B. L'IRLANDE ET LE NoeUD GORDIEN DU « BACKSTOP »

Sous-estimée par les Britanniques mais également, dans une certaine mesure, par les Européens lors de la campagne référendaire de 2016 et au début des négociations, la question irlandaise demeure la problématique la plus ardue du Brexit et constitue encore le point d'achoppement principal des négociations. En effet, l'Irlande, qui partage la seule frontière terrestre avec le Royaume-Uni, est de tous les États membres de l'Union européenne celui qui risque de subir le plus sévèrement l'impact du Brexit. Il s'agit surtout de s'accorder sur la manière de préserver le fragile équilibre issu de l'Accord du Vendredi Saint signé le 10 avril 1998, après des décennies de tensions communautaires.

Tandis que la solution du « backstop » , tel qu'il figure dans l'accord de retrait, a été rejetée par le parlement britannique, les gouvernements May et Johnson ont affirmé leur volonté de trouver des « solutions imaginatives », sans parvenir pour le moment à convaincre les dirigeants de l'Union européenne de leur faisabilité.

D'une part, il s'agit pour l'Union européenne de rester unie et ferme sur la ligne rouge que constitue le rétablissement d'une frontière physique en Irlande, et de protéger, au nom de la solidarité interétatique, l'Irlande qui subira en première ligne le coût du Brexit sur le plan politique, social, économique et sécuritaire. D'autre part, il s'agit pour le Royaume-Uni de ne pas remettre en cause son intégrité territoriale.

1. Les acquis de la paix

Après leur signature, les accords de paix pour l'Irlande du nord, dits accords du Vendredi Saint, furent approuvés par deux référendums de part et d'autre de la frontière nord-irlandaise le 22 mai 1998. L'accord mit fin à trois décennies de violences.

a) Le conflit d'Irlande du nord

Ce conflit a opposé des groupements paramilitaires unionistes (loyalistes) protestants, souhaitant le maintien de l'Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni, à des groupements nationalistes (républicains) catholiques appelant de leurs voeux une unification de l'île d'Irlande. Les forces de sécurité, en particulier la Royal Ulster Constabulary (RUC), c'est-à-dire la police nord-irlandaise, dissoute en 2001, jouèrent également un rôle considérable dans ce qui s'apparenta par moments à une véritable guerre civile. Des manifestations de la minorité catholique réclamant l'égalité des droits civiques constituèrent, à la fin des années 60, le point de départ de ce conflit, désigné par l'euphémisme « The Troubles » (« les évènements »). Les violences sectaires de part et d'autre continuèrent pendant 30 ans, parallèlement au plus long déploiement de l'histoire de l'armée britannique et à un renforcement de la ségrégation entre quartiers catholiques et protestants.

Le conflit avait ainsi une double dimension identitaire, à la fois religieuse entre catholiques et protestants et constitutionnelle entre loyalistes et nationalistes. Le bilan de ces décennies de violences est de 3 500 morts, dont 52 % de civils, 32 % de membres de groupements paramilitaires loyalistes ( Ulster Volunteer Force ) et nationalistes ( Irish Republican Army ), et 16 % de membres des forces de sécurité britanniques (armée et RUC). L'on dénombre environ 47 500 blessés, soit plus de 50 000 victimes en tout (pour une population totale fluctuant pendant la période autour de 1,5 million d'habitants).

Il serait dangereux de sous-estimer le traumatisme profond laissé par les Troubles, dont votre groupe de suivi a pris la mesure lors d'un déplacement à Dublin et à Belfast en juillet 2018. Il convient d'apprécier à sa juste valeur la pacification permise par les accords du Vendredi Saint.

b) Les accords du « Vendredi Saint »

Ils furent l'aboutissement d'un processus de paix d'une décennie auquel participèrent l'ensemble des partis politiques nord-irlandais (en contact étroit avec les groupements paramilitaires), les gouvernements britanniques et irlandais et, plus informellement, le gouvernement américain. Le compromis trouvé est constitué de deux accords distincts, un accord irlando-britannique et un accord multipartite.

