B. ÉGALITÉ, ÉGALITÉ DES SEXES : DES PRINCIPES PARFOIS DIFFICILES À CONCILIER

1. Égalité « à la française » et universalité : quelle place pour l'égalité entre les femmes et les hommes ?

Comme le souligne Anne Levade, professeure de Droit public à l'Université Paris XII et présidente de l' Association française des constitutionnalistes , le « principe d'égalité ?à la française? » est le corollaire d'une conception de la citoyenneté fondée sur l' unité nationale , ce qui prohibe toute différenciation entre les citoyens. Selon cette logique, « la République française ne connaît ni minorités, ni groupes défavorisés » ; « l'identification de groupes au sein du peuple français reviendrait à nier l'égalité en constatant l'échec de cet idéal » 13 ( * ) .

Dans cet esprit, le contrôle du respect de l'égalité par les textes législatifs auquel procède le Conseil constitutionnel s'appuie généralement sur des références juridiques qui soulignent le lien entre égalité et universalité 14 ( * ) :

- l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (« La loi est l'expression de la volonté générale. [....] Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit quelle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ») ;

- l'article premier de la Constitution de 1958 (« La France [...] assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ») ;

- l'article 3 de la Constitution de 1958 (« Le suffrage [...] est toujours universel, égal et secret ») 15 ( * ) .

Ainsi que l'a indiqué Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de Droit public à l'Université de Bordeaux, lors de son audition du 5 juillet 2018, « s'il est appliqué à la lettre, le principe d'égalité peut être dévastateur », d'où l'établissement de « distinctions au sein de ce principe, pour en moduler les effets ».

Les différences de traitement entre les individus établies par le législateur ont précisément pour but de corriger des inégalités : de telles différences donnent tout son sens au principe ; « compatibles avec le principe d'égalité, [ces différenciations] en constituent même la mise en oeuvre » 16 ( * ) . Elles montrent que « l'égalité ne peut pas être un droit fondamental absolu et inconditionnel, mais au contraire une norme relative et contingente » 17 ( * ) .

Les mesures législatives établissant des différences de traitement entre les personnes sont appréciées par le Conseil constitutionnel selon deux niveaux de contrôle, qui ont été rappelés à la délégation le 5 juillet 2018 :

- sur la base du principe d'« égalité indéterminée » 18 ( * ) , ce contrôle s'appuie sur un « considérant » désormais classique : « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ». Dans le cadre de ce contrôle, « le Conseil constitutionnel vérifie que le législateur justifie la différence de traitement », comme l'a rappelé Ferdinand Mélin-Soucramanien lors de son audition, le 5 juillet 2018, qui a constaté « très peu d'annulations de dispositions législatives prises sur le fondement du principe d'égalité en général » ;

- le Conseil constitutionnel contrôle également le respect, par le législateur, du principe d'égalité sur la base de l'« égalité déterminée », qui proscrit les discriminations expressément interdites par la Constitution : celles dont les critères sont définis par l'article premier de la Constitution (l'origine, la religion, les croyances et la race 19 ( * ) ), auxquelles s'ajoute, selon Ferdinand Mélin-Soucramanien, la discrimination à raison du sexe, du fait de l'alinéa 3 du préambule de 1946 20 ( * ) .

2. La correction des inégalités aux dépens des femmes : l'exemple des retraites

La notion d' égalité des chances passe, s'agissant de l'égalité entre les femmes et les hommes, par des mesures destinées à favoriser les femmes pour corriger certaines inégalités dont elles peuvent pâtir, notamment dans le domaine professionnel ou s'agissant des retraites, en lien par exemple avec des parcours directement affectés par la maternité.

À cet égard, le Conseil constitutionnel a considéré, en 2003 21 ( * ) , que la majoration de leur durée d'assurance prévue, à raison de deux années par enfant, pour les seules assurées sociales (article 32 de la loi), constituait certes un traitement privilégié, mais que cette distinction était justifiée, selon le commentaire paru aux Cahiers , par de « puissants motifs d'intérêt général », parmi lesquels « la compensation de charges éducatives inégalement réparties dans le passé entre le père et la mère » et « la réparation du traitement inégal de fait subi par les mères au cours des décennies antérieures, du fait d'une spécialisation des rôles héritée de notre histoire » 22 ( * ) .

Mais l'égalité des chances peut parfois entrer en contradiction avec l'interdiction des discriminations . On se souvient que par deux arrêts devenus célèbres du 29 novembre 2001, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE), devenue en 2009 la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), a condamné la France pour discrimination directe 23 ( * ) . La législation contestée réservait aux femmes fonctionnaires mères de trois enfants la liquidation anticipée de leur retraite, de même qu'un mécanisme de bonification par enfant . La CJCE a assimilé à une discrimination le fait d'exclure les pères de mesures destinées aux fonctionnaires ayant assuré l'éducation de leurs enfants 24 ( * ) .

Pour s'adapter à cette jurisprudence, la législation française a dû rendre le dispositif français de retraites neutre au regard du sexe des bénéficiaires . Elle subordonne donc depuis 2003 le bénéfice de ces mécanismes de bonification au fait d'avoir « interrompu [son] activité pendant plus de deux mois », soit la durée minimale d'un congé maternité.

