandinave, qui aide à la mise en place de ce système en Finlande.

Nous sommes donc plus que prudents sur les effets sur la négociation et les salaires d'une telle mise en oeuvre.

Lutter contre la pauvreté, c'est d'abord éviter la paupérisation, augmenter les minima sociaux et les aides en la matière et surtout viser le plein-emploi, avec des salaires les plus décents et élevés possibles, adossés à une fiscalité progressive. Celle-ci permet de réduire par deux les inégalités de niveau de vie. C'est bien en ce sens qu'il faut continuer à oeuvrer, et ne pas considérer que, le retour au plein-emploi étant impossible, il faut trouver des moyens de substitution.

Il est hors de question de supprimer la redistribution collective en faveur de ceux qui en ont besoin. Le système actuel fait plutôt preuve d'équité en aidant à progresser vers l'égalité. Pour FO, on ne saurait renoncer à prendre en compte le handicap, la maladie ou l'accident du travail de façon spécifique. Il en va de même d'un certain nombre d'aides familiales, sans parler du chômage.

Il est essentiel de ne pas créer d'exclusions en développant un système assurantiel où chacun percevrait 300 euros par mois ou 900 euros par mois, chacun devant ensuite se débrouiller quelle que soit sa situation. La force de la solidarité républicaine et de cette tentative d'aller vers l'égalité de droits selon un système redistributif, auquel chacun contribue selon ses moyens et dont chacun bénéficie selon ses besoins est ce qui caractérise notre modèle social français et fait notre fierté. Ceux qui ont bénéficié d'une certaine chance dans leur parcours doivent pouvoir contribuer pour ceux qui sont dans une situation de handicap ou d'accident. Nous y sommes très attachés.

Derrière cette logique assurantielle complémentaire en lieu et place d'un système solidaire républicain apparaît à nouveau la logique d'individualisation de la société, de réduction des droits collectifs et de la sécurité sociale. À l'instar du compte personnel d'activité (CPA), nous craignons qu'il s'agisse d'un outil supplémentaire pour aller vers l'individualisation des droits.

Pour nous, le revenu de base constitue un levier potentiel donné aux entreprises pour baisser les salaires et un certain nombre de droits, une attaque contre le système de protection sociale collective et solidaire, les missions de service public, la fin de la recherche d'un plein-emploi - suicidaire pour notre société - dans une logique d'individualisation de celle-ci.

Vous l'aurez compris, FO n'est pas favorable à la mise en place de ce revenu de base, qui revient pour nous à un solde de tous comptes permettant le détricotage de toutes les avancées sociales et libérant le fameux « marché du travail ».

Dans l'historique de la confrontation entre le capital et le travail déjà évoquée, le revenu de base consacre pour nous la victoire des détenteurs du capital. Ledit revenu ne permettant pas de vivre, il faudra obligatoirement le compléter, quel que soit son montant, par un marché de plus en plus flexible sur lequel le travailleur n'aura plus prise et où il n'aura plus de droits.

Le lien entre revenu de base et uberisation de la société traduit surtout pour nous la précarité et la pauvreté engendrées par ce modèle économique. La mise en place d'un revenu de base n'est pas un moyen d'affranchir le travailleur du salariat. Bien au contraire, c'est le constat que, sans le salariat, sans les droits et les règles sociales qui y sont associées, un travailleur ne peut vivre décemment de ces différentes activités.

Pour FO, sous un visage plutôt généreux, le revenu de base sape le droit à un travail décent pour tous.

M. Joseph Thouvenel, vice-président confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens. - Monsieur le rapporteur l'a dit, le revenu de base est une belle idée ! Encore faut-il savoir s'il s'agit d'un rêve ou d'une utopie inatteignable. La question est d'être sûr que ce système présente plus d'avantages que d'inconvénients.

L'idée que chacun puisse bénéficier dans notre pays d'un revenu de base est séduisante, mais ceux qui sont nés Français ou qui vivent en France bénéficient du labeur et du sacrifice des générations précédentes. Il s'agit d'un patrimoine énorme en termes d'infrastructures, de services publics, de système de santé, etc. Il faut bien en avoir conscience. On bénéficie déjà de beaucoup de choses comparées au reste de la planète, et c'est indirectement bien plus que le revenu de base.

La grille de lecture de la CFTC, sur ce sujet comme sur d'autres, tient compte de deux principes. Le premier, c'est celui de la valeur travail. Travailler, c'est participer au bien commun. Grâce à cette participation, je me réalise et je deviens cocréateur. C'est essentiel !

La partie travail rémunérée est celle qui nous intéresse le plus ici, mais on doit considérer que le jeune qui encadre des mouvements de scouts le dimanche travaille bel et bien : il participe au bien commun et se réalise. Les parents qui élèvent leurs enfants travaillent aussi, même s'ils ont parfois moins de temps à leur consacrer parce qu'ils doivent travailler le dimanche, ce qui constitue une régression sociale...

S'agissant du travail rémunéré, l'objectif à atteindre n'est certainement pas l'inversion d'une courbe, mais le plein-emploi. Cela a déjà été dit. Quelle société décente peut ne pas souhaiter que chacun se réalise par son travail ? C'est notre grille de lecture.

Il nous apparaît que le travail constitue la contrepartie d'un revenu versé par la collectivité. Cette contrepartie peut prendre des formes différentes, comme la rémunération, mais aussi la formation : on perçoit un revenu parce qu'on est en période de chômage pour différentes raisons et que l'on se forme. On peut affiner cet aspect des choses, mais nous sommes en complet désaccord avec la définition du revenu de base présenté par le Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), selon laquelle « le revenu de base est un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d'autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur la base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement ».

Pour nous, cela ne convient absolument pas. Nous rejetons totalement cette idée. Il va falloir connaître exactement la définition qu'on veut donner du revenu de base.

Chacun est capable de rendre un service à la communauté. Nul n'a le droit de dénier cette faculté. Ce serait déshumanisant. Des théoriciens comme Adam Smith ont abordé le revenu de base de ce point de vue. Je ne prétends pas que tous ceux qui l'évoquent ont cette vision, mais on voit se rejoindre sur ce terrain les ultralibéraux et l'extrême gauche.

Les ultralibéraux ont une idée simple : selon eux, une partie de la population est incapable de travailler. En accordant quelque chose à celle-ci, on évite la révolution...

D'autres ont une conception plus sociale, mais cela revient à dénier aux personnes la capacité de participer activement à la vie sociale.

Les dispositifs actuels ont permis de lutter contre la pauvreté durant les Trente Glorieuses - ou au moins d'en sortir pour une majorité de nos concitoyens. Aujourd'hui, c'est moins efficace. Pourquoi ? Il existe différentes explications. Le rapport Cotis, en 2009, explique qu'à partir de 1983, la part de la valeur ajoutée consacrée au travail chute de dix points et que, dans le même temps, la part versée au capital augmente de dix points. Ce n'est sans doute pas la cause, mais une partie de celle-ci.

Le rapporteur a évoqué l'Europe en disant que celle-ci commençait à se poser des questions son avenir industriel. Vous avez raison. Il est temps ! Le fond du problème ne réside-t-il pas dans le marché unique, la mondialisation faisant que l'on joue le même jeu sans avoir les mêmes règles ?

Tant qu'on n'aura pas résolu le problème de la concurrence déloyale en matière fiscale, environnementale, et sociale, on ne résoudra rien. C'est là le coeur du sujet que constitue la politique industrielle. Dans un marché qui se veut unique, avec une concurrence déloyale, lorsqu'on n'a pas les mêmes règles, cela ne peut pas fonctionner. On le voit chaque jour.

Deux approches du revenu de base sont possibles. J'ai parlé des théories du néolibéralisme. Il en existe une autre, celle du revenu de dignité. Saint Thomas d'Aquin, au XIIIe siècle, en parlait déjà, et disait : « Chacun, de par son labeur, doit pouvoir vivre dignement, lui, sa famille, et épargner ». Nous sommes alors au Moyen Âge. Aujourd'hui, avec le salaire minimum, puis-je vivre dignement, moi, ma famille, et épargner ? Quand je parle du salaire minimum, je parle de la valeur travail. Si le travail a une valeur, celle-ci est aussi monétaire. Un des enjeux est de revaloriser la fonction monétaire du travail, et non de la dévaloriser, risque que l'on a déjà évoqué.

Pour ceux qui ne peuvent travailler, un revenu de dignité est possible, mais il existe un système d'assurance chômage. Peut-être faut-il l'améliorer pour la dignité de chacun.

On peut par ailleurs se poser bon nombre d'autres questions. Si je fais par exemple toute ma carrière à l'étranger, et qu'au moment de la retraite je commence à développer une maladie, m'octroie-t-on le revenu de base si je reviens en France, alors que je n'ai jamais cotisé ? Comment finance-t-on le système ? Selon le Conseil national du numérique, qui a repris l'idée, le transfert des budgets - minima sociaux, bourses d'étudiants, aides au logement, allocations familiales - représente 200 euros par adulte et 60 euros par enfant. Si c'est là le revenu de base, c'est plus qu'une trappe à pauvreté ! S'il doit être supérieur, comment le finance-t-on ? Il me semble que c'est un sujet important. Nous n'avons pas trouvé de réponse à ce jour.

Concernant l'uberisation et l'évolution de la société, on peut effectivement penser que des emplois vont disparaître, mais d'autres ne vont-ils pas se créer ? Quand le métier à tisser est apparu, il a également supprimé des emplois, mais il en a créé d'autres.

L'uberisation de la société pose un problème : nous connaissons le salariat et le contrat de travail, mais ne doit-on pas aujourd'hui se poser la question d'activités dites indépendantes, qui sont en fait des activités de subordination économique où l'on n'a aucune liberté et où l'on n'est absolument pas indépendant ? Peut-être doit-on faire évoluer nos textes en matière de subordination économique, directe ou indirecte. C'est un enjeu.

Que l'on soit salarié, indépendant ou chef d'entreprise, on reste un travailleur. Tous les travailleurs ont des droits, quelle que soit leur situation et quel que soit leur statut, notamment le droit à la retraite, ce qui signifie que tous les travailleurs doivent financer cette retraite.

Dans le cas des travailleurs handicapés, la société ne s'exonère-t-elle pas du fait qu'un certain nombre pourrait travailler ? Quel effort fait-on pour développer des centres d'aide par le travail (CAT) ? Ces personnes travaillent peut-être moins vite, le résultat est peut-être parfois imparfait, mais ils apportent bien d'autres choses. La société doit faire en sorte que chacun ait sa place et vive dignement de son labeur.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Tous les angles que vous avez choisis les uns et les autres pour aborder le sujet sont très semblables, avec cependant quelques originalités, ce qui est normal, étant donné les approches philosophiques qui ont été employées pour tirer une analyse du revenu de base - ou tout au moins de ce qui est aujourd'hui défini par les partisans du revenu de base, que nous essayons pour notre part de clarifier, avant de proposer ou d'expérimenter une solution.

La Finlande a lancé une expérimentation. Vous avez les uns et les autres déjà évoqué cette question, en y ajoutant un cadre. C'est bien la question que nous nous posons : quelle population pourrait être concernée par une expérimentation ? Expérimenter signifie trouver un intérêt dans une question et vérifier que la solution proposée constitue une réponse.

Un certain nombre d'objectifs ressortent de vos interventions. J'ai bien compris que la valeur travail est essentielle. Il n'est pas question pour nous de la remettre en cause. Elle peut s'incarner dans des statuts différents, comme l'uberisation. La vraie question - que certains ont évoquée - est de connaître les droits liés à cette nouvelle forme de travail.

À travers notre mission, nous souhaitons clarifier le débat, éviter les raccourcis, comprendre pourquoi cette question est sur la place. Vous avez cherché à nous éclairer, et je vous en remercie. C'est à nous de cadrer le sujet pour avancer. Ce n'est guère facile. On a bien quelques idées d'expérimentation.

Vous évoquiez les uns et les autres une difficulté d'insertion pour les jeunes. Vous avez rejeté le fait que cela ne concerne souvent que les demandeurs d'emploi, notamment en Finlande. Nous avons entendu la critique. Je pense qu'ils vont dépasser ce stade pour éviter d'avoir un échantillon uniquement représentatif des demandeurs d'emploi.

Quelles seraient, selon vous, les populations qu'il serait intéressant de tester ? Faut-il tester l'ensemble de la population dans toutes ses représentations, toutes ses générations, toutes ses professions ? Je crains que ce ne soit guère lisible. Un sondage suffirait peut-être, ce qui n'est pas le but. Il existe des conséquences qu'on ne pourrait mesurer à travers un sondage, aussi précis soit-il. Nous sommes devant une série de questions auxquelles il serait intéressant que vous puissiez répondre.

La parole est au rapporteur.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - C'était une belle leçon de syndicalisme français ! Je suis vraiment très heureux de vous avoir entendus les uns et les autres. Il y avait là de la conviction, de la clarté, de la capacité de dépasser le sujet, tout en en reconnaissant soit l'aspect utopique, soit les limites éventuelles pour la société française.

Par ailleurs, la France est le numéro un mondial en matière de politique sociale - 34 % du PIB y sont consacrés - et c'est votre oeuvre ! Nous sommes à quatre ou cinq points de PIB devant le modèle scandinave. Cela nous donne une qualité d'écoute et confère un sens à cet échange.

Enfin, je vous rassure - le président et nos collègues y ont été très attentifs : en Finlande, nos interlocuteurs, quels qu'ils soient, ne nous ont parlé que du travail et d'abord du travail. Le revenu universel, le revenu de base, l'allocation universelle, pour eux, est destiné à augmenter le taux d'activité, pour remettre les gens au travail. Ils ont un taux de chômage de 8 % et se sentent déstabilisés. Ils sentent également arriver la pression de la mondialisation. Leur homogénéité commence à s'ébrécher. Face à cette nouveauté, leur réponse réside dans le travail, qui constitue une obsession dans l'expérimentation qu'ils vont mener.

Ce que vous nous avez dit va nous permettre, en tant que représentants de la vie parlementaire, de la social-démocratie, du social-libéralisme, de faire des propositions.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - La parole est aux membres de la mission.

M. Jean Desessard . - Je suis partisan du revenu de base, ce qui n'est pas forcément l'option de l'ensemble des participants de la mission - même si cela dépasse les rangs des écologistes.

Force ouvrière prétend que ce sont les libéraux qui défendent le revenu de base. Lors du vote au Sénat, ils se sont tous prononcé contre, sauf un. Certains libéraux défendent l'idée d'un regroupement de l'ensemble des allocations en une allocation unique. Celle-ci n'est plus déterminée en fonction de paramètres, mais on la dote d'un montant maximum. Cette allocation unique est destinée à quelques catégories qui en ont besoin. Ce n'est pas un revenu de base accordé à tout le monde.

Le revenu de base est plutôt revendiqué, comme en Finlande, par des mouvements associatifs, comme le MFRB, les écologistes, une partie de la gauche, ou quelques centristes. Les libéraux et l'extrême gauche traditionnelle y sont plutôt opposés, considérant comme vous qu'il faut augmenter la valeur travail, et mieux rémunérer l'emploi.

Monsieur Thouvenel, vous dites que le travail comprend à la fois le revenu salarié et les activités que l'on peut avoir à côté. Il s'agit d'une contrepartie du revenu de base. Aujourd'hui, il existe des chômeurs qui ne peuvent assurer un certain nombre de fonctions ou qui les assurent sans être rémunérés. Vous l'avez dit vous-même : c'est du travail. Vous avez établi une différence entre la rémunération et le travail effectué. Vous êtes ensuite revenu en arrière : c'est votre droit, chacun a sa propre logique...

M. Joseph Thouvenel. - Ne confondez pas le bénévolat et la gratuité avec le travail en entreprise. C'est autre chose. Au sens socio-chrétien du terme, tout ceci constitue du travail.

M. Jean Desessard . - Si les gens bénéficient d'un revenu de base leur permettant de passer du temps chez eux, il est hors de question d'accepter qu'ils ne s'occupent pas davantage de leurs enfants. Cela ne signifie pas que la valeur travail n'existe pas, mais on ne peut admettre que ceux qui sont rémunérés par une société riche qui n'a plus les moyens de donner du travail à tout le monde ne s'occupent pas de leurs proches. Cette faculté n'existe pas lorsqu'on doit se lever à cinq heures du matin pour aller faire le ménage dans les entreprises. On n'a alors même pas le temps de voir ses enfants partir pour l'école, et quand ils rentrent, on recommence à travailler.

La question fondamentale, qui a été soulevée, c'est le montant du financement. Est-il suffisant ? Si c'est le cas, cela pose des problèmes de fiscalité énormes, car si l'on donne 12 000 euros par an à des gens qui en gagnent déjà quatre mille, il est évident qu'il faut mener une réforme fiscale pour récupérer ces sommes. L'objectif n'est évidemment pas de donner 12 000 euros par an à tout le monde sans pouvoir les récupérer, soit par le biais de la TVA, soit par le biais de la fiscalité sur le revenu.

Quel est donc le montant acceptable pour la société ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Loin de nous l'idée de considérer que le revenu de base est destiné à lutter contre le travail et à en finir avec le travail !

Le travail ne se résume pas non plus au salariat, et ce depuis la nuit des temps. Nous vivons dans une période où la majorité des travailleurs sont salariés, mais toutes les formes de statuts existent et existeront sans doute après nous.

On est bien entendu en droit de défendre un statut particulier ou le travail bénévole. Je le défends aussi et nous sommes tout à fait en accord sur ce point. Ce qui est important, c'est de répondre à la question de savoir comment cette idée séduisante, généreuse, peut dépasser le stade de l'utopie et permettre, comme en Finlande - ce qui nous est d'abord apparu comme un paradoxe - de lutter contre le chômage, de remettre les gens au travail, d'en augmenter le taux.

Vous l'avez dit, il existe un risque de voir le travail mal valorisé, mal rémunéré, précaire, morcelé. Nous l'entendons bien. Voilà l'ensemble de questions que vous avez soulevées, dont on va certainement débattre...

Mme Chantal Richard. - Je désire intervenir sur l'expérimentation, sujet que je n'ai pas abordé dans mon propos liminaire.

Habituellement, la CFDT considère plutôt favorablement les expérimentations, mais on n'a pas défini à qui celle-ci s'adresse, ce que l'on veut en faire et les raisons pour lesquelles on veut la mener. Tout cela nous paraît précoce.

Même si elle n'a rien à voir avec le revenu de base en tant que tel, l'expérimentation d'ATD Quart monde appelée « Territoires zéro chômeur » remonte à des années et comporte aujourd'hui des objectifs et une évaluation. Cela ne peut se faire à la va-vite. Ce n'est pas mûr du tout, surtout dans le contexte actuel.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Nous sommes tout faits d'accord : on ne peut tenter une expérience si on ne sait pas où l'on va ni pourquoi on la mène. C'est une évidence.

Mme Marie Poissonnier, secrétaire confédérale au secrétariat général de la Confédération français démocratique du travail. - Nous nous interrogeons également sur les enseignements que l'on pourrait tirer d'une expérimentation à l'échelle d'un territoire ou d'une catégorie de la population. S'il s'agit d'un revenu universel et inconditionnel distribué à chacun, cela ne peut constituer une réforme additionnelle ou paramétrique, mais devrait s'articuler avec une réforme plus globale de la fiscalité, voire de l'organisation économico-sociale - que sais-je - très ciblée. Je ne sais dans quelle mesure on pourrait réellement en tirer des enseignements.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - C'est une question que nous nous posons également...

M. Alain Dru, secrétaire général de la Confédération générale du travail - Protection judiciaire de la jeunesse. - Ce n'est pas un hasard si mes amis de la CFDT se sont approprié une partie de mon intervention. C'est un sujet que nous voulions également aborder. L'idée que soutiennent un certain nombre d'associations comme ATD Quart monde sur cette question est celle consistant à lutter contre la pauvreté, et notamment contre le non-recours, qui est un vrai problème. Nous en sommes tous conscients, pour siéger ensemble au Comité national de lutte contre l'exclusion. On se rend bien compte que c'est une catastrophe.

S'il existe une précaution à prendre avant de se lancer dans une expérimentation, c'est bien de mieux cerner les personnes qui renoncent au recours, afin d'en avoir une idée extrêmement précise en fonction des territoires, afin de comprendre les mécanismes qui expliquent pourquoi ces personnes ne veulent pas revendiquer les droits auxquels ils peuvent prétendre. Le revenu de base étant universel, tout le monde y a forcément droit ! Cela éviterait que des gens, notamment dans les campagnes, renoncent à réclamer le RSA au secrétaire de mairie par crainte de la stigmatisation - sans parler de la difficulté des questionnaires.

Ce projet a été soutenu avec quelques nuances par l'ensemble des organisations syndicales, des partis politiques et du Conseil économique, social et environnemental (CESE). La question va au-delà de l'expérimentation. On va résoudre techniquement un certain nombre de questions sur des territoires parce qu'il reste une part de budget au ministère de la formation professionnelle, mais on ne pourra, demain, élargir le système, la question du financement n'étant pas résolue.

La question que soulève le revenu de base est de même nature : on trouvera le budget au stade de l'expérimentation, mais on ne pourra dépasser celui-ci.

Où le revenu de base fonctionne-t-il ? On peut citer de l'Alaska, qui est un tout petit État...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Il s'agit d'une prime qui est versée grâce aux revenus tirés du pétrole...

M. Alain Dru. - En effet. Elle s'élevait à 2 300 dollars lorsque le prix du baril était au maximum.

À Las Vegas, cette prime est assise sur les bénéfices issus des jeux. La France dégage peu de revenus de ses casinos. Elle exploite peu le pétrole ou les matières premières. Je ne vois donc pas sur quelle base on pourrait asseoir le revenu de base.

Compte tenu du fait que celui-ci dépend du PIB, des choix devront s'opérer en situation de crise économique, au risque de recréer la trappe à pauvreté d'où on voulait sortir. La question de fond est donc celle de l'élargissement de l'expérimentation.

M. Gérard Mardinié. - Répondre à un problème qui ne concerne que 5 % de la population justifie-t-il d'impliquer l'ensemble de celle-ci, le revenu universel étant par principe versé à tout le monde, même aux enfants, après adaptation ? Pourquoi pas ? En tout état de cause, ce concept mérite d'être comparé à d'autres solutions.

De la même façon, quel pourcentage de la population le non-recours aux aides représente-t-il ? Ne peut-on répondre différemment à ce point précis ? Il faut que le revenu de base soit comparé de la manière la plus objective possible. Où est le pour, où est le contre ?

Il en va de même de l'expérimentation. Mener une expérimentation sans conclure en faveur d'une généralisation ne sert à rien. Étant donné que ce revenu concernerait l'ensemble de la population, il faudrait l'expérimenter sur une zone géographique où tout le monde en bénéficierait, mais on ne peut expliquer aux retraités que, dorénavant, cela empiétera sur leur revenu de base. Ils ont des droits acquis. Ce n'est donc pas simple.

Une expérimentation devrait selon moi être menée sur un échantillon représentant l'ensemble des ayants droit futurs. En revanche, il faut s'assurer auparavant qu'on peut en tirer quelque chose, sinon l'expérimentation ne sert à rien.

M. Pascal Pavageau. - Nous avons précisé que nous n'étions pas favorables à une logique d'expérimentation. Plusieurs arguments se rejoignent. Nous ne pouvons nous comparer à la Namibie s'agissant de la pauvreté ou de l'accès aux droits élémentaires. Il ne fait pas encore aussi froid ici qu'en Alaska, et nous ne sommes pas un casino de Las Vegas. Une expérimentation, dans la République dans laquelle nous nous trouvons encore, doit viser l'égalité de droits.

Que veut-on mesurer ? S'il s'agit de mesurer le retour à l'emploi, comme en Finlande, on est bien dans le piège qu'on évoque depuis tout à l'heure lorsqu'on parle de dénaturer l'emploi, d'accompagner l'uberisation et de forcer des gens qui ne voudraient pas retourner vers l'emploi. S'il doit y avoir une intervention pour aider un retour à l'emploi - moyens supplémentaires à Pôle emploi, structures territoriales supplémentaires - on doit mener une politique ciblée, financée, afin de revenir au plein-emploi. C'est un débat à part entière, mais qui n'a rien à voir avec le revenu de base.

S'il s'agit de lutter contre la pauvreté - le Conseil national de lutte contre la pauvreté (CNLE) en débat - c'est un débat avec la puissance publique, qui cherchera à financer la lutte contre la précarité énergétique, la paupérisation et la pauvreté. Dans ce cas, on parle d'une politique ciblée.

Nous restons totalement persuadés que la question du revenu de base remettra complètement en cause l'ensemble des fondamentaux de notre société, de l'égalité de droits et de la valeur travail. Nous maintenons que ce sont aujourd'hui les tenants économiques les plus ultralibéraux qui y poussent, de façon à pouvoir justifier la transformation du modèle économique et de l'emploi - uberisation, etc.

Je répète que le fait que le débat soit introduit par le Conseil national du numérique n'est pas anodin. Il n'y a pas plus ultralibéral que ce rapport ! Il s'agit d'une promotion de ce nouveau modèle, dont on se sert comme alibi pour casser les fondamentaux.

Quant à son financement, à partir du moment où plus personne n'a de revenu, il n'y a plus d'impôt sur le revenu non plus. Le modèle ne s'autofinancera pas : on tombera dans une paupérisation et une pauvreté générale. C'est un piège économique et social dans lequel nous ne voulons pas tomber !

Si l'on devait financer un revenu de base sans toucher à quoi que ce soit de ce qui permet de financer aujourd'hui les politiques publiques, les minima sociaux, etc., nous préférions que cette source de richesse nouvelle vienne abonder l'assurance chômage et les moyens consentis à la lutte contre la pauvreté, dans un cadre respectant le contrat de travail, qui a fait notre richesse.

Avec un revenu de base, la France ne serait pas recordman du nombre de travailleurs protégés : 93 % de nos travailleurs sont couverts par une convention collective ou par un statut. Ceci est bien dû au fait que nous avons lutté les uns et les autres, politiquement, comme socialement et syndicalement, contre les tentatives de dérives ultralibérales, et que nous ayons réussi à maintenir des droits collectifs.

Nous affirmons que le risque de transformation de notre société sur un plan quasi philosophique réside dans le fait de donner 300 euros, 900 euros, ou 2 000 euros, et de laisser ensuite les gens se débrouiller seuls, parce qu'il aura fallu financer ce système avec ce qui permet aujourd'hui de payer la solidarité et la redistribution collective républicaine !

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Dans les manifestations, nous, élus de la majorité, n'avons pas beaucoup entendu parler du record du monde des travailleurs protégés...

M. Pascal Pavageau. - Je vous invite demain après-midi à 14 heures à la Bastille !

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Mais que nous puissions en débattre intimement est réconfortant !

Ces échanges sont passionnants. Je vous remercie de vous livrer autant. Cependant, le monde entier, l'Europe et le pays, à leur manière, avec ce nouveau clivage opposant ceux d'en bas à ceux d'en haut, nous réclament d'adapter la protection au monde d'aujourd'hui et à ses incertitudes. Nous devons donc être très attentifs, en tant qu'élus, aux possibilités d'évoluer, sans remettre en cause quoi que ce soit.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - J'ai bien compris les positions des uns et des autres : elles ont le mérite de la franchise et de la clarté. Nous ne sommes pas là pour réaliser un rapport à l'eau de rose ou adouber qui que ce soit. Ce n'est pas le Conseil national du numérique - que nous avons auditionné - qui a soulevé la question. Certes, elle est posée à travers son rapport, mais beaucoup d'autres s'en sont saisis, et on peut penser que cela viendra dans le futur débat des élections présidentielles. Je vois mal certains candidats ne pas s'approprie la question pour « faire rêver ». Ce n'est pas ce que nous voulons ! Nous désirons poser raisonnablement un débat pour le ramener à sa juste proportion.

Beaucoup d'idées parmi celles que vous avez exposées sont fort justes et définissent les limites à ne pas dépasser dans la société qui est la nôtre, et que nous ne cherchons pas à remettre en cause. Il est évident que certains voudraient mettre à terre notre haut niveau de protection sociale. Telle n'est pas l'intention de la mission, ni à droite ni à gauche. Il s'agit de se poser la question à laquelle ni les uns ni les autres n'avons répondu jusqu'à présent de façon précise : comment avoir un très haut niveau d'emploi ? On ne peut pas dire qu'on a répondu à la question avec un niveau actuel de chômage à 10 %. Je sais que la CGT a des solutions. On l'entend répéter au Sénat à longueur de débats...

M. Pascal Pavageau. - Il faut les mettre en oeuvre !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Peut-être faut-il les mettre en oeuvre. Ce n'est pas un sentiment partagé par tout le monde. Vous n'êtes pour l'instant pas une majorité - en tout cas pas chez les politiques...

M. Pascal Pavageau. - Il n'y a pas non plus de majorité sur la loi travail !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Je ne dis pas le contraire, mais essayons de nous écouter pour avancer.

Ce qui me gêne beaucoup, c'est de voir des jeunes qui n'arrivent pas à s'insérer dans le marché du travail, et de rencontrer plus de 20 % de chômage chez eux ! Cela me retourne les tripes. Il suffit de l'avoir vécu chez soi ou autour de soi ou, lorsqu'on est élu, de recevoir à longueur de journée des jeunes qui viennent plaider leur cause pour entrer dans la collectivité, qui n'en peut mais ! Un senior, à cinquante-cinq ans, n'est pas fichu ! Nous en sommes ici la meilleure preuve, puisque nous travaillons toujours et qu'on a en général dépassé cinquante-cinq ans ! Voilà deux populations concernées par la valeur travail et, tout simplement, par le travail.

Ces questions ressurgissent à travers le débat. Vous avez rappelé qu'une expérimentation limitée dans le périmètre du chômage de longue durée était engagée. Les deux se recoupent, mais cela ne représente pas tout. Peut-être ce débat sur le revenu de base est-il l'occasion de remettre ces questions sur le tapis et d'essayer de les poser d'une autre façon.

Vous allez me dire que c'est aux politiques publiques d'y répondre. Bien sûr ! Je ne le nie pas. C'est d'ailleurs bien la question que nous posons. Nous sommes en train d'essayer d'inventer une nouvelle politique publique. C'est notre rôle, tout comme c'est également le vôtre d'y contribuer.

M. Joseph Thouvenel. - Je reviens sur ce que j'ai dit : tant qu'on aura une concurrence déloyale en matière fiscale, environnementale et sociale, le reste sera littérature !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - C'est très juste, mais cela ne résoudra pas le problème : nous avons nos propres responsabilités !

M. Joseph Thouvenel. - En effet, le coeur du sujet est sans doute là. Le reste demeure à la marge.

Bien évidemment, il faut étudier l'expérimentation qui se déroule en Finlande, en mesurant aussi que les différences culturelles peuvent faire qu'avec les mêmes règles, on arrive à des résultats différents. Nous ne sommes pas finlandais ! Il n'est besoin que de mesurer la différence qui existe entre nos amis Alsaciens et nos amis de Marseille !

Par ailleurs, on n'a pas insisté sur le risque de développement du travail illégal, qui est certain, et qu'il faut pouvoir mesurer.

Enfin, s'il faut absolument un segment pour expérimenter le revenu de base, expérimentons-le avec les parents qui s'arrêtent de travailler pour éduquer leurs enfants. Beaucoup ne peuvent aujourd'hui le faire parce qu'ils n'en ont pas les moyens financiers. Ce serait offrir un choix, un espace de liberté, à un segment de population sur lequel on pourrait l'expérimenter.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Voilà une belle idée supplémentaire !

Mme Chantal Richard. - Je voudrais revenir sur le non-recours, les minima sociaux, et la simplification administrative.

Je ne pense pas que le revenu de base soit la solution miracle pour résoudre le problème du non-recours au RSA. Cette question est une réalité. Le dossier compte dix-sept pages et nécessite de nombreuses copies.

Remplir un dossier administratif constitue une façon de rencontrer les gens en difficulté, et permet de les accompagner en cas de besoin. Il ne faut donc pas faire de raccourcis.

Le non-recours se rencontre plus dans le cas du RSA activité que dans celui de la prime d'activité. Il faut donc se pencher sur ce sujet, sans présenter le revenu de base, de manière simpliste, comme la solution aux problèmes que l'on constate aujourd'hui, quels qu'ils soient.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Je l'ai bien noté.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Je n'ai aucune objection à formuler.

M. Boris Plazzi. - Il existe quelques mesures que le législateur pourrait prendre pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion.

Le chômage est source de précarité et de pauvreté. Ne plus faciliter les licenciements constitue une mesure pour lutter contre le chômage, comme à Alstom Belfort...

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Interdire les licenciements ?

M. Boris Plazzi. - Arrêter de les faciliter...

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Il y a une nuance !

M. Boris Plazzi. - En effet ! Aujourd'hui, n'importe quelle entreprise, quel que soit son carnet de commandes ou les bénéfices qu'elle réalise, licencie comme elle le veut, favorisant la précarité, envoyant des personnes au chômage, les condamnant à la misère. C'est une petite mesure : on peut agir tout de suite !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Nous ne sommes pas tout à fait d'accord sur ce point...

M. Boris Plazzi. - Vous pouvez ne pas être d'accord. Les chiffres parlent d'eux-mêmes !

En matière de chômage des jeunes, je suis comme vous. Cela me remue également les tripes quand des jeunes ne trouvent pas d'emploi. J'ai été jeune - on l'a tous été à un moment ou un autre. Une politique volontariste qui s'adresserait à la jeunesse et aux entreprises pour les contraindre à se tourner vers des jeunes qui sont souvent très diplômés, qualifiés, disponibles et motivés, participerait efficacement à l'éradication de la pauvreté et de la précarité.

Dernier cas sur lequel vous pouvez agir en tant que législateur. Le 1 er janvier 2017 interviendra l'augmentation du SMIC. Je vous invite à considérer que les 0,5 %, 0,6 % ou 0,8 % d'augmentation ne sont pas suffisants pour lutter contre la pauvreté ! Le pays compte deux millions de « smicards ». Deux millions de personnes vivent avec 1 160 euros par mois. Si vous voulez lutter contre la pauvreté - comme tout le monde - il existe des mesures qui peuvent s'appliquer dès le 1 er janvier 2017 ! C'est votre rôle. On n'a pas de pétrole, mais on a plein d'idées : il n'y a plus qu'à les mettre en oeuvre !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Nous ne fixons pas le SMIC, je le précise.

M. Boris Plazzi. - Vous avez certainement un rôle à jouer.

M. Yannick Vaugrenard . - Nietzsche disait : « C'est la certitude qui rend fou ». Je n'ai donc pas de certitude. Cette mission est une mission d'information. Nous sommes là pour nous informer et nous forger une opinion. Pour moi, il n'existe pas de solution toute faite, qu'elle soit économique ou sociale, mais des discours qui font plaisir à ceux qui les écoutent.

Je veux faire preuve de beaucoup d'humilité. Je suis l'auteur d'un rapport sur la pauvreté, et j'interviens demain matin devant le Conseil national de lutte contre les exclusions, le CNLE, sur le vingt et unième critère de discrimination, une proposition de loi que j'ai déposée au Sénat, où elle a été adoptée à l'unanimité, moins quelques abstentions, ainsi qu'à l'Assemblée nationale.

Si j'ai voulu participer à cette mission d'information, c'est parce que je trouvais cruel le phénomène du non-recours. Le président du CNLE, M. Étienne Pinte, le rappelait : le non-recours représente dix milliards d'euros, ce qui est énorme !

Le RSA activité, selon M. Martin Hirsch lui-même, est un échec absolu, parce qu'il est compliqué, et délicat sur le plan administratif. Les hommes et les femmes - et, de plus en plus, les enfants - qui sont en situation de grande précarité en ont assez de raconter leur histoire une fois, deux fois, trois fois.

J'ai rédigé un certain nombre de préconisations. Je trouve terrible que nous soyons l'un des pays où la protection sociale est la plus forte pour ceux qui ont un travail, mais non pour les autres. Aujourd'hui, on compte deux millions de chômeurs. C'est un chiffre extrêmement important. Entre 9 % et 10 % de la population se situe en dessous du seuil de pauvreté, soit 987 euros par mois. Un enfant sur cinq est pauvre - un sur deux dans les zones urbaines sensibles.

Il s'agit d'une question d'urgence absolue. C'est pourquoi je participe à cette mission. Des propositions de loi pourraient être déposées. On pourrait prendre en considération ce qui a été dit par les uns et les autres. J'ai écouté chacun avec beaucoup d'attention. Je crois qu'il est indispensable de mener une expérimentation - avec les risques que cela peut bien entendu comporter - afin de sonder le terrain, puisqu'il n'existe nulle part de solution toute faite, pas plus en Finlande qu'ailleurs.

Il faut essayer de comprendre la réalité, mais en partant du fait qui, selon moi, s'impose à tous : cette pauvreté qui sévit dans notre pays - le pays des droits de l'homme - doit être impérativement combattue. Comment faire ? Le phénomène de non-recours est extrêmement important. Les choses ne se régleront pas d'un coup de baguette magique : nous devons être les porte-paroles de ceux qui n'ont plus la force de s'exprimer !

Je m'interroge, mais je n'ai pas de réponse. La réunion d'aujourd'hui ne m'en apporte pas. Tout juste fournit-elle quelques éclairages et dégage-t-elle quelques éléments que vous avez fournis les uns et les autres. Certains remèdes peuvent être pires que le mal. Soyons prudents. De grâce ! Faisons preuve d'une certaine forme de modestie et d'humilité. C'est compliqué, c'est difficile, mais l'objectif doit être partage par tous : il s'agit de lutter contre la pauvreté, et le plus rapidement possible !

Le revenu de base peut constituer un élément de cette lutte, à condition qu'on ne mette pas de côté les allocations chômage ou notre système de protection sociale. Ce ne peut être qu'un plus par rapport aux droits sociaux que nous sommes parvenus à conquérir collectivement, syndicalement et politiquement. On ne peut fermer la porte. Elle est ouverte. On a mis le pied en travers : essayons de voir comment cela peut fonctionner. Avançons en évitant les écueils, afin de déterminer si cela peut permettre d'éviter la grande pauvreté et l'exclusion.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - J'en ferai bien volontiers ma conclusion ! Cela permet à chacun d'être devant ses responsabilités, vous comme nous. Essayons d'avancer ensemble. J'espère que le rapport que nous publierons le 12 octobre vous conviendra. Vos auditions y seront reprises, et nous essayerons de les traduire de façon synthétique dans une proposition que je ne connais pas à ce stade, puisque nous n'en avons pas encore débattu à ce jour.

B. AUDITION DE M. LOUIS GALLOIS, PRÉSIDENT DU FONDS D'EXPÉRIMENTATION TERRITORIALE CONTRE LE CHÔMAGE DE LONGUE DURÉE

M. Jean-Marie Vanlerenberghe président. - Mes chers collègues, nous recevons maintenant M. Louis Gallois, président du Fonds d'expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée.

Votre mission recoupe, monsieur le président, une préoccupation qui ressort de nos travaux, même si le revenu de base ou le revenu universel ne concerne pas uniquement les chômeurs de longue durée. Il nous est apparu utile au fil de nos auditions de recueillir votre point de vue, dans la mesure où vous avez mis en place l'expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée ».

L'objet de l'audition est de nous éclairer sur cette expérience ainsi que sur les conditions de mise en oeuvre du Fonds d'expérimentation. Nous partageons en effet cette idée d'expérimentation, mais pour le revenu de base. Nous souhaiterions nous entretenir avec vous de la question des obstacles à éviter en la matière.

M. Louis Gallois, président du Fonds d'expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée. - Je vous remercie de m'avoir convié à m'exprimer sur ce sujet.

Je présenterai d'abord l'expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Nous verrons ensuite si l'on peut établir un lien entre ce projet et l'idée du revenu de base, sur laquelle je suis amené à réfléchir au sein de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale, la FNARS, que je préside et qui réunit les grandes associations de solidarité. Cette réflexion n'est pas achevée et les opinions sont assez divergentes au sein de cette fédération. Ce débat paraît d'ailleurs naturel s'agissant d'une question aussi importante.

Le projet « Territoires zéro chômeur de longue durée », qui a été élaboré par ATD Quart Monde, repose sur trois constats qui peuvent ne pas paraître évidents : personne n'est inemployable ; il y a du travail pour tous ; il y a de l'argent.

Premier point, personne n'est inemployable : c'est le postulat de départ. Il est trop facile de dire qu'un chômeur de longue durée devient inemployable. Ainsi, nous considérons au sein de la FNARS que toute personne est employable dès lors que l'on s'en donne les moyens, d'une part, en définissant les emplois que ces personnes peuvent occuper et, d'autre part, en les accompagnant et en les aidant à accéder à ces emplois.