(1) L'accord irlando-britannique

Conclu entre les gouvernements irlandais du Taoiseach (Premier ministre irlandais) Bertie Ahern et britannique du Premier ministre Tony Blair, l'accord irlando-britannique consacre de nombreuses institutions établies par l'accord multipartite. Il règle également le statut constitutionnel de l'Irlande du Nord, notamment en reconnaissant :

- qu'une réponse légitime à la question de l'appartenance de l'Irlande du nord au Royaume-Uni ou à la République d'Irlande ne peut être apportée que par la population de l'Irlande du nord ;

- qu'une majorité de la population d'Irlande du nord souhaitait, au moment de la signature de l'accord, demeurer au sein du Royaume-Uni ;

- que si la majorité de chaque population de part et d'autre de la frontière devait, lors de deux référendums distincts organisés pour l'un en République d'Irlande et pour l'autre en Irlande du nord, se prononcer en faveur d'une unification de l'île, alors l'île d'Irlande devrait être unifiée ;

- que toute personne née en Irlande du nord pouvait s'identifier en tant qu'irlandaise et/ou britannique et avait droit à l'un ou chacun des deux passeports, et ce quelle que soit l'appartenance future de l'Irlande du Nord.

(2) L'accord multipartite

L'accord multipartite fut signé par les deux gouvernements ainsi que la majorité des partis nord-irlandais. Seul le Democratic Unionist Party (DUP), l'un des deux grands partis loyalistes, refusa de le signer. L'accord comporte trois sections.

La première section détermine les institutions législatives et exécutives d'Irlande du Nord. Afin de permettre des consensus transcommunautaires, certains sujets sensibles requièrent, à l'Assemblée, le vote favorable de 50 % des élus unionistes et de 50 % des élus nationalistes, dès lors qu'un tiers des membres déposent une pétition en ce sens ( petition of concern ). Ceci donne un droit de veto effectif à chacune des deux communautés. L'Exécutif est composé d'un Premier ministre, d'un Vice-premier ministre aux pouvoirs conséquents et d'un maximum de 10 ministres. Le Premier ministre est nommé par le parti ayant le plus d'élus à l'Assemblée, le Vice-premier ministre par le deuxième parti en ayant le plus grand nombre, ce qui garantit un partage du pouvoir exécutif entre unionistes et nationalistes.

Pour mémoire, le gouvernement autonome de type « consociatif » et le Parlement nord-irlandais (Stormont) instaurés par les accords du Vendredi saint sont suspendus depuis janvier 2017, à la suite de la démission du Vice-premier ministre nationaliste Martin McGuinness, issu du Sinn Féin . Le désaccord l'opposant à Arlene Foster, Première ministre et chef de file du DUP, portait sur plusieurs dossiers dont le soutien financier à la langue gaélique, la question du mariage homosexuel et le Brexit. Le DUP pro-Londres étant majoritairement favorable au retrait de l'Union européenne et le Sinn Féin nationaliste y étant opposé, la campagne référendaire de 2016 n'avait fait qu'aggraver le clivage entre les deux chefs de l'Exécutif.

Ce blocage institutionnel a fortement affaibli la représentation nord-irlandaise dans les débats sur le Brexit, alors qu'elle se trouve aujourd'hui au coeur des négociations. Il n'y a pas de voix de compromis entre les communautés nord-irlandaises susceptible de se faire entendre à Londres, la seule voix qui s'exprime étant celle des députés du DUP, qui soutiennent depuis le 26 juin 2017 la majorité conservatrice.

La deuxième section de l'accord a notamment instauré un Conseil ministériel Nord-Sud ( North South Ministerial Council ) au sein duquel des ministres irlandais et nord-irlandais travaillent sur des sujets qui concernent l'ensemble de l'île. Dans six domaines de coopération (Agriculture, Éducation, Environnement, Santé, Tourisme et Transport), des mesures communes sont arrêtées par le Conseil puis transposées séparément dans chaque juridiction. Dans six autres domaines, des organismes trans-juridictionnels opérant sur toute l'île mettent en oeuvre une politique commune : citons l'autorité en charge des voies navigables ( Waterways Ireland ) ou encore la probablement bientôt défunte autorité en charge de coordonner les programmes de l'UE pour l'Irlande du Nord et les comtés de l'Éire adjacents ( Special EU Programmes Body ).