Sur ce point, le Conseil constitutionnel a considéré, si l'on se réfère au commentaire paru aux Cahiers , que, « loin d'introduire une différence de traitement entre les femmes et les hommes, la disposition critiquée [avait] pour objet, en reconnaissant les mêmes possibilités d'arbitrage aux deux parents, de mettre fin à la discrimination résultant de la législation antérieure ».

De ce fait, la formule consistant à « compenser aux fonctionnaires concernés (hommes et femmes) les seules interruptions de carrière indiscutablement liées à l'éducation des enfants », qu'il s'agisse des congés parentaux ou des périodes de temps partiel liées à l'exercice de la parentalité, n'a pas été considérée par le Conseil constitutionnel comme constitutive d'une rupture du principe d'égalité , même si en pratique les femmes devaient être plus nombreuses à avoir vocation à bénéficier de ces mesures.

Dans la même logique, le Conseil constitutionnel a estimé en 2010 25 ( * ) que le report à 67 ans de la limite d'âge ouvrant droit à une pension de retraite sans décote , contesté car réservé aux seules femmes , ne contrevenait pas au principe d'égalité. Il a fait valoir que si ces mécanismes avaient vocation à s'adresser, dans les faits, à une plus grande proportion de femmes, rien n'empêchait les hommes, pour en bénéficier, d'interrompre leur carrière pour s'occuper d'un enfant ou d'un membre de la famille en qualité d'aidant familial . En effet, a-t-il fait observer, « le législateur a fixé des règles identiques pour les femmes et les hommes » susceptibles d'être concernés par les dispositions contestées.


* 13 Anne Levade, Discrimination positive et principe d'égalité en droit français , Pouvoirs, 2004/4, n° 111, pp. 55-71.

* 14 Ferdinand Mélin-Soucramanien, Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Quelles perspectives pour la question prioritaire de constitutionnalité ? , conférence prononcée le 10 mars 2010 au Conseil constitutionnel, article tiré de ce texte publié aux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 29.

* 15 Dans le domaine fiscal qui ne concerne pas ce rapport, le Conseil constitutionnel se réfère aussi à l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 sur l'égale répartition de la contribution des citoyens aux charges publiques.

* 16 Anne Levade, Discrimination positive et principe d'égalité en droit français , Pouvoirs, 2004/4, n° 111, pp. 55-71.

* 17 Ferdinand Mélin-Soucramanien, Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Quelles perspectives pour la question prioritaire de constitutionnalité ? , conférence prononcée le 10 mars 2010 au Conseil constitutionnel, article tiré de ce texte publié aux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 29.

* 18 Ferdinand Mélin-Soucramanien, Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Quelles perspectives pour la question prioritaire de constitutionnalité ? , conférence prononcée le 10 mars 2010 au Conseil constitutionnel, article tiré de ce texte publié aux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 29.

* 19 La référence à la discrimination fondée sur la « race » a été supprimée par l'Assemblée nationale lors de la discussion du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace (Assemblée nationale, XV e législature, n° 911).

* 20 Voir en annexe le compte rendu de l'audition du 5 juillet 2018.

* 21 Décision n° 2003-483 DC du 14 août 2003 sur la loi portant réforme des retraites.

* 22 « 23. Considérant que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ;

« 24. Considérant que l'attribution d'avantages sociaux liés à l'éducation des enfants ne saurait dépendre, en principe, du sexe des parents ;

« 25. Considérant, toutefois, qu'il appartenait au législateur de prendre en compte les inégalités de fait dont les femmes ont jusqu'à présent été l'objet : qu'en particulier, elles ont interrompu leur activité professionnelle bien davantage que les hommes afin d'assurer l'éducation de leurs enfants ; qu'ainsi, en 2001, leur durée moyenne d'assurance était inférieure de onze années à celle des hommes ; que les pensions des femmes demeurent en moyenne inférieures de plus du tiers à celles des hommes ; qu'en raison de l'intérêt général qui s'attache à la prise en compte de cette situation et à la prévention des conséquences qu'aurait la suppression des dispositions de l'article L. 351-4 du code de la sécurité sociale sur le niveau des pensions servies aux assurées dans les années à venir, le législateur pouvait maintenir, en les aménageant, des dispositions destinées à compenser des inégalités normalement appelées à disparaître ; ».

* 23 Arrêt Griesmar du 29 novembre 2001. Ce jugement a été confirmé par un arrêt du Conseil d'État du 29 juillet 2002 (Griesmar).

* 24 Par un arrêt du 17 juillet 2014 (arrêt Leone), la CJUE a toutefois confirmé la jurisprudence Griesmar à propos d'une demande de liquidation anticipée de ses droits à pension de retraite par un agent de la fonction publique hospitalière père de trois enfants, refusée au requérant au motif qu'il n'avait pas interrompu son activité professionnelle à la naissance de ses enfants, comme l'exige la loi. La CJUE a assimilé cette exigence du législateur français à une discrimination indirecte fondée sur le sexe.

* 25 Décision n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010.

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