Deuxième point, ce n'est pas le travail qui manque. C'était pour moi une découverte, dans la mesure où je ne suis pas membre d'ATD Quart Monde - ce mouvement ne fait d'ailleurs pas partie de la FNARS, ce que je regrette. Il suffit cependant pour s'en convaincre de considérer quels sont, dans des territoires donnés, les tâches d'intérêt collectif à effectuer et les emplois non marchands susceptibles d'être occupés. En réalité, il y a beaucoup plus d'emplois que de chômeurs de longue durée, et des emplois d'une grande diversité : animation d'un club photo, mobilité des personnes isolées en zone rurale, nettoyage des sous-bois, désherbage...

Troisième point, il y a de l'argent disponible. Selon les calculs d'ATD Quart Monde, un chômeur de longue durée coûte entre 18 000 et 20 000 euros par an à la nation. C'est à peu près le niveau du SMIC brut. L'idée est de financer de l'emploi en économisant ce coût. Ce concept général a donné lieu à une loi votée à la quasi-unanimité à l'Assemblée nationale et à l'unanimité au Sénat.

La procédure a été complexe pour aboutir au décret, puisqu'il a dû être approuvé par quatre entités : le Conseil supérieur de l'économie sociale et solidaire, le CSESS, le Conseil national de l'emploi, de la formation et de l'orientation professionnelles, le CNEFOP , le Conseil d'État, et le Conseil de la simplification pour les entreprises. Ce fut une autre de mes découvertes... Mais Mme El Khomri s'est débrouillée pour que cette procédure se déroule en moins d'un mois.

La loi ayant été votée et le décret publié, nous avons pu élaborer l'appel à candidatures et l'envoyer aux territoires candidats à l'expérimentation à la fin du mois de juillet. La réponse doit nous être apportée avant le 28 octobre. Nous attendons entre 40 et 50 candidatures. Certains feront peut-être machine arrière, car le dossier est complexe à constituer. Actuellement, environ une soixantaine de territoires sont intéressés.

L'expérimentation doit porter au maximum sur 10 territoires, comptant chacun 6 000 à 10 000 habitants. Seraient concernés de 200 à 250 chômeurs de longue durée par territoire. En tout, et c'est la contrainte budgétaire qui nous est imposée, 2 000 personnes bénéficieront donc d'un emploi. Nous souhaitons que ce public soit d'une grande diversité.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Dans le texte que nous avons voté, il était plutôt question de bassins d'emploi...

M. Louis Gallois. - Il faut que le dispositif soit gérable et qu'un comité local puisse se constituer une entité. Si l'on avait retenu l'échelle du bassin d'emploi, seules une ou deux expérimentations auraient été possibles.

Le processus de sélection est inclus dans l'appel à candidatures. Outre les critères de type « oui/non », sont prévus des critères classants qui permettront de choisir les meilleurs territoires.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - N'y a-t-il pas déjà 5 territoires prédéterminés ?

M. Louis Gallois. - On a pensé à certains territoires, mais ils ne sont pas prédéterminés...

Nous sommes confrontés à un problème d'égalité d'accès de tous les territoires à cette expérimentation. On ne peut pas dire a priori que certains d'entre eux seront dispensés de concourir.

La liste des territoires que nous allons établir sera validée par le ministre de l'emploi, qui devra constater que nous avons respecté la procédure prévue. Ce point est très important, car nous sommes soumis à de très nombreuses pressions. Notre démarche doit donc être tout à fait professionnelle.

Nous suivons pour cela quelques principes essentiels.

Le premier est l'exhaustivité. Grâce aux collectivités locales, nous disposons pour chaque territoire de la liste exhaustive des chômeurs de longue durée. Chacun d'entre eux sera contacté et, s'il le souhaite, devra pouvoir postuler. Tous ceux qui seront candidats bénéficieront d'un emploi.

M. Jean Desessard . - Quel sera le délai entre le moment où la personne postule à un emploi et celui où elle l'obtient ?

M. Louis Gallois. - Dès lors que l'expérimentation sera lancée, ce sera rapide. Les capacités de la personne seront examinées lors d'un entretien, de même que ses souhaits : veut-elle travailler à temps partiel ou à plein temps ? Accepte-t-elle d'être payée au SMIC, d'être embauchée en CDI ? Un emploi se rapprochant autant que possible de ce que veut le candidat doit lui être proposé.

Le deuxième principe est la non-concurrence. Le seul moyen de s'assurer que ce principe est respecté est d'interroger ceux qui pourraient souffrir d'une éventuelle concurrence. Il est donc très important que les entreprises soient associées à l'expérimentation dans les territoires concernés et puissent s'exprimer.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Ce principe s'applique-t-il par rapport au secteur marchand ?

M. Louis Gallois. - Oui. Pour ce qui concerne le secteur public, les syndicats veilleront à ce que le dispositif n'entre pas en concurrence, par exemple, avec le travail des employés municipaux.

Le troisième principe est la mobilisation de l'ensemble des acteurs du territoire ayant leur mot à dire en matière d'emploi : collectivité locales, entreprises, syndicats, Pôle emploi, direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE). Il s'agit là d'un critère non pas classant mais de type « oui/non ».

Sans mobilisation de l'ensemble du territoire, l'expérimentation ne pourra pas fonctionner. Dans les 5 territoires que vous évoquiez, monsieur le président, tous les acteurs sont mobilisés.

La gestion du dispositif, j'y suis attaché, devra rester aussi locale que possible. Cela ne sera pas évident, car le financement, dont le Fonds d'expérimentation sera responsable et qu'il gérera, sera central. Il est très important que les comités locaux pilotent les entreprises « à but d'emploi », les EBE, qu'ils auront créées dans chaque territoire, et dont ils recrutent actuellement les directeurs.

Les EBE embaucheront les chômeurs de longue durée et les mettront à disposition des différentes entités - agriculteurs, mairies, associations... - qui souhaitent travailler avec eux. Il y aura 1 ou 2 EBE par territoire, voire 3 dans les plus importants.

Le budget dont sera doté le Fonds d'expérimentation est actuellement négocié avec le ministre de l'emploi. Ses ressources proviendraient en partie de la contribution des entités ayant recours aux services des chômeurs de longue durée embauchés par les EBE. Les départements participeraient également à son financement, dès lors qu'ils n'auraient plus à verser le RSA. Pour le reste, l'État donnera une enveloppe dont le montant, je le répète, n'est pas encore déterminé. Nous estimons ce montant, en année pleine et pour 2 000 emplois assurés, à environ 20 millions d'euros. Mais cette montée en régime n'aura pas lieu immédiatement, car les premières EBE seront créées au plus tôt au début de l'année prochaine.

Notre objectif est d'établir une liste de territoires le plus rapidement possible afin que nous puissions engager l'expérimentation, au moins partiellement, dès le 1 er janvier 2017.

Le Fonds d'expérimentation est une association. Le premier conseil d'administration s'est d'ores et déjà réuni ; le deuxième se tiendra la semaine prochaine. Il est assez pléthorique, mais un bureau plus resserré aura la responsabilité de gérer les fonds reçus et de financer les EBE ; il négocie également son propre budget de fonctionnement, car un effectif de 4 à 6 personnes sera nécessaire pour piloter les opérations au départ.

Qu'en sera-t-il des territoires qui ne seront pas retenus ? Ils constituent, selon nous, un potentiel et nous ne voulons pas les décourager. Nous souhaitons, si la première phase de l'expérimentation est un succès, qu'une deuxième, plus vaste, soit engagée afin de valoriser pleinement les potentialités du mécanisme.

L'évaluation est un point très important. Le décret prévoit la constitution d'un comité scientifique composé, entre autres membres, d'universitaires et de statisticiens. Nous bénéficierons aussi du soutien de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques, la DARES.

Il nous faudra, tout d'abord, évaluer l'exhaustivité : a-t-on identifié tous les chômeurs de longue durée ? Combien ont été reçus ? Combien se sont portés volontaires pour participer à l'expérimentation ?

Il n'y aura pas 100 % de volontaires. Il faut savoir que certains chômeurs de longue durée qui sont sortis des statistiques de Pôle emploi et ne touchent aucune indemnité chômage ont trouvé des équilibres de vie, et parfois des ressources partielles. Ils ne veulent pas remettre en cause cet édifice fragile au profit d'une expérimentation dont ils ne savent pas ce qu'elle deviendra.

Il faudra, ensuite, analyser les résultats en termes de résorption de chômage de longue durée et de création d'emplois supplémentaires, vérifier que ceux-ci ne sont pas des emplois de substitution par rapport aux emplois existants, connaître le degré de satisfaction des personnes les ayant occupés, mesurer le succès des EBE et le « turn over » , c'est-à-dire combien de temps les chômeurs restent dans ces emplois et combien d'entre eux trouvent un emploi marchand.

Il conviendra, enfin, d'examiner l'impact sur les finances publiques. Quelles prestations sociales, quels coûts, individualisables ou non, ont-ils été économisés ? Combien le nouveau dispositif aura-t-il coûté ? Le bilan est-il équilibré ?

Nous ne cherchons pas à faire des économies par rapport au système actuel. Il s'agit non pas de supprimer le RSA, par exemple, mais d'utiliser l'argent existant pour permettre aux personnes de retrouver un travail.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Les ressources dont bénéficient les chômeurs de longue durée sont donc transférées aux EBE pour financer l'emploi ?

M. Louis Gallois. - C'est l'objectif à atteindre. Mais pour amorcer la pompe, il faudra d'abord des financements publics pour partie. Il sera en effet très compliqué de rassembler toutes les allocations, mis à part le RSA.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Au sein des collectivités territoriales, la problématique est différente : nous ne transférons pas de fonds aux entreprises, nous donnons un revenu aux individus.

M. Louis Gallois. - Dernier point : il faudra évaluer l'impact sur l'économie globale, par exemple en termes de distribution de pouvoir d'achat et de coût de fonctionnement des EBE, et déterminer si ces entreprises peuvent ou non assurer leur pérennité.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Votre présentation présente beaucoup de similitudes, notamment chiffrées, avec ce que nous avons entendu à Helsinki. C'est en Finlande, où le taux de chômage est de 8 % et la protection sociale remarquable - le cumul des allocations peut aboutir à 1 800 euros par mois ! -, que l'idée du revenu de base a été lancée. Mais les Finlandais sont revenus sur cette idée en limitant, comme vous, ce revenu au chômage de longue durée. L'échantillon retenu est également de 2 000 personnes.

Le problème qui se pose en Finlande est de savoir si le cumul de ce revenu de base avec les prestations sociales essentielles - l'APL, par exemple - peut favoriser la reprise de l'emploi. Le taux d'emploi dans ce pays est actuellement de 69 %. Les Finlandais cherchent à atteindre celui de la Suède, soit entre 72 et 73 %.

M. Louis Gallois. - En France, le taux est de 56 ou 57 %...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Ma question n'est pas malicieuse, mais les territoires qui ne seront pas retenus pourraient-ils concourir à une expérimentation du revenu de base ? Ou bien voyez-vous une contradiction entre les deux ou une complication supplémentaire ?

M. Louis Gallois. - Non, je n'y vois pas de contradiction. Sur le revenu de base, la FNARS n'a pas encore pris position, aussi m'exprimerai-je à titre personnel.

Nous ne voulons pas désespérer les territoires non retenus ; nous souhaitons au contraire qu'ils se préparent, car cette phase de préparation est très longue. Vous évoquiez, monsieur le président, les cinq territoires préconisés. Cela fait deux ans qu'ils y travaillent ! Faire l'inventaire complet des chômeurs de longue durée, contacter chacun d'entre eux, aller les chercher - ils ne viennent pas aux convocations ! - est un travail considérable. On veut leur dire qu'il y aura une seconde vague, et que nous allons nous battre pour qu'il en soit ainsi.

Cela étant dit, certains territoires peuvent être ouverts à l'idée d'expérimenter le revenu de base en attendant.

M. Jean Desessard . - Pourquoi attendre que tout le monde soit d'accord ? Vous dites qu'il faut deux ans de préparation. C'est inquiétant, car cela signifie que la mandature qui a lancé ce projet n'en verra pas les retombées positives.

M. Louis Gallois. - Comme l'Assemblée nationale et le Sénat ont voté à l'unanimité, je n'imagine pas que le processus soit interrompu !

M. Jean Desessard . - Vous êtes un homme de consensus !

Mais si deux territoires sont d'ores et déjà très actifs, il serait intéressant de les faire commencer tout de suite, pour voir les difficultés techniques du dispositif. Cela permettrait aux autres territoires de les éviter. Je vois bien l'intérêt de lancer l'expérimentation pour tous en même temps : cela nous donnera des repères ; si ce n'est pas satisfaisant dans un territoire, les neuf autres pourront compenser pour assurer la fiabilité de l'étude...

Mais, j'insiste, pourquoi ne pas expérimenter tout de suite dans un ou deux territoires pour observer les difficultés techniques ? Quel type d'emplois recherche-t-on ? Dispose-t-on des formateurs ?...

M. Louis Gallois. - Vous allez dans le sens du directeur de cette expérimentation, M. Patrick Valentin, qui a inventé ce dispositif. C'est un homme extraordinaire, qui a trente ans d'expérience dans le domaine de l'insertion par l'activité économique.

M. Jean Desessard . - C'est flatteur de me comparer à lui !

M. Louis Gallois. - Il vient d'ATD Quart Monde, mais il est aussi un entrepreneur. Il est favorable à l'idée de faire démarrer tout de suite les territoires qui sont déjà prêts. En tant que vieux briscard - c'est le bénéfice de l'âge ! -, je l'ai mis en garde contre les éventuels recours contentieux. Il y a 10 places pour 60 candidats. Si nous commençons par choisir deux territoires qui nous paraissent remplir les critères, il n'y aura plus que 8 places. Cela créerait une inégalité au sein de cette procédure publique, qui est financée par de l'argent public. On s'exposerait, je le répète, à des recours contentieux.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Est-ce parce que vous voulez que soient recensés tous les candidats potentiels, c'est-à-dire tous ceux qui sont au chômage de longue durée ?

M. Louis Gallois. - Non, je parle des territoires candidats. Actuellement, nous avons 50 territoires intéressés. Peut-être qu'une quarantaine d'entre eux pourront déposer un dossier. Sur ces 40, nous ne pouvons pas choisir a priori . Nous avons des critères, il faut que nous les appliquions. Comme c'est un concours et non un examen, il nous faut des critères classants. Or, pour classer, il faut tout le monde ! On ne peut pas permettre à certains d'être hors concours.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - J'entends bien que vous essayez d'être très loyal.

M. Louis Gallois. - Nous n'avons pas le choix !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - J'imagine les pressions dont vous allez faire l'objet de la part de tous les politiques.

M. Louis Gallois. - C'est déjà fait !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Je n'imagine pas que Mme la ministre n'y mettra pas son nez.

M. Louis Gallois. - Je déconseille vivement à Mme la ministre de le faire, par prudence, car elle fera des mécontents. Il y aura 40 mécontents pour 10 retenus !

M. Jean Desessard . - Elle en a déjà fait pas mal !

M. Louis Gallois. - Quand ce sont des élus...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Pourquoi attendre d'avoir recensé tous les chômeurs de longue durée ?

M. Louis Gallois. - On n'attend pas ! Nous avons besoin qu'ils soient listés et qu'ils aient été contactés. Ensuite, leurs réponses arriveront progressivement... Certains vont hésiter et, si ça marche, ils viendront.

Les plus difficiles à joindre sont les jeunes. Ils ont l'impression de se faire embrigader. Il ne faut pas que les propositions soient assimilées aux travaux d'intérêt général qui servent de peines alternatives à la prison, même si, en l'occurrence, ils seront payés !

Il faudra convaincre ces jeunes. Cela se fera progressivement. C'est un pari, je ne vous le dissimule pas, et cette méthode est très étrangère à la France. Il est bon de ne pas se lancer d'un seul coup dans un processus national.

On ne peut pas imposer ce dispositif à des personnes qui ne voudraient pas y participer.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Il ne faut ni posture nationale ni médiatisation excessive, mais une participation des acteurs du terrain.

M. Yannick Vaugrenard . - Monsieur Gallois, vous êtes certainement plus à l'aise pour nous répondre aujourd'hui sur la question qui nous préoccupe que si vous étiez toujours responsable de la SNCF, compte tenu de la période que nous traversons...

Cette expérimentation est une très belle ambition. Mais on peut craindre les difficultés d'une telle entreprise. Je pense en particulier à la question de l'encadrement des chômeurs de longue durée. Qui les suivra -un responsable de collectivité locale, une personne dans l'entreprise ? Cela suppose des coûts. Or les conservatismes existent partout, à gauche comme à droite. Comment faire pour que le coût ne soit pas trop élevé, ce qui conduirait à un recul du volontarisme ?

ATD Quart Monde estime de 18 000 à 20 000 euros le coût d'un chômeur de longue durée, soit l'équivalent du salaire médian (1 656 euros). Comment le calcul a-t-il été fait ?

M. Louis Gallois. - Le SMIC annuel brut s'élève à 17 600 euros. ATD Quart Monde a fait une étude extrêmement complète que je peux leur demander de vous fournir. Je ne dis pas que ce chiffre est exact à 1 000 euros près ; mais c'est un ordre de grandeur qui montre que l'on peut financer le SMIC.

M. Yannick Vaugrenard . - Cela nous permet d'avoir des éléments de réponse qui correspondent à la réalité.

Je vais me faire l'avocat du diable pour ma dernière question. Les jeunes vivent des situations de plus en plus difficiles et ont du mal à trouver un emploi, alors même qu'on leur demande toujours davantage de diplômes. Que répondre à ceux qui nous disent qu'au lieu de s'occuper des chômeurs de longue durée, on ferait mieux de s'occuper des jeunes ?

M. Louis Gallois. - Les EBE sont des structures très légères : elles embauchent et mettent à disposition. Pour certains chômeurs de longue durée, il faudra un accompagnement. Le secteur associatif sait faire cela. Je suis à la tête d'un réseau qui réunit l'essentiel des structures d'insertion par l'activité économique, la FNARS, et nous savons ce qu'est l'accompagnement.

Dans les EBE, nous pourrons embaucher des personnes susceptibles de nous aider. De nombreux chômeurs de longue durée - par exemple, des comptables - ont plus de 50 ans, et ne sont donc pas embauchables ailleurs, alors même qu'elles ont des capacités.

En ce qui concerne les jeunes, dès lors qu'ils sont au chômage depuis plus d'un an, ils sont considérés comme des chômeurs de longue durée. Mais nous devrons faire un effort particulier pour aller les chercher, car ce ne sont pas ceux qui viennent le plus spontanément.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Il faudra travailler avec les missions locales.

M. Louis Gallois. - Bien sûr, elles sont parties prenantes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - J'en préside une. C'est déjà un problème pour elles de recenser tous les jeunes. Nombre d'entre eux ne veulent pas entrer dans le dispositif.

M. Louis Gallois. - Les jeunes sont une priorité : 150 000 jeunes sont chaque année sans emploi, sans formation et sans revenu.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Il existe la Garantie jeunes, une expérimentation qui a été prolongée...

M. Louis Gallois. - ... et amplifiée. La loi Travail a augmenté le nombre de jeunes qui pourront en bénéficier.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Cette expérimentation devait se terminer à la fin de 2017. Elle concernait 80 000 jeunes ; ce chiffre va doubler. Pour les jeunes les plus éloignés de l'emploi, c'est déjà une réponse.

M. Louis Gallois. - Les missions locales ont énormément de difficultés à aller chercher ces jeunes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - On peut certes fixer le chiffre à 150 000 jeunes, mais je peux vous dire que la mission locale que je préside a, malgré ses efforts, du mal à remplir ses objectifs.

M. Louis Gallois. - Il est plus facile de s'occuper d'une personne volontaire que d'une autre qu'il faut aller chercher, pour laquelle il faut déployer des efforts plus importants.

Actuellement, 25 % de la population des centres d'hébergement que nous gérons sont des jeunes de 18 à 25 ans. Il y a dix ans, ce pourcentage était de l'ordre d'epsilon.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Venons-en au revenu de base.

M. Louis Gallois. - Pour moi, le revenu de base soulève des questions très lourdes, en premier lieu celle de son financement. Ses défenseurs sont très divisés : les ultra-libéraux y voient une alternative à la protection sociale ; d'autres, l'occasion donnée à chaque personne de gérer son projet personnel.

Je suis interloqué par les chiffres. Un revenu de base à 800 euros par personne, soit à peu près le minimum vieillesse, coûterait de l'ordre de 600 à 650 milliards d'euros, c'est-à-dire environ le budget social de la nation. Alors, certes, il y aura un effet de substitution - le RSA disparaîtrait, etc. Mais ce n'est pas avec les 20 milliards d'euros des minima sociaux que l'on va le financer. Si l'on réduit trop le revenu de base, on retombe sur le RSA.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - C'est la base qui est le plus souvent proposée.

M. Louis Gallois. - Si l'on étend le RSA à tous les Français, le fisc pourra le reprendre à ceux qui payent l'impôt sur le revenu, mais près de la moitié des Français n'y sont pas soumis. Le coût net devrait être de l'ordre de 45 milliards d'euros, soit plus de 2 points de PIB.

Si l'on instaure un revenu de base égal au RSA, qui seront les gagnants et les perdants ? C'est extrêmement complexe à déterminer, mais la suppression d'un certain nombre d'allocations entraînera nécessairement un grand nombre de perdants : ceux qui sont un peu moins pauvres que les plus pauvres.

Enfin, j'estime que, dans une société, il ne doit pas y avoir de salaire sans travail. Cet « argent distribué par hélicoptère », comme disent certains, encourage le débat détestable sur l'assistanat.

Le revenu de base modifiera les équilibres macroéconomiques de notre pays. Il faut donc lancer ce système que si l'on est certain du résultat, pour ne pas casser la machine.

Vous l'aurez compris, cette idée ne suscite pas un enthousiasme délirant de ma part. Mais je lis beaucoup sur le sujet, pour ne pas en rester à ma seule intuition. Je suis plutôt sur la ligne du rapport Sirugue : simplifier les minima sociaux. C'est une aventure compliquée - les Anglais sont engagés dans ce processus depuis quatre ans. L'allocation unique, avec des modulations pour tenir compte soit des projets d'insertion, soit des handicaps spécifiques, me paraît être une perspective beaucoup plus riche.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Faut-il l'expérimenter ?

M. Louis Gallois. - Ce serait intéressant de le faire sur un territoire cobaye, pour voir les effets de bord.

La croissance ne suffira pas. On ne résoudra pas le chômage de longue durée sans expérimentation, car les entreprises n'embaucheront pas de chômeurs de longue durée. Elles recruteront d'abord les chômeurs de courte durée.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Vous connaissez sans doute André Dupon, le président de Vitamine T, qui se dit prêt à embaucher tous les chômeurs de longue durée dans le cadre de l'expérimentation et recommande - il m'a d'ailleurs convaincu - que l'on ouvre le système au secteur marchand, avec la perspective pour les entreprises de toucher les aides.

M. Louis Gallois. - C'est de la main-d'oeuvre gratuite.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Non, il faut quand même payer le complément pour atteindre le SMIC.

M. Louis Gallois. - Je connais bien André Dupon, qui est imaginatif et enthousiaste. Je discuterai d'ailleurs avec lui dans un avenir proche, puisqu'il souhaite participer à l'expérimentation pour Vitamine T.

Il faut veiller à ne pas créer une nouvelle catégorie d'emplois aidés. Les GEIQ, les groupements d'employeurs pour l'insertion et la qualification, qui réunissent aussi bien des entreprises de taille honorable comme Vinci que des plus petites, se sont fixés comme objectif l'embauche de chômeurs de longue durée. Qu'une aide transitoire soit prévue sous forme de soutien financier et d'accompagnement de l'entreprise et du salarié, j'y suis favorable. Les entreprises ont un rôle à jouer dans l'immersion et dans le contact avec le secteur marchand : stages, contrats de professionnalisation...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - C'est le cas avec la Garantie jeunes. Un jeune doit obligatoirement passer la moitié de son temps en immersion. Il faut donc un panel d'entreprises volontaires. Sur le territoire de ma mission locale, à Arras, près de 200 entreprises sont prêtes à accueillir des jeunes dans ce cadre. Sinon, cela ne marche pas !

M. Louis Gallois. - Les GEIQ sont des institutions intéressantes. Les entreprises doivent s'y mettre. Ne nous faisons pas d'illusion : sans mécanisme spécifique pour les chômeurs de longue durée, sans formations, sans expérimentations, sans discussions avec les entreprises, via le MEDEF ou les GEIQ, on ne réglera pas ce problème. Je le redis, les entreprises n'embaucheront pas spontanément de chômeurs de longue durée, même avec 3 % de croissance.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Je vous remercie, monsieur Gallois.

M. Jean Desessard . - On attend vos expérimentations dans les territoires !

VI. RÉUNION DU JEUDI 15 SEPTEMBRE 2016

A. AUDITION DE MM. EMMANUEL AMON ET SÉBASTIEN ROUCHON, DU CENTRE DES JEUNES DIRIGEANTS D'ENTREPRISE (CJD)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Mes chers collègues, nous accueillons, pour cette nouvelle après-midi d'auditions, les représentants du Centre des jeunes dirigeants, le CJD.

En 2011, le CJD a présenté un projet dénommé Oïkos - « la maison », en grec ancien - visant à une refonte générale du système fiscal et social. Ce projet recommandait notamment la mise en place d'un revenu universel, ou d'un revenu de base, venant se substituer à une grande partie des allocations sociales. J'ai découvert ce projet de réforme globale lors d'un colloque du CJD, à Marcq-en-Baroeul. Il m'a semblé intéressant que les membres de notre mission puissent vous entendre.

Cinq ans après, que reste-t-il de votre proposition ? Faut-il y apporter des aménagements ? Qu'entendez-vous par « revenu universel » ?

Sur le plan de de la méthode, est-il envisageable, selon vous, d'expérimenter le revenu de base ? Si tel est le cas, à quelles conditions et sous quelle forme l'envisageriez-vous avant une éventuelle généralisation ?

M. Emmanuel Amon. - Je vous remercie, monsieur le président, de nous avoir invités et d'avoir su décliner en quelques mots la totalité de notre argumentation. Nous allons gagner du temps !

Le Centre des jeunes dirigeants travaille sur le revenu d'existence, encore appelé revenu de base ou revenu universel, non pas depuis 2011, mais depuis 1970. Il ne s'agit donc pas d'un sujet nouveau, et je suis ravi que vous nous donniez l'occasion de replacer ce dossier au-dessus de la pile, si j'ose dire.

J'ai 46 ans et je fais partie du Centre des jeunes dirigeants depuis huit ans. Je suis l'un des membres du comité exécutif du CJD, mouvement patronal, laïc et apolitique. Il s'agit du plus ancien mouvement patronal de France - nous fêterons notre quatre-vingtième anniversaire dans deux ans. L'une des particularités de ce mouvement est de représenter 4 500 chefs d'entreprise TPE-PME, répartis sur tout le territoire français, dans plus de 117 sections, ce qui nous assure une représentativité très forte.

Accessoirement, car je travaille aujourd'hui à mi-temps, je suis également dirigeant d'entreprise. J'ai créé une société d'informatique voilà onze ans, qui conçoit des logiciels de reporting financier dans le Cloud. Nous comptons 90 collaborateurs en France, au Maroc et en Allemagne.

M. Jean Desessard . - Qu'entendez-vous par « jeunes dirigeants » ?

M. Emmanuel Amon. - C'est une question d'état d'esprit, monsieur le sénateur. On peut être jeune très longtemps.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Vous êtes vous-même un jeune écologiste, monsieur Desessard !

M. Emmanuel Amon. - Pour des raisons statutaires, nous avons décidé de ne pas confier de nouveaux mandats à nos membres au-delà de 45 ans. J'ai donc réussi à attraper mon dernier mandat juste avant l'âge fatidique et, dans deux ans, comme nous sommes opposés à la fois au cumul et à la multiplication des mandats, je quitterai mon poste.

M. Sébastien Rouchon. - Je vous remercie à mon tour de nous avoir invités.

Je suis entré au Centre des jeunes dirigeants en 2011, peu avant la sortie du rapport Oïkos. J'occupe aujourd'hui la fonction de délégué national du CJD en charge de la vie politique.

Je suis également chef d'entreprise. J'ai repris, en 2007, la direction de l'entreprise familiale, Rouchon Paris, qui compte une cinquantaine de collaborateurs. Nous sommes le leader des studios photo à Paris. Nous y recevons des équipes du monde entier. C'est une belle histoire de famille.

M. Emmanuel Amon. - Notre nouveau président, qui a pris ses fonctions en juillet dernier, a décliné son action autour de l'idée que, plus que des entreprises, nous sommes des citoyens.

Nous dirigeons des entreprises révélatrices de citoyens. Cela signifie que nous regardons nos 300 000 à 500 000 collaborateurs, avec leurs familles, comme autant de citoyens. Nous considérons que chacun d'entre nous a le droit, et même l'obligation de mener une action citoyenne dans son entourage.

Nous incluons la question du revenu universel dans notre logique de mandat. Nous sommes extrêmement mobilisés sur les questions d'exclusion, de perte d'identité, de perte de présence au sein de la Cité.

M. Sébastien Rouchon. - Nous intervenons en tant que chefs d'entreprises et en tant que citoyens, comme vient de le rappeler Emmanuel Amon.

À ce dernier titre, nous ne pouvons que constater l'inefficacité du système actuel. J'ai été allocataire du RMI et certains de mes proches sont aujourd'hui bénéficiaires du RSA. Nous voyons bien que certains effets pervers du système empêchent ou dissuadent de revenir dans l'emploi, par peur soit de perdre son revenu, soit des complications liées aux démarches administratives inhérentes au système. Nous ne souhaitons pas nous placer sur le terrain moral. Encore une fois, nous constatons simplement que le système actuel dissuade un certain nombre de nos concitoyens d'aller vers l'emploi.

Or l'universalité du revenu, donc sa simplification, représente selon nous une mesure de justice et d'efficacité sociales dans le cadre de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion.

M. Emmanuel Amon. - Il faut bien mesurer les conséquences économiques et sociologiques du changement de paradigme que nous proposons.

Nous souhaitons remettre l'économie au service de l'homme. Il est donc essentiel, à nos yeux, que tous les citoyens - tout du moins tous nos citoyens, c'est-à-dire tous nos collaborateurs - soient dans une dynamique positive.

Lors de leurs dernières universités d'été, la première préoccupation des membres du MEDEF était de savoir comment atteindre 3,5 % de croissance pour parvenir au plein emploi. Je considère qu'il s'agit d'une aberration totale : il n'est plus possible d'atteindre 3,5 % de croissance, et pas un pays dans le monde ne peut y prétendre, sauf à sacrifier ses ressources ou ses concitoyens.

Nous sommes obligés, aujourd'hui, de prendre en compte le bien-être de nos salariés, de nos collaborateurs. Nous allons donc également travailler sur les conséquences sociologiques et psychologiques de telles mesures.

S'agissant des enjeux économiques, je tiens à préciser qu'il existe une différence fondamentale entre emploi et travail. L'emploi, c'est la promesse du chef d'entreprise ; c'est quelque chose que l'entrepreneur - ou l'auto-entrepreneur - a la capacité de créer.

Le travail est une notion beaucoup plus large : on peut travailler sans avoir de véritable emploi, tout comme on peut travailler en ayant de multiples emplois. Il s'agit d'une distinction importante, car l'emploi est la clef de voûte de nos actions.

Pour créer de l'emploi, il faut pouvoir s'appuyer sur une vision prospective de l'évolution des individualités et de l'économie. Or les seules visions dont nous disposons sont celles d'une destruction d'emplois via l'automatisation et la robotisation.

Je suis expert-comptable de formation. J'ai toujours refusé d'embrasser cette profession, car je sentais que quelque chose n'allait pas. Il semble que l'histoire m'ait donné raison : l'automatisation des tâches a conduit à une paupérisation de cette profession. Plus personne ne confie ses factures à son expert-comptable : elles sont scannées, puis envoyées vers un centre de traitement quelque part dans le monde. L'expert-comptable ne sert plus qu'à contrôler. Les professionnels eux-mêmes se donnent une durée de vie comprise entre dix et vingt ans...

Cette destruction d'emplois est aussi liée en partie aux contraintes fiscales et sociales. Les charges des entreprises sont telles qu'il est plus coûteux d'embaucher que d'investir dans l'automatisation.

La question du revenu de base est absolument fondamentale. Ce dernier peut nous permettre d'offrir une sécurité à long terme à toutes les personnes désireuses de travailler. Quand on accepte un emploi aujourd'hui, on sait que l'on y restera 5, 10 ou 15 ans... Pour la suite, on verra bien. Je dois en être à ma deuxième vie professionnelle ; mes enfants, qui commencent leur première, en auront sans doute trois, quatre ou cinq... Il faut donc avoir une capacité de rebond. Et le revenu de base permet d'avoir une telle capacité.

Économiquement, ce dispositif a du sens. Il va servir de terreau favorable à tous les acteurs. Les gens pourront chercher un emploi sans crainte. Ils pourront eux-mêmes créer leur travail.

M. Sébastien Rouchon. - Le revenu de base aurait sa place dans le dispositif de sécurisation des parcours professionnels dont il est aujourd'hui question. Son côté universel et simple en fait un outil très intéressant, équitable et juste.

S'agissant de la lutte contre la pauvreté, ce n'est pas une allocation de 470 euros par mois qui va permettre à des millions de Français de vivre sans activité ni travail - si certains y arrivent et sont très heureux comme cela, grand bien leur fasse ! Encore faut-il qu'ils trouvent du travail.

Le revenu de base, ou revenu universel, peut permettre aux personnes en situation de précarité, à ceux qui travaillent à temps partiel - qu'ils l'aient choisi ou non -, à ceux qui gagnent le SMIC, de maintenir un niveau de vie plus digne.

Pour nous, chefs d'entreprise, cette sécurité, c'est aussi de la tranquillité, de la sérénité pour nos collaborateurs, elle-même source de bien-être, donc de performance.

Par ailleurs, sans ouvrir le débat sur les insiders et outsiders du marché du travail, un tel dispositif permettrait de réguler quelque peu les inégalités inhérentes à la transformation du monde du travail. On parle des auto-entrepreneurs, du travail à temps partiel... On peut vouloir faire entrer tout le monde dans le CDI à temps plein, mais on peut aussi trouver d'autres solutions, telles que le revenu universel, pour permettre à ceux qui subissent cette situation de précarité, dont il est de plus en plus difficile de sortir, de mieux la vivre.

M. Emmanuel Amon. - Je crois fondamentalement que la pyramide de Maslow, qui distingue les catégories de besoins humains, existe. On en revient toujours au même principe : il faut couvrir notre besoin de survie. Le revenu universel va nous permettre non seulement de couvrir ce premier besoin, mais aussi de donner le goût, l'envie, à tout un chacun de développer du travail.

C'est là que les choses se compliquent : comment donner le goût du travail ? Quel sens donner au travail ? Comme je vous le disais, l'emploi est un débat de chefs d'entreprise ou de statisticiens de l'INSEE. Je laisse aux politiques le soin de discuter des chiffres.

Le travail est l'un des fondements de notre vie. Il est absolument nécessaire de redonner le goût du travail à tout le monde. Une des problématiques est celle de l'éducation. Les enfants sont parfois abandonnés sur des chemins qui ne sont pas les leurs. Par ailleurs, certaines personnes perdent leur emploi et se retrouvent à l'abandon, faute d'un relais idoine. Quand vous arrivez chez Pôle emploi, on vous dit que vous avez dix-huit mois pour vous reconfigurer, sans vous donner les bons rails pour y parvenir !

Il faut absolument se montrer pédagogue, dès le plus jeune âge des individus. Nous devons expliquer le sens du travail. Tout au long de leur vie, nos collaborateurs doivent chercher à étendre cette notion de travail. L'entreprise peut alors devenir un lieu de pédagogie où il est possible de parler à la fois emploi et travail.

Cela signifie aussi que les collaborateurs aient envie de venir dans leur entreprise - il faut donc de bonnes conditions de travail - et que le chef d'entreprise se fixe comme objectif d'amener ses collaborateurs à cet épanouissement.

Il faut également prévoir une forme de régulation pour que certains chefs d'entreprise ne soient pas tentés de profiter de la mise en place du revenu de base pour baisser les salaires.

Enfin, pour faciliter la capacité de rebond que j'évoquais voilà quelques instants, les collaborateurs devraient disposer d'une sorte de passeport travail qui leur permettrait, dès la sortie des études et tout au long de leur vie professionnelle, de profiter de formations adaptées ou, par exemple, d'aides à la création d'entreprises.

Tout cet aspect sociologique peut donc être encadré par diverses mesures. Et nous n'avons même pas encore abordé le volet fiscal !

M. Sébastien Rouchon. - Vous l'avez compris, philosophiquement, nous sommes très attachés à ce revenu universel. Maintenant, il nous faut peut-être aborder les sujets qui fâchent...

Sans vouloir entrer dans une discussion très technique, car nous ne sommes pas de grands économistes et nous aurions du mal à estimer le financement d'une telle mesure...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Vous pouvez tout de même nous donner une estimation...

M. Sébastien Rouchon. - ... je ne sais même pas si la mise en place d'un revenu universel est réalisable. Je pense qu'un tel dispositif doit s'inscrire dans une grande refonte fiscale.

Pour lutter contre la pauvreté, nous sommes tous prêts à créer de l'emploi. Moi, j'ai du travail à fournir, mais je ne sais pas comment le rémunérer : certains de mes collaborateurs sont surchargés, mais comme je ne fais quasiment pas de bénéfice, je ne peux transformer ces gisements de travail en emplois. Ce sont pourtant de ces emplois dont ont besoin tous ceux qui sont au chômage ou en situation d'exclusion.

Il faut se pencher sur l'efficacité sociale et économique du revenu universel.

M. Emmanuel Amon. - S'il est quelque chose que les entrepreneurs adorent, c'est bien le millefeuille fiscal. S'il vous plaît, créez une taxe ou un impôt supplémentaire ! Nous adorons remplir des papiers, c'est tellement intéressant !

La priorité des priorités est de repenser notre système fiscal. Nous n'avons pas changé d'un iota sur cette question depuis des années. En 2011, on devait en être à 253 taxes diverses et variées ; cinq ans plus tard, nous approchons le seuil des 300. Il faut parvenir à réduire ce nombre. Il faut oublier pour de bon les dix mesures qui couvrent le salaire minimum et dont je suis incapable de retenir les dénominations. Si c'est universel, c'est sans condition !

Sans entrer dans des questions de politique migratoire qui ne nous regardent pas, il faut bien avoir en tête que fournir un revenu universel peut très bien générer un flux de migrants. Il faut aussi faire en sorte de verser ce revenu à ceux qui viennent travailler en France.

Refondre le paysage fiscal au niveau des aides signifie également prendre en compte certaines étapes de vie.

Sur les chiffres, nous allons vous répéter ce qui vous a sans doute déjà été indiqué : il faudrait que le montant de ce revenu de base tourne aux alentours de celui du RSA, c'est-à-dire entre 450 et 470 euros.

Ce qui est sûr, c'est qu'il faut, pour que le mécanisme fonctionne, prendre en compte la cellule familiale, c'est-à-dire les enfants. Le revenu de base doit être versé à ceux qui ne sont pas en âge de travailler comme à ceux qui ne sont plus en âge de le faire. Dans ce dernier cas, je vous laisse fixer la limite. Selon nous, c'est 75 ans, pour d'autres, 55 ans... La fourchette est large !

Il faut aussi prendre en compte la question du handicap. Il n'y a pas de raison pour qu'une personne qui ne peut accéder à l'emploi en raison d'un handicap bascule dans une paupérisation.

En mettant tous ces éléments bout à bout, l'idée est de parvenir à un montant à peu près équivalent aux dépenses de l'État en matière d'aides sociales - RSA, allocations familiales...

M. Sébastien Rouchon. - La refonte de l'impôt sur le revenu et la question du foyer fiscal constituent un vrai sujet...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Si j'ai bien compris, dans votre proposition, vous ne taxez plus le revenu, mais l'actif : entreprise ou individu, c'est l'actif net qui est pris en considération. Est-ce bien cela ?

Vous proposez un revenu de base de 470 euros - un peu moins pour les enfants. Nous avons besoin d'éléments très précis sur votre projet, lequel s'inscrit dans un système fiscal rénové, refondu, mais conçu pour rester à l'équilibre dans les termes du marché et du PIB actuels. Il n'y a donc rien d'irréaliste.