Le troisième volet de l'accord a prévu la création d'un Conseil irlando-britannique ( British-Irish Council , BIC), d'une Conférence intergouvernementale irlando-britannique ( British-Irish Intergovernemental Conference ) et d'un Corps interparlementaire irlando-britannique ( British-Irish Interparliamentary Body ). Notons que ni Theresa May ni Boris Johnson ne se sont rendus une seule fois aux nombreux sommets du BIC, dont la mission est justement de permettre la création de compromis irlando-britanniques. Alors qu'une partie de l'enjeu du Brexit est de préserver l'équilibre issu des accords du Vendredi Saint, le gouvernement britannique aurait pu mieux se saisir des possibilités offertes par ces accords mêmes.

Au-delà des arrangements institutionnels prévus par ces trois sections, l'aspect le plus important de l'accord est l'accent qui y est mis sur la protection des droits de l'homme, de la liberté religieuse et des droits civiques. Le gouvernement britannique s'est engagé à incorporer la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en droit nord-irlandais, ce qui fut fait en 1998 avec le Human Rights Act . L'Irlande fit de même en 2003. Notons également la création d'une Commission nord-irlandaise aux droits de l'homme ( Northern Ireland Human Rights Commission , NIHRC) dont le travail a permis un toilettage en règle du droit nord-irlandais afin d'améliorer les rapports entre les communautés. Les parties signataires s'engagèrent également à un désarmement complet, et les gouvernements irlandais et britannique opérèrent une libération anticipée quasi-intégrale des prisonniers condamnés en vertu de crimes commis lors des Troubles .

c) Des tensions encore existantes

À bien des égards, les accords furent un succès. La quasi-intégralité des parties au conflit nord-irlandais y participèrent. La population nord-irlandaise y est extrêmement attachée et les violences intercommunautaires ont été drastiquement réduites (158 morts entre 1998 et 2017 selon le Police Service of Northern Ireland ). Le DUP lui-même en a finalement accepté l'essentiel du contenu lors de l'Accord de St Andrews de 2006, et forma ensuite une coalition inattendue avec le Sinn Féin , jusqu'à la paralysie politique actuelle.

Cependant, s'il n'y a plus aujourd'hui de véritable conflit entre les catholiques et les protestants, les deux communautés continuent de vivre séparées et la tension reste latente. La mémoire des victimes de part et d'autre, la ségrégation scolaire et géographique et la faiblesse des mariages intercommunautaires, malgré des progrès récents, sont trois des nombreux freins à une réconciliation intercommunautaire complètement satisfaisante. Dans un précédent rapport, le groupe de suivi du Sénat faisait état de seulement 7% d'écoles mixtes en Irlande du Nord. La sortie de l'UE risque d'avoir, dans ce contexte, un fort effet déstabilisateur.

Ce n'est certes pas l'Union européenne qui a résolu le conflit nord irlandais, mais le fait que la République d'Irlande et le Royaume-Uni soient deux États membres a permis de mettre en place un contexte favorable à la fin des hostilités. Dès 1995, l'Irlande du Nord (ainsi que les comtés limitrophes de la République d'Irlande) ont reçu d'importantes aides de l'UE par le biais des programmes européens pour la paix et la réconciliation (PEACE), dont l'objectif est de rapprocher les populations catholique et protestante grâce à des projets éducatifs.

Outre son influence économique directe, l'Union européenne a fourni un cadre législatif renforçant les dispositions des accords du Vendredi saint en matière de droits de l'homme et d'égalité. Au-delà du cadre historiquement conflictuel des relations bilatérales, le contexte européen et le processus d'intégration de l'Union européenne a permis à la coopération « nord-sud » et « est-ouest » de se développer, notamment grâce à la pratique des relations intergouvernementales au sein de l'Union et à l'émergence d'un sentiment d'appartenance européenne.

Enfin, et tout particulièrement, l'absence de frontière physique a grandement participé à apaiser les tensions. Elle a notamment été permise par l'appartenance partagée au marché unique et à l'union douanière. Les tensions communautaires pourraient être ravivées par le Brexit et le retour d'une séparation physique entre les deux parties de l'île, privant les nationalistes de la possibilité d'affirmer leur identité irlandaise dans un cadre garanti par l'UE.

