B. LES PARTICULARITÉS DU NOUVEAU PANTOUFLAGE

Pour faire simple disons que le pantouflage traditionnel était une forme de retraite dorée marquant le sommet d'une carrière réussie au sein de l'administration publique. Il s'est transformé en stratégie de carrière marquée par des départs précoces (4 ans si l'opportunité de partir s'offre) et en moyenne 8/9 ans selon l'enquête « Que sont les énarques devenus ? ». La même enquête précise que le premier passage en cabinet s'effectue en moyenne au bout de 7 ans.

Ces départs sont très majoritairement suivis de retours (au bout de 7 ans et demi pour les membres du Conseil d'État selon les indications données par Bruno Lasserre) et de plus en plus de nouveaux départs avec retour. La pratique du « revolving doors » est donc passée dans les moeurs.

De ce fait, les résultats de l'expérience en sont plus aléatoires puisque, toujours selon Luc Rouban, la proportion des pantoufleurs accédant au niveau de président d'entreprise ou de PDG passe de 32 % dans la cohorte 1951-53 à 14% dans la cohorte 1979-80 puis 5% dans la cohorte 1999-2000. On comprend donc l'importance du filet de sécurité constitué par la possibilité de revenir au bercail public en cas d'échec total ou relatif, l'importance aussi d'un bon réseau de relations. Un filet de sécurité largement utilisé.

Autre observation de Luc Rouban : « Contrairement à ce que l'on pourrait croire, le pantouflage n'augmente pas de manière linéaire dans le temps car il dépend de la situation économique, des offres d'emplois mais aussi des attentes des entreprises qui ont développé leur propre politique de ressources humaines à partir des années 1980. Après avoir connu un pic pour la cohorte 79-80, sa fréquence se réduit, même s'il faut distinguer là encore les corps et les concours de recrutement (tableau 7). Les rythmes de départ ont également changé. Ils sont de plus en plus précoces puisque les énarques attendent en moyenne 21 ans entre la sortie de l'École et leur premier départ vers le privé dans la cohorte 51-52-53 puis 19 ans dans la cohorte 58-59-60, 17 ans dans la cohorte 69-70, 12 ans dans la cohorte 79-80, 11 ans dans la cohorte 89-90 et 8 ans dans la cohorte 99-2000. Autrement dit, le pantouflage étant un débouché d'âge mûr dans les années 1960 devient un choix de vie dans les années 2000... qui impose de faire ses preuves. Les données montrent en effet que la proportion des pantoufleurs accédant au niveau dirigeant supérieur des entreprises (président ou PDG) passe de 32 % dans la cohorte 51-52-53 à 14 % dans la cohorte 79-80 et à 5 % dans la cohorte 1999-2000. » 18 ( * )

Si donc le pantouflage touche significativement, voire très significativement les grands corps 19 ( * ) , il est difficile de mettre en évidence une augmentation du pantouflage au sens strict, de départ dans le privé depuis les années 1950 mais des pics selon la conjoncture (développement des entreprises publiques en périodes favorables, nationalisations et privatisations etc.)

Il apparaît cependant, à voir l'importance prise par les migrations hors des fonctions pour lesquelles les membres des grands corps ont été recrutés, que les stratégies se sont diversifiées en fonction des opportunités, de l'apparition de « niches » valorisantes et/ou bien rétribuées ou dont le revenu est cumulable avec celui reçu habituellement et enfin des réussites et des échecs des diverses tentatives. Difficile d'être trop affirmatif, compte tenu du secret de mise en la matière. Le niveau déjà élevé de revenu et les difficultés de plus en plus grandes à faire sa place à un haut niveau du privé pourraient expliquer ces stratégies qui créent un autre risque que la prise illégale d'intérêts : la diffusion des pouvoirs d'influence dans un système où celui du Parlement est de plus en plus marginalisé. Sans compter le paradoxe de recruter et former des fonctionnaires pour de toutes autres fonctions que celles qui étaient prévues.

Départs et retours s'intègrent dans une stratégie générale qui n'a plus grand-chose à voir avec le service de l'État. Ils en marquent les réussites et les échecs : « Certains réintègrent leur corps, mais occupent des fonctions subalternes jusqu'à la fin de leur carrière, explique Hervé Joly, à la commission. D'autres prennent des responsabilités et reviennent pour occuper un poste de directeur de cabinet ou de directeur d'administration centrale. Ils font alors le choix de sacrifier leur salaire et de le diviser par quatre ou cinq. Je pense par exemple à Stéphane Richard, qui est revenu un temps à la direction du cabinet du ministre des finances. De tels retours sont généralement très provisoires et sont un tremplin avant un nouveau départ dans le privé. Ainsi, Stéphane Richard occupait une fonction de second rang chez Véolia. Il a ensuite pris la direction du cabinet du ministre des finances avant de devenir PDG d'Orange.

« Il en est de même pour François Pérol, ensuite parti à BPCE ; il a tiré des bénéfices de son retour dans le public. Ce retour est-il lié à une extraordinaire vocation à servir l'État ou à un retour provisoire ? Faut-il encourager ces allers-retours ? Cette expérience du privé est positive pour des hauts-fonctionnaires qui en ont peu - hormis lors de leurs brefs stages. En Allemagne, pour des responsabilités semblables, les impétrants ne sont pas nécessairement fonctionnaires ; ils peuvent avoir une longue expérience dans le secteur privé. Si cette expérience du privé, en soi intéressante, ne sert que de tremplin, elle constitue un risque : le haut-fonctionnaire n'aura en tête que sa propre carrière, il n'exercera pas ses fonctions en toute indépendance ».

Au final, ajoute-t-il « Les allers-retours réussis sont rares. Souvent, la personne a raté son passage en entreprise, et se retrouve alors sur la touche lors de sa réintégration. Les quelques cas ayant abouti à des responsabilités de premier plan sont très minoritaires ». D'où l'intérêt de tous les postes qu'occupent des fonctionnaires pour exercer des fonctions qui pourraient relever du privé, la sécurité en plus, ou indispensables au bon fonctionnement d'un marché libre tant qu'il n'est pas faussé, autant dire réglementé et surveillé. Là n'est pas le moindre paradoxe de ce système paradoxal !


* 18 « L'ENA : 70 ans de paradoxe »

* 19 « Le phénomène, en quantité, n'est pas marginal, notamment à l'inspection générale des finances, mais, aujourd'hui, je crois que le problème se pose plus pour le Conseil d'État, où les fonctionnaires font fréquemment des allers-retours. Il y a aussi le corps des mines, qui est très touché. » (Vincent Jauvert, audition).

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