M. Emmanuel Amon. - Tout à fait ! L'objectif d'équilibre n'est absolument pas irréaliste.

Pour parler de fiscalité, il faut aborder la question du financement de ce revenu universel. Contrairement à certaines théories selon lesquelles il faut refondre la totalité du système fiscal en une fois, nous pensons qu'il est possible de procéder par étapes : d'abord, la mise en place du revenu universel, puis, dans un second temps, la création de la taxe sur l'actif net, la TAN. On peut également revoir la TVA et les différents mécanismes existants. Il est tout à fait possible d'envisager une période de transition.

Il faut se montrer très pragmatique et très humble par rapport à l'existant. On a des modèles économiques qui fonctionnent, un environnement qui se prête à cette approche. Si vous expliquez à un bénéficiaire du RSA que le revenu de base va lui permettre de couvrir son besoin primaire et d'amorcer un retour vers le travail, puis vers l'emploi, il va entendre ce discours de sortie par le haut.

La notion de prélèvement à la source est importante dans notre économie, car nous touchons des revenus qui proviennent de salaires, mais pas seulement. Nombre de personnes sont propriétaires fonciers, par exemple, et perçoivent des loyers. Le patrimoine doit donc aussi entrer en ligne de compte.

Il faut faire très attention. Si l'on commence à financer le revenu universel par l'impôt sur le revenu, dont le barème est progressif, on va se retrouver à taxer les hauts salaires et non les bas salaires... Cela risque de créer davantage de déséquilibres. Et si nous faisons reposer son financement sur les charges sociales des entreprises, cela risque de plomber nos comptes, alors que nous sommes juste à l'équilibre.

Notre modèle de revenu universel est fondé sur un taux de TAN ou de TVA - l'une des taxes les plus équitables qui soit - suffisamment élevé. Il est possible de s'appuyer sur l'impôt sur le revenu et sur une taxation des entreprises, mais de façon réduite et plus équitable.

M. Sébastien Rouchon. - Il ne faut pas attendre du revenu universel qu'il sorte tout le monde de la pauvreté. Il s'agit d'un élément parmi d'autres, comme l'activité et le travail.

Aidez-nous à créer des emplois. Nous avons envie de créer des emplois, nous avons du travail à offrir ! Si l'on veut redonner aux entrepreneurs les moyens de créer de l'emploi, si l'on veut rendre à nos concitoyens l'envie d'aller chercher un travail, il faut faire en sorte que cette recherche ne soit pas pénalisante.

Si le fait d'accepter un emploi, ne serait-ce qu'un CDD d'un ou de deux mois, provoque l'arrêt des aides sociales et qu'il faut entrer dans un enfer administratif pour en bénéficier de nouveau, cela ne marchera jamais.

Il faut permettre aux entreprises de créer les emplois dont ces gens ont besoin et dont nous avons besoin. Aujourd'hui, il y a beaucoup de travail qu'on ne peut payer 15 euros de l'heure. Quand on compare le SMIC, les charges et le temps administratif associés à un emploi, d'une part, au coût de la robotisation, d'autre part, le travail n'est pas compétitif. Quand l'entreprise est juste à l'équilibre, elle ne peut se permettre le luxe de recruter trois personnes au lieu d'investir dans la machine.

Le projet Oïkos envisageait de porter le taux de la TVA à 25 %. Si l'on veut créer des emplois, si l'on érige la lutte contre le chômage en priorité des priorités, pourquoi la chose la plus taxée dans notre pays est-elle le travail ?

De même, si l'on dit qu'il faut limiter la consommation pour sauver notre planète, pourquoi la consommation est-elle relativement peu taxée dans notre pays ?

M. Jean Desessard . - Tout à fait !

M. Emmanuel Amon. - Le CJD est tout à fait à même de créer un terrain expérimental. Nous l'avons déjà fait pour les comités d'entreprise, l'intéressement et même le travail à la carte, devenu les 35 heures. Nous sommes capables de mener des campagnes d'envergure.

Nous pouvons monter, pendant six mois ou plus, des simulations dans lesquelles les entrepreneurs calculeraient les impôts et reverseraient aux salariés l'équivalent monétaire de ce qu'ils percevraient, revenu universel inclus. Nous saurions le faire, dans toute la France et dans tout type d'industrie ou d'entreprise, à la condition d'être accompagnés. C'est notre grande force.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Hier, tous les syndicats étaient réunis autour de cette table pour une leçon limpide de syndicalisme à la française.

Nous vous avons écoutés avec beaucoup d'intérêt. Vous êtes allé sereinement à l'essentiel : la société française est profondément inquiète, ce que nous sentons tous. Nous sentons même qu'elle serait collectivement capable, ici ou là, à telle ou telle occasion, de faire des bêtises. Vous avez bien expliqué qu'elle est inquiète parce que le monde, tel qu'il est, lui semble difficile à vivre et à conquérir.

En tant que chefs d'entreprise, vous avez dit très justement que la sécurisation des parcours est au coeur d'une demande plus ou moins exprimée des Français, salariés ou chefs d'entreprises.

Les réponses venues d'en haut - je pense, par exemple, au compte personnel d'activité - n'ont pas encore rencontré une véritable adhésion. Le labyrinthe des aides sociales, dont nous sommes les champions du monde, n'est plus capable de rassurer nos concitoyens. Nous sommes entièrement d'accord avec votre approche.

Le revenu universel peut être l'une des réponses à cette inquiétude profonde. En France, un peu plus qu'ailleurs, contrairement à ce que disent les différents analystes, l'obsession de supprimer des emplois, de rationaliser et de robotiser pour gagner en productivité est au coeur même de la sphère publique.

Jusqu'à présent, nous avons comblé cette faille dans notre dispositif par l'endettement. Nous vivons socialement notre cohésion par l'endettement. Nous empruntons 200 milliards d'euros par an. Le miracle, contrairement à ce que tout le monde dit, accompagne bien le Président de la République et le Premier ministre : nous empruntons à 0 % ! Mais si, demain, ces taux montent à 2 %, 3 % ou 4 %, nous serons plus proches du modèle espagnol que du modèle scandinave.

Selon vous, le consommateur pourrait faire plus d'efforts que le salarié ou l'entreprise. Nous partageons également cette approche.

Nous écoutions les syndicats avec beaucoup de respect. Le fait de renvoyer la charge de la protection sociale vers l'entreprise et l'endettement est une facilité que les Trente Glorieuses nous ont appris à maîtriser. Quand nous avions quelques difficultés, la dévaluation venait à notre secours. Aujourd'hui, ce n'est plus possible, à moins de recourir à la dévaluation intérieure, c'est-à-dire à la baisse du niveau de vie d'une nation. Mais ce que nous avons infligé aux Grecs et aux Portugais, les Français ne sauraient le supporter.

Je pense que la manière dont vous abordez le projet est tout à fait remarquable. Vous avez évité de brandir le chiffon rouge du financement. Même à 560 euros, c'est 7 % du PIB ! Mais il existe des marges de manoeuvre.

Je lisais avec étonnement, même si je m'en doutais, que l'aide publique aux entreprises était de 130 milliards d'euros par an et les charges pesant sur ces mêmes entreprises de 150 milliards d'euros. Il y a d'immenses gisements à explorer et à redéployer pour, progressivement, par l'expérimentation, apprivoiser la notion de revenu universel.

M. Jean Desessard . - Je vais m'inscrire dans les pas de Monsieur le rapporteur.

J'ai eu beaucoup de plaisir à vous entendre. Il est intéressant de voir que la plus ancienne association des entreprises de France a un langage différent de celui qui est prêché par le MEDEF !

De la même manière, vous posez le problème du revenu de base d'une manière différente, même s'il reste à en chiffrer les modalités.

Il paraît que je n'aime pas les patrons ! Monsieur le président, vous pourrez dorénavant dire, même en séance publique si nécessaire, que j'aime bien ce type de patron ! Il existe des patrons dont j'apprécie la philosophie, les projets et leur façon de voir les choses. Les écologistes ne sont pas opposés aux entreprises. Nous partageons les objectifs d'un certain type de patronat.

Je partage aussi votre souhait d'augmenter la TVA pour baisser les cotisations et être compétitifs au niveau mondial. Il n'est pas possible de se mettre des chaînes que ne portent pas les autres pays. En matière de cotisations, il faut opérer un transfert des salaires vers la consommation. C'est une démarche que notre président partage, de même que le rapporteur, représentant du groupe socialiste, même si ce n'est peut-être pas encore le cas de l'ensemble de son groupe...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Les consommateurs doivent prendre lucidement leur part.

M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Merci de cet exposé. Le CJD est connu et reconnu comme agitateur d'idées. Il nous aide à défricher certains terrains.

Dans la dernière partie de votre propos, vous disiez être volontaires pour expérimenter à la fois le prélèvement à la source et la distribution du revenu de base. N'y a-t-il pas un risque que la rémunération du travail se fasse de façon résiduelle, c'est-à-dire à la tête du client ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Il s'agit d'une très bonne question, en effet. C'était l'un des arguments des syndicats, qui décrivaient ce dispositif comme une trappe à bas salaires, comme un « cadeau aux patrons ».

S'agissant de l'expérimentation - j'en discutais hier avec Monsieur de Basquiat -, vos idées nous intéressent. Quel type d'expérimentation est-il possible d'envisager ? Quel objectif, quel modèle, quelle évaluation ? L'idée est de parvenir à une généralisation du revenu, même par étapes. Faites-nous part de vos idées, et nous en ferons bon usage.

M. Emmanuel Amon. - Sur la question de l'expérimentation, ce qui est compliqué, c'est de monter le mécanisme. Toutefois, si nous sommes accompagnés, sur une période définie et en posant le cadre nécessaire, nous pouvons le faire, nous savons le faire.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - L'expérimentation pourrait recouper ce que Louis Gallois disait, d'une autre manière, à propos des territoires « zéro chômage de longue durée » : il y a du travail pour tout le monde. Vous avez nuancé les choses en ajoutant que vous ne pouviez transformer ce travail en emplois au SMIC.

Dès lors, pour éviter que le revenu de base ne devienne l'alibi de la rémunération résiduelle, vous pourriez vous associer à la vision des territoires « zéro chômage de longue durée », qui deviendraient aussi des territoires « revenu de base ». Le travail existe, le revenu de base n'est pas fait pour l'oisiveté. Je salue votre engagement à faire vivre, dans les contraintes de vos entreprises, le revenu de base.

M. Sébastien Rouchon. - On a déjà su parfaitement créer des mécanismes de trappes à bas salaires. Je pense à la réduction Fillon et au CICE, par exemple. Je ne sais pas si l'on peut faire bien pire... Tout ce qui est conditionné crée les conditions de distorsion du marché.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Il s'agit toujours d'un salaire basé sur le SMIC et non d'un bas salaire.

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Nous avons la tentation de circonscrire le revenu de base aux jeunes de 18 à 25 ans qui ne bénéficient d'aucune prestation sociale.

Notre objectif est de faire en sorte que le revenu de base, à l'instar des territoires « zéro chômage », permette à ces jeunes de trouver du travail, y compris dans le secteur marchand. Nous voulons que le travail soit transformé en emploi, comme on nous l'a expliqué hier. Pourriez-vous vous associer à cette vision ?

M. Sébastien Rouchon. - Personne ne peut ignorer que les bas salaires existent aujourd'hui : ils sont simplement illégaux, ce qui permet de jeter un voile sur eux. Si l'on voulait les rendre légaux, ils n'existeraient plus.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il s'agit du travail clandestin, mais aussi des travailleurs détachés.

M. Sébastien Rouchon. - On dispose aujourd'hui de moyens pour faire diminuer non pas les salaires, mais le coût du travail, ce qui libérerait de l'emploi. Il y a de la marge de manoeuvre avant de baisser le salaire net.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe . - Si l'on veut convaincre les syndicats de la justesse de cette vision, il faut pouvoir répondre à l'argument de la diminution des salaires. Le revenu de base ne doit pas être un alibi permettant de ne pas rémunérer le travail et l'effort des hommes au juste prix.

M. Emmanuel Amon. - Les syndicats ont surtout peur des réactions des dirigeants d'entreprises. Pour y répondre, on pourrait mettre en place une sorte de permis à points, similaire au permis de conduire, pour les chefs d'entreprise. Un crédit d'impôt représente une autre solution possible, à l'instar du CICE. Celui-ci s'est certes révélé formidable pour les grandes entreprises, mais pour nous, PME, c'est la pire des choses ; du moins en profitons-nous de façon très modérée. On peut néanmoins envisager un système de crédit d'impôt dont l'entreprise bénéficierait sous réserve qu'elle n'ait pas procédé à des baisses de salaire.

M. Sébastien Rouchon. - Un système similaire existe déjà dans mon domaine, l'audiovisuel. La Commission nationale de la certification sociale vérifie tous les deux ans que nous respectons nos obligations légales et conventionnelles, en contrepartie desquelles nous pouvons employer des intermittents du spectacle. On sait aujourd'hui contrôler la réalité du travail dans les entreprises et leur capacité à bénéficier de certains dispositifs.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Nous devons malheureusement clore ce débat fort intéressant. Je vous remercie de vos interventions.

B. AUDITION CONJOINTE D'ASSOCIATIONS DE LUTTE CONTRE L'EXCLUSION

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Merci de votre présence devant la mission. Nous attendons avec impatience vos propositions et vos considérations sur le sujet qui nous réunit, le revenu de base. Celui-ci, tel que l'ont imaginé avant nous ses partisans, qu'ils soient de gauche ou de sensibilité plus libérale, serait un outil pour vaincre la pauvreté. Son universalité permettrait d'éviter la question des contreparties qui est souvent, en France comme ailleurs en Europe, au coeur du débat autour des allocations sociales.

Nous souhaitons bénéficier de votre expérience du terrain social et, notamment, de votre contact avec l'exclusion, afin de savoir si le revenu de base peut constituer une réponse aux problèmes que vous rencontrez et aux questions que vous vous posez.

Nous envisageons une expérimentation d'un tel mécanisme. Nous nous sommes rendus en Finlande, où une telle expérimentation est prévue l'an prochain, notamment auprès des chômeurs. Dans ce cadre, nous aimerions recueillir votre sentiment quant à cette éventuelle expérimentation.

M. Guillaume Almeras, responsable du département emploi, économie sociale et solidaire au Secours catholique français. - J'aborderai la question de la pauvreté et de l'éventuelle utilité du revenu de base pour la combattre ; mon collègue Dominique Redor complètera mon intervention d'un point de vue économique.

Le revenu universel nous est présenté comme un outil non seulement de lutte contre la pauvreté, mais aussi d'évolution de la manière de travailler. Un principe majeur du Secours catholique est qu'il est bon que chacun puisse contribuer à la société par son travail et bénéficier de ressources d'existence. Il nous semble à cet égard que le revenu de base comporte plus de risques que de bénéfices pour les plus fragiles. Nous y sommes donc plutôt opposés. Selon nous, un tel système, qui n'est ni économiquement solvable, ni juste, ni écologiquement souhaitable, ne favoriserait pas l'inclusion sociale.

Quel est notre regard sur la pauvreté ? Près de 80 % des personnes que nous rencontrons sont au chômage, très peu sont en formation et la plupart ont de grandes difficultés pour accéder au monde du travail. Ces personnes ont un revenu typique de 530 euros, alors que le seuil de pauvreté est fixé à 1 000 euros. Les indicateurs de pauvreté que nous utilisons ne sont pas seulement monétaires : les questions relationnelles sont elles aussi très importantes. Si l'aide matérielle peut représenter une porte d'entrée, les personnes qui viennent nous voir demandent d'abord et essentiellement du lien social et de l'écoute, préalables nécessaires à l'estime de soi. Le capital social importe.

Selon nous, le revenu de base ne serait pas un rempart contre la pauvreté. Au contraire, on risque ainsi de s'affranchir moralement du devoir de solidarité. Il s'agirait de verser aux plus fragiles un « solde de tout compte », sans se soucier de prendre des mesures favorisant le retour à l'emploi : accompagnement, formation, prise en charge sociale et expérimentations.

Le capital social des personnes est un levier premier, avant leur capital économique. Il faut bien plutôt travailler sur cet enjeu. Les personnes que nous rencontrons nous disent bien que ce ne sont pas les 500 euros du RSA qui les feront sortir de la pauvreté et leur amèneront un mieux-vivre. C'est plutôt à partir de 700 ou 800 euros que les gens peuvent avoir un logement stable ; au-dessous, on ne dispose pas de conditions d'existence dignes permettant de construire une vie.

Par ailleurs, le revenu de base faciliterait-il le retour à l'emploi ? Ses bénéficiaires, dit-on, pourraient exercer des « petits jobs » complémentaires. Or les personnes que nous accompagnons connaissent dans leur recherche d'emploi des freins multiples et corrélés. La position familiale, le logement et la mobilité comptent davantage. Le revenu de base ne modifiera pas leur rapport de travail ou leur estime de soi. Des femmes n'ayant jamais travaillé et se trouvant séparées de leur conjoint ne seraient pas plus en mesure qu'aujourd'hui d'aller négocier leurs conditions salariales auprès d'un employeur ou même de mener un entretien d'embauche qui fasse valoir leurs compétences. Le revenu de base ne renforcera pas ces capacités, comme le montre bien la dernière étude du Centre d'études de l'emploi sur les pratiques et impacts des activités réduites : les titulaires de « petits jobs » en restent prisonniers. La formation et l'accompagnement tout au long de la vie sont des questions bien plus fondamentales : si l'économie de demain est une économie de la connaissance, on ne pourra s'affranchir d'un travail très important avec les personnes en précarité pour élever considérablement leur niveau d'éducation.

On ne peut pas, par ailleurs, concevoir le revenu de base sans penser à ceux qui n'ont pas accès au droit au travail, en particulier les demandeurs d'asile, présents légalement sur le territoire, mais sans accès au travail, ce qui crée des trappes de travail informel, notamment pour ce qui est des travaux les moins agréables.

En outre, il nous semble que le revenu de base renforcerait les inégalités. Le modèle du Liber de MM. Koenig et de Basquiat n'est pas nécessairement le plus favorable aux plus précaires... L'avantage fiscal octroyé dans ce modèle aux entreprises pourrait s'élever à 250 milliards d'euros.

Par ailleurs, faire reposer un tel système de revenu pour les personnes sur la taxation des entreprises nous semble très délicat. Certes, on a tendance à penser qu'il faut aller taxer les grandes entreprises multinationales qui génèrent des sommes énormes. Néanmoins, c'est très problématique à nos yeux, car le modèle économique actuel est fou : ce capitalisme détruit la planète et nuit au corps social par le renforcement des inégalités. Faire reposer un revenu d'existence sur un système si malade nous semble paradoxal, surprenant et dangereux, comme si l'on s'asseyait sur une branche qu'on aurait envie de scier. Cela dit, la question d'une fiscalité plus juste est très importante pour nous.

Nous sommes donc défavorables au revenu de base. La priorité, selon nous, est de permettre aux personnes de travailler. Les personnes sans emploi que nous rencontrons nous disent à quel point c'est insupportable : ils sont mis au rebut de la société et souhaitent simplement avoir une existence et une utilité sociale. Cela passe par le travail et sa reconnaissance. Ces gens ne sont pas en capacité d'inventer leur travail et d'aller le promouvoir : ils sont fragiles et il faut les accompagner. S'imaginer qu'un revenu de base leur permettra de trouver le « petit job » qui leur apportera la sécurité nous semble illusoire. Il faut plutôt entrer dans une logique d'investissement social qui permette d'outiller les plus fragiles, y compris ceux qui arrivent ici par le jeu des migrations.

Quant à l'expérimentation envisagée, il nous semble fondamental qu'elle se déroule dans des zones définies. ATD-Quart monde et nous-mêmes sommes favorables aux « territoires zéro chômeur de longue durée », mais il ne faut pas mettre le revenu avant le travail : ce serait mettre la charrue avant les boeufs.

M. Jean Desessard . - Vous étiez contre le RMI, alors ? L'argument était le même il y a vingt ans.

M. Guillaume Almeras. - Nous avons toujours souhaité que le travail soit une priorité par rapport au RMI. Nous sommes aujourd'hui en faveur d'un revenu minimum social qui s'adresse aux gens qui n'ont aucun revenu.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - L'expression que vous avez utilisée au sujet du revenu et du travail, monsieur Almeras, ne me paraît pas tout à fait juste : le RMI en fournit une contradiction immédiate. Il existe bien une aide au départ, avant le travail. Vous avez cité à juste titre les « territoires zéro chômeur de longue durée » ; nous avons auditionné hier M. Louis Gallois, qui dirige cette expérimentation. Il s'agit de transférer ces allocations sociales aux entreprises. Il reste à en définir les modalités, mais tel en est le principe. Que ce revenu soit orienté vers le travail, j'y souscris complètement.

M. Guillaume Almeras. - Il existe une dépense publique qui permet de favoriser le travail.

Mme Henriette Steinberg, secrétaire générale du conseil d'administration du Secours populaire français. - Merci de nous avoir invités à cette table ronde. Les questions que vous posez recoupent, pour nombre d'entre elles, nos préoccupations de plusieurs décennies. Dès la fin des années 1980, le Secours populaire a identifié, sur l'ensemble de notre territoire, la montée de nouvelles pauvretés ; nous avons appelé l'attention des pouvoirs publics sur ce que notre président, M. Julien Lauprêtre, qualifiait déjà de « raz-de-marée de la misère ».

Au moment de la création du RMI, nous avions souligné que, si celui-ci pouvait constituer un bol d'oxygène, il ne résolvait pas, sur le fond, les difficultés auxquelles les personnes se trouvaient de plus en plus souvent confrontées.

Dans notre enquête statistique d'octobre 1987, nous écrivions en conclusion : « C'est une population vivant dans la pauvreté laborieuse, nullement marginale, dont les ressources proviennent davantage des transferts sociaux que du travail. Cela étant, le revenu minimum d'insertion reste inaccessible à la majeure partie des enquêtés du Secours populaire. »

Nous relevions déjà que les personnes frappées par le chômage et, plus gravement encore, soumises à la précarité de leur situation, se trouvaient confinées dans une survie à bas bruit. Nous écrivions : « Ce qui les distingue, c'est la faiblesse de leurs ressources, quand bien même seraient-elles, via les divers types d'allocations, régulières. Cette insuffisance, doublée de l'absence de travail, se traduit à la veille de l'an 2000 par le fait que, dans un pays développé comme la France, près de 90 % des personnes enquêtées en sont à se restreindre sur l'alimentation. Par ailleurs, et c'est le plus inquiétant, elles sont comme tout le monde. »

Devant vous, mesdames, messieurs, lors de l'audition de votre mission commune d'information Pauvreté et exclusion, au Sénat, le 12 février 2008, je répondais à la question de M. Humbert sur la mise en place éventuelle d'un revenu minimum d'existence : « Cette approche n'est pas retenue par le Secours populaire. Nous insistons sur l'importance du travail et du revenu qui en est issu pour la dignité de la personne. »

Nous sommes en 2016. La situation ne s'est pas améliorée. Des millions de nos concitoyens sont concernés ; que nous parlions de 4 millions de personnes ou de près de 8 millions ne devrait pas nous faire oublier que nous parlons de personnes humaines, chacune avec ses difficultés et ses souffrances, d'autant plus intenses qu'elles touchent de plein fouet plus de 2 millions d'enfants de notre pays.

Le Secours populaire faisait savoir, il y a vingt-cinq ans, que les dispositifs retenus lui semblaient enfermer les personnes dans un statut d'assistés dont elles peinaient à sortir. Nous avons étudié, année après année, les statistiques. Il nous était dit que le passage par le RMI était temporaire, de façon majoritaire, et que les personnes retrouvaient ensuite un autre type de statut. Nous rencontrions rarement ces évolutions positives, mais nous nous disions que, peut-être, les personnes ne revenaient plus parce que leur situation s'était améliorée.

Après le RMI, dont le « I » portait sur l'insertion, dans des conditions relativement égales sur l'ensemble du territoire, les pouvoirs publics ont mis en place le RSA, revenu social d'assistance socle, auquel pouvait être agrégée l'activité. Notre président, reçu par le ministre d'alors, M. Martin Hirsch, lui faisait part de notre interrogation sur le sens même du projet, si tout n'était pas fait pour aider les personnes à sortir de l'engrenage.

Nous étions en effet très dubitatifs face à l'idée selon laquelle le retour au travail devait se traduire, pour les personnes, par un montant plus élevé de revenu social, dont l'employeur aurait connaissance. Nous avions le sentiment que cela tirerait les salaires vers le bas. Les employeurs pouvaient être amenés à penser que, entre les décharges de cotisations sociales sur les salaires les plus bas et le fait qu'une partie du revenu relevait de la solidarité nationale, ils n'avaient aucune raison de rémunérer mieux les personnes.

Pour autant, le Secours populaire, ayant choisi de peser sur les conséquences des drames, laissant à l'ensemble du champ social toute capacité à s'interroger sur les causes, ne demandait qu'à être détrompé.

Malheureusement, notre connaissance fine du terrain - plus de 2 000 adresses physiques dans tous les départements, dans des centaines de communes et dans les régions - nous a permis de noter que la situation s'aggravait d'année en année, au point que nous en sommes à soutenir près de 3 millions de personnes - 2,8 millions en 2015 - dans notre pays, sous des formes diverses.

Nous savons aussi que, malgré le soutien alimentaire apporté par nos soins comme par les associations amies que sont les Restos du coeur, la Banque alimentaire et la Croix rouge, nous ne permettons pas aux personnes et familles soutenues, dont de nombreuses centaines de milliers d'enfants vivant sur notre sol, d'avoir au moins un repas par jour toute l'année. L'aide alimentaire mise en oeuvre en France par quatre associations fournit moins d'un repas tous les trois jours aux personnes qu'elle soutient : 107 équivalents repas par an par personne.

Aujourd'hui revient l'antienne, cette fois qualifiée de revenu de base. Son montant est variable selon les orientations des interlocuteurs -entre 200 et 900 euros par mois. Cela se substituerait partiellement ou complètement au dispositif social qui existe encore dans notre pays. Ainsi aurions-nous mis un terme à la très grande pauvreté.

Le Secours populaire est très réservé sur le concept même du revenu de base et a fortiori sur les conditions de sa mise en oeuvre. Selon nous, le respect des personnes et de leur dignité doit constituer un prérequis. De ce fait, l'idée selon laquelle tout s'achète et se monnaye ne correspond pas à l'esprit même du Secours populaire, qui met en oeuvre tout le possible pour que les personnes soient reconnues dans leur richesse et leurs qualités propres. Le Secours populaire les invite à renouer avec d'autres pour sortir de leur enfermement moral et matériel par l'activité commune conduite collectivement, ce que nous résumons par la formule « pauvres, mais pas que » et par la promotion de « Copain du monde », notre mouvement pour enfants.

Le Secours populaire est une association pragmatique de collecte et de mise en mouvement, qui rassemble 80 000 collecteurs et un million de donateurs. Nous savons donc que les personnes veulent d'abord trouver un travail rémunéré convenablement qui leur permette de subvenir de façon indépendante à leurs besoins et à ceux de leur famille, c'est-à-dire sans recours à l'assistance sociale ni à un revenu social financé par la collectivité. Cela pourrait aller sans dire, mais la situation dans notre pays nous conduit à penser qu'il faut de nouveau le préciser et y insister.

La situation des personnes est différente selon que leur rémunération est le produit de leur travail ou de prestations sociales. Elle est différente en termes de respect de soi et de capacité à en donner exemple à ses enfants et à son entourage. Elle est différente aussi en termes de sécurité psychologique. La situation n'est pas la même selon que l'on gagne sa vie ou que l'on reçoit des prestations qui peuvent être retirées si les textes changent. Certes, cette sécurité est aujourd'hui ébranlée, mais elle constitue encore une référence, et tout ce qui la battrait un peu plus en brèche nous paraîtrait aller vers le pire.

Aussi une partie importante de notre action a-t-elle pour objet de créer ou de recréer les conditions pour que les personnes puissent travailler et gagner leur vie.

Le Secours populaire est par ailleurs très attentif à créer à travers son action les conditions d'une relation d'égal à égal à l'autre, dans laquelle deux ou plusieurs personnes échangent et cheminent pour trouver des réponses aux difficultés rencontrées. Cette action généraliste part du besoin de l'individu considéré dans sa globalité et non au regard de telle ou telle problématique. Dans cette perspective, le besoin financier n'est pas toujours le premier problème et il n'est jamais l'unique difficulté.

Le Secours populaire attache une importance particulière à la réciprocité, qui est au fondement des relations par lesquelles les hommes font société. C'est d'ailleurs ce qui nous a toujours conduits à témoigner de notre solidarité concrète aux hommes, aux femmes et aux enfants migrants réfugiés, que ce soit près de leurs frontières ou dans notre pays.

Le Secours populaire traduit ce principe de réciprocité quotidiennement, en donnant la possibilité à tous ceux qui le souhaitent et le peuvent de participer, sous quelque forme que ce soit - contribution financière, bénévolat, témoignage -, à la réalisation et au développement des missions de l'association.

Le versement automatique qu'implique le revenu de base est aux antipodes de cette orientation.

Sur le fond, cette idée de revenu de base acquis de façon universelle pour répondre à des besoins vitaux nous semble un leurre. Elle est d'ailleurs contraire au principe de l'article 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui a servi de socle à celle de 1958 : la Nation « garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence. »

Nous savons que la situation s'aggrave pour les personnes les plus fragiles. L'accès de tous à égalité de droits et de devoirs aux services publics, qui se délitent, est présenté comme une vieille lune. Notre dernier sondage montre bien à quel point la population en est consciente et s'en inquiète dès aujourd'hui et pour l'avenir, notamment au travers de l'idée qu'elle se fait de l'avenir de ses enfants. Ainsi, quelque 83 % des personnes interrogées craignent que leurs enfants connaissent un jour une situation de pauvreté.

Dès lors, faudrait-il déterminer si 200 euros, 400 euros ou 500 euros par mois suffisent ? Cela pourrait s'apparenter à l'achat du silence et de la passivité au moindre prix. Nous n'y souscrivons pas. Les personnes de notre pays valent mieux que cela. Il nous semble aussi que ces questions ressortent souvent quelques mois avant des échéances nationales pour disparaître ensuite.

Nous pensons qu'il serait au moins aussi important de se mobiliser très largement pour faire reculer toutes les formes de stigmatisation, que ce soit dans les attributions de logements, dans les seuils fatidiques qui incitent à surtout ne pas bouger pour ne pas perdre le peu que l'on a, dans le développement de l'éducation et le déploiement de la culture dans les quartiers les plus déshérités de notre pays, dans la réimplantation de services publics accessibles à tous et, plus largement, dans tout ce qui permet de vivre ensemble sans avoir besoin de quémander.

Mme Michèle Pasteur, directrice générale de l'Agence nouvelle des solidarités actives (ANSA). - L'ANSA n'est pas positionnée de la même façon que les autres acteurs, dans la mesure où elle n'intervient qu'en second niveau par rapport aux personnes concernées. Nous accompagnons les associations, l'État ou les collectivités dans la mise en oeuvre de politiques sociales innovantes.

Nous ne nous prononcerons donc pas pour ou contre le revenu de base, mais l'ANSA a été conçue par MM. Martin Hirsch et Benoît Genuini comme une alliance entre public et privé pour répondre aux questions relatives à sa mise en place. L'expérimentation du RSA n'a pas été menée à son terme avant que le dispositif soit transformé, mais nous tirons beaucoup d'enseignements de l'accompagnement des départements qui ont mis en oeuvre le RSA.

Le premier point à souligner, c'est qu'il a toujours été difficile de savoir précisément de quoi l'on parle : s'agit-il de revenu de base, de revenu d'existence, d'allocation unique ? Ce foisonnement de clés d'entrée montre que le sujet est complexe, de même que les positions adoptées par les acteurs. Il importe donc de définir les périmètres pertinents avant de décider de lancer des expérimentations.

Vous faites référence au rapport Sirugue. Il évoque une allocation intégrée à la base, peut-être un revenu d'existence, mais cela ne semble pas très clair. M. Marc de Basquiat avance quant à lui une définition différente.

Il importe donc de savoir de quoi nous parlons. Nous avons préparé une sorte de typologie des différents revenus envisagés, présentée dans un tableau synthétique que nous vous transmettrons.

L'ANSA a pour vocation de lutter contre la pauvreté et pour l'inclusion. Pour esquisser la toile de fond de notre intervention, je citerai ce texte issu de la mise en oeuvre de la stratégie de Lisbonne de la Commission européenne :

« L'inclusion sociale est un processus qui garantit que les personnes en danger de pauvreté et d'exclusion obtiennent les possibilités et les ressources nécessaires pour participer pleinement à la vie économique, sociale et culturelle et qu'elles jouissent d'un niveau de vie et de bien-être considéré comme normal pour la société dans laquelle elles vivent. L'inclusion sociale leur garantit une meilleure participation aux processus de prise de décision qui affectent leur vie et un meilleur accès à leurs droits fondamentaux. »

Ce texte, validé au niveau européen, correspond à ce que prône l'ANSA. La problématique de l'inclusion recouvre un ensemble de dimensions sociales, culturelles et économiques et ne se limite pas à la seule question du revenu. L'instauration d'un revenu d'existence ne résoudra donc pas tous les problèmes liés à l'exclusion - nous nous accorderons sur ce point -, mais elle contribuera peut-être à libérer du temps et des énergies pour aller vers une inclusion sociale, culturelle et, de fait, économique.

Des expérimentations sont bien entendu nécessaires. Vous avez évoqué l'expérience finlandaise, mais d'autres, moins connues car menées hors d'Europe, en Iran ou au Brésil, par exemple, peuvent également présenter de l'intérêt. Des débats ont lieu ailleurs dans le monde sur ce sujet ; il est nécessaire de les prendre en compte.

Il importe d'affirmer dès le départ l'intention de transformation sociétale de ceux qui vont porter cette expérimentation, laquelle ne saurait servir d'alibi. Pour être sérieuse et crédible, et pour produire des résultats probants, elle suppose la mise en oeuvre d'un dispositif coûteux en argent, en personnes, en structures.

Ensuite, comme MM. Denis Clerc, Marc de Basquiat et d'autres l'ont affirmé, il s'agit d'une question sociale et sociétale, même si elle doit avoir des dimensions juridiques et financières. Le travail sur ce revenu ne saurait se résumer à une discussion entre experts pour préparer une expérimentation. Il faut donc envisager une forme d'animation pertinente, comme un jury citoyen, pour construire les termes de référence de l'expérience en associant les personnes concernées, les citoyens, les collectivités territoriales, l'État, mais aussi les entreprises.

J'entends le Secours catholique et le Secours populaire souligner l'importance du travail en tant que présence à la société. S'agit-il toutefois du travail salarié ou de la contribution à la société sous toutes ses formes ? La société se numérise et peut laisser de côté certaines personnes et certains métiers. Se pose donc la question de la place même du travail.

Il faut lancer une expérimentation en s'assurant de la volonté de transformation à l'oeuvre et en lui accordant un temps suffisant. Cela ne se fera pas en deux ans : s'il faut s'en donner dix, eh bien soit !

Il est important que cette démarche soit soutenue par une politique publique engageant l'État et les collectivités territoriales. Ces dernières sont proches des publics concernés et doivent être associées ; cela vaut pour les départements, dont c'est le coeur de métier, mais également pour les autres niveaux. Il en va de même de la société civile, avec les associations et les partenaires sociaux, comme du monde académique et, enfin et surtout, des personnes intéressées. Cette dernière exigence est inscrite dans tous les projets, mais n'est pas toujours respectée. Les associations ici représentées sont là pour faciliter la relation avec les personnes concernées.

Mettre en place une telle expérimentation, rassemblant des acteurs si nombreux, aux points de vue souvent différents, nécessite que la structure chargée de la mener soit choisie avec soin. L'entité qui animera le processus devra être experte, mais neutre, et apte à maintenir le cap sur l'objectif final sans pour autant empêcher quiconque de s'exprimer. Elle devra enfin favoriser la créativité afin de parvenir à un résultat. Je ne cherche pas à faire la promotion de l'ANSA, mais il est vrai que cela correspond à notre profil ! S'agissant d'un sujet aussi complexe et impliquant aussi profondément tous les acteurs, il importe de détenir un véritable savoir-faire en matière d'animation.

Du fait de notre expérience de l'accompagnement des dynamiques d'inclusion, nous savons qu'apporter un revenu ou une allocation ne doit pas amener à se défausser de l'obligation d'accompagner les personnes concernées afin qu'elles puissent trouver leur place dans la société et exercer pleinement leur citoyenneté.

M. Pascal Lallement, délégué national d'ATD Quart Monde. - J'ai reçu ce matin un courrier que je ne comptais pas évoquer ici, mais les débats m'y ont fait penser. Une personne en situation de pauvreté, invitée à participer à une université populaire Quart Monde organisée à Toulouse sur le thème du revenu de base, nous a écrit qu'elle refusait de s'y rendre, car elle n'avait pas envie de parler de ce sujet. Elle cherche du travail, indique-t-elle, et elle participera à ce genre de débat quand elle en aura trouvé un, mais pas avant. C'est là un point très important.

ATD Quart Monde est très réservée sur le revenu de base, même si nous n'avons pas encore arrêté une position officielle. Nous y réfléchissons, avec d'autres, comme M. Marc de Basquiat et son équipe. Cela pourrait être, en effet, une réponse aux dysfonctionnements des minima sociaux.

Comme le Secours populaire, nous mettons l'accent sur le Préambule de la Constitution de 1946, aux termes duquel tout être humain en incapacité de travailler est en droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables pour vivre. C'est là tout le sens de notre action. Nous ne voyons pas ce que le revenu de base peut apporter aux très pauvres. Mettons d'abord en oeuvre la Constitution, et soutenons les personnes qui sont dans l'incapacité de travailler ; le RMI allait dans ce sens. Il reste la nécessité d'exister dans la société, d'être utile aux autres et d'avoir sa place. Les deux démarches vont de pair.

Dans cette perspective, il faut rendre les minima sociaux moins complexes, comme le préconise le rapport Sirugue. Demander le RSA est très compliqué, il est presque impossible de mener à bien cette démarche, qui est aussi très intrusive. Qui a envie de déballer ainsi son intimité et sa vie ? Cela aboutit à des non-recours : beaucoup ne demandent pas le RSA parce qu'ils ont honte.

Malgré cela, nous sommes sceptiques quant au revenu de base, parce que nous ne sommes pas certains qu'il représente un progrès pour les très pauvres. La question de l'utilité et du refus de l'inactivité forcée est importante et doit faire partie de la réflexion. Trop de gens sont laissés pour compte, n'ont pas leur place dans la société et doivent être reconnus.

C'était tout l'objet du RMI. Dans les années quatre-vingt, Michel Rocard s'était appuyé sur une expérimentation que nous menions en Ille-et-Vilaine pour lancer le RMI, nous prenant un peu de court. Il faut également organiser la société pour que les gens puissent travailler et que chacun puisse être reconnu.

Voilà ce que les gens concernés nous expriment. On peut réfléchir au rapport au travail, car la société a évolué, mais les familles très pauvres nous rappellent constamment que cette dimension est pour elles absolument essentielle.

De ce point de vue, le revenu automatique présente un danger, car la question du travail et de l'utilité sociale est laissée de côté. Sa mise en oeuvre risque de renforcer l'inactivité forcée.

Appliquons donc pleinement la Constitution, simplifions l'accès aux minima sociaux ; nous n'avons pas forcément besoin de mettre en place un revenu de base pour cela.

À nos yeux, la garantie jeunes, qui se double d'un processus d'insertion, d'accompagnement et de formation permettant de travailler en entreprise, est plus intéressante qu'un RSA rendu accessible dès l'âge de dix-huit ans - cette idée est également évoquée. En effet, le risque serait alors que l'on se dise : « ce jeune a le RSA, inutile de continuer à nous en occuper ». Les très pauvres vivent constamment ces situations. Le bénéfice de la garantie jeunes devrait pouvoir durer plus d'un an, car les jeunes en grande précarité ont besoin de plus de temps. Le dispositif sera d'ailleurs évalué et, sans doute, étendu en 2017.

Nous menons également une expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Dans ce cadre, nous organisons des réunions de chômeurs de longue durée dans les territoires. Je me souviens d'un homme très découragé, en recherche d'emploi depuis des années. Chaque fois qu'on lui donnait la parole, il ne pouvait que dire : « je veux être utile ». C'est pour lui fondamental, comme pour chaque être humain.