2. Des économies très imbriquées
a) L'Irlande, un partenaire économique vulnérable

Du fait de son économie très imbriquée et de sa situation périphérique, l'Irlande subira en première ligne le coût du départ du Royaume-Uni, qui est pour elle un partenaire économique vital.

« Bien que l'Irlande ait diversifié ses partenaires commerciaux depuis son adhésion à l'Union Européenne, le Royaume-Uni reste son principal partenaire dans de nombreux domaines, dont l'agriculture. Plus d'un tiers de ses exportations vont vers le Royaume-Uni et tout particulièrement ses produits agricoles : 52 % du boeuf irlandais, 60 % de ses fromages et 84 % de ses volailles sont exportés vers l'île voisine. Près de 200 000 emplois dépendent des échanges avec le Royaume-Uni, troisième investisseur en Irlande derrière les États-Unis et l'Allemagne. Le Royaume-Uni demeure de loin le principal fournisseur de l'Irlande avec 27 % de part de marché. » 17 ( * )

On compte 90 000 entreprises irlandaises ayant des relations commerciales avec le Royaume-Uni. Le secteur exportateur irlandais est déjà très affecté par la dépréciation de la livre sterling et par le ralentissement de la demande britannique. Ces échanges seraient mis à mal par l'instauration de tarifs douaniers et d'une nouvelle réglementation britannique, notamment en matière de sécurité alimentaire.

Le gouvernement irlandais a choisi de fonder son budget pour 2020 sur le scénario d'un no-deal . Un tel scénario risquant d'affecter substantiellement les finances publiques, ce gouvernement a renoncé à la baisse de l'impôt sur le revenu et à la hausse des retraites initialement envisagées. Selon une étude de l'Irish Farms Accounts Co-operative (IFAC), il y aurait eu cette année un doublement du nombre d'entreprises du secteur agroalimentaire se déclarant préoccupées par les impacts du Brexit (de 21 % à 42 %).

Une autre étude 18 ( * ) estime qu'à long terme (après dix ans), le niveau du PIB réel en Irlande sera significativement affecté, par rapport à ce qu'il aurait été si le Royaume-Uni était resté dans l'UE. Le choc serait de l'ordre de 2,6 % du PIB en cas d'accord, de 4,8 % sans accord et de 5 % dans le cas d'un « no deal ». Le Brexit est un choc macro-économique externe, avec des effets négatifs sur l'ensemble de l'économie irlandaise : les ménages, le marché du travail, les entreprises et les finances publiques seront affectés.

Royaume-Uni - Irlande : quelques statistiques clés

- En 2018, l'Irlande a exporté 16,1 Md€ de marchandises au RU.

- Un quart des importations de marchandises en Irlande (19,9 Md€) proviennent du RU

- 90 000 entreprises irlandaises ont des relations commerciales (import/export) avec le RU

- Le couloir aérien Dublin-Londres est le 2ème le plus emprunté au niveau mondial

- 35 % à 40 % des exportations de biens des PME irlandaises vont au RU

- En 2018, 37 % des exportations alimentaires irlandaises sont allées au RU

- 40 % du commerce ro-ro (roulier) et lo-lo (à chargement vertical) en provenance d'Irlande vers l'UE continentale transite par le « pont terrestre » britannique

- 3,9 millions de poids lourds ont traversé la « frontière » entre la République d'Irlande et l'Irlande du nord l'an dernier

- L'investissement direct (IDE) britannique en Irlande est évalué à 61 Md€

- L'IDE irlandais au RU est estimé à 94 Md€

- 30 000 personnes traversent la frontière chaque jour

- 2 interconnexions électriques existent entre l'île d'Irlande et la Grande-Bretagne

- 3 interconnexions gazières relient l'île d'Irlande à l'Ecosse

Source : British Irish Chamber of commerce, pre-budget submission 2020

b) De forts enjeux économiques et financiers pour l'Irlande du nord

Le Brexit représente également une menace sur les échanges « Nord-Sud » (entre la République d'Irlande et l'Irlande du Nord). La liberté de circulation, rétablie par les accords du Vendredi saint, remonte à la création d'une zone commune de circulation ( Common travel area ) en 1922, c'est-à-dire à l'indépendance de la République d'Irlande et la partition de l'île. Elle a donc préexisté à l'Union européenne et a conduit les deux parties à adopter des positions similaires s'agissant de leur non-appartenance à l'espace Schengen et à l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice.

Les Irlandais du nord comme ceux de la République d'Irlande sont très attachés à cette liberté de circulation, qui est cruciale sur le plan économique. 3,9 millions de poids lourds traversent cette « frontière » matériellement inexistante chaque année. L'économie nord-irlandaise a optimisé les nouvelles opportunités créées par la participation au marché unique.

Bénéficiaire nette des transferts européens, l'Irlande du Nord a été une grande bénéficiaire de la Politique agricole commune (PAC). En 2018, les subventions à l'Irlande du nord au titre de la PAC se sont élevées à 326 M£, pour plus de 25 000 bénéficiaires.

Elle a reçu globalement environ 13 Md€ de fonds européens depuis 1994, comme l'ont rappelé Arlene Foster, Première ministre, et Martin McGuinness, vice-Premier ministre d'Irlande du Nord dans une lettre commune à Theresa May en date du 10 août 2016. Selon cette même lettre, la région doit recevoir 3,5 Md€ au titre de la période 2014-2020, ce qui souligne le rôle direct de soutien à l'économie de l'Ulster exercé par l'Union européenne.

La capacité du gouvernement britannique à prendre le relais de l'Union pour soutenir l'économie nord-irlandaise après le Brexit demeure incertaine.

Ces circonstances ont certainement pesé dans la décision de 56% de l'électorat nord-irlandais de voter pour le maintien du Royaume dans l'UE lors du référendum de juin 2016. Elles motivent également la volonté de trouver une solution spécifique à l'île d'Irlande, qui s'est traduite par la proposition européenne d'un filet de sécurité (« backstop »).

3. Quelles perspectives ?
a) La difficile négociation d'un « filet de sécurité »

Si invisible qu'elle soit devenue aujourd'hui, la frontière de 500 km de long entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande deviendrait, avec le Brexit, une frontière extérieure de l'Union européenne. Une sortie du marché unique et de l'union douanière entraînerait, logiquement, des contrôles douaniers et de conformité réglementaire pour les biens et marchandises à la frontière nord-irlandaise.

C'est pourquoi l'Union, en accord avec le gouvernement irlandais, a proposé un « filet de sécurité » opérationnel que jusqu'à ce qu'une solution alternative et consensuelle permettant le maintien d'une frontière invisible soit trouvée dans le cadre d'un accord sur la relation future.

La première proposition était celle d'un filet de sécurité concernant seulement l'Irlande du Nord et maintenant la région dans le marché unique et l'union douanière, évitant ainsi tout contrôle à la frontière. Le gouvernement de Theresa May rejeta la proposition au printemps 2018 en raison de l'opposition du DUP dont dépendait alors la majorité conservatrice. Le Parti unioniste redoute une séparation entre l'Irlande du nord et le reste du Royaume-Uni, au profit d'une union douanière et d'un marché partagé avec l'Éire. La solution proposée par l'UE revenait en effet à placer la frontière douanière et réglementaire en mer d'Irlande.

Le Royaume-Uni et l'UE se mirent d'accord, dans le projet d'accord de retrait de novembre 2018, sur un « backstop » maintenant l'ensemble du Royaume-Uni dans l'union douanière et alignant l'Irlande du Nord sur les règles du marché unique, afin de maintenir une frontière invisible et sans contrôles 19 ( * ) . L'accord fut rejeté par trois fois à Westminster les 15 janvier, 12 mars et 29 mars 2019. Le maintien du Royaume-Uni dans l'union douanière fut le point d'achoppement principal, de nombreux parlementaires estimant qu'il privait le Royaume-Uni de sa liberté de négocier des accords de libre-échange avec des pays tiers.