Expérimentons ! La région Nouvelle-Aquitaine nous a déjà sollicités pour cela, mais je ne sais pas à quelle échelle elle compte agir et je ne connais pas encore les détails.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - J'ai moi aussi reçu un courrier de cette région, qui anticipe un peu sur les conclusions de notre rapport. Cela prouve que les territoires sont intéressés !

M. Pascal Lallement. - Une telle démarche permettrait de conduire une évaluation avec des personnes qui connaissent la plus grande insécurité. Les plus pauvres savent de quoi ils parlent et il faut les écouter, car ils détiennent la solution.

M. Dominique Redor, économiste au Secours catholique français. - Je suis membre de la commission « emploi » du Secours catholique, et je suis également professeur émérite de sciences économiques à l'université Paris-Est.

Dans le prolongement direct de ce qui a été dit, je souhaite intervenir sur un thème qui a été peu abordé : la situation du marché du travail, les chômeurs et les inactifs.

On dénombre en France entre trois et cinq millions de chômeurs, selon que l'on tient compte ou pas des chômeurs partiels. Or la question du revenu de base ou du revenu universel émerge également en raison des difficultés grandissantes que l'on observe sur le marché du travail.

Je vais évoquer les travailleurs pauvres, d'abord, puis les gens qui bénéficient d'emplois stables, mais connaissent des conditions de travail de plus en plus dures. Comment peut-on avoir un emploi et être pauvre ? D'un autre côté, comment peut-on subir un stress professionnel et une intensification des rythmes de travail alors qu'il y a de trois à cinq millions de chômeurs ?

Le marché du travail connaît une segmentation en deux grands secteurs très étanches.

Le segment secondaire est formé de gens dont la situation est instable. De nombreuses études statistiques et qualitatives montrent que l'on reste prisonnier de ce segment. Les personnes concernées enchaînent les contrats à durée très courte, les temps partiels non choisis, les missions d'intérim, etc., ainsi, bien sûr, que les périodes de chômage. Le segment secondaire rassemble donc tous ceux qui se trouvent à la marge du marché du travail. Il s'agit toujours des mêmes personnes, qui sont prisonnières de cette situation. Elles sont plusieurs millions, puisque l'instabilité de l'emploi concerne malheureusement beaucoup de monde. Une des grandes difficultés que rencontre actuellement la protection sociale tient au fait qu'elle doit non seulement s'adresser aux inactifs ou aux chômeurs, mais aussi à ces travailleurs pauvres.

Le secteur primaire du marché du travail rassemble quant à lui ceux dont la situation est relativement stable. Fort heureusement, ils sont plus nombreux que les précédents. Ils sont souvent employés en CDI, avec une bonne ancienneté, un bon diplôme, un salaire convenable, et ne connaissent que des épisodes de chômage relativement courts.

L'étude des trajectoires professionnelles indique que ces gens parviennent très souvent - mais pas toujours ! - à préserver cette situation. Ils subissent toutefois une concurrence très forte à l'intérieur de ce segment pour s'y maintenir et ne pas être déclassés dans le secteur secondaire, ce qui arrive malheureusement, notamment à l'occasion de restructurations d'entreprises.

Cette situation du marché du travail a plusieurs causes. La première est la ségrégation et la discrimination suivant le genre, l'âge, l'origine nationale, ainsi que l'origine sociale. On sait aujourd'hui que résider dans certains quartiers représente un handicap pour être recruté. À ces facteurs s'ajoute la situation connue de l'éducation et de la formation : c'est pour nous une cause essentielle des problèmes sociaux que l'on rencontre aujourd'hui, en lien avec le marché du travail.

Quel est aujourd'hui le degré de liberté d'un individu relevant du segment secondaire en vue de trouver ou retrouver un travail stable et décent ? Les études l'ont montré, la probabilité qu'il accède au segment supérieur est extrêmement faible, au regard du contexte de ségrégation et de discrimination ainsi que, parfois - il faut le dire -, du contexte institutionnel et réglementaire. Ce très faible degré de liberté constitue à nos yeux un des éléments de la pauvreté de certains travailleurs.

Nous sommes extrêmement surpris de constater que beaucoup de partisans du revenu de subsistance universel emploient le terme de « liberté » à tort et à travers. Aujourd'hui, quelle est la liberté, au sens économique, de trouver un emploi stable pour quelqu'un qui ne dispose que d'un faible niveau de formation, pour un « décrocheur » - sur une cohorte de 800 000 jeunes chaque année, on en compte entre 100 000 et 120 000 - qui vit dans un quartier stigmatisé ? Elle est à peu près nulle !

S'ajoute à cela la question de la stigmatisation, sur laquelle je ne m'étendrai pas. On sait bien que les gens qui ne sont pas formés et qui ont connu des épisodes de chômage à répétition sont stigmatisés.

En quoi le revenu de subsistance, destiné à apporter une aide financière aux personnes qui se trouvent exclues du marché du travail ou à sa marge et qui, de toute façon, sont stigmatisées et victimes de ségrégation, changera-t-il cette réalité ?

Ces personnes seront d'autant plus stigmatisées qu'elles porteront la marque de ceux qui ne peuvent vivre qu'avec le revenu de subsistance. Si l'on introduit demain ce revenu, leur liberté ne sera pas plus grande qu'elle ne l'est aujourd'hui, et nous n'aurons pas résolu les problèmes auxquels elles sont confrontées.

Les précédents intervenants ont déjà insisté sur ce qu'il faudrait faire, et leurs propos se sont sensiblement éloignés de la simple définition du type de revenu de subsistance à verser à ceux qui sont en situation de grande difficulté, voire de difficulté moyenne !

M. Daniel Percheron , rapporteur. - Je respecte vos analyses, mais vos propos sont quelque peu paradoxaux. Le Secours catholique condamne le système capitaliste dominant, qui fait du tort à la planète. En même temps, devant les esquisses de régulation, comme le revenu de base, vous êtes sceptiques. Nous entendons bien votre hymne au travail, entonné également hier par les représentants des organisations syndicales. Néanmoins, la société européenne se demande aujourd'hui si le travail, et à travers lui le salariat, sera toujours au rendez-vous demain. Ne devons-nous pas inventer d'autres formules face à la mondialisation ?

Certains pays, comme les États-Unis, connaissent quasiment une situation de plein emploi, mais les dépenses de protection sociale y sont inférieures à 20 % du PIB. Il existe une manière à la française d'aborder la question, qu'il s'agisse de la pauvreté, du numérique, de la robotisation ou de la sécurisation des parcours.

Le Secours populaire français a évoqué à juste titre la culture dans les quartiers. L'exception française en matière culturelle est unique au monde. Elle repose sur un subtil équilibre entre financements publics et loi du marché. « La culture n'est pas une marchandise », voilà un merveilleux slogan !

Nous nous inscrivons dans cette démarche avec le revenu de base. En Finlande, les revenus les plus bas sont de l'ordre de 1 000 euros, pour des dépenses de protection sociale s'élevant à 30 % du PIB. Les dirigeants de cet extraordinaire petit pays où le taux de chômage atteint presque 9 % estiment que le revenu universel de base pourrait être une des solutions. Ils envisagent sérieusement d'en expérimenter la formule tout d'abord pour les chômeurs, avant de progressivement la généraliser. Leur méthode nous a fortement impressionnés.

ATD Quart Monde nous a semblé bien catégorique. Louis Gallois l'a été un peu moins hier sur les « territoires zéro chômeur de longue durée ». Quoi qu'il en soit, vos interventions sont d'un intérêt fondamental et nous en tiendrons le plus grand compte.

M. Jean Desessard . - Le revenu de base, selon vous, ne répondrait pas à la problématique principale, qui est de redonner de la dignité à nos concitoyens les plus fragiles par le retour au travail. En ce cas, votre critique vaut aussi pour le RSA ! Lorsque le RSA « activité » a été mis en place, j'ai prédit à M. Martin Hirsch que le dispositif ne fonctionnerait pas. On voit aujourd'hui le résultat ! Quoi qu'il en soit, l'instauration d'un revenu de base versé à tout le monde présenterait au moins l'avantage de simplifier la procédure.

Vous dénoncez également un retour à l'inactivité forcée. Je ne comprends pas très bien votre raisonnement. En quoi l'assurance d'avoir un revenu pour faire vivre sa famille poussera-t-elle à l'inactivité ?

Selon vous, il faudrait mettre l'accent sur la formation pour favoriser le retour à l'emploi. M. Dominique Redor a opposé deux catégories : les « précaires » et les « inclus ». Or il reconnaît lui-même que ces deux mondes ont du mal à se rejoindre, en raison d'une étanchéité quasiment systémique. Il ne sera pas simple aux politiques que nous sommes de créer des passerelles pour surmonter tous les obstacles qu'il a énumérés ! Il serait important que vous nous suggériez des pistes pour régler le problème avant dix ans. En attendant le retour au plein emploi, il me paraîtrait utile que chacun puisse disposer d'un revenu inconditionnel. Une telle solution ne relève pas de l'assistanat. Il est fondamental que la société donne à chacun les moyens de vivre !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - La liberté, c'est le travail. Nous sommes tous d'accord sur ce point. Encore faut-il qu'il y ait du travail...

Aujourd'hui, les jeunes ont du mal à accéder à l'emploi. Les séniors, eux, ont du mal à conserver leur travail. Comment sécuriser les parcours ? C'est toute l'idée du RSA, dont la mise en oeuvre n'est certes pas très heureuse - je rejoins d'autant plus volontiers les critiques formulées par M. Jean Desessard que j'avais déposé, avec Mme Valérie Létard , une proposition de loi dont le dispositif était à mon sens préférable à celui de M. Martin Hirsch. Le revenu doit-il être universel ? Hier, M. Louis Gallois reconnaissait que, étant donné son niveau de salaire, lui verser un revenu de base n'aurait aucun sens. En revanche, quand on est précaire, percevoir un tel revenu en a un, à condition que cela mène vers le travail - salarié ou pas - qui demeure encore une valeur essentielle en termes d'autonomie et de liberté.

Notre rôle est de clarifier la situation afin d'aboutir à une terminologie commune, pour que nous soyons bien sûrs de parler des mêmes choses. Il serait utile, si nous arrivions à nous mettre d'accord, de trouver un terrain d'expérimentation. Loin de nous l'idée d'imposer. Il s'agit plutôt de tester afin de déterminer in concreto la meilleure solution. Certes, l'expérimentation n'est pas chose aisée, car se trouve mis en jeu tout notre environnement fiscal, social et humain. Les interactions sont multiples. Nous sommes conscients des difficultés. Mais nous voulons faire avancer la cause que vous défendez et que nous soutenons, comme les partisans du revenu de base. Il importe de faire converger nos problématiques, au bénéfice de l'humanité.

M. Dominique Redor. - Je voudrais apporter quelques clarifications. Nous sommes tous d'accord pour reconnaître que le travail et le marché du travail sont des questions centrales. La segmentation du marché du travail n'est pas non plus contestée. Elle trouve son origine dans la discrimination, la ségrégation, la stigmatisation, mais aussi dans les insuffisances de notre système de formation première et de formation continue. Si nous voulons moins de travailleurs pauvres et un travail décent pour le plus grand nombre, il faudra nous attaquer aux racines de la segmentation.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Nous le faisons déjà ! Peut-être pas très bien, peut-être de manière insuffisante, mais nous agissons en faveur de la formation, même si le système de formation professionnelle n'est pas réellement adapté. Pour moi, la première source de discrimination, avec la naissance, c'est que trop de jeunes sortent de l'école primaire sans savoir lire, écrire ni compter correctement ! ATD Quart Monde s'est battu contre cette situation.

M. Pascal Lallement. - Nous continuons !

M. Dominique Redor. - Je constate, monsieur le président, que nous sommes d'accord ! Le revenu de base, qu'il soit de conception minimaliste -amélioration du système de protection sociale - ou plus étendue -instauration du revenu universel -, ne remédiera pas aux facteurs fondamentaux de la segmentation du marché du travail, qui est l'un des grands déterminants du chômage et de la situation des travailleurs pauvres.

M. Pascal Lallement. - Plusieurs écoles existent pour la mise en oeuvre du revenu universel. Soyons attentifs à ne pas précariser encore plus les personnes. Quand j'entends dire que l'instauration du revenu de base supprimerait toutes les aides sociales, y compris la couverture maladie et les allocations logement, cela m'affole !

Par ailleurs, quelle société voulons-nous pour demain ? L'informatique et l'automatisation des tâches ont supprimé des emplois. Devons-nous nous satisfaire de cet état de fait ou ne vaudrait-il mieux pas chercher à créer du travail ? C'est toute l'idée du projet « Territoires zéro chômeur de longue durée ».

Mme Henriette Steinberg. - Le degré d'exaspération d'une partie toujours plus grande de la population n'est pas correctement pris en compte. Croire qu'il serait possible d'acheter la paix sociale est une erreur fondamentale. Notre rôle n'est pas de trouver des solutions au chômage. Nous disons simplement que si l'on ne place pas résolument ces interrogations au coeur d'une réflexion collective nous courrons droit à la catastrophe. Le Secours populaire a une histoire, tant en France qu'à l'étranger. Rien ne nous permet de penser que les pouvoirs publics prennent bien toute la mesure du danger. Le sentiment d'inquiétude et d'urgence que nous ressentons doit être un des moteurs de la réflexion. Il s'agit d'une question majeure, même si elle ne figurait pas sur la liste des sujets que nous devions aborder aujourd'hui. Il est important que les personnes mises à l'écart puissent renouer le contact avec les autres, qu'elles se sentent utiles sous une forme ou sous une autre. La violence s'exprimera alors moins. Notre réflexion sur les enfants n'est pas une clause de style. Concrètement, si les pouvoirs publics mettent demain en place un revenu de base, nous ferons comme d'habitude, c'est-à-dire que nous ferons avec !

Quoi qu'il en soit, il convient de prendre la mesure de ce que nous vivons, en France, en Europe et dans le monde.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président. - Je dois vous quitter pour participer à une autre réunion. Je cède la présidence à M. Jean Desessard.

M. Guillaume Almeras. - De quoi parlons-nous ? Le sujet paraît simple, car le concept est très accessible. Néanmoins, l'instauration d'un revenu de base suppose une réflexion élaborée tenant compte de la fiscalité des entreprises et des ménages. Le revenu de base est présenté comme une solution pour lutter contre la pauvreté, mais ce n'est pas que ça, comme l'a reconnu l'an dernier M. de Basquiat. L'effort qu'il faudra consentir pour transformer la fiscalité française est colossal. Pour quel gain ? Le débat ne doit être ni politique ni en trompe-l'oeil.

M. Jean Desessard , vice-président. - Je vous remercie tous de vos observations. Je retiens deux idées principales. Premièrement, instaurer un revenu de base ne doit pas nous détourner de l'objectif selon vous essentiel : favoriser le retour à l'emploi. Deuxièmement, l'exaspération ou le ressentiment sont tels que toute réforme qui ne porterait pas sur les points essentiels ne serait pas comprise. Une fois que nous aurons lutté avec succès contre les causes du chômage, vous ne seriez pas opposés à l'expérimentation d'un revenu de base.

M. Guillaume Almeras. - Il convient surtout d'étudier les effets d'une telle réforme et de réaliser des études macroéconomiques pour s'assurer que le système fonctionnera sur le plan fiscal.

Mme Sylvie Hanocq. - J'insisterai sur les propos précédents de Michèle Pasteur. Il est important de réaliser une étude de faisabilité avec les acteurs concernés. Il convient de nous interroger sur les conséquences juridiques d'un alignement de tous les minima sociaux, de déterminer l'impact d'une telle mesure sur le budget de l'État et d'examiner les différents systèmes de recettes possibles. Bref, il y a de quoi occuper un bon groupe de travail !

M. Jean Desessard , vice-président. - Je vous remercie tous de vos propositions et du travail que vous accomplissez par ailleurs.

VII. RÉUNION DU JEUDI 22 SEPTEMBRE 2016

A. AUDITION CONJOINTE D'ORGANISMES GESTIONNAIRES DE PRESTATIONS SOCIALES

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, président . - Nous sommes réunis ce matin pour évoquer le revenu de base.

La mission commune d'information que le Sénat a créée sur le sujet et que je préside tente de faire la clarté sur cette question et de trouver un chemin entre les multiples définitions de ce que l'on appelle « revenu de base », « allocation universelle », ou encore « revenu d'existence ».

Que signifie l'expression « revenu de base » ? Que représente celui-ci ? Quel est son objet véritable ? Comment le finance-t-on ? Telles sont les questions que nous nous posons.

Une délégation de notre mission s'est déplacée en Finlande, premier pays à vouloir expérimenter le revenu de base. En réalité, cette expérimentation aura un objet réduit, puisqu'elle concernera, pour l'essentiel - à moins que le Gouvernement et le Parlement n'en décident autrement, ce qui est encore possible, puisque le projet va être soumis au Parlement dans les prochaines semaines -, les chômeurs éloignés de l'emploi. Elle ressemble donc un peu à d'autres expérimentations en cours dans notre pays, notamment au projet « territoires zéro chômeur de longue durée », même si elle n'est pas de même nature.

Nous nous rendrons à La Haye la semaine prochaine pour observer une expérimentation conduite aux Pays-Bas, même si celle-ci, selon les informations dont nous disposons, est de moindre ampleur : son périmètre géographique est bien plus circonscrit.

La mission étudiera la faisabilité de l'expérimentation d'un revenu de base, les conditions de celle-ci et le public à cibler. Hélas, nous savons d'ores et déjà que nous n'aurons pas la possibilité de modifier notre système fiscal. Or, n'ayant pas de gisements de diamant comme la Namibie ou de réserves de pétrole comme l'Alaska, nous n'avons pas de rente à distribuer... Il faudra bien trouver les moyens nécessaires. Sans réforme fiscale ad hoc , la mise en place d'un revenu de base sera difficile dans le contexte actuel.

On voit bien que, pour que l'expérimentation ne soit pas biaisée, nous devons nous poser un certain nombre de questions.

D'après ce que j'ai pu lire, le Premier ministre trouverait quelque vertu à l'allocation universelle. Au reste, j'ai lu beaucoup de choses sur le sujet, y compris des horreurs, et beaucoup d'à-peu-près sur la question du financement...

Notre but n'est pas de trancher définitivement cette question, mais d'ouvrir des perspectives, de manière à améliorer la protection sociale, pour faciliter, si possible, le retour au travail de ceux qui en sont le plus éloignés. Tel doit être l'objet d'une démarche engagée en ce sens dans notre pays.

Ces deux objectifs - vaincre la pauvreté, permettre le retour au travail - sont tout à fait recevables. La meilleure façon de vaincre la pauvreté est de pouvoir donner un travail à tout le monde. Dans les conditions de fonctionnement de l'économie actuelle, cela s'avère délicat, mais c'est tout de même l'objectif que nous sommes en droit de nous fixer.

Mesdames, messieurs, je souhaite que vous puissiez vous exprimer pendant une dizaine de minutes et nous dire, au nom des organismes que vous représentez, ce que vous pensez du revenu de base, s'il vous paraît constituer une opportunité, s'il vous semble réalisable - et, si oui, dans quelles conditions -, quels devraient être ses objectifs et si l'on peut en attendre d'une amélioration du système actuel de protection sociale.

M. Pascal Émile, directeur délégué de la Caisse nationale d'assurance vieillesse . - Deux grandes prestations relevant de l'assurance vieillesse sont susceptibles d'être impactées par une réflexion sur la question du revenu de base.

Premièrement, il s'agit, bien évidemment, de la plus importante, à savoir le minimum vieillesse, qui profite à environ 430 000 bénéficiaires chaque année. Je rappelle que, la plupart du temps, le minimum vieillesse est une allocation différentielle : il vient compléter la pension de retraite de base, fondée sur des cotisations, quand celle-ci n'est pas suffisante pour assurer le minimum vital, de manière à garantir une pension fixée aujourd'hui à 800 euros. Environ 2,4 milliards d'euros ont été versés en 2015 au titre de cette prestation.

Deuxièmement, il s'agit de l'assurance veuvage, qui a fait l'objet de nombreuses réformes successives. Je rappelle que ce système bénéficie aux veufs et aux veuves de moins de 55 ans - au-delà de cet âge, des mécanismes de pension de réversion peuvent prendre le relais. Cette prestation est aujourd'hui versée à 7 113 bénéficiaires, pour un montant d'environ 55 millions d'euros. Son montant maximal atteint 602 euros. Bien évidemment, visant une population âgée de moins de 55 ans, elle est éventuellement cumulable, sous un certain nombre de conditions, avec, par exemple, en cas de reprise d'activité, un complément de revenu de solidarité active - ou RSA. En revanche, elle est versée pendant deux ans au maximum ; en cela, il s'agit d'une prestation de relais qui s'apparente à des prestations que la Caisse nationale d'allocations familiales, la CNAF, alloue pour lutter contre l'isolement de certaines personnes, à l'instar de l'allocation de parent isolé ou de compléments familiaux divers et variés.

Toutefois, nous constatons que cette allocation transitoire, devant théoriquement favoriser le retour à l'emploi, n'a absolument pas de volet insertion associé. Ses bénéficiaires peuvent éventuellement prendre l'initiative de se tourner vers les départements pour bénéficier des dispositifs d'insertion existants à un autre titre.

J'insiste sur un troisième volet, parfois un peu méconnu : l'action sociale d'importance développée par la branche vieillesse du régime général, à hauteur d'un peu plus de 350 millions d'euros par an, à destination principalement des personnes âgées en difficulté, avec un objectif de politique publique de préservation de l'autonomie. Cette action n'a rien à voir avec la prise en charge de la dépendance par les départements. Pour prévenir la perte d'autonomie, nous menons des actions inter-régimes, bien évidemment en concertation avec les départements, dans le cadre de la nouvelle conférence des financeurs, de différente nature : aides individuelles à domicile, actions collectives, notamment via un certain nombre d'ateliers de prévention à destination des personnes âgées, financement de tout ce que l'on appelle « l'habitat intermédiaire » - foyers-logements, etc. - et de sa réhabilitation. Nos investissements pour accompagner la prise en charge des personnes âgées sont lourds. Ces volets d'action sociale sont fortement ciblés sur les personnes âgées les plus démunies, très souvent bénéficiaires des minima sociaux d'assurance vieillesse.

L'allocation universelle inconditionnelle a bien évidemment pour objectif de lutter contre la pauvreté. À cet égard, je rappelle que le minimum vieillesse a été, au cours de nombreuses décennies, un instrument majeur de lutte contre la pauvreté des personnes âgées. Si moins de personnes en bénéficient aujourd'hui, c'est bien parce que le système de retraite assurantiel est monté en charge et est arrivé à pleine maturité. Nous nous en réjouissons. Par exemple, les femmes, qui étaient les principales bénéficiaires du minimum vieillesse voilà une vingtaine d'années, ont aujourd'hui des carrières qui leur permettent de bénéficier de niveaux de pension tout à fait satisfaisants.

Le minimum vieillesse a donc vraiment, et depuis très longtemps, un effet de levier majeur des politiques de lutte contre la pauvreté. Il remplit pleinement son rôle.

En comparaison, on peut regretter que l'allocation veuvage, qui contribue elle aussi à assurer un minimum d'existence, ne soit totalement déconnectée de logiques permettant, en particulier, de favoriser le retour à l'emploi par le versement d'une allocation temporaire et ne s'inscrive pas du tout dans une dynamique de progression. Ce constat nous semble tout à fait important.

Enfin, il nous est parfois un peu difficile de nous prononcer sur le périmètre de ce que doit recouvrir un éventuel revenu de base. On voit que la définition de celui-ci peut être extrêmement large : il s'agit même parfois d'englober tous les types de prestations pour aboutir à un minimum de base. Les autres registres de prestations ne viendraient alors se déclencher que de manière complémentaire.

Pour revenir sur chacune des prestations qui nous concernent, nous n'avons bien évidemment aucun mal à imaginer que l'allocation veuvage puisse, demain, être gérée tout à fait différemment : elle relève, pratiquement, d'une autre logique.

Cependant, il nous faudra régler, à son sujet, quelques petites difficultés connexes. Ainsi, assez curieusement, cette prestation de solidarité n'est pas soumise à condition de résidence : sur plus de 7 000 bénéficiaires de l'allocation veuvage, environ 2 900 vivent à l'étranger. C'est l'une des données du problème.

L'assurance veuvage a pour autre particularité d'être financée par la cotisation d'assurance vieillesse. La cotisation spécifique d'assurance veuvage qui existait avant 2003 a été intégrée dans la totalité des cotisations d'assurance vieillesse. Ce mécanisme de financement ne permet donc pas de l'assimiler complètement à une prestation de solidarité : c'est une prestation de solidarité délivrée par le système assurantiel à l'intérieur de son propre système de cotisations.

Cela dit, ces difficultés sont bien évidemment tout à fait surmontables.

Pour ce qui concerne le minimum vieillesse, une des difficultés réside dans le fait qu'il consiste, dans l'essentiel des cas, en le versement d'une prestation différentielle : les assurés perçoivent un complément parce que les droits propres qu'ils se sont constitués au titre de leurs cotisations sont insuffisants - par exemple, la durée de cotisation ne leur permet pas de bénéficier d'un taux plein.

Nous devrons donc nous interroger sur la ligne à adopter en matière de financement, entre système de nature assurantielle et prestation de solidarité. Aujourd'hui, le système est financé par le Fonds de solidarité vieillesse, le FSV, auquel nous adressons chaque année une facture. De très nombreux rapports le décrivent comme extrêmement complexe. En tout état de cause, la question se posera, quel que soit le dispositif.

Enfin, nous nous interrogeons sur l'accès aux droits.

Je pense tout d'abord à la question de la continuité des droits qui se pose de manière quasi permanente, même si les organismes se coordonnent au mieux. Ainsi, l'accès à l'allocation de solidarité aux personnes âgées, l'ASPA, qui représente l'essentiel du minimum vieillesse, peut intervenir à différents âges : 62 ans en cas d'invalidité, 65 ans et 67 ans à la suite des réformes intervenues en matière de retraite.

Alors que les systèmes d'assurance vieillesse corrèlent de plus en plus la durée de cotisation à la durée de versement d'une pension - tous les systèmes sont aujourd'hui structurés de cette manière -, nous nous posons une question fondamentale : sur ces prestations de solidarité, l'équivalence de durée et la limite d'âge ont-elles toujours un sens ? Faut-il faire dépendre d'un simple critère d'âge lié aux réformes des retraites la bascule dans le minimum vieillesse ou faut-il se doter de règles différentes, le rapport à l'emploi se posant différemment pour des personnes en situation d'invalidité, de handicap ou durablement éloignées de l'emploi à des âges avancés ?

Par ailleurs, le revenu de base est parfois défini comme un revenu socle, versé avant toute autre prestation. Veillons toutefois au respect des grandes logiques qui traversent nos systèmes : le système de l'assurance vieillesse, les systèmes de retraite au sens large sont des systèmes relativement sophistiqués, mais pilotés sur la base de paramètres tout à fait structurants en France comme dans l'ensemble des pays européens. Les critères de durée de cotisation, les lignes de partage entre vie active et retraite, les montants de revalorisation des pensions et des cotisations sont autant de paramètres qui permettent effectivement de piloter l'ensemble d'un système de retraite.

Tout système socle qui se positionnerait en amont de l'ensemble de la distribution des prestations pour les personnes âgées viendrait assez fortement percuter la manière dont les systèmes de retraite sont pilotés. Or, en vertu du consensus actuel, la retraite au sens général est un salaire différé, basé sur des cotisations et de plus en plus proportionné au montant des cotisations versées. La logique n'est donc pas tout à fait la même ! Le capital investi, même s'il est redistribué immédiatement, donne un droit à créance à terme. Dès lors, la mise en place d'un revenu de base qui emporterait, par exemple, un minimum de 600 ou de 800 euros par mois et d'une retraite qui n'interviendrait que complémentairement changerait donc l'ergonomie générale du système d'assurance vieillesse en France.

Pour terminer, j'évoquerai les questions de « grande » simplification. Du rapport de Christophe Sirugue et d'un certain nombre de débats se dégagent trois grandes options : l'amélioration immédiate du fonctionnement des minima sociaux, la fusion d'un certain nombre d'entre eux et la refonte de l'ensemble des minima dans le cadre d'un revenu de base.

En ce qui concerne l'amélioration immédiate du fonctionnement des minima sociaux, mes collègues des autres secteurs de la protection sociale seront d'accord pour dire qu'ils sont marqués aujourd'hui par une complexité redoutable, laquelle ne sert bien évidemment pas la lisibilité de l'ensemble de ces prestations pour nos concitoyens, voire handicape leur accès aux droits.

Nous validons les propositions relatives aux portails d'accès pour favoriser la simulation et l'accès aux droits. Nous insistons sur l'importance de la simulation : l'accès aux droits n'est imaginable que dès lors que le citoyen est en capacité de se demander par lui-même s'il remplit les conditions requises pour bénéficier d'une prestation. Cet axe nous semble important.

Par ailleurs, et c'est sans doute l'un des aspects les plus techniques et complexes du problème, il convient de rapprocher les règles de gestion des différents opérateurs de minima sociaux. Chaque opérateur a des règles qui lui sont propres. Bien évidemment, la question des montants est à cet égard tout à fait symptomatique. Je pense également à la question des pièces justificatives partagées, sur laquelle nous sommes en train de progresser, même si le chantier demeure important, mais aussi à la question de la continuité des droits par automatisme de transferts. Aujourd'hui, pour opérer la bascule depuis une allocation aux adultes handicapés, une pension d'invalidité ou une situation de chômeur en fin de droits vers une pension de retraite, nous demandons à nos assurés d'effectuer une multiplicité de démarches, alors qu'un certain nombre de systèmes, nécessitant une transformation de la réglementation, nous permettraient sans doute assez aisément de passer à une bascule automatique en matière d'ouverture de droits - je rappelle que, pour l'heure, la plupart de nos droits sont quérables.

Enfin, je veux évoquer le sujet absolument récurrent pour chacune de nos institutions de la nature des ressources prises en compte et de la fréquence de leur fourniture. Cette question est majeure et le restera dans toutes les situations. Chaque caisse demande que lui soient communiqués à intervalles réguliers la nature et le montant des revenus à prendre en compte pour le versement des prestations, mais cet intervalle est tantôt de trois mois, tantôt d'un an, tantôt de deux...

À ce sujet, vous savez sans doute que le minimum vieillesse, pour lequel existent des problèmes d'accès au droit, est récupérable sur succession au-delà d'un certain plafond, plafond applicable même en cas de livret A agréablement fourni. Dès lors, cette règle est, pour nous, un obstacle tout à fait important.

Nous voyons dans la création d'une base de ressources unique et la définition de règles de gestion appuyées sur des réglementations beaucoup plus homogénéisées un moyen simple et plutôt de court terme d'aboutir à un meilleur fonctionnement des différents minima sociaux en les laissant peu ou prou en l'état.

Pour ce qui concerne la deuxième option, qui consiste à fusionner un certain nombre de minima sociaux, nous estimons, vous l'avez compris, que l'assurance veuvage relève d'une autre logique et qu'elle a vocation à fusionner, par exemple avec un RSA renouvelé. Quelle que soit la prestation retenue in fine , cette piste nous paraît devoir être explorée.

Enfin, la refonte totale de l'ensemble des minima sociaux dans le cadre de la mise en place d'une couverture socle soulève un certain nombre des questionnements, que j'ai commencé à évoquer. Cette troisième option nécessitera, nous semble-t-il, une investigation approfondie. En effet, conduire des réformes d'une telle envergure sans disposer d'étude d'impact extrêmement détaillée nous paraîtrait relativement risqué.

Pour terminer, en matière d'assurance vieillesse, oui, la rationalisation de la gestion est nécessaire. Elle doit avant tout se traduire par une simplification pour l'usager. Le back office et ses complexités relèvent de la salade interne ! Si l'on peut bien évidemment gagner un peu d'argent sur ce plan, je rappelle que, s'agissant du minimum vieillesse au sens large, la gestion de l'ASPA représente à peu près 1 % des quelque 110 milliards d'euros de prestations vieillesse que nous versons chaque année et environ 3 % de nos bénéficiaires. Il ne faut donc pas espérer un abaissement des coûts de gestion extrêmement significatif, quelle que soit la nature des évolutions qui seront engagées. En revanche, l'enjeu de simplification pour les assurés est, lui, absolument majeur.

M. Jérome Rivoisy, directeur général adjoint en charge de la stratégie et des relations extérieures de Pôle emploi . - Je veux d'abord rappeler le cadre général qui met Pôle emploi en relation avec les bénéficiaires de minima sociaux, puis passer en revue les questions liant notamment revenu de base, minima sociaux et retour à l'emploi qui peuvent se poser.

Pôle emploi est concerné par deux minima sociaux : l'allocation de solidarité spécifique, l'ASS, prestation d'indemnisation versée aux personnes ayant épuisé leurs droits à l'assurance chômage, dont les règles sont fixées par l'État et le calcul et la gestion assurés par Pôle emploi, et le RSA, à travers les actions d'accompagnement de ses bénéficiaires.

L'ASS, qui est susceptible d'être concernée par une éventuelle simplification ou par une fusion avec d'autres minima sociaux, mais qui relève de l'État, est versée mensuellement aux demandeurs d'emploi qui ont épuisé leurs droits à l'allocation chômage, justifient d'au moins cinq ans d'activité salariée et disposent de ressources inférieures à un plafond défini en fonction de leur situation conjugale. Elle est renouvelée tous les six mois après vérification de satisfaction des conditions de ressources sur les douze derniers mois et n'a pas de durée limitée. Elle permet d'ouvrir des droits à la retraite définis sous forme de trimestre, un dispositif d'intéressement étant prévu en cas de reprise d'emploi.

En juin 2016, on comptait environ 460 000 bénéficiaires de l'ASS, toutes catégories confondues. Parmi ceux-ci, 47 % avaient plus de 50 ans, 40 % la touchaient depuis plus de deux ans et 10 % depuis au moins huit ans. Les allocataires de l'ASS en bénéficiaient depuis 1 307 jours en moyenne, soit trois ans et demi. On observe une corrélation assez forte entre la durée de versement et l'âge des allocataires. J'insiste sur ce point, le minimum social ou le revenu de base n'étant pas forcément le paramètre central d'un retour à l'emploi.

Des économistes vous ont peut-être déjà rendu compte des études qui ont été réalisées pour observer notamment les effets d'incitation au retour à l'emploi de la durée d'indemnisation et du versement d'un revenu de base. Ainsi, une évaluation conduite préalablement à la généralisation du RSA n'avait pas vraiment pu mettre en évidence d'effets « désincitatifs » au retour à l'emploi. Il n'a pas été démontré que le versement d'un revenu minimum était de nature à prolonger une inactivité.

Nous verrons d'ailleurs que la question du revenu est importante dans l'aide à la recherche d'emploi. Il existe d'autres aides susceptibles de venir s'ajouter à un revenu de base qui peuvent avoir un effet incitatif au retour à l'emploi. Pôle emploi en verse quelques-unes. Je pense notamment à ce que l'on appelle, dans notre réglementation interne, les « aides à la mobilité » ou les « aides à la recherche d'un premier emploi » pour les jeunes qui peuvent effectivement constituer un levier plus incitatif qu'un revenu de base en matière de recherche d'emploi.

Ce qu'il est important de noter pour les bénéficiaires de l'ASS -avant d'évoquer ceux du RSA -, qui ont des difficultés de nature sociale à reprendre pied sur le marché du travail, c'est que pour favoriser leur retour à l'emploi, ce sont effectivement les actions d'accompagnement, au-delà du revenu, qui peuvent être couronnées de succès ou non et leur permettre de retrouver un emploi plus ou moins durable.

Cet accompagnement est le coeur de métier de Pôle emploi, au-delà du calcul et du versement de l'allocation de solidarité spécifique. Aujourd'hui, dans le cadre de notre offre de services tendant à une individualisation du suivi des demandeurs d'emploi, ces bénéficiaires occupent une place importante dans ce que nous appelons l'accompagnement intensif ou renforcé, pour lequel les conseillers consacrent un temps d'accompagnement plus important, ce qui est logique. Nous avons aussi considéré que des actions complémentaires étaient indispensables pour se donner une chance de garantir le retour à l'emploi des bénéficiaires du RSA. C'est dans ce cadre que Pôle emploi a contractualisé une démarche d'accompagnement global avec des conseils départementaux. Ils sont 96 à avoir signé une convention avec Pôle emploi, d'une part, pour agir en matière d'accompagnement à l'emploi - c'est le métier de Pôle emploi -, d'autre part, pour lever toute une série de difficultés sociales par l'action combinée des travailleurs sociaux et des départements. Cette action est de nature à optimiser les chances de retour à l'emploi au-delà de la question du versement d'un revenu comme le RSA.

Pour ce qui des demandeurs d'emploi bénéficiaires du RSA, ils étaient en juin dernier un peu plus de 718 000, toutes catégories de demandeurs d'emploi confondus - A, B et C - ; 48 % des bénéficiaires du RSA étaient inscrits depuis au moins un an, 29 % depuis deux ans et plus. En ce qui concerne leur niveau de formation, ils étaient 67 % à avoir un niveau de formation inférieur au bac - 70 % pour les bénéficiaires de l'ASS, chiffre très proche. Pour ce qui est de la prise en charge par Pôle emploi au titre de ses actions d'accompagnement, ils étaient plus de 27 % à être en accompagnement intensif, 24 % en accompagnement renforcé et 3,4 % en accompagnement global.

Pôle emploi est donc concerné potentiellement au travers de deux minima sociaux par les réformes que les pouvoirs publics pourraient engager sur ce sujet. Dans l'aide à la recherche d'un emploi, la question du revenu existe, mais elle n'est pas forcément centrale.

Monsieur le président, vous avez mentionné tout à l'heure l'expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée », action à laquelle Pôle emploi est associé de par la loi : cette démarche expérimentale est davantage centrée sur la sélection de territoires extrêmement ciblés, plutôt de petite taille, et dans lesquels la recherche d'une insertion rapide des demandeurs d'emploi, identifiés par Pôle emploi dans la plupart des cas - qu'ils soient inscrits ou non -, passera non pas tant par une mobilisation de revenus que par l'identification sur ces territoires d'opérateurs économiques - entreprises ou autres - susceptibles de proposer des emplois considérés comme additionnels ou supplémentaires, pour les faire émerger avec une mise en adéquation très fine entre des demandeurs d'emploi éloignés de l'emploi ; c'est un besoin économique latent qui ne serait pas satisfait par d'autres opérateurs économiques. L'un des enjeux de cette expérimentation est bien de montrer que ces emplois ne se substituent pas à d'autres emplois latents dans le tissu économique et de voir, sur une période de cinq ans, comment cette mise en adéquation entre cette offre et cette demande peut être couronnée de succès sur la durée, indépendamment des questions d'allocations ou de revenus, puisque ces demandeurs d'emploi pourront se trouver dans des situations différentes au regard de leur indemnisation.

S'agissant de la question des revenus au regard du retour à l'emploi des publics qui en sont éloignés, des études économiques portant aussi bien sur la durée d'indemnisation que sur le versement de minima sociaux tels que le RSA n'ont pas permis de conclure de manière très claire à un quelconque effet « désincitatif ». On peut penser alors que le versement un jour d'un revenu minimum universel ou socle serait sans impact négatif sur le retour à l'emploi - reste à voir quel serait son montant.

Pôle emploi, en complément des mesures d'accompagnement existantes, peut attribuer des aides financières au retour à l'emploi qui peuvent être un coup de pouce clé à un moment donné du parcours de recherche d'emploi. Le conseil d'administration de Pôle emploi bénéficie, de par la loi, d'une sorte de quasi-pouvoir réglementaire encadré qui lui permet de verser des aides à la mobilité - toujours versées sous condition de ressources sur la base d'un barème national -, qui peuvent prendre la forme de bons de transport SNCF, de bons de réservation, de bons d'aide à la mobilité non ciblés sur un transport en particulier - c'est plus exceptionnel - pour la prise en charge des frais de déplacement pour se rendre par exemple à un entretien, dans une limite de 150 euros. De même, il est possible de financer les permis de conduire des publics en difficulté financière. Cette aide, attribuée sous conditions de ressources, d'un montant maximum de 1 200 euros et versée par Pôle emploi en trois fois, est de nature à débloquer des situations pour permettre plus facilement le retour à l'emploi.

Dans votre propos introductif, monsieur le président, vous disiez que le revenu de base pourrait avoir deux objectifs principaux : un objectif central d'amélioration de la protection sociale au titre de la réduction de la pauvreté et un objectif de retour au travail des personnes éloignées de l'emploi en assurant un socle de revenus, sans pour autant épuiser le sujet des aides et de la mobilisation des leviers pour aider les personnes les plus éloignées de l'emploi à retrouver du travail.

L'autre question que l'on peut se poser, et qui a été abordée par M. Émile, est la suivante : un revenu avec ou sans condition de ressources ? L'allocation de solidarité spécifique est versée aujourd'hui sous conditions de ressources, ce qui oblige à un travail de vérification selon un rythme semestriel. On peut effectivement imaginer qu'il serait plus simple pour les usagers, pour les bénéficiaires et pour les organismes versant la prestation que celle-ci soit sans condition de ressources. La forte variabilité du marché du travail, sa fragmentation, conduit de plus en plus de demandeurs d'emploi à enchaîner des CDD parfois de très courte durée. Si le revenu minimum était sous conditions de ressources, cela obligerait les bénéficiaires confrontés à une succession de contrats courts à produire des justificatifs selon des rythmes extrêmement fréquents. Parfois, on pourrait se retrouver avec des effets ciseaux dans le cas des allocations différentielles ou, a contrario , quand des séquences de chômage alternent avec des contrats courts.

L'objectif visé à travers ce revenu de base, ce revenu socle, ce revenu minimum est-il une celui d'une simplification, d'une plus forte intégration des minima sociaux ou, au contraire, s'agit-il de créer véritablement un revenu de base indépendant auquel s'ajouteraient le cas échéant des prestations spécifiques, qu'il faudrait redéfinir et revoir en fonction du montant de ce revenu de base ? Les actions vis-à-vis des usagers qui sont déjà en cours pour certaines d'entre elles et qui pourraient être encore intensifiées dans un très proche avenir vont dans le bon sens : je pense là à la mise en place de portails pour permettre un accès plus simple à l'information - Pôle emploi s'inscrit dans cette démarche pour éviter les phénomènes de non-recours et faire en sorte que les usagers connaissent mieux leurs droits -, à l'amélioration des interconnexions entre les organismes de protection sociale pour éviter, dans le cas des allocations soumises à conditions de ressources, de multiplier les remises de pièces justificatives.

Cette première étape de simplification ne serait pas nécessairement la plus aisée à franchir dans un premier temps - l'interconnexion des systèmes d'information entraînerait des surcoûts au début -, mais c'est une piste prometteuse sur la durée. L'harmonisation des règles de gestion entre les opérateurs et en matière de pièces justificatives pourrait jouer. En ce qui concerne Pôle emploi, les règles ne sont pas fixées par l'organisme de protection sociale : l'ASS dépend de l'État et les règles applicables au RSA ne relèvent pas de Pôle emploi.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je vous remercie, monsieur Rivoisy. Nous aurons sans doute l'occasion de vous poser des questions tout à l'heure.

Mme Delphine Champetier, directrice de cabinet du directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés . - Dans un premier temps, j'énoncerai des considérations générales sur la couverture du risque maladie et le revenu de base ; dans un second temps, et plus précisément, je dirai les raisons pour lesquelles l'assurance maladie est particulièrement concernée par la mise en place d'un revenu de base selon les différents scénarios qui ont été évoqués ; dans un troisième temps, je ferai le parallèle avec les réflexions que nous menons du côté de l'assurance maladie en faveur d'une plus grande simplification, tant pour les assurés qu'en matière de gestion.

La question du revenu de base reste marginale par rapport à la couverture du risque maladie. Je crois comprendre que, en Finlande, le revenu de base n'inclut pas dans son champ d'expérimentation ce risque-là. Nous réfléchissons régulièrement à la manière de couvrir ce dernier. Cette réflexion porte sur la mise en place d'un bouclier sanitaire. Il nous est difficile de réfléchir a priori sur les niveaux de revenus susceptibles de couvrir le risque maladie ; ce risque, quand il survient, peut être tellement coûteux qu'aucun assuré ne serait en mesure d'en assumer la charge, même si un revenu lui était distribué chaque mois et quand bien même il aurait eu la prudence « d'épargner » des journées d'hospitalisation, les traitements des affections de longue durée étant, du fait de leur coût, hors de portée de la plupart des assurés.

Les quelques réflexions assimilables à celles que nous pourrions avoir sur la mise en place d'un revenu de base portent en réalité sur l'instauration d'un bouclier sanitaire : quel niveau de reste à charge juge-t-on acceptable de laisser à une personne ? Ces réflexions récurrentes, qui n'ont pas encore abouti, portent sur la question de savoir s'il doit subsister des forfaits de reste à charge universels ou si ce reste à charge doit être modulé en fonction des revenus des personnes.

Ce sujet a d'ailleurs été évoqué dans le dernier rapport de la Cour des comptes sur la sécurité sociale.

La mise en place d'un revenu de base serait donc sans impact sur la couverture du risque maladie. En revanche, l'assurance maladie est gestionnaire d'un minimum social, à savoir l'allocation supplémentaire d'invalidité, citée dans le rapport Sirugue. Il s'agit d'un complément à la pension d'invalidité. On compte actuellement 80 000 bénéficiaires, chiffre plutôt en baisse. Ce minimum social est versé quand le montant de la pension d'invalidité est trop faible et avant que la personne concernée ne bénéficie de l'allocation de solidarité aux personnes âgées, l'ASPA. Il s'élève à environ 400 euros par mois maximum, pour les personnes ayant perçu un revenu de 300 euros mensuels au cours des trois derniers mois. Ensuite, le montant versé diminue en fonction du niveau de revenu. Son coût pour le régime général était de 240 millions d'euros en 2015.

Le rapport Sirugue soulève la question - sur laquelle nous commençons à travailler - de l'homogénéisation et de l'harmonisation des critères de versement de cette allocation supplémentaire d'invalidité avec les critères de versement de l'allocation aux adultes handicapés. Dans les deux cas, il s'agit d'évaluer un niveau de handicap, et ce que met en lumière le rapport Sirugue, c'est que les pratiques ne sont pas les mêmes suivant les organismes gestionnaires. À vrai dire, elles ne sont sans doute pas non plus exactement les mêmes au sein du régime général s'agissant de l'attribution de l'allocation supplémentaire d'invalidité, même si nous travaillons à la mise en place d'un outil de simulation pour guider les médecins-conseils dans leurs décisions et mettre à leur disposition un socle de critères communs. Actuellement, ces travaux d'harmonisation consistent à recenser les pratiques pour voir dans quelle mesure on peut aller vers une homogénéisation des critères d'attribution, ce à quoi nous sommes favorables.

Le deuxième sujet sur lequel je voulais insister s'agissant de l'implication de l'assurance maladie dans la lutte contre la pauvreté -question importante dans l'objectif de mise en place d'un revenu de base - est effectivement la question de l'accompagnement. Au-delà du versement des prestations, l'assurance maladie, comme Pôle emploi, développe des programmes spécifiques pour les publics précaires, bien sûr pour des questions sanitaires, mais aussi avec un objectif de réinsertion professionnelle. Par exemple, nous avons mis en place des programmes de prévention de la désinsertion professionnelle destinés à repérer les personnes recevant des indemnités journalières depuis un certain temps en lien avec un certain type de pathologie. Nous pouvons avoir un contact direct avec ces personnes par l'intermédiaire d'un service médical ou de notre réseau d'assistantes sociales pour voir dans quelle mesure on peut les aider à retrouver le chemin de l'emploi.

Les questions d'accompagnement, au-delà du versement des prestations, sont donc un complément important dans la lutte contre la pauvreté.

J'en viens aux questions méthodologiques. Les différents scénarios exposés dans le rapport s'inscrivent dans une démarche progressive. Il me semble ainsi compliqué d'aller au scénario 3 sans avoir au préalable exploré les scénarios 1 et 2, c'est-à-dire travaillé en amont d'abord sur une simplification des réglementations, puis sur l'homogénéisation des procédures de gestion au sein des différents organismes. Parfois, même sur des processus assez similaires, on ne demande pas exactement les mêmes pièces justificatives, on ne considère pas les revenus sur des durées identiques, on n'a pas exactement la même définition de ce qu'est un foyer. Ce constat vaut pour toutes les prestations.

La fusion de l'ensemble des minima sociaux ne pourra se faire sans au préalable un « nettoyage » et une homogénéisation à la fois de la réglementation et des règles de gestion.

Cette réflexion sur la simplification et l'intelligibilité des droits des assurés - notamment les droits maladie -, sur la qualité de service, enjeu très important, sur l'homogénéité territoriale des droits aux prestations, sur l'efficacité de notre gestion en matière de versement de ces prestations a conduit à l'ouverture de toute une série de chantiers.

Nous sommes en particulier extrêmement attentifs aux contreparties de cette simplification. Pour nous, la simplification de la réglementation et l'homogénéisation des règles doivent aussi permettre à terme un contrôle plus efficace. Nous rencontrons des difficultés avec certaines prestations soumises à une réglementation assez complexe. Par exemple, une demande de CMU-C nécessite quatorze pièces justificatives, ce qui rend les procédures de contrôle très difficiles à mettre en place.

La marche vers un revenu de base et une homogénéisation des règles doit aussi permettre un renforcement et une simplification des contrôles qui sont menés parce qu'une réglementation complexe, ce sont aussi des droits compliqués à contrôler ; c'est donc source éventuellement d'inégalités et d'injustices.

L'assurance maladie prend également part aux réflexions menées, notamment par le ministère des affaires sociales, sur la mise en place de portails numériques permettant aux assurés d'accéder rapidement et simplement à l'ensemble de leurs droits sociaux, sans pour autant permettre l'ouverture automatique de droits, contrairement à ce que suggère le rapport Sirugue. Toujours est-il que l'assuré pourrait avoir accès à l'ensemble de ses prestations et de ses droits, quels que soient la branche et l'organisme de sécurité sociale concernés.

Nous menons également une réflexion avec le ministère des affaires sociales sur la simplification et l'harmonisation des conditions d'attribution de la CMU-C : comment réduire le nombre de pièces justificatives exigées ? Comment lier le versement de cette prestation à certaines autres prestations de manière automatique, ce que nous faisons déjà pour les bénéficiaires du minimum vieillesse dont l'accès à la complémentaire santé est automatiquement renouvelé ? Nous travaillons donc sur une simplification de l'accès pour les assurés et pour simplifier la gestion pour nous.

M. Bernard Tapie, directeur des statistiques, des études et de la recherche de la Caisse nationale des allocations familiales . - En premier lieu, je dresserai un diagnostic assez rapide de la situation actuelle du point de vue de la CNAF, puis j'évoquerai des travaux de simulation que nous avons menés pour savoir comment il serait possible de créer un revenu universel garanti et dans quelle mesure on pourrait passer de ce revenu universel garanti à un revenu de base sans trop toucher à l'effort de redistribution aujourd'hui consenti.

Je précise que ces travaux d'analyse et de recherche, ces simulations n'expriment en aucun cas la position de la CNAF sur les sujets qui nous intéressent aujourd'hui.

Dans ce domaine, les prestations gérées par les CAF, il existe 18 000 règles de droit ! Par ailleurs, nous avons étudié, pour presque toutes les prestations que nous versons, ce qui se passe quand on gagne un euro de plus, si elles baissent, si elles augmentent. Jusqu'à un niveau très faible de revenus, c'est le RSA qui s'applique ; ensuite, c'est un enchevêtrement : prime d'activité, fin de forfait logement, puis déclenchement du bonus de la prime d'activité, etc. L'enchevêtrement de ces prestations, si on les met en relation avec les revenus, a de quoi surprendre : on peut s'interroger sur les effets incitatifs sur les ménages modestes.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Il y a plusieurs seuils.

M. Bernard Tapie . - Non seulement il y a plusieurs seuils, mais en plus ils ne sont pas très rationnels : quand on passe de 200 euros à 250 euros de revenus, le taux marginal d'imposition baisse, tout simplement parce que les dispositifs n'ont pas été conçus pour s'impliquer les uns dans les autres.

Si l'on revient à la question d'un revenu garanti ou d'un revenu de base, de quoi parle-t-on ? On ne peut s'en tenir aux seuls minima sociaux, il existe des prestations qui viennent les compléter tout de suite : je pense, par exemple, aux allocations logement, que touchent un grand nombre de bénéficiaires des minima sociaux. Et puisqu'elles ne sont pas comprises dans la base ressources, il s'agit presque d'un supplément de minimum social pour les locataires.

Dans nos travaux d'analyse, nous avons scindé les prestations en prestations en direction des ménages modestes et prestations généralistes. Parmi les prestations en direction des ménages modestes, on distingue les allocations logement - environ 6 millions de bénéficiaires -, le RSA socle, la prime d'activité, l'AAH, la majoration pour la vie autonome, l'allocation de base, le complément familial, l'allocation de rentrée scolaire, l'allocation de soutien familial, l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé. Dans notre modèle de simulation, nous avons intégré l'allocation de solidarité aux personnes âgées.

Cela représente une enveloppe globale de 45,4 milliards d'euros. L'effet incitatif de l'ensemble ne semble pas très clair quand on effectue une simulation avec variation des revenus : parfois, un euro supplémentaire de revenus conduit à une baisse des prestations et à l'effet inverse juste après.

Plutôt que d'envisager un revenu de base, nous avons plutôt envisagé un revenu minimum garanti, en déterminant son montant possible, à enveloppe constante. Dans nos simulations, nous avons retenu 900 euros, et nous avons constaté que l'impact serait très fort sur la pauvreté : en retenant un seuil de pauvreté à 50 % du revenu médian, on passerait de 8 % de la population à 2 %. Au moins sur cet objectif de politique publique de réduction de la grande pauvreté, cette manière de procéder serait intéressante.

Nous n'avons pas simulé un revenu universel garanti qui soit complètement uniforme, quelle que soit la situation du foyer : nous avons majoré ces 900 euros de 40 % dans le cas de la présence d'un handicapé, de 10 % dans le cas d'un parent isolé, inclus des majorations pour les enfants, certaines zones géographiques, etc.... Nous avons ainsi créé un revenu minimum garanti « familialisé » pour tenir compte de la situation du foyer qui pourrait en bénéficier.

Ce revenu mettrait fin à certaines incohérences du système actuel. Par exemple, aujourd'hui des foyers des déciles 5, 6 et 7 qui bénéficient actuellement de l'allocation logement n'en bénéficieraient plus. Elles en bénéficient pour des raisons liées à la réglementation : les ressources qu'on considère pour l'allocation logement sont les ressources de l'année n-2 ; même si vos ressources ont évolué entre-temps, vous pouvez donc continuer à bénéficier de l'allocation logement. Toutes ces anomalies ou scories dues aux différentes réglementations disparaîtraient pour une plus grande cohérence dans la distribution de ces prestations.

Comment passe-t-on à un revenu universel ? La première solution consiste à dire que ces 900 euros « familialisés » pourraient être versés à tout le monde, ce qui serait beaucoup plus coûteux qu'un revenu minimum garanti. Par conséquent, il faudrait mettre en place un prélèvement. Nous avons retenu l'hypothèse d'une flat tax , d'un taux forfaitaire de 40 % sur les revenus, c'est-à-dire en fait à la base « ressources » du RSA. Coût : entre 440 et 450 milliards d'euros.

Toujours est-il que ce n'est pas le coût réel, puisque des gens vont recevoir 900 euros « familialisés » tout en étant ponctionnés de ces 40 %. Pour une grande partie de la population, ce sera neutre, c'est-à-dire qu'ils seront ponctionnés à peu près de ce qu'ils recevront. En gros, à partir du décile 5 jusqu'au décile 9, le système est quasi neutre. Évidemment, le décile 9 se retrouvera très affecté par ce prélèvement sur les revenus et les déciles du début de distribution bénéficieront à plein des 900 euros et seront très peu ponctionnés.

Ce qu'il faut donc regarder, ce n'est pas le coût du prélèvement, mais le coût pour les perdants, ceux qui vont devoir contribuer à ce versement à tous de 900 euros. Ce coût est de 100 milliards d'euros ; c'est le montant de l'effort redistributif que doit consentir le pays, en particulier les personnes des déciles 8, 9 et 10, pour pouvoir assurer ce revenu universel de base s'il est financé de cette manière.

Nous avons étudié un deuxième scénario, celui d'un revenu universel de base quasi fictif. Il consisterait à verser 900 euros à tout le monde, mais pour ceux qui n'avaient pas ce revenu, on ponctionnerait leurs ressources de telle manière qu'ils le perçoivent réellement - ceux qui n'ont pas de ressources recevront 900 euros, et à ceux qui ont 50 ou 100 euros de ressources, on versera les 900 euros mais leurs ressources seront ponctionnées au titre du financement du revenu universel. Tous les autres seront ponctionnés exactement du revenu de base. Et donc le coût est exactement le même que celui du revenu universel garanti, à savoir 45 milliards d'euros.

En fait, il est possible de procéder progressivement. On peut partir exactement de l'effort de redistribution d'aujourd'hui et dire qu'on crée un revenu minimum garanti. On pourra l'appeler revenu de base dès lors qu'on se sera mis d'accord sur la manière dont il est financé. Dans un second temps, il sera possible de faire varier la manière dont ce revenu de base est financé pour rendre ce financement plus progressif, et non forfaitaire.

De ces travaux exploratoires, nous tirons trois conclusions.

Premièrement, il nous semble qu'une fusion des prestations versées aux ménages modestes permettrait de clarifier les objectifs de politique publique assignés aux prestations versées à ces ménages. Fusion pour faire soit un revenu garanti, soit une allocation unique d'activité : nous avons aussi étudié la possibilité de procéder par analogie avec la prime d'activité, c'est-à-dire de prévoir un montant forfaitaire de base, les gens gardant ensuite, en fonction de leurs ressources, 50 % de ce qu'ils ont gagné pour les inciter au travail.

Deuxièmement, en termes de simplification et de gestion, nous savons gérer la prime d'activité par un accès direct par internet, et la d éclaration sociale nominative nous permettra un accès simplifié aux ressources. Il nous semble que la partie revenu universel garanti serait gérable dès lors que les Français concernés accepteraient de faire une déclaration trimestrielle de ressources. Ainsi, en ce qui concerne la prime d'activité, le niveau d'acceptation est très haut comme le montre le doublement du taux de recours entre le RSA activité et la prime d'activité alors que la prestation a assez peu varié finalement. La manière de dispenser le droit, c'est-à-dire de permettre aux gens de procéder depuis chez eux, est essentielle et cette modalité de dispensation serait finalement assez efficace pour garantir le recours.

Troisièmement, si l'on dit qu'il est souhaitable de fusionner l'ensemble des prestations versées aux ménages modestes - vous avez noté que je n'ai pas parlé des allocations familiales -, le passage au revenu universel de base est un passage simplement « paramétrique », dans la manière dont on le finance ; ce n'est pas un big bang .

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Ces réflexions et ce travail, même s'ils n'ont pas encore abouti, sont très intéressants.

Mme Patricia Chantin, responsable des relations parlementaires et institutionnelles de la Caisse nationale des allocations familiales . - Il est peu probable que les frais de gestion de ce revenu universel ou minimum soient inférieurs à ce qu'ils sont aujourd'hui pour les 75 milliards d'euros que nous gérons, à savoir 2,5 %, ce qui est assez bas surtout au regard de nos 18 000 règles de droit applicables à la vingtaine de prestations que nous distribuons, d'autant plus qu'une part de nos allocataires, notamment les plus précarisés, ceux qui touchent le RSA, peuvent connaître deux changements de situation chaque mois. Nous gérons donc des situations extrêmement complexes. L'objectif est certes une simplification maximale pour les allocataires - de fait, nous attendons avec impatience la DSN, promouvons la dématérialisation et l'accompagnement vers plus de numérique -, mais la réalité d'aujourd'hui, c'est l'extrême complexité de l'ensemble des règles de droit régissant ces prestations. On ne peut pas expliquer à un allocataire qui touche un certain nombre de prestations comment l'on calcule une aide au logement ; ce calcul se fait automatiquement au moyen de systèmes informatiques extrêmement complexes. Une plus grande simplicité permettrait sans doute aux gens de mieux comprendre comment fonctionnent ces prestations et comment elles sont financées.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Tout ce qui a été dit sur la manière d'envisager un revenu de base compte tenu du maquis actuel des allocations est très intéressant. Vous avez tous employé le mot « simplification » ; cette piste possible est envisagée par tout le monde, à commencer par M. Sirugue dans son rapport, sans compter que l'idée même de revenu universel sous-tend cet objectif de simplification, tout en offrant une protection à ceux qui le percevraient.

D'après ce que j'ai compris des propos de M. Rivoisy, le revenu universel, le revenu de base, ne favoriserait pas le retour à l'emploi : il n'aurait un effet ni négatif ni positif, pour dire les choses un peu brutalement. L'attribution d'aides spécifiques, comme les bons de transport, aiderait plus au retour à l'emploi que l'attribution d'un revenu à proprement parler. J'ai entendu dire également qu'il serait possible de regrouper les allocations. Cela recoupe certaines études faites par les défenseurs du revenu de base, notamment le Mouvement français pour un revenu de base et l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence, selon lesquelles on pourrait passer des prestations actuelles à une sorte de revenu à la condition de solliciter l'impôt des plus riches.

M. Alain Vasselle . - Parce qu'ils n'en paient pas déjà assez ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je n'en tire aucune conclusion ; je constate simplement que cela recoupe les projections du MFRB, de l'AIRE ou de Génération libre : il faut bien faire payer quelqu'un si l'on veut mettre en place un revenu universel.

Un revenu universel servirait-il le retour à l'emploi ? La question est ouverte. Pôle emploi dit que ce n'est pas évident, qu'il n'y a pas de corrélation évidente ou immédiate avec le retour à l'emploi, même s'il est possible de le servir à tout le monde sous certaines conditions. On peut envisager de distribuer autrement les 45 milliards d'euros déjà distribués à condition de recourir à l'impôt.

M. Bernard Tapie . - J'ai dit que si l'on veut verser un revenu universel de base, il faudrait ponctionner (en net du revenu de base) 100 milliards d'euros sur les plus riches au moyen d'une flat tax . Ensuite, j'ai dit qu'on pouvait aussi envisager un financement différent par prélèvement forfaitaire du montant du revenu de base aux foyers qui ont des ressources supérieures, ce qui reviendrait à créer un revenu garanti universel ou un revenu minimal garanti, qui ne coûterait que 45 milliards d'euros, c'est-à-dire l'effort qui est aujourd'hui consenti pour la redistribution.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Cela signifie-t-il qu'on distribue à tout le monde 900 euros ?

M. Bernard Tapie . - On distribue à tout le monde 900 euros, mais la manière de financer cette mesure est différente entre les deux scenarios : le financement du revenu universel dans le second scenario, pour les personnes qui ont plus de 900 euros de revenus, est exactement égal au montant du revenu universel ; en gros, il s'agit de donner 900 euros et de reprendre 900 euros ! L'intérêt de ce scénario, c'est de montrer qu'on peut avancer vers le revenu universel en partant d'un revenu garanti. Ensuite, petit à petit en changeant le mode de financement, on pourrait avancer véritablement vers un revenu universel.

M. Jérôme Rivoisy . - Je voudrais préciser mon propos. Mon raisonnement était plutôt a contrario . Les études menées par des économistes vous éclaireront davantage - vous pourrez ainsi solliciter M. Jean Pisani-Ferry que vous auditionnez cet après-midi -, en particulier l'étude menée pour évaluer le RSA. La question qui a été soulevée a été de savoir si un revenu minimum avec des obligations d'insertion variables était de nature à « désinciter » le retour au travail. Ces études, qui n'émanent pas de Pôle emploi, avaient plutôt conclu qu'il n'y avait pas d'effet « désincitatif ».

J'ai raisonné en l'état actuel du droit, c'est-à-dire en l'absence de revenu minimum universel. J'ai simplement dit que l'aspect « revenu », qui peut être une contribution tout à fait positive au profit de personnes dans le cadre de leur recherche d'emploi, n'était pas la seule donnée ; je l'ai relativisée, en l'articulant autour des deux objectifs que vous aviez cités en introduction, à savoir la lutte contre la pauvreté et le retour à l'emploi, qui nécessitent bien d'autres actions que le seul versement d'un revenu, en particulier des aides spécifiques, éventuellement ciblées.

Il faudra mesurer les effets de ce revenu universel s'il est créé et mettre en place des actions d'accompagnement intensif pour lever une série de freins, de difficultés. Pôle emploi en prend certaines à sa charge ou bien agit de conserve avec les départements et les travailleurs sociaux. En particulier, les actions de formation sont importantes pour remettre en adéquation des publics éloignés de l'emploi avec la réalité du marché du travail.

Je relativisais la notion de revenu minimum dans l'ensemble des actions concourant au retour à l'emploi des publics les plus éloignés. Mais n'en tirez pas la conclusion qu'un revenu minimum aurait un effet négatif ou serait sans effet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous nous demandons si cette réflexion est valable pour l'ensemble des publics : les jeunes ou les seniors proches de la retraite, qui éprouvent des difficultés pour retrouver un emploi.

Certes, il existe des dispositifs, notamment l'ASS, pour ceux qui ne perçoivent plus d'indemnités chômage. S'agissant des jeunes, une expérimentation est menée à travers la « garantie jeunes », laquelle n'est pas sans contrepartie en termes d'accompagnement, d'animation et de formation. Peut-on mesurer l'impact sur le retour à l'emploi de certains publics plus touchés par le chômage que la moyenne des Français ?

M. Alain Vasselle . - Je voudrais rebondir sur deux points.

Premièrement, le retour à l'emploi. Vous nous avez expliqué que les études qui ont été conduites démontraient que la mise en place d'un revenu universel n'aurait pas d'effet, ni dans un sens ni dans l'autre, sur le retour à l'emploi. Ces études ont-elles bien intégré les droits connexes ? Lorsque Martin Hirsch, alors Haut-Commissaire du Gouvernement, avait travaillé sur le RSA, notre ancienne collègue du Nord Sylvie Desmarescaux et moi-même l'avions régulièrement interpellé sur ce point et nous sommes restés quelque peu sur notre faim, car on nous a expliqué qu'il était extrêmement difficile de connaître la réalité de ces droits connexes. Or il apparaît que l'ensemble formé par l'addition de ces droits connexes au revenu minimum pourrait avoir un caractère « désincitatif » sur le retour à l'emploi.

Deuxièmement, la contribution financière des Français au financement des 45 milliards d'euros pourrait être neutre pour ceux qui ont un revenu relativement élevé - vous avez avancé le chiffre de 900 euros : on leur donnerait un revenu de base de 900 euros, lesquels seraient redistribués à travers la fiscalité. Êtes-vous allé jusqu'à réfléchir sur les modalités de prélèvement de ces 900 euros ? Sauf à ce que le prélèvement à la source change complètement la donne, on paie des impôts en fonction de son revenu et selon un barème progressif. Ce prélèvement pourrait-il être calé sans hausse importante de la fiscalité pour ceux qui payent l'impôt ?

Enfin, avez-vous apprécié les conséquences de la fusion de tous ces minima sociaux sur le revenu des handicapés ? M. Valls a déclaré qu'il allait inscrire cette fusion dans le programme présidentiel socialiste, puis j'ai lu qu'il avait fait marche arrière et que l'idée d'un revenu de base était pour le moment écartée. D'après l'analyse que j'avais faite de cette proposition, j'en étais arrivé à la conclusion que ce revenu de base serait inférieur à ce que perçoivent actuellement les handicapés. Aujourd'hui, on parle d'un revenu d'environ 600 euros, alors que les handicapés perçoivent un revenu compris entre 800 euros et 900 euros.

M. Jérôme Rivoisy . - Je faisais allusion aux études menées par le comité d'évaluation mis en place après la généralisation du RSA, postérieurement à la loi de 2008. Il s'agissait de montrer si celle-ci pouvait être de nature à avoir des effets soit incitatifs, soit « désincitatifs ». Sauf erreur de ma part, ces études étaient centrées sur le RSA sans envisager les droits connexes, question plus délicate à traiter. Les effets incitatifs étaient considérés comme plutôt positifs, mais limités, et les effets « désincitatifs » comme négligeables. Ces travaux remontent à une période comprise entre 2009 et 2011.

M. Bernard Tapie . - Les simulations que j'ai relatées ne sont pas celles qu'a faites le Gouvernement pour étayer les annonces de Manuel Valls. Dans notre simulation, les handicapés ne percevraient pas moins que ce qu'ils perçoivent aujourd'hui. Nous avons prévu une majoration de ce revenu minimal garanti qui leur permettrait de toucher autant. En revanche, l'AAH a une partie « familialisée » beaucoup plus avantageuse que le RSA, ce que nous n'avons pas retenu : ainsi, les enfants non handicapés sont pris en compte dans le calcul de l'AAH de manière beaucoup plus favorable que pour le RSA. De fait, le mode de « familialisation » que nous avons retenu est le même que celui qui s'applique à l'ensemble des ménages.

Ensuite, vous nous avez demandé si nous serions en mesure de gérer un scénario de type revenu universel de base avec une ponction égale à son montant pour les gens disposant de revenus supérieurs à ce seuil.

Premièrement, il s'agit d'une simulation et nous n'avons pas envisagé tous les cas de figure, mais nous avons quand même étudié la question.

Deuxièmement, je ne suis pas certain que le scénario serait affiché ainsi, car, sur le plan politique, il ne serait pas très vendeur d'annoncer à ceux qui touchent plus de 900 euros qu'ils se verraient appliquer un prélèvement exactement égal au revenu universel qui leur serait attribué. Ce scénario existe simplement pour envisager le passage d'un revenu minimal à un revenu universel de façon paramétrique.

Troisièmement, s'il le fallait, nous le gérerions dans le cadre de la déclaration de ressources faites par les personnes : on leur dirait qu'elles ont droit à un revenu universel de tel montant, qui sera grevé d'une contribution égale à son montant compte tenu de leurs ressources.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Par un mécanisme de crédit d'impôt.

M. Pascal Émile . - Je ne veux pas qu'on se trompe de débat : la question de l'aide au logement dans la simulation de la CNAF est un sujet majeur, étudié de très nombreuses fois. Son effet de levier est très important dans l'ensemble des politiques publiques. La clarification des aides au logement et celle des attributaires dans le cas d'une intégration à un revenu garanti ou à un revenu minimal permettraient de recentrer la politique de l'aide au logement, mais il faut en mesurer toutes les conséquences : je parle là des personnes âgées percevant le minimum vieillesse, lequel est cumulable avec l'aide au logement. On pourrait se trouver face à des difficultés significatives.

M. Alain Vasselle . - Pareil avec les handicapés !

M. Pascal Émile . - Aujourd'hui, malgré tout, les populations retraitées ont des revenus équivalents à ceux des actifs, voire supérieurs si l'on inclut le patrimoine.

Monsieur le président, vous évoquiez tout à l'heure les 18-25 ans, qui sont aujourd'hui une cible majeure quand on parle de revenu minimum. Ces questions d'une correcte répartition entre les différentes classes d'âge et des grands équilibres devront être regardées attentivement. Ce qui compte, c'est le revenu disponible après déduction de l'ensemble des charges. Cette question du logement est très complexe parce que, suivant les zones d'habitat, les contraintes sur les budgets familiaux ne sont pas les mêmes.

Deuxième sujet, celui de la « familialisation », question récurrente et importante. C'est une source de difficulté aujourd'hui dans nos modes de gestion : à partir du moment où il faut en permanence vérifier le revenu familial ou le revenu individuel, la vie commune ou l'absence de vie commune, le partage entre droits individuels et droits « familialisés » est une vraie ligne de césure et, dans une perspective de revenu de base, il faudra mener toutes les études ad hoc . Le souci de rationalité et de simplification plaiderait en faveur d'un revenu individuel, cependant que celui de l'équité plaiderait plutôt en faveur de la « familialisation », celle-ci étant néanmoins source de complexité.

M. Bernard Tapie . - Dans nos simulations, nous avons vérifié que les handicapés ne toucheraient pas moins que ce qu'ils perçoivent actuellement avec l'AAH. Quant aux personnes âgées qui toucheraient une allocation logement et le minimum vieillesse, elles ne percevraient pas moins dans notre simulation que ce qu'elles perçoivent aujourd'hui.

À ces 900 euros s'ajoute un certain nombre de majorations pour enfant, pour handicap, pour personne âgée : le revenu est « familialisé ». Une personne seule, non handicapée, non âgée, percevra 900 euros.

M. Alain Vasselle . - Les droits à la CMU seraient-ils maintenus ?

M. Bernard Tapie . - C'est un point que nous n'avons pas étudié.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Dans le rapport spécifique de la Cour des comptes de l'an passé, ce point a été largement évoqué.

Mme Delphine Champetier . - Avec la mise en place de la protection maladie universelle l'an dernier, la couverture maladie universelle de base disparaît : la protection maladie devient universelle sous conditions soit d'activité, soit de résidence stable et régulière. Il n'y a donc aucune remise en cause. Ensuite, s'agissant de la CMU-C, elle est attribuée sous conditions de ressources - quatorze pièces justificatives, un formulaire très compliqué à remplir et des situations de non-recours contre lesquelles nous luttons activement. La simplification de l'attribution de ce droit est à l'étude avec le ministère.

M. Jérôme Rivoisy . - Je ne connais pas cette expérimentation menée en Finlande, et que vous avez mentionnée, monsieur le président, sur les chômeurs éloignés de l'emploi en lien avec un revenu de base. Quand j'évoquais tout à l'heure, en référence à l'exemple finlandais, l'expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée », j'ai dit qu'elle n'incluait aucune dimension revenu de base ou revenu minimum puisque les chômeurs de longue durée qui auront été repérés et qui trouveront un emploi dans une entreprise dite « à but d'emploi » seront payés au SMIC une fois qu'ils seront en situation de travail. C'est indépendant de leur position au regard du régime d'indemnisation ; ils doivent simplement être chômeurs de longue durée. Certains continueront d'être indemnisés à un titre ou à un autre, mais le principal objectif est de les faire basculer dans une situation d'activité.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - On transfère à l'entreprise les allocations qu'ils touchaient avant d'être embauchés.

Cela reste une piste ; elle a été soumise hier à la mission, qui l'a approuvée, mais ses objectifs et son périmètre n'ont pas encore été définis ; il reste donc beaucoup de questions à traiter si tant est que cette piste nous paraisse possible à mettre en oeuvre, tant il serait vain de s'engager dans une voie totalement biaisée.

Ce que vous évoquiez tout à l'heure pourrait peut-être faire l'objet d'une expérimentation. Ce sera difficile, même si la direction du Trésor a semblé estimer qu'il pourrait y avoir des dérogations de manière à pouvoir moduler l'impôt, sur un territoire donné, pour un public bien défini. Cependant, je ne vois pas trop comment procéder dans la mesure où l'impôt concerne tout le monde, pas seulement des échantillons de population. Toute expérimentation comporte des biais difficilement surmontables.

Néanmoins, nous nous interrogeons sur la possibilité de mener une expérimentation plus ciblée sur les populations jeunes et vos remarques nous sont très précieuses à cet égard : elles doivent nous permettre de cadrer, de baliser une éventuelle expérimentation. De fait, nous serons peut-être amenés à nous adresser de nouveau à vous pour définir un cadre d'expérimentation.

S'agissant des « territoires zéro chômage de longue durée », le Fonds présidé par M. Louis Gallois est chargé d'élaborer précisément le cadre de l'expérimentation. Si nous nous engagions dans cette voie, nous ferions quelque chose d'analogue. Nous avons d'ailleurs auditionné des représentants de l'Agence nouvelle des solidarités actives, qui cadre bien le processus d'expérimentation sociale. Nous devons nous en inspirer fortement.

M. Bernard Tapie . - Le prochain projet de loi de finances prévoit-il cette expérimentation ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous n'en sommes pas encore là ! La direction du Trésor nous a simplement expliqué que, dans certaines conditions, il serait possible d'accorder des dérogations dans un cadre constitutionnel. On a souvent entendu que le principe d'égalité devant l'impôt interdisait toute dérogation ; or il semble que des aménagements soient possibles.

Mesdames, messieurs, je vous remercie.

B. AUDITION DE M. JEAN-PISANI-FERRY, COMMISSAIRE GÉNÉRAL DE FRANCE STRATÉGIE

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Mes chers collègues, nous accueillons cet après-midi M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie, que je remercie de prêter aimablement son concours aux travaux de notre mission d'information sur le revenu de base.

Ce n'est pas à vous, monsieur le commissaire général, que j'apprendrai ce qu'est un revenu de base ; au reste, il en existe de nombreuses définitions, et ceux qui en défendent l'idée le font au nom d'objectifs variés.

La question, ancienne, de l'instauration d'un revenu de base connaissant depuis quelque temps une nouvelle actualité dans notre pays, il était opportun que le Sénat s'y intéresse de plus près, ce qu'il a décidé de faire sur l'initiative du groupe socialiste et républicain et de Daniel Percheron, rapporteur de notre mission d'information.

Nous nous efforçons de clarifier la notion de revenu de base, de passer en revue les expériences qui sont menées et les idées qui sont avancées, non seulement en France mais dans le monde entier, et d'examiner les modalités de financement d'un tel dispositif. Notre objectif est de trouver un chemin pour que cette idée, à supposer qu'elle soit recevable et intéressante, puisse être acclimatée dans notre pays, où 34 % du PIB sert à la protection sociale.

Les organismes distributeurs des allocations, dont nous avons entendu ce matin les représentants, réfléchissent eux-mêmes à la question, en particulier la Caisse nationale des allocations familiales. Leur réflexion prend appui sur le rapport Sirugue, mais dépasse celui-ci, tentant de trouver une voie de passage vers l'instauration d'un revenu de base en France.

En ce qui nous concerne, nous pensons qu'il faudrait mener une expérimentation ; les membres de la mission d'information s'accordent tous sur ce principe. Reste à définir le cadre précis de cette expérimentation, mais également ses objectifs, car aucune évaluation sérieuse ne pourra être opérée si les buts ne sont pas clairement formulés.

De ce point de vue, tout le monde s'accorde à penser qu'un revenu de base devrait servir la lutte contre la pauvreté, qui est un objectif national, mais aussi le retour à l'emploi. De fait, on objecte fréquemment que la distribution d'un revenu à tout le monde n'inciterait pas à reprendre un travail ou, s'agissant des jeunes, à en prendre un.

Pour mener ce travail de défrichage qui, nous l'espérons, sera utile à la collectivité, nous comptons sur votre aide, monsieur le commissaire général, et sur celle de France Stratégie, dont les travaux touchent au coeur des questions qui nous préoccupent.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Monsieur le commissaire général de France Stratégie, organisme chargé du sens pour la République, nous vous accueillons avec un respect et un plaisir très grands.

Hier après-midi, les représentants de la direction du Trésor nous ont parlé de centaines de milliards d'euros à propos du revenu universel inconditionnel pour tous les Français. Nos interlocuteurs disaient ne pas vouloir nous influencer, mais ils jonglaient si habilement avec les grands nombres que l'on peut se demander si les successeurs de M. Trichet ou les contemporains de M. Musca - qui joua dans le sauvetage de l'Europe lors de la crise de 2007-2008 un rôle qu'il ne faut pas oublier - ne nous disaient pas : « attention !»

Nous les écoutions avec d'autant plus d'intérêt que nous rentrions de Finlande, où le gouvernement nouvellement élu a annoncé : « faisons-le ! » Il est vrai que l'expérimentation qu'il a lancée porte sur 3,5 millions d'euros par an et un échantillon de 2 000 personnes, constitué en particulier de chômeurs parmi les plus éloignés de l'emploi.

Hier, sur BFM, un commentateur heureux disait du revenu universel ce que tout le monde en dit : que c'est une nouvelle approche, qui donne du temps pour vivre et renouvelle la manière de redistribuer. Reste à savoir si la France sociale, qui doute face à la mondialisation, peut progressivement se faire à l'idée, expérimentée lentement mais sûrement, du revenu universel inconditionnel.

Par ailleurs, ne perdons pas de vue que, depuis vingt ans, nous avons, collectivement, un peu sacrifié la jeunesse : tandis que les dépenses sociales rapportées au PIB ont augmenté d'environ 23 % pour les seniors, elles ont diminué de près de 2 % pour les 18-25 ans. Or, même si elle doute, la France renouvelle ses générations, contrairement à l'Allemagne.