Le gouvernement de Boris Johnson, arrivé au pouvoir le 24 juillet  2019, refuse la notion de « backstop ». L'UE a récemment indiqué que la proposition « SPS » ( sanitary and phytosanitary measures ) du négociateur David Frost, formulée la troisième semaine de septembre et tendant à créer une zone unique de normes agroalimentaires sur l'île d'Irlande, ne concernait que 30% des mouvements de marchandises traversant la frontière. Les « solutions alternatives », c'est-à-dire les moyens technologiques nouveaux devant permettre de concilier contrôles et absence de frontière matérielle, tant vantées par les eurosceptiques du groupe parlementaire European Research Group , n'ont pour l'instant pas abouti à des propositions crédibles.

Si la dernière position du gouvernement britannique, formulée dans une lettre de Boris Johnson à Jean-Claude Juncker le 2 octobre 2019, prévoit un alignement réglementaire complet de l'Irlande du Nord sur l'UE, elle extrait l'Irlande du Nord de l'union douanière, ce qui est l'un des prix à payer pour obtenir le soutien du DUP. La proposition britannique ne permet donc pas d'exclure des contrôles douaniers. La réaction européenne et irlandaise est sceptique. Le chemin à parcourir avant le Conseil européen des 17 et 18 octobre 2019 est immense.

Les neufs points problématiques du plan proposé par Boris Johnson

Le quotidien britannique The Guardian rapporte la fuite d'un rapport constituant la réponse de l'UE (Commission européenne) au plan Brexit de Boris Johnson, adressée au gouvernement britannique (David Frost) vendredi 4 et lundi 7 octobre 2019. La veille, le Premier ministre avait pourtant renvoyé la balle à Bruxelles et affirmé n'avoir reçu aucun retour sur son plan de la part des négociateurs européens.

Pour rappel, selon le plan de Boris Johnson, l'Irlande du Nord resterait dans le marché unique européen pour ce qui concerne les biens, avec la création d'une zone réglementaire unique sur l'île. Cela éliminerait les contrôles réglementaires entre l'Irlande du Nord et l'Irlande. Pour entrer en vigueur, cet arrangement devrait auparavant être approuvé par le Parlement et l'exécutif nord-irlandais. Le Parlement nord-irlandais devrait ensuite l'approuver tous les quatre ans.

Par ailleurs, l'Irlande du Nord sortirait de l'Union douanière européenne après la fin de la période de transition, pour intégrer la même zone douanière que le Royaume-Uni.

Selon le rapport, l'Union européenne relève neuf points problématiques dans ce plan.

1. L'UE dénonce le veto accordé au Parlement nord-irlandais de Stormont, qui revient à donner au DUP le pouvoir de bloquer, et cela peut-être indéfiniment, la mise en place d'une zone de réglementation commune sur toute l'île d'Irlande.

2. L'UE considère que les propositions relatives à la frontière douanière risquent de gravement perturber l'économie de l'île d'Irlande et le rapport rappelle que de telles propositions avaient déjà été rejetées par un groupe représentant les entreprises nord-irlandaises.

3. Selon l'UE, le Royaume-Uni chercherait à éliminer les contrôles et les infrastructures frontalières, et cela même en cas de veto du Parti unioniste démocrate nord-irlandais (DUP) au sujet de l'alignement de l'Irlande du Nord sur le marché unique.

4. Le comité mixte UE-UK chargé de déterminer comment éviter les contrôles douaniers et les infrastructures aux abords de la frontière irlandaise une fois l'instauration de deux territoires douaniers et de deux systèmes normatifs sur l'île d'Irlande n'est pas une solution convaincante pour l'UE.

5. L'UE s'oppose à la révision de la convention sur le transit commun demandée par le Royaume-Uni afin d'éviter l'apparition d'infrastructures physiques tels que des bureaux de transit aux abords de la frontière irlandaise. Pour l'UE, une telle révision encouragerait d'autres pays non-membres de l'UE à demander des exemptions similaires et cela mettrait en danger le marché intérieur.

6. L'exemption pour les petites et moyennes entreprises des droits de douane et des procédures administratives douanières est inacceptable pour l'UE.

7. En matière de TVA, l'UE considère que les négociateurs britanniques n'ont formulé aucune solution pour éviter les paiements et les contrôles à la frontière.