Monsieur le commissaire général, que pensez-vous du revenu universel inconditionnel et de l'idée de l'expérimenter, ou encore de l'idée d'instaurer un revenu pour les jeunes de 18 à 25 ans, qui, à l'heure actuelle, sont totalement exclus de notre protection sociale ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - À l'exception des étudiants boursiers.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Les deux Pas-de-Calaisiens que nous sommes, le président Vanlerenberghe et moi, avons beau être très modestes, nous animons peut-être l'une des seules équipes dans le monde, si l'on met de côté la Finlande, qui s'attache à cette belle idée qui vient de loin dans notre histoire : le revenu universel inconditionnel. Monsieur le commissaire général, nous allons vous écouter avec passion !

M. Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie . -Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir convié à m'exprimer devant vous sur le revenu universel.

France Stratégie n'ayant rien publié sur le sujet, et comme vous avez déjà mené un certain nombre d'auditions, j'ai cherché comment je pourrais vous être utile. Je ne crois pas que ce soit en vous exposant la généalogie intellectuelle de cette idée, car d'autres l'ont fait avant moi, et fort bien. Je ne crois pas non plus que ce soit en vous faisant peur avec des centaines de milliards d'euros ; la direction du Trésor fait cela très bien. Au demeurant, je me souviens d'un article de François Bourguignon et Pierre-André Chiappori qui, voilà une vingtaine d'années déjà, faisait état de chiffres à peu près identiques.

Je reviendrai tout à l'heure sur l'expérimentation et son évaluation ; je suis tout à fait d'accord avec l'idée que, pour mener une expérimentation et l'évaluer, il est essentiel d'avoir précisément défini les finalités visées. Lancer des expérimentations me paraît une bonne idée, dont on ne fait pas suffisamment usage dans notre pays. Et, en l'occurrence, je crois qu'il y a matière à expérimenter.

Je commencerai par examiner les finalités d'un tel dispositif. J'en vois trois possibles : répondre à une mutation du progrès technique, faire face à l'instabilité et à l'intermittence du revenu, réformer l'assistance sociale. On peut peut-être en trouver d'autres, mais je me concentrerai sur celles-ci, en considérant pour chacune d'elles la nature du problème, son degré d'urgence et le type d'instruments que l'on peut mobiliser.

La première finalité est peut-être celle qui donne le plus d'actualité à la question dans le débat public. Je veux parler de l'idée que nous allons vers un monde d'extrême inégalité dans la valorisation marchande du travail humain, et donc dans la distribution du revenu : le travail routinier ne vaudra plus rien, tandis que le travail complémentaire des machines et de l'intelligence artificielle vaudra beaucoup, de sorte que la distance entre la valorisation du travail par la sphère marchande et ce qu'on estime souhaitable du point de vue collectif, celui de la justice sociale, va se creuser jusqu'à l'insoutenable. Il y a là une différence, que Daniel Cohen vous a déjà signalée, avec le progrès technique que l'on a connu au XX e siècle, qui, au contraire, valorisait l'ensemble du travail humain.

La polarisation du marché du travail, si elle reste discutée, non seulement en France, mais aussi aux États-Unis, n'en est pas moins frappante dans ce dernier pays. Voilà vingt ans, on assistait à la destruction d'emplois peu qualifiés et à la création d'emplois qualifiés. Aujourd'hui, la courbe représentant l'évolution des créations d'emplois en fonction du niveau de salaire tend vers un « U » : des emplois sont créés dans le premier quartile des salaires, essentiellement dans le domaine des services à la personne, ainsi que dans le dernier, tandis que des emplois sont détruits au milieu. Cette polarisation de la répartition des emplois soulève la question de l'avenir des qualifications intermédiaires.

Or pour répondre à ce phénomène, s'il est avéré, nous ne disposons que d'instruments très imparfaits. En effet, les minima sociaux ne sont pas conçus à cette fin : ils ont été pensés pour répondre à des situations individuelles, des accidents de parcours et, selon la formule de Michel Rocard citée dans le rapport Sirugue, pour « permettre à ceux que notre société laisse partir à la dérive d'avoir droit une deuxième chance », ce qui n'a rien à voir avec l'évolution du progrès technique.

Dans notre système, ce ne sont pas les minima sociaux qui assurent un revenu décent, mais le SMIC à temps plein. Or cet instrument devient un obstacle dans une situation où ce type de travail est de moins en moins demandé par la sphère marchande. Si les qualifications intermédiaires, rémunérées au-delà du SMIC, sont elles aussi de moins en moins demandées, quel est le bon outil ?

Il s'agit de mettre au point un instrument de socialisation et de redistribution des gains de productivité adapté à une économie dans laquelle, pour pousser les choses à l'extrême, une partie du travail humain n'aurait tout simplement plus de valeur.

Remarquez que cet outil n'est pas nécessairement le revenu de base général universel et inconditionnel. Même dans la perspective que j'ai décrite, d'autres instruments sont envisageables : des subventions aux salaires, que d'une certaine manière nous pratiquons déjà sous la forme de nos allégements de cotisations sociales et que certains pays, comme l'Australie, ont mises en place, mais aussi ce qu'Anthony Atkinson a appelé le revenu de participation, un revenu de base conditionné à un engagement dans des activités socialement utiles, comme une formation, l'éducation des enfants, des tâches associatives ou la recherche d'un emploi.

Selon moi, il faut se demander si cette vision d'un progrès technique qui divise en dévalorisant toute une partie du travail humain est exacte ou excessive.

Assurément, on observe une polarisation aux États-Unis, ainsi que de fortes inégalités salariales, d'ailleurs souvent liées au lieu ou à l'entreprise où l'on travaille davantage qu'à des qualités individuelles. En effet, l'un des principaux déterminants de l'inégalité salariale aux États-Unis est aujourd'hui l'entreprise dans laquelle on travaille : celui qui a la chance de travailler chez WhatsApp ou dans une autre entreprise qui se développe et réalise des profits considérables n'est pas dans la même situation que la moyenne des salariés.

Toujours est-il qu'il ne faut pas exagérer ces évolutions, en particulier en ce qui concerne la France. De fait, on a un peu tendance à projeter ce qui se passe aux États-Unis sur la situation française, ce qui, certes, est souvent utile pour comprendre quelles évolutions sont à l'oeuvre, mais conduit fréquemment à des conclusions très exagérées lorsqu'on en vient à penser que la situation française est à l'image de l'américaine.

Ainsi, nous avons mis en évidence que la contraction de la classe moyenne, définie comme l'ensemble des personnes percevant entre les deux tiers et le double du revenu médian, n'est pas du même ordre dans les deux pays : la classe moyenne représente aujourd'hui moins de 50 % de la population américaine, contre plus de 60 % voilà vingt ans, mais encore à peu près les deux tiers de la population française. De manière générale, les inégalités ne se creusent pas de la même manière en France et aux États-Unis. Il faut donc se méfier de la vision un peu excessive d'un avenir et même, selon certains, d'un présent qui seraient identiques en France à ce qu'ils sont aux États-Unis.

La même prudence est de mise en ce qui concerne l'automatisation. Selon une étude d'Osborne et Frey, qui a connu une large diffusion, plus de 40 % des tâches seraient automatisables, de sorte que les emplois correspondants seraient directement menacés. L'OCDE a mené de nouveaux travaux, et nous-mêmes avons fait les nôtres à partir d'enquêtes sur le contenu des tâches : les chiffres qui en ressortent sont bien inférieurs.

Certes, ces questions se posent, mais il ne faut pas avoir une vision excessive qui conduirait à prendre des mesures radicales, en ayant à l'esprit une situation dans laquelle le revenu tiré de l'activité économique ne permettrait plus à toute une fraction de la population de vivre décemment.

La deuxième finalité sur laquelle je souhaite insister, moins souvent liée à la question du revenu de base, mais néanmoins importante, est la réponse à l'instabilité et à l'intermittence du revenu.

Il faut bien mesurer que le socle de notre protection sociale et de notre droit du travail est le modèle de l'emploi salarié stable et à temps plein. Or, d'ores et déjà, la prédominance de cette forme d'emploi est mise en cause par la multiplication d'autres statuts. Aujourd'hui, le CDI à temps plein ne représente plus que 60 % des personnes travaillant dans la sphère marchande ; les autres sont des salariés à temps partiel, des salariés en CDD ou des apprentis et des non-salariés. Bien sûr, on a répondu à ces autres situations ; mais, fondamentalement, notre système de protection sociale repose sur le modèle de l'emploi stable et à temps plein, dont la réalité s'éloigne de plus de en plus.

Quant aux transitions d'un emploi vers un autre, elles ne représentent que 44 % du total des transitions, exception faite des passages par l'inactivité. Dans les autres cas, les personnes passent par des phases dans lesquelles leur revenu est inévitablement affecté, dans un sens ou dans l'autre. Ces situations sont très concentrées sur les jeunes, l'entrée dans la vie active étant marquée par une forte instabilité.

Ce constat fait écho à l'observation de M. le rapporteur sur la manière dont notre système de protection sociale répond aux risques des différents types de population. Il répond bien aux risques du vieillissement, mais, aujourd'hui, il répond mal aux risques d'instabilité pour les jeunes.

Par ailleurs, on observe dans un certain nombre de pays un regain du travail indépendant. En France, on connaît bien le phénomène des auto-entrepreneurs. Au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, on a assisté à une remontée d'environ cinq points de la part des travailleurs indépendants dans la population active. La polyactivité se développe également : je veux parler des personnes qui occupent simultanément ou à des intervalles très courts des statuts différents.

Ces évolutions soulèvent toute une série de questions, dans la mesure où notre système de protection sociale continue de reposer sur un statut de salarié et un statut d'indépendant conçus sur le modèle d'autrefois, alors que la réalité se transforme assez fortement.

La question de l'avenir du travail se pose aussi de ce point de vue, celui des modes d'organisation du travail. En particulier, toute une discussion, très difficile à trancher, s'est engagée sur les plateformes. Pour ma part, j'ai tendance à penser qu'il ne faut pas sous-estimer les plateformes, qui substituent à l'entreprise de nouvelles formes de coopération porteuses d'innovations génériques, comme la constitution d'un marché biface, l'organisation des contributions des différents offreurs de travail sur un mode différent du système hiérarchique, celui d'une économie de petits producteurs soumis aux normes de la plateforme, et le contrôle de qualité via la notation par les utilisateurs, qui remplace l'appréciation par la hiérarchie.

Ainsi, au-delà des questions de réglementation et de statut fiscal, qui certes sont importantes, les plateformes induisent une innovation radicale dans l'organisation de la production et de la coopération entre les producteurs.

Ces évolutions ont pour conséquences que des personnes ont plusieurs employeurs à la fois, ou pas vraiment d'employeur, et sont dans une situation de dépendance par rapport à plusieurs plateformes. Au total, ces personnes se trouvent dans un statut hybride : d'un côté, elles sont extrêmement soumises aux normes de la plateforme et à la standardisation du service qu'elles fournissent, mais, de l'autre, elles ont d'une certaine manière une très grande liberté, puisqu'elles peuvent changer de plateforme, décider de leurs heures de travail et prendre d'autres décisions qui, dans le modèle traditionnel, relèvent de la hiérarchie de l'entreprise.

Nous avons réfléchi aux types de réponses envisageables et identifié trois modèles possibles.

On peut d'abord essayer d'assimiler le nouveau statut à ce qui existe, en élargissant la définition du salariat pour faire entrer dans celui-ci ou dans le statut d'indépendant les nouvelles formes d'emploi. Ce bricolage à la marge peut sans doute suffire un certain temps, car les formes anciennes ont une capacité à assimiler des statuts nouveaux, mais, si le phénomène se développe, le cadre finira par ne plus correspondre à la réalité.

La deuxième réponse possible consiste à créer un statut intermédiaire. Des propositions en ce sens ont été avancées aux États-Unis, notamment par Alan Krueger. Il s'agit de considérer ces formes de travail comme un travail soumis du point de vue des normes de fourniture de services, mais libre du point de vue de la durée du travail. En d'autres termes, des procédures de négociation collective s'appliqueraient pour le premier aspect, tandis que le second serait traité selon les principes du travail indépendant. Cette solution présente l'inconvénient d'aggraver encore un peu plus le cloisonnement de la société.

La troisième solution serait de déterminer un statut de l'actif, en trouvant des réponses qui enveloppent les situations des salariés traditionnels et des indépendants. Il s'agirait d'élaborer un droit de l'activité professionnelle et des protections sociales. Du coup, on peut repenser à certaines formes de soutien au revenu pour couvrir des situations d'intermittence. En tout cas, dans de tels modèles, la protection sociale se détache de plus en plus de l'entreprise et du statut de salarié. Cette évolution est engagée depuis près de vingt ans, mais l'idée serait d'aller beaucoup plus loin.

Cette réflexion m'incite à faire le lien avec le compte personnel d'activité, le CPA. Aujourd'hui, ce dispositif a un potentiel, mais la réalité est très inférieure. On peut concevoir le CPA comme un instrument très ambitieux, mais on peut aussi le concevoir comme se limitant à la question de la formation et de la pénibilité, avec un réceptacle de droits et peu d'autonomie pour le salarié. On pourrait en revanche imaginer un CPA qui permette à l'actif d'être beaucoup plus autonome, avec une fongibilité des droits. Le titulaire peut, à un moment donné, « tirer » sur ces droits, pour se former par exemple. Le cas typique de fongibilité serait celui où quelqu'un a droit à quelques trimestres de chômage et serait autorisé à investir une partie de ces droits dans une formation.

Aujourd'hui, les droits sont séparés les uns des autres. Évidemment, on ne veut pas en mélanger certains avec d'autres, comme les droits liés à la santé. Le CPA peut être un instrument d'information sur la santé, mais il ne peut pas servir à transformer les droits en matière de santé en un je-ne-sais-quoi. En revanche, on peut créer une fongibilité, éventuellement asymétrique, pour d'autres droits, en favorisant certains types de comportements favorables à l'emploi. On peut aussi créer des dotations -c'est une dimension de capital qui s'invite dans ce débat - pour corriger les inégalités initiales, par exemple des inégalités de formation. On peut permettre de « tirer » sur ce capital ou même envisager des mécanismes de crédit.

Si l'enjeu est la forte variabilité du revenu, c'est-à-dire son instabilité, on n'est pas obligé d'y répondre par un instrument général qui couvre toutes les phases de la même manière, mais on peut essayer de construire des instruments spécifiques à partir du problème que l'on veut traiter, qui n'est pas nécessairement la réponse à l'évolution du progrès technique.

Le CPA peut être envisagé comme un instrument qui a une mémoire. Une allocation n'a pas de mémoire ; elle n'en a que dans la mesure où l'on arrive à un épuisement des droits. Le CPA a une mémoire, il permet de savoir comment vous êtes sortis de l'école, si vous avez fait usage d'un certain nombre de droits. Il accompagne donc mieux les différentes phases de la vie. La conception de cet outil amène à développer une réflexion sur la situation des jeunes, puisque l'idée est d'accompagner la sortie de l'appareil de formation, avec des situations individuelles très différentes.

La troisième finalité envisageable pour le revenu universel est liée aux perspectives de réforme de la protection sociale et vous y avez beaucoup réfléchi. Il me semble que la recherche de clarté, de portabilité, de décloisonnement et de lisibilité est très importante dans la phase actuelle. Je suis très frappé par le doute qui pèse sur la solidarité dans la société française. On fait semblant de croire que le mot « solidarité » nous unit encore, alors qu'il nous divise assez fréquemment. Les Français ne doutent pas de leur modèle social d'une manière générale, au moins pour la santé -c'est moins vrai pour les retraites, notamment pour les plus jeunes -, mais ils sont très critiques à l'égard des mécanismes d'assistance. Deux Français sur trois jugent que notre modèle social coûte trop cher ; ils sont huit sur dix à estimer qu'il y a des abus à l'égard des aides sociales et qu'il est souvent plus avantageux de ne pas travailler que de travailler.

Que cette méfiance ne reflète pas la réalité, que les Français surestiment massivement la fraude et sous-estiment le non-recours aux droits sociaux est une évidence, mais la réalité des perceptions compte malgré tout. L'idée que les abus constituent un vrai problème est bien ancrée.

Au-delà, la complexité crée une série de situations individuelles difficiles à justifier au regard de l'équité, le rapport Sirugue l'a bien montré. Il n'y a pas de raison que l'on ait des niveaux de prestations marginalement différents, du moins avec des sous-catégories. L'objectif de simplification, de clarté, de refondation d'une sorte de contrat collectif me semble important dans la phase actuelle. Nous ne sommes pas à l'abri d'une évolution à l'américaine : aux États-Unis, l'assistance a très mauvaise réputation. Cela s'explique notamment, comme l'ont montré certains chercheurs, par le fait que les Blancs pensent qu'elle bénéficie essentiellement aux Noirs. Une telle évolution ne doit pas être exclue en France.

Ces chercheurs s'étaient demandé pourquoi l'Europe et les États-Unis, qui sont issus d'une même histoire, ont divergé sur l'assurance sociale, comme on l'a bien vu lors des débats autour de l' Obama Care . La réponse qu'ils ont donnée était que la société américaine est beaucoup plus hétérogène. Nous ne sommes pas complètement immunisés contre ce genre de risque et l'objectif de clarté, de décloisonnement, de lisibilité, qui permet de fonder sur l'équité un contrat collectif auquel les Français adhèrent, est tout à fait important.

En ce qui concerne les jeunes, la couverture de leurs risques est une vraie question aujourd'hui. Le taux de pauvreté des plus de 60 ans est de 8 % ; il est de 15 % pour les 25-29 ans et de plus de 20 % pour les 18-24 ans. On constate donc une inversion des situations relatives par rapport à ce que nous connaissions dans le passé. L'étude des dépenses de protection sociale et d'éducation montre une déformation de la structure de la dépense, en partie inévitable compte tenu de la démographie, mais qui pose une question sur l'allocation des efforts entre les jeunes et les seniors. Par comparaison, l'Allemagne a réinvesti dans l'éducation et a économisé sur la protection sociale, quand nous avons fait l'inverse.

Certains risques, comme la vieillesse et la maladie, sont très bien couverts, alors que d'autres, notamment ceux liés à l'entrée dans la vie active et à l'instabilité des revenus, sont mal couverts. Ceux qui étudient ces questions disent que cette situation ne se traduit pas dans la consommation, mais c'est parce qu'il y a beaucoup de transferts à l'intérieur des familles. Or cela signifie que nous devenons une société d'héritiers : on transforme une inégalité entre générations en un renforcement de l'inégalité sociale, ce qui n'est pas souhaitable.

Il y a donc tout un champ de questions auxquelles vous devez relier vos interrogations. Les scénarios les plus ambitieux du rapport Sirugue sont intéressants. La faisabilité immédiate des réformes de ce type est incertaine. La question est de savoir vers quoi on veut aller : une unification, une simplification. On rejoint alors certaines des propositions sur lesquelles vous travaillez.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous avez été très pédagogue. Ce que vous avez dit sur le CPA est passionnant. Je voudrais vous interroger sur l'expérimentation : serait-il totalement absurde de donner à 20 000 jeunes de 18 à 25 ans, à la sortie du système éducatif, le droit d'utiliser un revenu universel de 560 euros par mois pendant trois ans, mobilisable en cas de difficulté ?

M. Jean Pisani-Ferry . - Il s'agirait donc de créer une forme d'assurance chômage destinée à sécuriser les parcours, sans lien avec l'accumulation de droits...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous avez parlé de fongibilité des droits, c'est la première fois que nous entendons cette idée.

M. Jean Pisani-Ferry . - Si vous voulez aller au bout de l'idée de fongibilité, il faut imaginer un système de points cumulables qui ouvre un droit de tirage, en formation, en activité socialement utile ou en revenu de soutien, sur une période assez longue.

Je pense beaucoup de bien de l'expérimentation, mais il faut résister à l'impatience, qui pousse à généraliser trop vite l'expérimentation, et à l'idée que l'on crée une injustice parce que tout le monde ne bénéficie pas en même temps du nouveau mécanisme. Il faut accepter l'idée que le temps d'évaluation du mécanisme n'est pas une insulte à l'égalité, mais une manière de bien utiliser les fonds publics. On peut même imaginer l'expérimentation parallèle de modalités différentes. Il faut surtout se donner des outils d'évaluation, afin de pouvoir tirer des leçons de cette expérimentation. En principe, il faut tirer au sort, parce que l'on ne peut pas se contenter de recourir au volontariat, sinon on expérimente dans les conditions les plus favorables, au risque de créer des biais.

Sous ces réserves, l'expérimentation ne me paraît pas déraisonnable.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Elle sera nécessairement incomplète, parce que l'on ne peut pas changer le contexte fiscal. L'expérimentation est financée par une dotation de l'État, mais cela ne correspond pas à la réalité. Selon le professeur Van Parijs, chantre du revenu universel, toute expérimentation est biaisée.

M. Jean Pisani-Ferry . - Si vous voulez réinventer l'ensemble de la fiscalité et de la protection sociale, vous ne pouvez pas expérimenter. Philippe Van Parijs a des convictions philosophiques très fortes et une pensée très structurée, je l'admire beaucoup, mais il ne cherche pas à réformer un dispositif, il veut réinventer le contrat social. Dans cette perspective, vous ne pouvez pas expérimenter, sauf à déplacer sur une île déserte une partie de la population.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - A contrario , nous avons entendu ce matin des représentants de la Caisse nationale d'allocations familiales, la CNAF. Selon eux, les 45,4 milliards d'euros qui sont distribués sous différentes formes d'allocations sociales pourraient permettre de créer un revenu universel à 900 euros. Ils ont modélisé ce projet, tout en reconnaissant que leur réflexion n'est pas encore aboutie. Dans le périmètre fiscal actuel, ils estiment que l'on peut parfaitement utiliser différemment ces 45 milliards, en évitant de défavoriser ceux qui en sont déjà bénéficiaires, tout en permettant la distribution d'une allocation universelle. En réalité, ceux qui paient des impôts ne toucheront rien, ce sera un crédit d'impôt ou un impôt négatif.

M. Jean Pisani-Ferry . - Le problème, c'est qu'il faut envisager l'effet d'équilibre général, comme diraient les économistes. Si votre réforme vous amène, pour des raisons de financement, à augmenter les prélèvements obligatoires, l'expérimentation n'apportera aucun enseignement.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Dans le cas que je mentionnais, on ne change rien. Il me semble que l'on s'approche de quelque chose de praticable. Cette idée méritera d'être creusée et elle croise certaines propositions du Mouvement français pour le revenu de base, le MFRB, ou de l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence, l'AIRE. Nous avons entendu Lionel Stoleru et Daniel Cohen qui défendent l'idée d'un crédit d'impôt et pensent que l'on pourrait arriver à quelque chose dans un délai de dix à vingt ans. Le projet qui nous a été présenté ce matin est progressif, mais pourrait être mis en place plus rapidement.

M. Alain Vasselle . - Dans votre esprit, quel est l'objectif visé avec la création du revenu de base ? S'agit-il de conforter dans leur situation celles et ceux qui bénéficient des minimas sociaux et de régler indirectement un problème de financement, ou bien s'agit-il, objectif beaucoup plus noble, de permettre à celles et ceux qui rencontrent aujourd'hui des difficultés de réintégrer la vie professionnelle et de dégonfler la somme importante consacrée à ceux qui sont devenus des marginaux, parfois de manière indépendante de leur volonté ? Pour certaines catégories, comme les handicapés, la solidarité nationale doit jouer, mais il existe de vrais assistés sociaux. Depuis des décennies, on a tout essayé pour les sortir de cette situation, avec le RMI, le RSA, les formations, un partenariat avec les départements, etc. Comment sortir de cette spirale infernale ? Vous avez évoqué ce fonds, qui est intéressant et sur lequel a rebondi le rapporteur de manière tout à fait pertinente, mais serait-il suffisant ?

M. Jean Pisani-Ferry . - Vous avez indiqué une finalité particulière. D'autres finalités sont mises en avant par les promoteurs du revenu de base. Il est d'ailleurs intéressant de voir que cette idée attire des gens porteurs de projets extraordinairement différents.

Par rapport à la finalité que vous avez indiquée, il y a eu beaucoup de débats sur l'efficacité des incitations pécuniaires. Je suis convaincu qu'elles ne suffisent pas, mais qu'il est toujours dangereux, d'une part, d'afficher des injonctions et, d'autre part, de créer des incitations pécuniaires qui ne correspondent pas à ce message. La responsabilité des institutions publiques est d'assurer une cohérence entre les finalités mises en avant et les incitations matérielles.

Je ne crois pas que les efforts des dernières années pour raboter les taux d'imposition marginaux parfois extraordinairement élevés, effort qu'il faut toujours reprendre en raison des multiples aides conditionnées à un état à un moment donné, même s'ils étaient nécessaires, aient été suffisants. Il faut des actions d'accompagnement et de développement.

Comme vous l'avez dit, monsieur le rapporteur, je me suis rendu récemment dans la région des Hauts-de-France. Si l'on compare le taux d'emploi, dans les pays qui vont bien en Europe, il est à 72 %, au niveau national, il est à 62 %, dans les Hauts-de-France, il est à 56 % et on tombe à 40 % dans certaines villes dans lesquelles la norme sociale s'est inversée, c'est-à-dire où il y a plus de chômeurs et d'inactifs que de gens au travail. Dans de telles situations, les incitations marginales ne suffisent pas. Ce n'est pas simplement en ajustant les curseurs que l'on parviendra à modifier la norme sociale.

M. Yves Rome . - J'ai apprécié vos propos sur le rejet profond de l'assistanat et le distinguo que l'on fait entre les inclus et les exclus du monde du travail tel qu'on l'imaginait. En revanche, vous n'avez pas suffisamment insisté, dans la deuxième partie de votre propos, sur la réalité des effets de la numérisation sur l'ensemble de l'économie, qui crée des emplois très qualifiés et peu qualifiés et détruit des emplois dans les catégories intermédiaires. J'ai trouvé votre approche un peu trop optimiste.

Toutes ces évolutions liées à l'intelligence artificielle, que nous avons du mal à définir, m'amènent à penser que la relation au travail doit être complètement refondée. La réflexion sur le revenu minimum doit s'inscrire dans cette refondation de la notion de travail ou d'emploi - il y a eu des rapports très intéressants sur ces questions, notamment celui de l'ancien directeur des ressources humaines de France Télécom. Un grand nombre de secteurs de l'économie sont touchés par l'uberisation et les plates-formes induisent une nouvelle relation de l'individu au travail.

Finalement, tout est affaire de financement. On ne pourra pas raisonner à volume constant, d'autant plus que l'uberisation de la société fait diminuer l'enveloppe qui servait au financement de la protection sociale, fondé sur le travail ou le salaire. Aujourd'hui, les plates-formes servent des salaires différés à des individus sans que leur protection soit prise en compte. Il est donc important d'élargir la réflexion à une nouvelle organisation de la relation de l'individu à la société, au travail et à l'emploi.

Les propos de Daniel Percheron m'amènent à dire que, si l'on veut lutter avec efficacité contre le rejet de la notion d'assistanat, la notion de contrepartie doit être mise en avant. J'ai apprécié ce que vous avez dit sur le CPA qui permet de compiler des mesures éparses et de les mobiliser à un moment donné, à condition que le demandeur accepte d'assumer des contreparties, en formation ou en activité sociale utile. Il faudra progresser dans deux directions : la mobilisation de la formation, pour réduire les inégalités initiales dans le parcours des individus, et la mobilisation de l'individu dans le corps social, avec des travaux d'intérêt général ou la participation à la vie associative, toutes activités qui contribuent au bien-être de l'ensemble de la société.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous avez beaucoup parlé de subventions aux salaires. Chez nous, les baisses de charges sociales représentent près de 60 milliards d'euros. J'ai toujours été séduit par ce que j'appelle le « théorème de Piketty ».

Thomas Piketty a comparé la population active des États-Unis et celle de la France. Il a expliqué qu'elles étaient des poupées gigognes, sauf dans deux domaines essentiels, l'hôtellerie-restauration et le commerce et la distribution, où les États-Unis ont quatre fois plus d'emplois que nous. Cette notion de subvention aux salaires ou de revenu de base - celui-ci peut en effet être interprété comme une subvention au salaire - est-elle de nature à favoriser ces activités ? Selon Piketty, si nous avions le même nombre d'emplois dans ces deux secteurs, le chômage de masse disparaîtrait dans notre pays. Lorsque le débat a eu lieu, on a choisi de baisser la TVA pour l'hôtellerie-restauration, sans mettre en perspective l'intuition de Piketty.

M. Jean Pisani-Ferry . - Je vais d'abord répondre à la deuxième question. L'article de Thomas Piketty date, de mémoire, de la fin des années 1990. Il observait que la structure de l'emploi était très différente dans la restauration et le commerce. Ce constat a donné lieu à l'amplification des allègements de cotisations sociales. On ne l'a pas toujours fait de manière cohérente. Le dilemme était le suivant : les allègements de cotisation doivent-ils servir à développer ce type d'emplois ou sont-ils un moyen de financer les augmentations du SMIC ? Dans une première phase, les allègements se sont faits à SMIC net constant, dans la deuxième, il y a eu des augmentations du SMIC. La question s'est reposée avec le CICE, avec le débat sur le fait de savoir s'il fallait fixer la barre à 2,5 SMIC ou à 3,5 SMIC ou s'il fallait concentrer les allègements sur les bas salaires. Les économistes restent convaincus que le potentiel de création d'emplois se situe plus dans les bas salaires.

Se pose également la question des effets à long terme de ce genre de mesure sur la productivité et la compétitivité. On dispose de peu d'instruments pour mesurer ces effets. Les évolutions dont je parlais posent la question de la bonne structure des prélèvements. Si l'on croit que la demande de travail va continuer à se déformer, la première question est celle de la bonne structure de prélèvement qui permet de répondre à cette situation. Une étude sur la fiscalité que nous avons publiée récemment montre que la France continue de se caractériser par des prélèvements plus élevés sur le travail et l'activité productive et moins élevés sur la consommation, l'immobilier ou le rendement des actifs obligataires. La structure de notre fiscalité est donc assez particulière et ne correspond pas aux problèmes que l'on perçoit dans l'économie française ni à des préférences collectives assumées. Il y a certainement du travail à faire dans ce domaine.

Pour répondre à la première question, rien n'interdit de concevoir que les plates-formes soient soumises à une fiscalité normale. Qu'il y ait un problème de concurrence fiscale, d'évasion fiscale, de situations exorbitantes du droit commun, c'est une évidence. Mais une plate-forme peut être taxée comme une entreprise ordinaire, elle effectue des transactions marchandes. Prenez le cas d'Uber : le consommateur paie, Uber prélève sa marge et le reste revient au chauffeur. Cela n'a rien d'innovant. Ensuite se pose la question de la domiciliation fiscale, mais celle-ci n'est pas propre à l'activité des plates-formes. On rencontre le même problème avec McDonald's, Starbucks ou Apple, qui produisent des biens.

Ce qui pose un problème spécifique de fiscalité, ce sont toutes les activités qui consistent à fournir gratuitement des données en échange d'un service : il s'agit de transactions de troc. Lorsque vous utilisez une application gratuite sur votre téléphone, vous fournissez vos données personnelles, qui ont une valeur marchande, en échange d'un service. Ces transactions ne sont pas monétisées et elles échappent donc à la fiscalité.

Cela dit, je ne crois pas qu'il faille désespérer. La décision de la commissaire européenne Mme Vestager concernant Apple est extrêmement importante. Elle rompt un tabou consistant à exclure la fiscalité du domaine des distorsions de concurrence, qui ne concernaient que les subventions. Cette décision va faire jurisprudence, me semble-t-il. Comme un certain nombre d'États considèrent que cette question est de première importance, il est possible que les choses changent.

J'en viens au CPA et aux contreparties. Pour moi, le CPA est d'abord un instrument d'autonomie. Les contreparties sont déjà mises en oeuvre dans certaines prestations. La nouveauté du CPA, c'est qu'il est un instrument d'information et de choix individuel. On passe d'une logique où les bénéficiaires sont passifs à une logique qui leur permet de construire leur propre parcours. Si ce n'est plus l'entreprise qui forme ses salariés, il n'y a plus d'incitation pour elle, il faut donc que les individus se saisissent de leur formation.

C'est difficile, parce que les individus qui auront eu le plus de difficultés à l'école seront ceux qui auront le plus de mal à se saisir du dispositif. Il faut donc les aider, les accompagner, faciliter l'accès à l'information, créer de la clarté. Il faut faire en sorte que, lorsque quelqu'un fait l'effort de se former, il sache que son effort sera récompensé et sera valorisé dans la suite de son parcours professionnel. Rien n'est plus frustrant que d'avoir fait un effort et de se retrouver avec un certificat quelconque qui ne vaut rien.

L'autonomie vient du fait que l'on peut faire des choix. Il peut y avoir une conditionnalité, mais ce n'est pas l'élément principal.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je vous remercie de votre synthèse. Vous nous permettez d'avoir une vision plus globale du problème. Nous devons faire le tri entre des demandes et des objectifs divers. Il était important de recadrer l'objet qu'est le revenu de base, car il répond à des problèmes présents et à des potentialités futures.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Je pense qu'il ne faut pas exagérer les difficultés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Votre intervention nous confirme ce que nous avait dit Daniel Cohen : les chiffres sont incertains.

C. AUDITION DE M. MARTIN HIRSCH, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'ASSISTANCE PUBLIQUE - HÔPITAUX DE PARIS, ANCIEN HAUT COMMISSAIRE AUX SOLIDARITÉS ACTIVE

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - C'est un honneur de vous entendre, Monsieur Martin Hirsch, car vous êtes un peu le père du revenu de solidarité active (RSA) et que vous en connaissez l'application peut-être mieux que nul autre, de par vos fonctions passées de Haut-commissaire aux solidarités actives. M. Lionel Stoléru a rappelé devant nous qu'il avait fallu vingt ans pour que l'idée du RMI passe dans les faits, puis dix ans pour celle du RSA, et il a estimé qu'il faudrait probablement dix ans encore pour accréditer celle d'un revenu de base : c'est dire l'horizon dans lequel nous nous plaçons.

Si la lutte contre la pauvreté est le premier objectif du revenu de base, notre mission d'information y ajoute celui d'un retour à l'emploi ou, à tout le moins, d'une insertion via l'activité, en particulier pour les jeunes - qui ont été malheureusement écartés du RSA, sauf ceux qui ont travaillé au moins deux ans. Nous voulons clarifier la notion de revenu de base, examiner ce qu'elle recouvre et quel est le chemin pour l'acclimater dans notre pays ; votre expérience du RSA nous est très précieuse à ce titre. Je me souviens de vos propos devant la mission d'information qu'avait présidée notre collègue Mme Valérie Létard, en particulier l'idée que le revenu du travail devait rester supérieur aux revenus d'assistance, pour ne pas désinciter au travail : le revenu de base aplanit cette difficulté en étant distribué à tous, tout en donnant de l'autonomie aux plus pauvres.

Notre mission s'est rendue en Finlande, où le revenu de base devrait être expérimenté à une échelle réduite, quelque deux mille personnes, surtout des chômeurs en difficulté ; le Parlement finlandais doit décider de cette expérimentation qui pourrait être plus étendue, et qui n'est pas celle du revenu de base universel puisqu'elle ne vise qu'un échantillon spécifique de la population : qu'en pensez-vous ?

M. Daniel Percheron , rapporteur . - C'est un privilège de vous auditionner, Monsieur Hirsch, car vous êtes un prophète à la française en affirmant que, face au scandale que constitue la pauvreté, personne ne doit rester au bord du chemin ; c'est là l'ambition démesurée et sympathique du revenu universel...

M. Martin Hirsch, directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, ancien Haut-commissaire aux solidarités active . - C'est un honneur pour moi de m'exprimer devant votre mission et je sais d'expérience comment les réflexions du Sénat peuvent se traduire en réformes, puisque la plupart de celles auxquelles j'ai pris ma part ont été précédées par des travaux de la Haute Assemblée : le RSA, avec la mission de Mme Létard, le service civique, issu d'une proposition de loi sénatoriale, l'Agence sanitaire, elle aussi née sous les auspices de votre assemblée.

Le revenu de base ne me pose aucun problème en théorie : si j'étais gouverneur de la planète Mars et qu'il fallait y implanter une politique de revenus, j'opterais pour le revenu universel sans hésiter. En revanche, dans un pays tel que le nôtre, le coût de transition serait tel, que la mise en place du revenu universel nous conduirait à s'écarter de réformes nécessaires : les réserves que j'exprimerais sont donc d'abord d'ordre pratique.

Le revenu de base a trois objectifs principaux : lutter contre la pauvreté ; intégrer socialement les individus, en facilitant le recours à l'activité quelle qu'elle soit, bien au-delà du seul travail salarié ; simplifier, harmoniser et rendre plus équitable notre système de prestations et d'aides sociales. Nous partageons tous le constat que, sur chacun de ces trois objectifs, il y a beaucoup de travail à faire dans notre pays. Nous consacrons une part record de notre richesse nationale à la lutte contre la pauvreté, mais notre pays compte autant sinon davantage de pauvres que dans les pays comparables. Sur l'emploi et l'activité, le constat est le même : celui d'un rendement faible de nos politiques publiques. Enfin, la simplification de notre système est un impératif, auquel nous nous étions déjà attelé avec le RSA.

Quand nous avions conçu le RSA, nous étions partis du constat que la lutte contre la pauvreté ne dépendait pas que de l'État mais aussi des entreprises et des collectivités publiques dans leur ensemble - qui, chaque ensemble pris séparément, proposaient des mesures contradictoires entre elles ; nous avions donc commencé par réunir ces diverses parties autour d'une même table et le consensus s'était alors établi sur l'idée que le système devait être neutre sur le coût du travail et que chaque heure travaillée devait rapporter des revenus supplémentaires, quel que soit le niveau de revenu ; nous avions constaté que les règles d'alors ne répondaient pas à ces exigences et nous avions réfléchi aux façons d'y parvenir, pour être plus efficace contre la pauvreté, pour l'insertion par le travail et l'activité - et pour que l'ensemble de notre système soit plus simple et lisible.

Nous avions amorcé la simplification en regroupant dans le RSA l'ex RMI, des primes, l'allocation spécifique de solidarité (ASS) et l'allocation aux adultes handicapés (AAH), mais pas la prime pour l'emploi (PPE) ni les aides personnalisées au logement (APL). Nous avions pourtant souligné combien toutes ces aides avaient des temporalités et des modes de calcul différents, au prix d'un décalage avec les faits générateurs et d'effets indésirables - le plus connu étant l'effet inflationniste des APL sur le niveau des loyers : des études académiques ont démontré que les trois-quarts du montant des APL étaient captés par la hausse des loyers, ce qui pousse à prendre des mesures correctives comme l'encadrement des loyers, avec les polémiques que l'on sait et qu'on a encore vues dans le cadre de la loi Duflot. De leurs côtés, le calcul de l'ASS ne prend pas en compte la situation familiale et celui de l'AAH dissuade l'activité puisque les revenus ne sont pas cumulables.

La fusion des différentes aides paraissait aller de soi, elle faisait consensus, puis les oppositions se sont agrégées, de droite comme de gauche, pour des raisons parfois opposées, au point de laisser la réforme entre deux eaux.

Dans ces conditions et fort de cette expérience, je peux résumer ainsi mon propos : si le rapprochement et la rationalisation des aides sont indispensables pour rendre plus efficace la lutte contre la pauvreté et bien l'articuler avec l'activité et l'emploi, ces réformes sont complexes à conduire - bien trop complexes pour croire qu'on pourrait les traiter en passant à un revenu universel qui concernerait 60 millions de Français et le transfert de centaines de milliards d'euros. Il est paradoxal, du reste, de voir le revenu de base être proposé par des gens qui s'opposent à toute simplification de notre système, voire aux minimaux sociaux eux-mêmes...

M. Jean Desessard . - Ah oui ? Par qui ?

M. Martin Hirsch . - Je n'ai pas à livrer de noms...

Le débat actuel me semble se polariser entre ceux qui prônent le revenu universel pour toute la population, et ceux qui proposent de commencer par rationaliser, harmoniser et simplifier nos règles actuelles : je rejoins le second pôle parce qu'il me paraît plus efficace, mais aussi parce que j'ai toujours été gêné, dans le revenu universel, par l'idée que des revenus suffiraient à lutter contre la pauvreté, alors que l'action me paraît devoir passer par plusieurs leviers et d'abord la formation, l'emploi, l'accompagnement social. Je pêche peut-être par excès de pragmatisme, mais je crains dans le grand « chamboule tout » du revenu universel - on déplace quelque 400 milliards d'euros, ce n'est pas rien... - une diversion par rapport aux réformes nécessaires à la lutte contre la pauvreté, qui concernent l'éducation, la formation, l'accompagnement social. Harmonisons d'abord les revenus de solidarité, puis examinons la question du revenu universel : c'est dans cet ordre qu'il me semble préférable de procéder.

Enfin, je crois qu'il faut prendre garde à ne pas inverser la place des revenus du travail et celle des revenus de solidarité : dans le revenu universel, les revenus du travail peuvent apparaître accessoires, alors qu'il faut leur conserver leur place de premier plan ; des problèmes se posent incontestablement avec le modèle du salariat, nos règles sociales sont contournées, y compris par le statut de l'auto-entrepreneur, mais ce n'est pas une raison pour placer les revenus du travail au second plan et faire passer les revenus de solidarité en premier.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous êtes à la fois prophète et praticien et je vous rejoins parfaitement quand vous nous dites que la France n'est pas prête au grand « chamboule tout » - nous devons éviter, même, le véto de l'opinion publique, qui instruirait vite un procès d'intention contre toute réforme d'envergure à court terme, on l'a vu à la suite des annonces récentes de réforme fiscale... Je partage également votre position sur la nécessaire traçabilité des aides publiques : la France compte parmi les républiques sociales les plus avancées, mais nous ne traçons pas bien les aides sociales, bien moins que, par exemple, la vache folle : c'est pourtant un aspect capital des aides de solidarité. Il faut donc, comme vous nous y encouragez, commencer par y voir plus clair, faire mieux, éviter les confusions - et, éventuellement, expérimenter.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Le taux de non recours au RSA est important, du fait de la complexité des procédures ; vous étiez pourtant passé par une phase d'expérimentation, qui avait probablement anticipé des difficultés : quelles recommandations feriez-vous pour le cas où nous expérimenterions le revenu de base ?

M. Martin Hirsch . - Effectivement, le taux de non recours atteint 30 % pour le RMI, 30 % pour le RSA « socle » et 60 % pour l'ancien RSA « activité » ; il atteint même 85 % pour l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé... Pour le RSA « activité », un tel niveau a été voulu et maintenu sciemment : en 2008, la hantise était l'excès de recours et la pression était très forte pour instaurer des verrous, ce qui a été fait par décret. J'ai été ensuite en désaccord ouvert, quand on m'a refusé de lever ces verrous : il suffisait de rendre possible une levée annuelle, plutôt que trimestrielle, pour distribuer davantage de droits. Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait ? Il y avait la querelle de l'assistanat, mais aussi le fait que, grâce à la prime pour l'emploi, la PPE, quelques milliards d'euros ont pu être « récupérés » sur le dos des travailleurs pauvres.

Nous avions prévu de fusionner le RSA et la PPE : cela m'a été refusé. Nous avons ensuite proposé d'arrêter l'indexation sur trois ans, ce qui représentait un levier de 800 millions d'euros, afin d'abonder le RSA : nouveau refus, mais on nous a cependant accordé la moitié. Cette séquence représente un véritable hold-up : les gouvernements successifs ont littéralement volé les travailleurs pauvres en toute impunité - mais avec des effets réels pour les personnes lésées. Les malfaçons signalées n'ont pas été corrigées, au point qu'on est allé contre les objectifs initialement affichés - avant que la prime pour l'activité ne change la donne.

La question du non recours est complexe et se pose pour de nombreuses prestations, ce qui offre bien des marges de progression. Un exemple : on a choisi de ne pas passer par l'employeur pour le RSA « activité », ceci pour éviter de diffuser l'information, alors que ç'aurait été garantir l'accessibilité ; mais une solution technique était possible, qui concilie mieux l'exigence de discrétion et l'accessibilité aux droits.

S'agissant de l'expérimentation, j'y suis bien sûr favorable pour toutes les politiques publiques fondées sur des hypothèses qui reposent sur des comportements sociaux. Nous avons expérimenté le RSA pendant dix-huit mois, et la mission conduite par M. François Bourguignon a conclu que c'était un puissant levier de retour à l'emploi - je me souviens que le rapport estimait que les effets positifs sur le retour à l'emploi étaient dus « à 80 % » au RSA. Autre exemple d'expérimentation et d'évaluation utiles : la Cour des comptes, après avoir examiné l'effet sur l'emploi du subventionnement du permis de conduire pour quelque 10 000 jeunes, a conclu qu'il était préférable de réformer le permis de conduire plutôt que de continuer à le subventionner...

Cependant, l'expérimentation du revenu de base me paraît difficile sur le plan méthodologique même, car il est censé produire des effets sur les salaires, ce qui suppose une application généralisée, de même que sur les prix - ce qui a son importance sachant que les plus pauvres paient davantage que les autres certains services, comme par exemple l'assurance. L'expérimentation risque bien de ne présenter qu'une partie des effets, ce qui en limite l'intérêt.

M. Yves Rome . - Vous proposez donc de poursuivre sur la voie du RSA, avant de créer un revenu universel ?

M. Martin Hirsch . - Oui, d'autant que des réformes utiles sont possibles, dans un agenda raisonnable

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Pensez-vous qu'il faille étendre le RSA aux 18-25 ans ?

M. Martin Hirsch . - Dans la commission consultative que j'avais mise en place, à laquelle participaient des parlementaires, nous avions été unanimes contre une ouverture du RSA dès 18 ans...

M. Jean Desessard . - C'est que vous ne m'aviez pas invité, car vous n'auriez alors pas eu l'unanimité...

M. Martin Hirsch . - ... mais nous avions souligné aussi que la situation des 18-25 ans connaissait des ruptures inacceptables - c'est pourquoi, entre autres, nous avions prévu une ouverture des droits au RSA à compter de quelques mois de travail, et pas de deux années comme c'est devenu la règle. Plutôt qu'ouvrir le RSA à 18 ans, nous avions préféré chercher des solutions aux problèmes tels qu'ils se posaient : c'est le sens du dixième mois de bourse, que nous avons obtenu. Soit dit en passant, l'exclusion du RSA « activité » pour les jeunes salariés me paraît constituer une rupture d'égalité de nature inconstitutionnelle, même si le Conseil constitutionnel n'a pas eu à en connaître...

Nous avions également réfléchi à une solution d'ensemble, avec la dotation d'un capital à 18 ans, qui serait fonction du revenu familial et qui donnerait lieu à une contractualisation pour un parcours de formation.

Je suis pragmatique et, dans cette séquence, je me suis souvenu de ce qui s'était passé en 1994 avec le projet de SMIC jeune : il s'agissait d'autoriser l'embauche des jeunes à 70 % du SMIC, le projet a fait descendre un million de personnes dans la rue, il a été abandonné et, résultat, on a vu se multiplier les stages payés...à 30 % du SMIC. Je crois qu'il faut subventionner l'emploi des jeunes plutôt qu'ouvrir le RSA dès 18 ans, car une telle ouverture aurait des conséquences directes sur le comportement des employeurs, qui n'iraient certainement pas dans le sens de l'insertion des jeunes dans l'emploi...

Mme Chantal Deseyne . - Que pensez-vous d'une réforme consistant à remettre à plat les revenus de solidarité, puis à définir une allocation unique avec une seule année de référence ?

M. Martin Hirsch . - Cela me paraît une réforme complexe, mais possible et, même, nécessaire. Des solutions techniques existent, où l'on tiendrait compte des revenus du travail, des charges de famille, du coefficient de handicap...

M. Jean Desessard . - Lorsque vous prépariez le RSA « activité », Monsieur Hirsch, je vous avais alerté de vos faibles chances de réussir face à tous ceux qui dénonçaient une « trappe à inactivité » et je vous avais prévenu qu'une allocation trimestrielle serait peu commode pour les précaires; vous m'aviez répondu que les caisses d'allocations familiales, les CAF, devaient être maîtres d'oeuvre et que cela exigeait cette temporalité : c'est une conséquence technique, mais le taux de non recouvrement atteste aujourd'hui que ce choix n'était pas le bon !

Je vous avais prévenu, ensuite, des effets de seuil et des risques de conflit avec les smicards, en tout cas pour les RSA les mieux lotis : vous ne m'avez toujours pas répondu sur ce point, alors que l'un des grands avantages du revenu de base, c'est qu'étant servi à tous, il ne provoque pas de jalousie. Vous rétorquez aujourd'hui qu'un grand « chamboule tout » à plus de 400 milliards d'euros ne pourrait aboutir, que c'est trop difficile; mais la Sécurité sociale, qui représente 594 milliards, a pourtant été instituée, elle n'a pas toujours existé et c'est bien la preuve que c'est possible.

Enfin, nous avions constitué une mission d'information sur la précarité des jeunes, dont le rapporteur appartenait au groupe UMP et qui avait été unanime dans son constat que les jeunes étaient en moyenne plus pauvres que les autres classes d'âge, qu'il fallait envisager une extension du RSA aux 18-25 ans. Mais une fois cette mission achevée, les logiques partisanes ont repris le dessus, et on a raté l'occasion. Aujourd'hui, vous nous dites être défavorable à une telle extension : mais pourquoi tenir les 18-25 ans en dehors de ce droit, hors du système général ? Pourquoi un jeune de 18 ans n'aurait-il pas le droit de toucher un revenu s'il est pauvre ? L'argument paternaliste consiste en général à dire que le jeune risquerait de dépenser cet argent au café, à mauvais escient - mais chacun connaît des plus de 25 ans qui le font, l'argument ne tient pas ! Ce revenu doit être accessible dès 18 ans, c'est un moyen direct de lutter contre la pauvreté !

M. Martin Hirsch . - Je vous rejoins parfaitement sur les difficultés liées au versement trimestriel : nous les avions signalées, mais les CAF ont fait valoir les coûts de gestion de calculs mensuels qui en aurait résulté ; la conséquence, ce sont les non recours importants dont j'ai parlé.

Sur les effets de seuil, ensuite, je rappelle que le RSA est dégressif et que je ne suis pas favorable à ce qu'il soit servi au-delà du SMIC - sachant que les deux tiers des travailleurs pauvres travaillent à temps plein, avec des charges familiales élevées. Je crois que le revenu de base accentuerait les effets de seuil : avec 1 000 euros pour tous...

M. Jean Desessard . - Les hypothèses hautes tournent plutôt autour de 700 à 800 euros...

M. Martin Hirsch . - Même à ce niveau, je suis prêt à parier que, rapidement, les employeurs distingueront davantage encore qu'aujourd'hui les salariés qualifiés, qu'ils continueront à payer correctement, et les salariés non qualifiés, qu'ils encourageront au bénévolat sous diverses formes - et vous aurez alors un écart de richesse et des effets de seuil plus importants qu'aujourd'hui, en particulier pour les jeunes.

Sur l'extension du RSA aux 18-25 ans, enfin, il est complexe de distinguer les revenus des jeunes de la solidarité familiale : les mécanismes de charge familiale pourraient conduire à payer deux fois, le sujet n'est pas simple. Et il faut compter aussi avec les effets d'adaptation du marché du travail, aussi bien qu'avec l'impact sur les parcours de formation : les revenus des jeunes posent des questions complexes, je n'en connais pas les bonnes réponses mais je crois qu'il faut être prudent et que l'expérimentation nous aidera à trancher nos différends.

M. Jean Desessard . - En demandant de l'expérimentation, vous faites plaisir à notre président...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - La question n'est pas de faire plaisir, mais de rechercher le meilleur chemin pour parvenir à nos objectifs...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - L'exclusion des jeunes du RSA « activité » vous paraît inconstitutionnelle, vous êtes pour la subvention du travail des jeunes, vous êtes sceptique face à l'idée d'expérimenter le revenu de base; pour autant, vous ne contesterez pas que, depuis un quart de siècle au moins, notre nation dépense toujours moins pour sa jeunesse, tandis qu'elle accorde une part plus importante à ses seniors. Comment cette situation est-elle tenable, dans une société vieillissante ? Ne devons-nous pas cibler davantage la jeunesse de notre pays ? La question se pose au législateur et aux élites...

M. Martin Hirsch . - Oui, les politiques publiques conduites depuis plusieurs décennies ont lésé les jeunes, c'est un constat. Si j'avais 20 milliards d'euros à redistribuer en direction de la jeunesse - je prends un ordre de grandeur -, je consacrerais 6 milliards à compenser le coût du travail, 6 milliards à abonder un système de dotation dégressive à l'entrée dans la vie active, sur projet, et le reste à améliorer la formation et l'éducation. Ces choix me paraissent meilleurs, contre la pauvreté, que l'extension du RSA « socle » aux 18-25 ans.

M. Jean Desessard . - Pourquoi ?

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Selon vous, la solidarité familiale peut apporter de la confusion et conduire à une allocation inutile d'argent public ?

M. Martin Hirsch . - Exactement, avec le reproche d'être inéquitable. La question peut se résoudre cependant, via les parts fiscales, mais c'est complexe.

Pour répondre à M. Desessard, j'entends et je comprends l'argument consistant à dire que les jeunes sont des citoyens à part entière, des adultes libres d'arbitrer ; cependant, une dotation sur projets ouverte dès 18 ans et dégressive en fonction des revenus familiaux, me paraît préférable.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Dans notre pays, la majorité politique est à 18 ans, mais pas la majorité sociale : le revenu de base présente l'avantage de mettre fin à ce hiatus; quelle est, de votre point de vue de praticien, la meilleure piste pour y parvenir ?

M. Jean Desessard . - Ce qu'on constate aujourd'hui, c'est que le RSA « activité » n'a pas fait ses preuves. Vous dites qu'il faut baisser le coût du travail des jeunes, mais c'est vrai pour le travail peu qualifié dans son ensemble, pas seulement pour les jeunes. C'est là votre faiblesse de praticien : vous vous focalisez sur votre secteur particulier, alors qu'il faut voir plus large et appréhender les mécanismes dans leur ensemble pour lutter contre la pauvreté.

M. Martin Hirsch . - Je reconnais volontiers mes faiblesses... Mais ce que tout le monde constate, c'est que l'absence d'expérience professionnelle peut justifier un coût du travail moindre, et que l'emploi des jeunes augmente quand on peut compenser cet écart.

M. Jean Desessard . - Au détriment des autres catégories d'actifs...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Ce point est à préciser : le Centre des jeunes dirigeants est favorable à un subventionnement.

M. Martin Hirsch . - Le marché du travail et les politiques d'emploi se focalisent sur le travail à forte productivité, c'est cela qu'il faut corriger, je le constate dans mes fonctions actuelles : il faut faire un effort particulier pour les emplois à faible productivité, accessibles en particulier aux jeunes. Je crois aussi utile de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, il faut agir sur plusieurs leviers ; ou bien, on en arrive à des décalages comme celui-ci, parmi tant d'autres : on relance sans arrêt la formation en alternance, tout le monde est pour, mais les jeunes trouvent difficilement des stages, au risque de compromettre leur parcours...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous apportez là des arguments au revenu universel...

M. Martin Hirsch . - Non, parce que je pense qu'il faut se concentrer sur l'accès à l'emploi.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Les 6 milliards d'euros que vous mentionnez pour une dotation aux jeunes, correspondent au montant que Jean Pisani-Ferry estime nécessaire au versement d'un revenu de base pour les quelque 6 millions de jeunes qui ne sont pas en formation : comment aller jusqu'à une expérimentation ? Nous recherchons le chemin... Le revenu de base est une idée généreuse, certains disent géniale - mais le génie est toujours plus facile avec le portefeuille des autres... Je retiens que vous proposez d'harmoniser les revenus de solidarité, puis, éventuellement, d'expérimenter de nouvelles pistes pour les jeunes - mais nous n'oublions pas non plus les seniors, qui se sentent « largués », inutiles...

M. Jean Desessard . - Il y a matière à débat. La catégorisation conduit aux demi-mesures : en période électorale, il est facile de s'intéresser aux jeunes, d'annoncer des mesures catégorielles dans leur direction, parce qu'on sait pouvoir toucher les familles dans leur ensemble. Mais encore faudrait-il démontrer que ces mesures catégorielles ne nuisent pas aux autres catégories sociales, ou encore que d'autres mesures ont une incidence bien plus importante sur les jeunes - voyez le recul de l'âge de la retraite, qui freine l'accès des jeunes à l'emploi : il faut penser global !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Le lien du revenu de base à l'emploi n'a pas été établi par Pôle emploi...

M. Jean Desessard . - C'est que ces praticiens ne savent pas évaluer cette hypothèse, trop loin de leurs pratiques...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Ce que l'on sait cependant, c'est que la perte de la complémentaire maladie universelle, la CMU, quand on atteint le SMIC, par exemple, désincite au travail ; nous avions pris position sur la question lors du RSA. Comment éviter de tels effets de seuil ?

M. Martin Hirsch . - Par l'harmonisation et par l'instauration d'une allocation unique, dégressive. Je rappelle que si le seuil pour la CMU a été fixé sous le minimum vieillesse, c'est pour éviter qu'un million de bénéficiaires âgés supplémentaires ne se présentent...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Au cours des quinze dernières années, nous sommes parvenus à assurer, en plus, un million de chômeurs, un million de retraités et cinq cent mille fonctionnaires des collectivités territoriales, ceci sur la même base d'emplois marchands : c'est donc qu'il y a des marges d'action. En Finlande, l'expérimentation est clairement ciblée sur l'emploi des jeunes ; mais, de notre côté, nous ne parviendrons pas à établir un lien entre le départ à la retraite et l'effet de levier du revenu de base sur l'emploi des jeunes, si nous ne parvenons pas, comme les Finlandais, à ce que 69% des personnes en âge de travailler, soient effectivement au travail...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Merci à chacun pour ce débat.

VIII. RÉUNION DU MERCREDI 28 SEPTEMBRE 2016

A. AUDITION DE M. ÉTIENNE PINTE, PRÉSIDENT DU CONSEIL NATIONAL DES POLITIQUES DE LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ ET L'EXCLUSION SOCIALE (CNLE)

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Monsieur le Président, merci d'avoir accepté de témoigner au nom du CNLE, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, devant la mission d'information sur l'intérêt et les modalités d'un revenu de base en France.

La question du revenu de base est bien connue. Il s'agit d'une idée aujourd'hui agitée dans différents milieux, surtout soulevée par des associations très actives, comme le Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), l'Association pour l'instauration d'un revenu d'existence (AIRE), ou Génération Libre.

Nous avons auditionné ceux qui soutiennent cette belle idée, mais aussi les syndicats, associations de lutte contre l'exclusion, organismes gestionnaires de prestations, comme la Caisse nationale d'assurances vieillesse ou la Caisse nationale d'allocations familiales - la CNAF.

Nous avons eu également la chance de pouvoir entendre MM. Lionel Stoléru et Martin Hirsch, à l'origine du RMI pour l'un et du RSA pour l'autre. Il ne s'agissait pas encore d'un revenu universel, mais ils étaient destinés à apporter une solution à la grande précarité et à vaincre la pauvreté.

M. Stoléru nous a dit qu'avec le RMI, vaincre la pauvreté constituait une mission essentielle. Il ne se fait pas trop d'illusion sur le revenu de base, qui ne se concrétisera selon lui pas tout de suite, mais il estime qu'il faudra y parvenir dans dix à quinze ans.

Nous n'y sommes pas encore. Que faudrait-il donc faire ? Qu'en pense le CNLE ? Le revenu de base peut-il permettre de vaincre la pauvreté ou l'exclusion ?

Le second objectif - que partage largement notre mission d'information - est aussi de favoriser le retour à l'emploi.

M. Étienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale . - Il faut tout d'abord en revenir à la genèse de cette idée de revenu universel ou de revenu de base.

Il y a encore quatre ou cinq ans, on n'en parlait pas. Pourquoi, progressivement, cette idée a-t-elle commencé à traverser nos esprits ? Un certain nombre de pays étrangers, comme la Suisse, la Finlande, ou certains États américains, se sont lancés dans cette idée, la plupart du temps - de façon assez étonnante - initiée par des chefs d'entreprise qui s'étaient investis dans le domaine politique.

Le CNLE a commencé à s'y intéresser à partir des propositions de M. Christophe Sirugue. C'est à partir de là que nous nous sommes saisis de ce problème. J'ai fait partie du groupe de travail de M. Sirugue en tant que représentant du CNLE.

Où en est-on de cette réflexion ? Tout d'abord, il ne faut pas confondre l'idée du revenu universel avec une réforme des minima sociaux, telle que M. Sirugue l'avait prévue. Ce sont deux choses différentes, même si, de fil en aiguille, les uns ou les autres, nous sommes passés de la réforme des minima sociaux à ce que je considère encore aujourd'hui comme une utopie, le revenu universel.

Au CNLE - et j'épouse personnellement l'avis de la majorité des membres du Conseil national qui se sont emparés du sujet - nous sommes très en phase avec le rapport de Christophe Sirugue et les trois propositions que vous connaissez.

La première devrait faire l'objet d'une disposition au sein du projet de loi de finances pour 2017. Il s'agit d'abord et avant tout d'une modification des procédures relatives aux minima sociaux dont bénéficient aujourd'hui nos concitoyens. C'est une première étape de dépoussiérage afin de permettre un meilleur fonctionnement desdits minima sociaux tels qu'ils existent aujourd'hui.

L'idéal est, après la troisième proposition - la fusion des minima sociaux en question - de créer un revenu de base. Bien entendu, M. Sirugue n'a jamais parlé de revenu universel - et ce n'est pas non plus dans son rapport. Les choses doivent être bien claires. Le CNLE est en phase avec cette progression dans le temps de la fusion des différents minima sociaux.

Il est vrai qu'on pourrait rêver d'aller plus vite. Pourquoi ne passe-t-on pas tout de suite à la troisième étape, comme le propose le rapport Sirugue ? Il faut se souvenir qu'il a fallu trois ans pour fusionner la prime pour l'emploi et le RSA. Il s'agissait de deux systèmes totalement différents, et il a fallu beaucoup de constance, de créativité et d'imagination pour y arriver.

Nous avons trouvé que cette démarche très pragmatique devait nous laisser entrevoir de nouvelles étapes tout aussi pragmatiques. Par exemple, le CNLE rêve que la deuxième étape, moins ambitieuse que la troisième proposition du rapport Sirugue, consiste en la fusion de la CMU-C et de l'aide médicale d'État (AME). Nous le réclamons depuis la mise en place du plan quinquennal de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Ceci constituait l'une de nos propositions.

Nous n'y sommes pas parvenus pour de multiples raisons, mais nous pensons que la prochaine étape devrait être celle-là, sachant qu'arriver à la troisième proposition du rapport demande beaucoup de travail, de réflexions, de mise en commun, sans perdre de vue l'idée qu'il ne s'agit pas d'un revenu universel.

Dans ces dernières déclarations, le Premier ministre a quelque peu confondu ces deux notions...

M. Jean Desessard . - Absolument !

M. Étienne Pinte . - Ceci n'est pas grave : l'important est de revenir à la réalité, qui serait d'arriver au rapprochement de ces minima sociaux et, au bout d'un certain temps, à fusionner la totalité et créer ce fameux revenu de base.

Le problème que nous avons rencontré pour la fusion de la prime pour l'emploi et du RSA portait sur l'aspect financier. Un certain nombre d'entre vous, tout comme nous, ainsi que le Gouvernement, ont évalué le nombre de demandeurs à 50 % des bénéficiaires éventuels de la prime d'activité, les choses devant se faire à budget constant, soit 4 milliards d'euros si ma mémoire est bonne.

Or, on en est aujourd'hui au-delà des 4 milliards d'euros. Le Gouvernement nous avait rassurés en disant qu'il s'agissait de crédits évaluatifs et que, dans le cadre de décrets d'avance et d'un projet de loi rectificatif en fin d'année, on allait pouvoir abonder la ligne budgétaire de façon à pouvoir répondre aux besoins.

Cela me rappelle le financement de l'hébergement social et très social. Il s'agissait de crédits prévisionnels mais, en fin d'année, tout était régularisé de façon qu'il n'y ait pas de césure entre la réalité de l'hébergement et les aspects budgétaires. Ici, le terrain est bien balisé.

En ce qui concerne la troisième proposition, qui consiste à regrouper l'ensemble de ces minima sociaux, il est bien évident que pour que personne ne perde en route une partie de ce dont il bénéficie aujourd'hui, l'État devra vraisemblablement y être de sa poche.

Christophe Sirugue parle d'une base de 400 euros par mois pour tout le monde mais, compte tenu des chiffres du RSA socle - 524 euros par mois -, de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) - 800 euros par mois -, ou de l'allocation aux adultes handicapés (AAH) - 800 euros par mois - il faut que le système évite à chacun de perdre quelque chose par rapport à aujourd'hui. Cela signifie qu'il faudra vraisemblablement, sur le plan budgétaire, compléter la dotation qui sera créée au moment du regroupement de tous ces minima.

Quel est l'objectif du revenu universel ? S'agit-il simplement de regrouper, comme le propose Christophe Sirugue, l'ensemble des minima sociaux ? Cela veut dire que l'on garde les trois parties assurantielles que sont l'assurance chômage, l'assurance maladie et les retraites. On n'a pas véritablement là un revenu universel, l'État devant y être de sa poche.

Autre hypothèse : accorder à tout le monde un revenu plus élevé que la base de 1 000 euros. Il faut être bien conscient que l'on risque progressivement d'être confronté à un problème de financement important.

Le regroupement peut servir à en financer une partie. Il faut ensuite savoir si c'est l'État qui compensera le système assurantiel ou si les bénéficiaires des minima sociaux seront amenés à s'assurer sur le plan privé, pour la maladie, le chômage et la retraite, en fonction du revenu de base qu'ils toucheront.

C'est pour cela que je ne vois pas le revenu universel, tel que certains l'entendent, arriver de sitôt chez nous dans cette configuration.

Je suis plus pragmatique : étape après étape, à la lumière des expériences que nous avons vécues, il faut que nous regroupions un certain nombre de minima sociaux pour arriver, à la fin du processus, à réunir la totalité des minima sociaux. Même si l'on conserve l'aspect assurantiel, si l'on veut lutter contre la pauvreté, il faudra augmenter l'aide de l'État en ce qui concerne le revenu de base.

Il est évident qu'une somme de 400 euros comme revenu de base, pour ceux qui ne travaillent pas en particulier, n'est pas raisonnable. 8 millions à 9,5 millions de nos concitoyens vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins de 1 000 euros par mois, et environ 3 millions sous le seuil de grande pauvreté, avec 600 euros par mois environ. Voyez la distance qui existe entre les différentes catégories de personnes vivant sous le seuil de pauvreté !

Notre priorité ne devrait-elle pas être d'abord et avant tout de faire progressivement remonter ceux qui sont sous le seuil de grande pauvreté, pour les rapprocher de ceux qui se trouvent à des niveaux de pauvreté moins élevés ?

Tout cela aura forcément d'une matière ou d'une autre un coût pour l'État, pour le budget et donc pour les contribuables. Il faut donc bien cadrer la manière dont on peut envisager ces réformes. Nous avons l'expérience de la prime d'activité. Celle-ci peut nous servir pour la suite des différentes étapes du regroupement des minima sociaux.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Voilà une position très claire et fermement défendue.

La parole est au rapporteur.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Notre collègue a été très clair : à l'utopie, il a opposé la réalité actuelle de la protection sociale en France.

Je peux anticiper la question que vous allez lui poser, monsieur le président : lui semble-t-il que l'expérimentation d'un revenu de base serait une bonne chose ? Pourrait-elle permettre de maîtriser ce qui semble aujourd'hui impossible à mettre en oeuvre ?

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - On pourrait poser la même question à propos du troisième scénario de Christophe Sirugue...

M. Étienne Pinte . - J'ai toujours été très partisan de l'expérimentation. Nous avons eu des exemples par le passé, malheureux quelquefois, plus heureux d'autres fois.

En ce qui concerne en particulier le RSA, qui devait être expérimenté sur trois ans dans dix départements, le Gouvernement de l'époque a voulu accélérer les choses. Soyons honnêtes : cela ne s'est pas aussi bien passé qu'on aurait pu l'imaginer.

Est-il normal que le RSA activité n'ait pu bénéficier qu'à 30 % environ de ceux qui étaient susceptibles de pouvoir le toucher ? Cela représente 68 % à 70 % de non-recours. C'est là la preuve de l'échec. On a voulu accélérer le processus : ce fut une erreur.

Aujourd'hui, nous allons mener une expérience dénommée « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Je fais partie du conseil d'administration du fonds d'expérimentation présidé par M. Louis Gallois.

Un appel à candidatures a eu lieu. D'ici la fin du mois d'octobre, nous allons récolter les projets qui nous seront présentés. Nous allons les évaluer, en choisir autant que faire se peut dix...

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vingt si vous êtes habiles.

M. Étienne Pinte . - Il faut se méfier de l'habileté par les temps qui courent : on est à moins d'un an des élections !

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Vous en avez donc besoin de vingt...

M. Étienne Pinte . - Non, on en a besoin de dix, mais telles que les choses se présentent, nous n'en avons pas dix qui répondent à tous les critères, au budget de l'appel d'offres ou au cahier des charges.

On va examiner les choses fin octobre. J'ose espérer qu'on en aura dix, mais la dernière réunion que nous avons eue il y a quelques jours me laisse craindre qu'on n'arrive pas à en trouver dix qui répondent au cahier des charges - ce qui est un peu inquiétant. Mais l'on aura le résultat à la fin du mois.

Cela étant, si on en a dix, c'est parfait. La crainte que nous avons - je rejoins votre réflexion - c'est qu'il y ait des pressions pour que nous allions au-delà de dix. Il faudra y faire très attention : il existe une règle, il faut la respecter. On y a d'autant plus intérêt qu'il s'agit d'une expérimentation. Il ne faudrait pas que l'on prenne au-delà des candidats qui ne répondraient pas tout à fait au cahier des charges et qui n'iraient pas au bout. Ce serait contre-productif pour l'ensemble de l'expérimentation.

Je crois beaucoup à cette expérimentation. Elle est pleine d'aspects positifs. Le fait que le pilotage se fasse au sein de l'association présidée par Louis Gallois, sans d'éventuelles pressions des uns ou des autres, devrait donner de bons résultats.

M. Daniel Percheron , rapporteur . - Cela nous a impressionnés également.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous avons entendu hier un professeur d'économie au sujet de l'expérimentation du RSA. Il nous a bien indiqué les écueils à éviter dans une expérimentation et précisé les bonnes règles, tirées de son expérience en la matière.

M. Jean Desessard . - Merci pour cette présentation, que j'ai véritablement appréciée. Bravo pour vos explications très claires et votre positionnement.

Vous avez dit qu'il faudrait arriver à 1 000 euros au minimum pour chacun. Je suis content que ce ne soit pas un utopiste comme moi qui le dise, mais un homme sérieux comme vous ! Je suis donc doublement satisfait de vous entendre.

Je me pose toutefois une question : arriver à 1 000 euros alors que le SMIC est un peu plus élevé ne présente-t-il pas une difficulté ? Le revenu de base étant donné à tout le monde, il n'y a donc pas de différence pour le SMICard qui touche 100 euros ou 200 euros de plus que celui qui ne travaille pas.

C'est un avantage qui n'a peut-être pas été assez pointé au cours des auditions : le revenu de base évite l'effet de seuil. Je suis personnellement pour le revenu de base, car je pense que l'effet de seuil va créer des problèmes. Le SMICard qui aura 200 euros de plus en travaillant trente-cinq heures dans des métiers difficiles va se demander pourquoi celui qui ne fait rien touche 1 000 euros. Comment éviter cette amertume ?

M. Étienne Pinte. - Que les choses soient bien claires : les 1 000 euros constituent un espoir pour tous ceux qui pourraient en bénéficier dans le cadre d'un revenu universel. Comme je l'ai dit au début de mon propos, on est encore dans l'utopie. Il faut toujours rêver, avoir des objectifs et des projets. L'idéal serait d'arriver à 1 000 euros, mais avant, il y a un bon bout de chemin à parcourir.

Cela étant, même en-deçà des 1 000 euros - 400 euros, 500 euros, 600 euros - on peut se poser la question de savoir si cela ne risque pas de dissuader un certain nombre de personnes de chercher du travail.

Dans cette perspective, plus on s'approchera du niveau du SMIC et plus il faudra le relever, c'est évident. De la même manière, plus on se rapprochera de ces 1 000 euros, plus il faudra qu'un certain nombre d'entreprises qui ont besoin de main-d'oeuvre puissent revaloriser les salaires qu'elles verseront à leurs employés. Il est évident que cela va remettre à plat les politiques salariales.

Même si quelqu'un estime qu'avec 800 euros ou 900 euros il n'a pas besoin de travailler et peut rester chez lui, quitte à faire des petits boulots, les entreprises continueront à avoir besoin de main-d'oeuvre et seront incitées à relever les salaires de façon à pouvoir attirer du personnel qui pourrait bénéficier de revenus salariaux plus importants. C'est donc un problème.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Augmenter les salaires serait en tout cas vertueux.

M. Yannick Vaugrenard . - Merci de vos explications et de ce début d'orientation.

Il existe plusieurs clés d'entrée lorsqu'on parle du revenu de base. Tout d'abord, le premier phénomène auquel nous sommes confrontés aujourd'hui est le phénomène du non-recours, que vous avez évoqué concernant le RSA activité : 70 % pour ce dernier, 50 % pour le RSA socle.

Or, les textes législatifs que nous votons et les décrets d'application qui sont mis en oeuvre font depuis des années économiser à l'État, selon les études, entre 7 et 10 milliards d'euros par an.

C'est une économie qui ne correspond pas aux orientations politiques qui sont globalement les nôtres. Si nous sommes logiques avec nous-mêmes, ces 10 milliards d'euros ne viennent pas en plus, mais correspondent à ce que nous avons collectivement décidé pour le budget de l'État.

Deuxièmement, je ne partage pas le point de vue de Jean Desessard. Considérer que le fait que percevoir 1 000 euros de revenu de base - hypothèse peu envisageable aujourd'hui - découragerait de travailler pour 300 euros de plus constitue un a priori qu'on n'est pas obligé de partager ! Un citoyen préférerait donc renoncer à son utilité sociale plutôt que de travailler pour 300 euros de plus ? Je conteste cette forme d'orientation philosophique. Je pense que le citoyen, quel qu'il soit, peut avoir une utilité dans la société en tant que salarié ou bénévole.

Un certain nombre d'économistes considèrent aujourd'hui que les évolutions technologiques de cette révolution numérique formidable n'ont rien à voir avec les précédentes révolutions industrielles. Ils estiment que, de ce fait, il y aura, dans les années à venir, moins d'emplois salariés que depuis quelques années.

Il faut donc réfléchir non plus en termes d'emploi salarié ou administratif mais d'utilité sociale. C'est dans ce prolongement que l'on peut parler de revenu de base.

Par ailleurs, dès que lors que l'on considère que la pauvreté est un sujet majeur, dont on parle probablement trop peu, on ne peut croire que cela n'a pas de conséquences sur les choix budgétaires, politiques et en termes de redistribution des revenus. Il arrivera un moment, selon moi, où les choses devront être mises sur la table, au-delà du principe du revenu de base. Quand 10 % de la population possède 90 % du patrimoine, cela pose problème. Cette question devra être également abordée, car on ne pourra en faire l'impasse.

Je partage entièrement votre point de vue quant au fait de dire qu'il faut procéder par étape, en réalisant des expérimentations et des évaluations pour déterminer ce qui fonctionne et rechercher ensuite la solution idéale.

Le rapport Sirugue préconise de faciliter les démarches administratives et de regrouper les différentes aides sociales qui existent. Commençons par là et le phénomène du non-recours sera moins important. Il sera ensuite temps de franchir une nouvelle étape. Pourquoi ne pas le faire en fonction de l'engagement des territoires ? Il me semble que c'est dans cette direction que nous pourrions aller.

M. Étienne Pinte . - Regrouper les minima sociaux, faciliter la modification des règles d'octroi devrait constitue un début de lutte contre la pauvreté et éviter les effets de seuil et les non-recours. Il n'est en effet pas normal qu'un certain nombre de nos concitoyens ne bénéficient pas de ce à quoi ils auraient droit.

C'est pourquoi la prime d'activité devrait permettre d'arriver progressivement à 90 % ou 95 % des bénéficiaires potentiels d'y accéder relativement facilement. On est sur la bonne trajectoire, et c'est dans cet esprit qu'il faut promouvoir cette idée progressivement. Les non-recours touchent nombre de domaines : allocations logement, prestations sociales, etc. Si l'on parvenait à déterminer le nombre de personnes qui pourraient bénéficier de certaines prestations, on arriverait à mieux lutter contre la pauvreté et la grande pauvreté.

Vous avez évoqué les travaux d'utilité sociale. Il est d'évident qu'offrir un revenu de base à tous dès l'âge 18 ans permettrait d'en faire bénéficier des personnes qui exercent aujourd'hui des travaux d'utilité sociale sans être rémunérées. Je pense aux mères de famille ou à beaucoup d'autres catégories. Dès lors que ce revenu est inconditionnel, cela devrait leur permettre d'entrer dans le circuit social, économique, financier, fiscal, etc.

Mme Anne-Catherine Loisier . - Si ce revenu de base s'adresse à certaines catégories, comme les mères au foyer, ce n'est pas inconditionnel. Il existe une notion de contrepartie.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Oui, de facto.

Mme Anne-Catherine Loisier . - On veut que ce revenu de base soit inconditionnel, mais on cherche cependant des critères. Ne faut-il pas reconnaître toutes ces fonctions et dire qu'elles ont un rôle social et justifient un revenu de base, donc une contrepartie ? Il serait peut-être plus valorisant pour ces personnes que cette utilité sociale soit reconnue comme un travail, même s'il ne s'agit pas d'un statut salarié.

M. Étienne Pinte . - Le revenu de base - ou revenu universel - est la contrepartie de l'exercice d'un métier à caractère social.

M. Jean Desessard . - J'ai cru comprendre que les personnes qui ont déjà un travail d'utilité sociale vont bénéficier du revenu de base. Il existe donc de fait une contrepartie à un travail qui n'est pas valorisé par un revenu.

M. Yannick Vaugrenard . - À partir du moment où on est citoyen d'un pays, il est normal qu'on bénéficie d'un minimum de soutien, du fait même de sa citoyenneté.

Par ailleurs, on peut de plus être utile à la société sans pour autant être salarié ou fonctionnaire. Il faut bien l'intégrer compte tenu des évolutions technologiques auxquelles nous sommes confrontés.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Pour les partisans du revenu de base, c'est la justification première. En fait, tout le monde, en tant que citoyen, concourt à faire fonctionner la société. Chacun mérite donc de ce fait une rémunération.

M. Jean-Pierre Grand . - J'ai expérimenté ce genre de choses quand j'ai créé dans ma commune l'allocation différentielle de revenu minimal, avant que le RMI n'existe. C'est l'avantage des mandats longs. J'ai par ailleurs déposé une proposition de loi sur ce sujet à l'Assemblée nationale.

L'allocation que j'ai créée prenait en compte les revenus. On avait fixé une allocation de base qui représentait à l'époque 4 000 francs. On déduisait tous les revenus, et la commune donnait la différence chaque mois.

J'avais demandé que les personnes concernées exercent une activité compensatrice, mais c'était très compliqué. Si la personne ne remplissait pas la petite mission qu'on lui confiait, devait-on mettre un terme à sa mission ou suspendre son allocation ? Il est plus facile de licencier quelqu'un qui touchera une indemnité de chômage...

Je me suis par ailleurs très vite rendu compte que, dès lors qu'il existerait une allocation nationale, celle-ci obligerait la personne à compenser. C'est l'objet du texte que j'ai déposé. L'être humain est l'être humain et, dès lors que vous n'êtes pas l'employeur, vous n'avez pas autorité sur les personnes.

Il faut également évaluer le coût de l'encadrement. Je suis, comme Étienne Pinte, très favorable aux expérimentations, mais elles ne peuvent selon moi être territorialisées. Si tel est le cas, il risque d'y avoir des appels d'air. L'expérience devrait plutôt être menée sur 200 000 personnes et sur l'ensemble du territoire, l'échantillon territorial pouvant avoir des effets pervers.

Lancer aujourd'hui l'idée d'un salaire minimal n'est pas populaire. Il n'y a que nous pour y penser. Nous le faisons parce que nous avons parfaitement conscience que la situation est inacceptable et qu'il faut y remédier. La somme de 1 000 euros est un tout petit peu au-dessus du seuil de pauvreté.

Une chose est certaine : il faut travailler sur un échantillon et déconnecter l'expérimentation des périodes électorales.

Il faut également calculer ce que cela rapporte, car tout cet argent sera remis dans le circuit - TVA, créations d'emploi, etc. Il y a donc là une véritable valeur ajoutée en termes de mission sociale, mais aussi d'utilité économique. Il faut absolument évaluer ce point.