8. L'UE note que les garanties relatives aux aides d'État et à l'égalité des conditions de concurrence, nécessaires pour s'assurer que les entreprises nord-irlandaises ne bénéficieraient pas d'un avantage concurrentiel et consenties par la Première ministre Theresa May ont été supprimées, alors même que les entreprises nord-irlandaises seraient toujours en mesure d'être compétitives sur le marché unique, par exemple de l'électricité.

9. Selon l'UE, le Royaume-Uni aurait accès à un nombre non répertorié de données de l'UE, afin de lui permettre de contrôler la frontière douanière sur l'île d'Irlande et la frontière réglementaire entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord. L'UE s'oppose à ce que le gouvernement britannique puisse conserver ce droit d'accès en cas de veto du DUP au sujet de l'alignement de l'Irlande du Nord sur le marché unique, comme le prévoit en l'état le plan Brexit de Boris Johnson.

Source : The Guardian , 7 octobre 2019

b) Quelles perspectives politiques en cas de sortie sans accord ?

L'éventualité d'une sortie du Royaume-Uni sans accord suscite de sombres perspectives : un reportage de la BBC de mars 2018 a montré que certains groupements dissidents de l'IRA se préparaient à des actions terroristes en cas de retour à une frontière dure, alors même que les paramilitaires loyalistes s'apprêtaient à un affrontement éventuel.

L'on observe d'ores et déjà une multiplication des actes violents venant avant tout de groupements nationalistes républicains, dont la communauté est déstabilisée par l'éventualité d'une frontière physique les séparant de l'Éire. Le 18 avril dernier, des rixes à Derry ont mené à l'assassinat en pleine rue de la journaliste Lyra McKee - un meurtre revendiqué par la « New IRA », un groupement dissident affirmant avoir voulu viser un policier. L'on pourrait mentionner aussi un attentat à la voiture piégée à Derry le 19 janvier 2019, revendiqué par une branche de l'IRA.

Une sortie sans accord serait la pire des solutions, y compris pour les Unionistes. En effet, les observateurs s'accordent pour estimer qu'un Brexit sans accord augmenterait considérablement les chances d'une unification de l'île. En juillet 2019, le Taoiseach (Premier Ministre irlandais) Leo Varadkar a rappelé que le référendum de réunification prévu par le volet irlando-britannique des accords du Vendredi Saint deviendrait fort probable en cas de sortie sans accord. La position officielle du Sinn Féin est qu'il appellerait pour la première fois de son histoire à un tel référendum dès une éventuelle sortie sans accord.

En outre, un sondage récent indique pour la première fois un soutien majoritaire pour l'unification de l'île en Ulster (51%), montrant qu'un nombre croissant de protestants modérés préfèrent une Irlande unie à une frontière dure. En effet, une telle unification serait, en cas de Brexit dur, la seule solution permettant de maintenir une frontière ouverte (en la faisant disparaître). La tendance à l'unification ne fera que s'accroître au vu des tendances démographiques respectives des deux communautés, les catholiques étant amenés à devenir majoritaires dès 2021 alors que le pays a jusqu'alors toujours connu une majorité protestante unioniste.

De ce fait, il se pourrait que la stratégie britannique, et en particulier celle encore plus intransigeante du DUP, ait un effet pervers redoutable. Au-delà du retour des violences, le DUP pourrait perdre sa raison d'être, et le Royaume-Uni son unité constitutionnelle. À ne pas vouloir céder sur la double éventualité d'une frontière douanière et réglementaire en Mer d'Irlande, les unionistes pourraient se retrouver avec la frontière politique qu'ils redoutent le plus.


* 17 Marie-Claire Considère-Charon, Brexit à l'irlandaise :vers la remilitarisation de la frontière ? , Observatoire de la société britannique, 22 | 2018, 219-230.

* 18 “Ireland and Brexit : modelling the impact of deal and no-deal scenarios”, A. Bergin, P. Economides, A. Garcia-Rodriguez, G. Murphy, Economic & Social Research Institute (ESRI).

* 19 Voir le protocole au projet d'accord de retrait du Royaume-Uni et de l'UE publié le 14 novembre 2018.

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