Cela a aussi une incidence fiscale et territoriale, même si les projections sur un échantillon national sont moins faciles à réaliser sur le plan territorial.

C'est un sujet auquel je suis extrêmement attentif - et un très beau sujet. Nous avons beaucoup de difficultés, dans nos propres communes à accepter ce que nous voyons. Je pense que les problèmes sont les mêmes au Nord comme au Sud. Les gens du Nord descendent dans le Sud parce qu'ils pensent qu'ils y seront plus heureux. Ils sont encore plus malheureux et l'on n'y arrive plus. Il faut donc trouver des solutions. On arrive à leur proposer des logements parce qu'on les construit, mais ils n'ont rien pour remplir leur réfrigérateur, et c'est dramatique. Cela ne peut pas durer. On va à la catastrophe. On va le constater très certainement sur le plan électoral. Ce ne sera que la première marche de l'escabeau. On arrive en général très vite en haut et, lorsqu'on y parvient, on est mort !

Je pense qu'il faudra vendre cela au prochain Président de République, quel qu'il soit, mais il faudra bien travailler le sujet et surtout l'évaluer en totalité, car beaucoup de paramètres sont très intéressants dans ce dossier.

M. Étienne Pinte . - En ce qui concerne l'expérimentation territoriale, on pourra, le moment venu, s'inspirer de ce qui va être fait à l'occasion de l'opération « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Si la méthode est bonne, on pourra s'en prévaloir. Il n'y a pas d'effet d'aubaine. Tout est balisé dès le départ.

Le jour où l'on parviendra à un éventuel revenu universel, on pourra éviter les effets de seuils et les non-recours, ainsi que la critique portant sur la notion d'assistanat. À partir du moment où tout le monde bénéficiera d'un socle, on ne pourra considérer que certaines catégories ont quelque chose que d'autres n'ont pas. Cela peut faire évoluer psychologiquement nos concitoyens.

M. Jean Desessard . - C'est ce que je voulais dire à propos de la question précédente.

M. Étienne Pinte . - Il sera très intéressant de voir comment les assemblées vont prendre en compte les premières propositions du rapport Sirugue dans le prochain projet de loi de finances pour 2017. C'est un premier pas psychologiquement important. S'il se passe bien, on pourra envisager l'avenir moins difficilement.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - C'est assez indolore. Cela devrait normalement biens se passer - mais on est en phase préélectorale.

Merci de cette intéressante contribution.

B. AUDITION DE M. PHILIPPE VASSEUR, COMMISSAIRE SPÉCIAL À LA REVITALISATION ET LA RÉINDUSTRIALISATION DES HAUTS-DE-FRANCE

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous accueillons à présent M. Philippe Vasseur, Commissaire spécial pour la revitalisation de la Région des Hauts-de-France. Il assume également la présidence du Forum Réseau Alliances et du World Forum Lille. Nous nous connaissons d'ailleurs de très longue date puisque nous sommes, tous les trois, avec notre collègue M. Daniel Percheron, issus de la même région !

Nous sommes ainsi très heureux de votre intérêt pour le revenu de base sur lequel nous nous sommes penchés depuis un certain temps. Notre mission rassemble vingt-sept sénateurs et a conduit ses travaux pendant plusieurs mois, en auditionnant un large panel d'intervenants aux diverses opinions sur la question, qui a suscité de nombreux travaux.

Nous essayons quant à nous de clarifier les données et de comparer les expériences étrangères, comme celles conduites en Finlande ou aux Pays-Bas, sur ce sujet dont l'actualité semble également s'être emparé. Nous recherchons ainsi le chemin critique pour acclimater en France un revenu universel. Pour ce faire, il nous faut répondre à la question de sa finalité. En outre, la question de l'expérimentation de ce revenu universel doit être posée, à l'aune des précédentes démarches comme celle qui a conduit à l'adoption du revenu de solidarité active (RSA). Voilà, rapidement résumés, les travaux que nous avons conduits au sein de notre mission. Je vous cède à présent la parole.

M. Philippe Vasseur, Commissaire spécial à la revitalisation et à la ré-industrialisation des Hauts-de-France . - Je vous remercie de m'avoir invité. À titre liminaire, je souhaite expliquer pourquoi l'instauration d'un revenu de base me paraît inéluctable, bien que la France ne soit pas encore mûre pour une démarche de cette nature.

Il faut en effet, sur cette question, distinguer le court terme de ce que j'appellerai le moins court terme, car il me semble impossible désormais de parler de long terme. Sur le court terme, un ensemble de dispositifs et d'aides existe déjà pour lutter contre la pauvreté et la précarité, mais son résultat d'ensemble ne me paraît pas d'une grande efficacité et ce, quel que soit le gouvernement qui en est à l'origine. Depuis le poste qui est le mien, j'observe que nous vivons actuellement une mutation si profonde et si accélérée qu'il nous est impossible de maintenir nos modèles existants. Les évolutions technologiques induisent en effet des changements de systèmes économiques et sociaux, comme l'émergence de nouvelles formes de travail impliquant une nouvelle réflexion sur l'emploi et les conséquences de son évolution sur la société. L'emploi éparpillé - sous la forme de télétravail, fût-ce à temps partiel, ou dans des tiers lieux - ou encore le travail à la carte ou à la tâche, via le réseau internet, illustrent ce point. J'ai d'ailleurs eu récemment recours à l'internet pour trouver un graphiste pour une mission de vingt-quatre heures. Si ce genre de travail est aujourd'hui encore balbutiant, il devrait connaître un développement massif.

Mon deuxième constat - et j'ai le sentiment de rappeler un fait connu de tous -porte sur le développement continu de la robotique et de l'intelligence artificielle dont on ne mesure pas totalement l'ampleur. La dernière couverture de l'hebdomadaire « Le Point » insiste, à cet égard, sur le fait que nous sommes gouvernés par des algorithmes. J'ai des exemples corroborant un tel constat, s'agissant notamment de la presse que je connais bien. En effet, les journalistes sont aujourd'hui confrontés à la concurrence des robots. Les commentaires des dernières élections régionales et départementales ont ainsi été rédigés par des robots dans le supplément dédié à cet événement du journal « Le Monde » ! Les chroniques boursières du magazine américain « Forbes » sont également rédigées par des robots. Au niveau bancaire, autre secteur que je connais, la robotique est en mesure de se substituer aux conseillers de placement.

Ce sont là deux exemples qui démontrent qu'aucun emploi n'est épargné par la robotique qui touche désormais les cols blancs après avoir concerné le secteur industriel. Certes, certains sceptiques doutent toujours de cette évolution, mais au cours de ma vie professionnelle, j'ai pu constater les évolutions marquantes depuis les vingt-cinq ans qui marquent l'entrée en service du réseau internet.

Nous allons vers une société qui va connaître des séismes. Selon certaines études, entre 40 et 50 % des emplois existants seront, dans un avenir n'excédant pas les dix prochaines années, occupés par des machines. Il y aura certes des emplois qui viendront se créer en compensation, mais le principe de Schumpeter de la destruction créatrice ne trouve plus à s'appliquer. Nous sommes aujourd'hui dans un système où les machines se réparent elles-mêmes, s'interconnectent sans que l'homme n'ait plus à intervenir. Ce n'est pas là de la science-fiction, mais notre quotidien. Il y aura toujours des emplois et les personnes les plus imaginatives conserveront leur place, mais certains métiers traditionnels vont disparaître, sans que les personnes qui les occupaient, en nombre, n'en trouvent d'autres. Ce que l'homme était amené à faire hier, les machines vont le faire demain à sa place.

C'est peut-être une chance, comme l'écrivait John Maynard Keynes dans ses perspectives économiques pour nos petits-enfants, en dépeignant une société d'abondance, dans laquelle l'homme n'aurait à travailler que quelques heures et disposerait alors du temps nécessaire pour se consacrer notamment à la vie citoyenne. Nous ne prenons pas vraiment le chemin d'une société aussi idyllique, mais la question d'autres types d'activités se pose. A cet égard, je fais intervenir le président directeur général de Roland Berger, M. Charles-Edouard Bouée, qui imagine l'évolution du Quaternaire qui vient s'ajouter à la trilogie des secteurs primaire, secondaire et tertiaire, pour désigner l'époque nouvelle dans laquelle nous entrons.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - On parlait déjà de ce Quaternaire il y a trente ans ! Mais sa définition était différente !

M. Philippe Vasseur . - En effet, la définition en était réellement distincte. Aussi, l'économie de partage, qui est l'un des phénomènes connexes de ce quaternaire en devenir, devrait être une répartition égale entre tous, mais elle aboutit en fait à une très forte concentration capitalistique : pour preuve, la valorisation d'Uber, qui atteint aujourd'hui cinquante milliards de dollars. Dès lors, la richesse qui se crée devient une véritable rente qui revient aux plus riches et favorisés : 0.004 % de la population mondiale possède 12 % de la richesse du monde, ce qui me paraît dangereux.

Je ne suis pas marxiste. D'ailleurs, le premier qui a parlé de ce revenu universel est Thomas More avant que cette idée ne soit reprise au XVIII e siècle par Thomas Paine et relayée au XX e siècle par Milton Friedman, économiste ultralibéral qui estime que la responsabilité sociétale d'une entreprise est de faire du profit ! Même à Davos, on reconnaît que les inégalités sont dangereuses. A une certaine époque, nous débattions, avec votre collègue rapporteur, en tant que socio-démocrates, sur le système d'économie de marché qui devait permettre à chacun de créer de la richesse et de favoriser l'émergence des classes moyennes. Ce système était vertueux car il permettait à chacun de s'enrichir. Désormais, la classe moyenne connaît des difficultés, du fait notamment d'une dépossession d'un certain nombre de métiers.

Le contexte est tout à fait nouveau et nous sommes dans un changement d'époque. Si l'on y croit, alors il faut suivre une approche nouvelle. Même si l'on en parle depuis trois cent ans, le revenu de base demeure une approche révolutionnaire et est abordé par la Finlande. Je vous rappelle que 20 % des Suisses étaient d'ailleurs d'accord, malgré la barre qui était placée si haut, sur cette approche. Je ne m'interroge pas sur les modalités qui peuvent donner lieu à des solutions alternatives. Il ne s'agit pas non plus de discuter du montant de ce revenu de base qui relève davantage d'une perspective de court terme. On ne peut écarter d'un revers de main ce principe et le débat n'est pas pour maintenant, mais il devrait être conduit dans les prochaines années, d'ici cinq à dix ans. Des initiatives en ce sens existent en Allemagne, en Inde et en Finlande. Nous allons, comme l'indiquent les travaux de l'Organisation internationale du travail (OIT), connaître un chômage lourd et structurel, et nous ne pourrons résoudre ces problèmes qu'avec un changement de paradigme. C'est d'ailleurs ce que vous êtes en train de faire, mais si je reconnais la difficulté d'obtenir le vote unanime d'un rapport sur un tel sujet.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Merci pour cet exposé brillant et concis. Nous sommes convaincus de vivre un changement d'ère et de métamorphoses, dans un contexte de transition fulgurante, comme le souligne l'actuel président-recteur de la Faculté catholique de Lille. Nous sommes également dans un contexte pré-électoral et nous avons essayé de clarifier les bases. Nous nous interrogeons aujourd'hui sur l'opportunité d'une expérimentation. Faut-il le faire pour tous ou pour une catégorie spécifique ? À cet égard, notre démarche est limitée car il me paraît peu probable que nous obtenions l'autorisation de mettre en oeuvre une fiscalité réduite. Nous ne sommes pas dans les conditions de l'impôt négatif, mais nous pensons plutôt à une allocation directe versée aux 18-25 ans qui connaissent le taux de chômage le plus fort en Europe. D'ailleurs, celle-ci ne pourrait-elle pas se saisir de ce problème et redevenir populaire en s'intéressant à l'avenir de sa jeunesse ? Ce sera d'ailleurs une question qu'il nous faudra évoquer dans notre rapport.

M. Jean Desessard . - e suis favorable au revenu de base universel. Le précédent intervenant nous a indiqué que la mise en place d'un tel revenu était d'une grande complication. En outre, même dans l'actuel système social, l'introduction du revenu de base présente trois avantages : d'une part, il permet aux gens de gagner davantage en travaillant. D'autre part, il évite les non-recours puisque les personnes n'auraient pas alors à s'inscrire ; ce non-recours s'élevant à quelque 30 % des personnes pour le seul Revenu de solidarité active (RSA). Enfin, sa mise en oeuvre permettrait d'éviter l'assistanat, puisque la société ne stigmatiserait plus les personnes en difficulté.

Votre très intéressante intervention s'avère complémentaire de ce qui vient d'être dit, puisque ce principe est corrélatif du changement de civilisation et de société marqué par le remplacement par les robots du travail humain et qui implique de repenser la redistribution ou l'attribution de moyens de vie à chacun. Il faut s'y préparer comme l'ont montré les exemples très précis que vous nous avez donnés. La redistribution n'est plus un vieux combat conduit par les socio-démocrates !

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - En effet, comment se préparer à ces grandes mutations ; telle est en effet la question.

M. Philippe Vasseur . - Cette réflexion doit être conduite, mais elle est très difficile. En effet, on est pris par le temps. Nous avons devant nous une mutation de l'organisation de la société. Nos petits enfants n'ont plus la même conception de la société que la nôtre et ils donnent également une nouvelle définition de la répartition de la valeur créée, qui va bien au-delà de la simple richesse matérielle. La dimension universelle est importante : ce revenu va aux riches comme aux pauvres, puisque la fiscalité jouera son rôle correctif.

M. Dominique de Legge . - Pour arriver à ce dispositif de revenu universel consistant à donner à tous la même somme quel que soit le niveau de ressources, ne faut-il pas débuter par la reconnaissance d'un minimum garanti résultant de la fusion de l'ensemble des minima sociaux ?

M. Philippe Vasseur . - Je ne suis pas concerné par les minima sociaux, donc je suis exclu du revenu universel. Cette démarche est donc distincte de celle du revenu universel. Les attributaires ne sont pas les mêmes que les bénéficiaires du revenu universel. Je préférerais qu'une expérimentation soit conduite, en dépit de sa complexité. Quelle va être la démarche finlandaise ? Au-delà, comment organiserons-nous la société de demain ? La notion de travail est une notion récente dans l'histoire humaine ; ni les citoyens grecs, ni les nobles du Moyen-Age ne travaillaient pas, laissant les tâches aux serfs. Demain, nous aurons la chance d'avoir des machines qui produiront de la richesse à notre place. Est-ce en soi une catastrophe mettant fin à la notion de travail ? Je comprends que les syndicats soient contre, comme la CFDT. Demain, où trouveront-ils leurs adhérents ? Je vous renvoie à la l'intervention de M. Charles-Edouard Bouée, qui aura lieu à Paris le 14 octobre prochain, qui nous parlera de son ouvrage « Confucius et les automates » qu'il a co-écrit avec M. François Roche. C'est une allégorie qui démontre notre besoin de nous remettre en question.

Mme Christine Prunaud . - Je suis très heureuse de vous entendre parler de la sorte du revenu universel. C'est là une belle idée et une véritable philosophie qui demeure difficilement applicable pour tous et quel que soit le revenu de chacun. On va ainsi écarter de notre réflexion l'idée d'une sorte de regroupement des allocations existantes puisqu'il s'agit d'une autre démarche. Il nous faudra beaucoup de temps et de réflexion. La solution pour commencer à travailler sur cette idée, malgré les contextes international et national, me semble résider dans l'expérimentation qui permettrait d'obtenir un premier résultat et de nourrir notre réflexion sur l'assistanat notamment. Il faudrait garder l'idée du même revenu pour un public ciblé, quel que soit le revenu de ces personnes, un peu à la manière des allocations familiales.

M. Philippe Vasseur . - J'ai toutefois précisé que la correction des inégalités de situation face à l'obtention du revenu universel se faisait a posteriori par la fiscalité.

Mme Christine Prunaud . - En effet, mais nous avons pour le moment arrêté un consensus sur cette idée d'expérimentation.

M. Philippe Vasseur . - Je pense que les esprits ne sont pas prêts à cette idée. C'est une perspective, mais lorsque j'en parle à des dirigeants d'entreprises, ceux-ci me rappellent qu'ils ne parviennent pas à trouver des collaborateurs motivés. Selon eux, comment serait-il possible de motiver les personnels si les individus étaient payés à ne rien faire ? Le problème est plus complexe et c'est là que la détermination du montant est ici importante, car avec un revenu universel de base, son bénéficiaire peut bénéficier de conditions de vie et de rémunérations supérieures en travaillant. Si on ne le fait pas, que faire alors, dans ce contexte de mutation de l'emploi et d'accroissement des inégalités ?

M. Alain Vasselle . - La création de ce revenu universel entrainerait-elle la disparition ipso facto des minima sociaux accordés en fonction non du revenu mais du statut des personnes ? Cette création devrait-elle nous entraîner à mettre en place une fiscalité pour tous, y compris pour les bénéficiaires de ce revenu de base et également des cotisations sociales pour assurer la couverture de leurs droits sociaux ? En outre, comment serait mise en oeuvre cette expérimentation ? Enfin, pas plus tard que la semaine dernière, j'ai visité, avec l'association des maires de mon ancien canton rural, quatre entreprises et deux micro-entreprises, dont une sellerie où une jeune fille, en travaillant à temps plein comme artisan sur toute une année, parvenait seulement à dégager un revenu de 500 euros par mois, une fois acquittées les différentes charges et impositions. Bien que travaillant à temps plein, cette personne se trouvait ainsi à la limite du RSA ! Une autre personne, bénéficiant du régime d'auto-entrepreneur, m'a d'ailleurs indiqué que sur les 1 000 euros qu'elle percevait, il ne lui restait également que 500 euros à la fin de chaque mois. De telles réalités impliquent inévitablement de s'interroger sur la pertinence du revenu de solidarité universelle qui permettrait à ces personnes d'obtenir une somme mensuelle suffisante en y ajoutant le fruit de leur travail. Enfin, ma dernière question sera plus personnelle. Est-ce que notre intervenant se trouve désormais plus libre pour exprimer son point de vue sur ces questions, que lorsqu'il était membre de la Représentation nationale ?

M. Philippe Vasseur . - Il est vrai qu'il m'a parfois fallu, dans le cadre de mes mandats, obéir à une forme de discipline électorale sur certaines questions, comme celle du principe de précaution, auquel j'adhère mais dans certaines conditions. Je me sens en effet beaucoup plus libre lorsque je tiens notamment mes propos dans un milieu entrepreneurial.

S'agissant des personnes qui parviennent à dégager 500 euros par mois, le revenu universel de base leur permettrait de mieux vivre. Ce type de problème est posé aujourd'hui. Lorsqu'on évoque le plein emploi aux États-Unis, il faut voir quelle est la précarité de l'emploi qui s'y fait jour et qui concerne tous les âges. Le fait de pouvoir garantir un revenu de base permet aussi l'épanouissement de certaines personnes dans des emplois utiles à la société sans être pour autant productifs. Il faut faire un choix. On ne peut maintenir les droits sociaux tels qu'ils existent aujourd'hui avec le revenu universel de base. La fiscalité doit-elle être la même pour tous ? C'est là un vieux débat. On n'a jamais osé dire que tout le monde devait payer l'impôt sur le revenu, mais, par l'acquittement de la contribution sociale généralisée et la taxe sur la valeur ajoutée, c'est manifestement le cas. Le côté « Je suis citoyen, je paie de l'impôt » est une vraie question.

Je demeure réservé quant à l'expérimentation, puisque réserver ce revenu à une certaine catégorie revient à en dénaturer le dispositif, en faussant son universalité. Le réserver à un territoire engendre également de nombreuses difficultés, comme l'effet d'appel. Si la France créée un revenu universel de base, la pression migratoire va s'intensifier. Il ne faut pas ignorer ces questions et la réflexion sur ce sujet est nécessaire. On dénigre le politique comme trop axé sur le court terme. Le Sénat est une assemblée, notamment sur les questions agricoles, où la réflexion est beaucoup plus riche et donne plus matière à un débat de qualité qu'à l'Assemblée nationale. La réflexion sur le revenu universel de base se doit d'être transpartisane afin de démontrer que le politique est capable de s'emparer d'un sujet tel que celui-ci. Je suis d'ailleurs heureux que le rapporteur de votre mission, M. Daniel Percheron, vienne s'exprimer dans notre symposium du 10 octobre prochain. Mais c'est d'ores et déjà prévu. Le sujet évolue, même si nous n'en avons pas encore les solutions. Si vous parvenez à dégager des solutions et à proposer des expérimentations, je veillerai à ce que la région à laquelle j'appartiens se porte candidate.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Nous nous interrogeons tout de même sur la façon de procéder car celle-ci n'est nullement évidente ! Nous recevons à ce sujet des informations et des conseils contradictoires. Nous allons regarder cela attentivement.

M. Jean Desessard . - S'agissant de la fiscalité, il est également préconisé de prendre en compte le revenu individuel pour s'adapter au mieux à la société d'aujourd'hui. Cela implique bien sûr de modifier l'approche du quotient familial. La question est posée.

M. Philippe Vasseur . - Il est important en effet de se poser la question. Je lirai votre rapport avec passion et grand intérêt.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe , président . - Je vous remercie de votre intervention, Monsieur le Commissaire spécial.


* 1 Ouvertes au public et à la presse, et ayant en partie fait l'objet d'une captation vidéo et d'une retransmission sur le site http://videos.senat.fr.

* 2 http://www.senat.fr/commission/missions/revenu_de_base_en_france/index.html

* 3 Repenser les minima sociaux - Vers une couverture socle commune , rapport au Premier ministre, avril 2016.

* 4 Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs, L'allocation universelle , La Découverte, 2005.

* 5 À une centaine de kilomètres à l'ouest de Londres.

* 6 Martin Luther King Jr., Where do we go from here : Chaos or Community ?, 1967

* 7 Notamment, son ouvrage : Vaincre la pauvreté dans les pays riches , Flammarion, 1974.

* 8 Loi n° 88-1088 du 1 er décembre 1988 relative au revenu minimum d'insertion.

* 9 Au cours de son audition par la mission, Lionel Stoléru a indiqué que la question de l'incitation à la reprise d'activité avait été identifiée dès 1988 mais que la proposition de rendre dégressif le RMI avait alors été écartée.

* 10 Thomas Paine fixe cet âge à 21 ans.

* 11 Qui milite pour la mise en place d'un revenu inconditionnel qui serait « accordé de droit parce qu'on existe, dès qu'on est reconnu appartenant à la communauté », et considéré comme « le fondement d'un contrat social collectif ».

* 12 Qui se donne pour ambition de défendre l'instauration d'un revenu de base en s'efforçant de réunir diverses approches sous un seul « dénominateur commun : l'idée que le revenu de base doit être un droit universel, individuel et inconditionnel ».

* 13 Notamment ceux de M. Marc de Basquiat, président de l'AIRE et auteur d'une thèse sur le sujet soutenue en 2011 ( Rationalisation d'un système redistributif complexe : une modélisation de l'allocation universelle en France ).

* 14 Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, Liber, un revenu de liberté pour tous , Éditions de l'Onde/Génération Libre, 2014.

* 15 Voir notamment la note publiée en mai 2016 par le groupe de travail coordonné par MM. Jérôme Héricourt et Thomas Chevandier.

* 16 Conseil national du numérique, Travail, emploi, numérique : les nouvelles trajectoires , 2016.

* 17 La possibilité pour un million de citoyens issus de sept États membres différents d'inviter la Commission européenne à soumettre une proposition de législation est prévue par l'article 11, paragraphe 4 du traité sur l'Union européenne et organisée par le règlement (UE) n° 211/2011 du Parlement européen et du Conseil du 16 février 2011 relatif à l'initiative citoyenne.

* 18 En Suisse, une initiative populaire visant à modifier la Constitution peut être soumise à un référendum si elle recueille le soutien d'au moins 100 000 signataires.

* 19 Source : Office fédéral de la statistique (OFS). Pour mesurer la pauvreté, l'OFS utilise un seuil de pauvreté basé sur un minimum vital social établi selon les normes de la Conférence suisse des institutions d'action sociale (CSIAS), qui servent de référence pour l'appréciation du droit à percevoir l'aide sociale.

* 20 Selon les promoteurs, le coût net se situerait entre 18 et 25 milliards d'euros compte tenu de l'effet de substitution opéré par le RBI.

* 21 Cf. infra , p. 32.

* 22 Cf. infra , p. 35.

* 23 Dans son rapport, Pour sortir de l'isolement : un nouveau projet de société , remis au Premier ministre en octobre 2003.

* 24 Texte n° 353 (2015-2016) de M. Jean Desessard et plusieurs de ses collègues, déposé le 2 février 2016.

* 25 Sondage BVA réalisé les 26 et 27 mai 2016 sur un échantillon de 1 156 personnes représentatif de la population française âgée de plus de 18 ans.

* 26 Voir notamment E. Forget, The town with no poverty , Université du Manitoba, 2011.

* 27 Selon la définition donnée par l'office statistique du Canada, il s'agit des « limites de revenu en deçà duquel une famille est susceptible de consacrer une part plus importante de son revenu à l'achat de nécessités comme la nourriture, le logement et l'habillement qu'une famille moyenne ».

* 28 L'institution, en 2004, de la « bolsa familia » au Brésil est souvent présentée comme un autre exemple d'un revenu de base. Cependant, dès lors que l'on considère le revenu de base comme un revenu « inconditionnel », il n'est pas possible d'y faire figurer cette allocation qui n'est en effet versée que si quatre conditions sont remplies par les membres de la famille : 1) une obligation de scolarisation des enfants de six à quinze ans au moins 85 % du temps scolaire, cette quotité étant réduite à 75 % pour les jeunes de seize ans et plus ; 2) une participation des enfants de moins de quinze ans présentant un risque de travail infantile aux « services de coexistence et de renforcement des liens » à hauteur de 85 % de la durée de ces services ; 3) une obligation de vaccination des enfants de moins de six ans ; 4) une obligation de se soumettre à des examens prénataux pour les femmes enceintes.

* 29 Soit 2,74 € par mois, le salaire moyen en zone rurale en Inde étant estimé à 40 € par mois.

* 30 Au terme de douze mois, ces montants furent relevés respectivement à 300 et 150 roupies. L'expérimentation prévoyait néanmoins, dans les villages « tribaux », une allocation de ce montant dès les premiers versements, eu égard à la situation de plus grande pauvreté de ces villages.

* 31 Le « Scheme $6 000 » intervenu à Hong-Kong est également parfois cité comme un exemple d'un revenu de base. Il s'agit de la décision du Gouvernement de la région administrative autonome d'allouer à chaque résident de plus de 18 ans une somme de 6 000 dollars hongkongais (soit environ 700 euros). Cependant, cette distribution n'a eu lieu qu'une seule fois, en 2011, dans un contexte de crispation politique et sociale pour redistribuer une partie d'un surplus budgétaire évalué à 579 milliards de dollars hongkongais, et n'a jamais été renouvelée par la suite. Il ne peut donc être regardé comme un dividende régulier versé à la population.

* 32 L'Iran est aussi parfois regardé comme ayant institué un revenu base en passant en 2010 d'un système de subvention à l'achat des produits de première nécessité (pain, lait, huile, sucre, farine...) à une allocation unique versée en espèces bénéficiant à plus de 95 % de la population. Voir, sur ce point, T. Hamid, « From Price Subsidies to Basic Income : The Iran Model and its Lessons », BIEN Paper, Sao Paulo, 2010.

* 33 Voir en annexe II le programme du déplacement de la délégation à Helsinki.

* 34 Du fait notamment du caractère dégressif du système d'allocation qui conduit à suspendre ou supprimer toute allocation en cas de reprise d'un emploi, même pour une très courte durée, à temps très partiel ou peu rémunérateur.

* 35 En Finlande, le système de prestations et d'assurances sociales repose pour l'essentiel sur les 37 communes qui perçoivent à cet effet le produit d'un impôt proportionnel. Chaque commune est libre de déterminer, dans une certaine mesure, les prestations qu'elle offre à sa population. Ce système très décentralisé est néanmoins en voie de recentralisation, l'allocation de base versée pour le retour à l'emploi étant désormais versée par l'organisme de sécurité sociale KELA, et non plus par les communes.

* 36 Voir en annexe III le programme du déplacement de la délégation à La Haye et Utrecht.

* 37 Le taux de chômage aux Pays-Bas est inférieur à 6 % et le taux d'emploi atteint 73 %, avec des emplois à temps partiels très développés, notamment chez les femmes pour lesquelles ils représentent 80 % des emplois.

* 38 L'hypothèse de travail étant celle d'un revenu annuel de 8 200 € (représentant la moitié du montant du SMIC néerlandais), versé aux individus âgés de plus de 18 ans, nécessitant un financement par une flat tax de 57 %.

* 39 Groupe de travail « Revenu universel » de la fondation Jean-Jaurès, Le revenu de base, de l'utopie à la réalité , 22 mai 2016.

* 40 Milton Friedman, Capitalisme et liberté , 1962.

* 41 Audition du 7 juillet 2016.

* 42 Jacques Marseille, L'argent des Français , Broché, 2009.

* 43 Audition du 9 juin 2016.

* 44 Audition du 23 juin 2016.

* 45 Audition du 30 juin 2016.

* 46 Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous ! Précis d'utopie réaliste , 2010.

* 47 Le taux de pauvreté est défini par l'Insee comme la part de personnes dont le niveau de vie (revenu disponible par unité de consommation) est inférieur à une certaine proportion du niveau de vie médian. En 2014, le seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian s'élevait à 1 008 euros par mois.

* 48 La notion d'intensité de la pauvreté correspond à l'écart entre le niveau de vie de la population pauvre et le seuil de pauvreté. L'Insee la mesure en divisant l'écart entre le seuil de pauvreté et le revenu médian par le seuil de pauvreté.

* 49 Selon l'Insee, qui s'appuie sur des chiffres d'Eurostat, le taux de pauvreté à 60 % du revenu disponible équivalent médian s'élevait en France à 13,3 %, contre 17,2 % dans l'Union européenne. Seuls cinq pays (Finlande, Slovaquie, Danemark, Pays-Bas et République tchèque) connaissaient un taux inférieur.

* 50 Audition du 15 septembre 2016.

* 51 Audition du 15 septembre 2016.

* 52 L'allocation aux demandeurs d'asile (ADA), créée par la loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile, constitue un dixième dispositif. Avant sa création, ses bénéficiaires pouvaient percevoir l'allocation temporaire d'attente (ATA).

* 53 Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune , rapport remis au Premier ministre le 18 avril 2016.

* 54 Loi n° 2008-1249 du 1 er décembre 2008 généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d'insertion.

* 55 Un montant forfaitaire (62,9 euros pour une personne seule) est déduit du RSA pour les personnes bénéficiant d'une aide au logement, hébergées gratuitement ou propriétaires sans charge de remboursement. Le rapport Sirugue relève que 91 % des allocataires du RSA se voient appliquer un forfait logement.

* 56 Loi n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi.

* 57 Minima sociaux : mieux concilier équité et reprise d'activité , rapport d'information n° 334 (2004-2005) de Mme Valérie Létard, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 11 mai 2005.

* 58 Seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian.

* 59 Audition du 22 septembre 2016.

* 60 Drees, Panorama des minima sociaux, édition 2016.

* 61 Rapport d'information n° 687 (2014-2015) de M. Philippe Dallier, fait au nom de la commission des finances, 16 septembre 2015.

* 62 La prime de Noël est une aide en principe exceptionnelle mais reconduite chaque année depuis 1988.

* 63 Minima sociaux : mieux concilier équité et reprise d'activité , rapport d'information n° 334 (2004-2005) de Mme Valérie Létard, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 11 mai 2005.

* 64 Drees, Panorama des minima sociaux, édition 2016.

* 65 Soit, au 1 er avril 2016, 524,68 euros pour une personne seule .

* 66 La loi du 8 août 2016 prévoit d'élargir le dispositif aux jeunes de 16 à 25 ans à compter du 1 er janvier 2017.

* 67 C'est le cas des bénéficiaires de l'AAH. L'exonération de taxe d'habitation entraîne automatiquement une exonération de la contribution à l'audiovisuel public.

* 68 Le cas-type présenté dans ce graphique correspond à celui d'un célibataire sans enfant de plus de 25 ans (ne recevant donc pas d'allocations familiales) et ne tient pas compte de la CSG, des cotisations sociales et des taxations indirectes.

* 69 Audition du 23 juin 2016.

* 70 Soit le RSA socle, la prime d'activité, l'AAH, la majoration pour vie autonome, l'allocation de base de la Paje, le complément familial, l'allocation de rentrée scolaire, l'allocation de soutien familial et l'allocation d'éducation de l'enfant handicapé.

* 71 Audition du 30 juin 2016.

* 72 Antoine Bozio, Gabrielle Fack, Julien Grenet (dir.), Les allocations logement. Comment les réformer ?, Paris, Éditions Rue d'Ulm, coll. « Cepremap », 2015.

* 73 Financial Times, 4 octobre 2010.

* 74 Un rapport de l'Institute for Government rédigé par M. Nicholas Timmins et publié en 2016 détaille les difficultés de mise en oeuvre du crédit universel.

* 75 Audition du 7 juillet 2016.

* 76 Audition du 23 juin 2016.

* 77 Audition du 23 juin 2016.

* 78 Audition du 9 juin 2016.

* 79 Audition du 9 juin 2016.

* 80 Audition du 7 juillet 2016.

* 81 C. B. Frey et M. A. Osborne, « Future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ? », 2013.

* 82 Roland Berger Strategy Consultants, « Les classes moyennes face à la transformation digitale », 2014.

* 83 N. Le Ru, « L'effet de l'automatisation sur l'emploi : ce qu'on sait et ce qu'on ignore », juillet 2016.

* 84 M. Arntz, T. Gregory et U. Zierahn, «The risk of automatisation for jobs in OECD countries: a comparative analysis », 2016.

* 85 Audition du 28 septembre 2016.

* 86 Audition du 22 septembre 2016.

* 87 Rapport n° 266 (2015-2016) fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 16 décembre 2015.

* 88 41,3 % en mai 2016 (mais 48,5 % en mai 2015).

* 89 Audition du 15 septembre 2016.

* 90 Voir notamment : Le capitalisme cognitif : La nouvelle Grande Transformation , Paris, 2007.

* 91 Notion qui caractérise l'évolution de l'Internet vers une plus grande interactivité, par le biais d'une complexification interne de la technologie permettant plus de simplicité d'utilisation.

* 92 France Stratégie, Lignes de faille. Une société à réunifier , octobre 2016.

* 93 Avec une multiplication des prix quasiment par deux entre 1997 et 2008.

* 94 Groupe de travail « Revenu universel » de la Fondation Jean-Jaurès , Le revenu de base, de l'utopie à la réalité , 22 mai 2016.

* 95 En retenant un seuil de pauvreté égal à 60 % du niveau de vie médian.

* 96 Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, Liber, un revenu de liberté pour tous. Une proposition d'impôt négatif en France, avril 2014.

* 97 Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous ! Précis d'utopie réaliste , 2010.

* 98 Jean-Eric Hyafil et Thibault Laurentjoye, Revenu de base : comment le financer ? Panorama des modalités de financement , septembre 2016 .

* 99 Jean-Eric Hyafil et Thibault Laurentjoye, op. cit.

* 100 Considérées comme un salaire différé, les pensions et les allocations de chômage reflètent le montant des cotisations préalablement versées.

* 101 La fondation Jean-Jaurès exclut néanmoins la prise en charge des affections de longue durée (ALD), qui demeureraient couvertes par la solidarité.

* 102 Audition du 7 juillet 2016.

* 103 Les taux de CSG varient aujourd'hui, selon la nature des revenus, entre 6,2 et 7,5 %.

* 104 Liber, un revenu de liberté pour tous , op. cit.

* 105 Direction générale des finances publiques, Cahier statistique 2015.

* 106 Audition du 9 juin 2016.

* 107 Un taux d'imposition plus faible pourrait être appliqué sur les bas revenus afin d'augmenter le revenu disponible des travailleurs pauvres.

* 108 Jean-Éric Hyafil et Thibault Laurentjoye, op. cit.

* 109 Le MFRB mentionne, à titre d'exemple, la proposition de l'économiste Yoland Bresson d'instaurer une monnaie nationale complémentaire à l'euro, l' « eurofranc », qui serait créée par la Banque de France et à parité avec l'euro, et qui ne pourrait pas être utilisée pour acquérir des actifs capitalisables.

* 110 Cette idée a été traduite dans une proposition de loi n° 3378 visant à créer un dividende universel déposée à l'Assemblée nationale par Mme Christine Boutin, alors députée, le 17 octobre 2006.

* 111 Natixis, Flash Économie n° 186, 6 mars 2012.

* 112 Ibid.

* 113 Audition du 30 juin 2016.

* 114 Audition du 30 juin 2016.

* 115 Le taux fixe et la taxation au premier euro sont des éléments essentiels des systèmes d'impôt négatif mais pas nécessairement des systèmes de crédit d'impôt.

* 116 Élise Coudin, Projections de population active à l'horizon 2050 : des actifs en nombre stable pour une population âgée toujours plus nombreuse , Économie et statistique N° 408-409, 2007.

* 117 Audition du 15 septembre 2016.

* 118 Audition du 14 septembre 2016.

* 119 Ibid.

* 120 Audition du 28 septembre 2016.

* 121 Audition du 7 juillet 2016.

* 122 Ibid.

* 123 Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs, L'allocation universelle , La Découverte, 2005.

* 124 Ibid.

* 125 Dans son rapport Repenser les minima sociaux - Vers une couverture socle commune , remis au Premier ministre, avril 2016.

* 126 Audition du 22 septembre 2016.

* 127 Ibid.

* 128 Rapport d'information n° 687 (2014-2015) de M. Philippe Dallier, fait au nom de la commission des finances, déposé le 16 septembre 2015.

* 129 Guillaume Allègre, Comment peut-on défendre un revenu de base ? , OFCE, décembre 2013.

* 130 « Repenser les minima sociaux - Vers une couverture socle commune », rapport précité.

* 131 Pôle emploi, Statistiques et indicateurs, n° 16.028, 8 juillet 2016.

* 132 Drees, Les retraités et les retraites, édition 2016.

* 133 Ces calculs effectués par le rapporteur n'ont pour objectif que d'éclairer le lecteur sur les masses financières en jeu. Des simulations plus approfondies existent mais nécessitent de préciser davantage les contours donnés au revenu de base, ce qui suppose des choix politiques qu'il n'appartient pas à la mission d'information de faire.

* 134 Est retenue pour ce calcul l'hypothèse selon laquelle le revenu de base se substituerait, à hauteur de son montant, aux pensions de retraites.

* 135 Audition du 7 juillet 2016.

* 136 Cet article dispose : « pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés »

* 137 Voir notamment la décision n° 93-320 DC du 21 juin 1993.

* 138 Audition du 22 septembre 2016.

* 139 De l'ordre de 100 milliards d'euros dans la simulation présentée à la mission.

* 140 Audition du 23 septembre 2016.

* 141 Groupe de travail « Revenu universel » de la Fondation Jean-Jaurès, Le revenu de base, de l'utopie à la réalité , 22 mai 2016.

* 142 Le salaire de réserve correspond au salaire minimal en dessous duquel les chômeurs refusent une offre d'emploi.

* 143 Celle-ci pourrait néanmoins rester mesurée, compte tenu des gains de productivité résultant de la baisse du temps de travail ou de l'accès à l'emploi de personnes jusqu'alors au chômage du fait du partage du temps de travail.

* 144 Audition du 28 septembre 2016.

* 145 Audition du 12 septembre 2016.

* 146 Guillaume Allègre, « Comment peut-on défendre un revenu de base ? », OFCE, 19 décembre 2013.

* 147 Audition du 14 septembre 2016.

* 148 Audition du 23 juin 2016.

* 149 Décision du Conseil constitutionnel n° 2009-584 DC, 16 juillet 2009, considérant n° 38.

* 150 Conseil d'État, avis d'Assemblée générale (section des finances), n° 386.093 du 9 février 2012.

* 151 Laurent Davezies, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale , Paris, Seuil, 2012.

* 152 Clément Dherbécourt et Boris Le Hir , « Dynamiques et inégalités territoriales », France Stratégie, 2016.

* 153 Même s'il peut bénéficier d'autres minima, tels que l'AAH.

* 154 Un taux d'emploi de 60,5 % pour les 50-64 ans et de 49 % pour les 55-64 ans.

* 155 La gestion des crédits du FSE est répartie entre l'État, à hauteur de 65 %, et les régions, à hauteur de 35 %. Au sein de l'État, l'autorité de gestion concernée est la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP).

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