D. DES RÉFORMES NI FAITES NI À FAIRE

Comme nous l'avons dit plus haut, au lieu d'accompagner la redistribution démographique commencée avec les Trente glorieuses pour en tirer le meilleur parti, l'État, en même temps qu'il se défaussait sur les marchés de l'équipement des territoires déjà urbanisés ou en voie d'urbanisation, qu'il abandonnait les services publics à des marchés bien incapables de le remplacer là où les investissements ne seraient pas rentables, a paralysé les acteurs publics locaux par ses réformes et par ses ponctions sur les ressources - notamment fiscales - des collectivités.

Au lieu de s'appuyer sur la vitalité communale et départementale, il a paralysé ces collectivités pour des motifs strictement idéologiques, en superposant à l'organisation territoriale française imposée par deux siècles d'Histoire, un modèle d'organisation d'inspiration totalement différente.

Au final, une réforme ni faite ni à faire, paralysante, que l'on continue à complexifier sous prétexte de la rendre supportable au lieu de la revoir de fond en comble.

1. Le modèle républicain français d'organisation territoriale

L'organisation territoriale française, depuis la Grande Révolution repose sur deux piliers : la commune et le département.

Il faudra deux siècles pour que s'y ajoute un troisième, en août 1981, avec les lois de décentralisation Deferre-Mitterrand, collectivité territoriale d'inspiration différente qui d'ailleurs n'a pas encore vraiment trouvé sa place, faute de moyens et d'une légitimité démocratique suffisante : la région.

En ces époques où triomphe le management, on préfère oublier, qu'avant d'être une décision du « législateur », la commune française est d'origine insurrectionnelle, que la révolution paysanne contre la féodalité pour récupérer les droits du sol et d'usage des « communs » a précédé la révolution populaire et bourgeoise citadine, qu'en juillet 1789 le choix de donner le pouvoir de régler ses propres affaires à toutes les communautés et pas seulement aux villes et aux bourgs a été fait par les insurgés, ce que la loi municipale de décembre ne pourra qu'entériner.

Et cela malgré l'opposition de bon nombre de ses membres éminents comme Sieyès et Condorcet qui préféraient de grandes communes ou communes de niveau central et cantonales ou agrégatives par opposition aux communes de base. Comme dira alors Sieyès : « la France ne doit être ni une démocratie, ni un état fédératif » 219 ( * ) .

Le premier terme de l'injonction valait pour la commune et le second pour le département, qui n'avait pas vocation à remplacer les anciennes provinces.

Ils auront un temps gain de cause avec la loi du 22 août 1795 qui se soldera par un échec complet, les électeurs boudant un exercice qui avait pourtant suscité leur enthousiasme en mars 1790.

On préfère oublier aussi ce qu'avait déjà d'inouï et pour beaucoup d'esprits « éclairés » d'irresponsable, le fait de confier la gestion des affaires communes à des paysans incultes alors que la paysannerie anglaise était chassée de son terroir et que le servage régnait en Allemagne, pour ne rien dire des pays plus à l'Est.

La particularité des municipalités révolutionnaires, écrit excellemment Maurice Bourjol était de réaliser « l'adéquation de la « communauté » sociologique avec la « commune » politique, de (créer) une classe de citoyens petits propriétaires nouveaux, dont 110 000 issus du partage des communaux. » 220 ( * )

La contrepartie, c'est le grand nombre de communes de tailles et de ressources très différentes, argument critique favori des réformateurs qui se succéderont au pouvoir au fil des siècles, sans succès jusqu'à tout récemment, le réflexe démocratique ayant jusque-là prévalu.

L'autre caractéristique de la commune, en effet, est d'être la cellule de base de la démocratie républicaine.

En effet, depuis la Révolution, la citoyenneté à la française a un « double visage » : celui du droit de participer à la gestion locale dans le cadre de la loi et celui de participer à la responsabilité politique nationale par l'élection de ceux qui feront cette Loi.

Une souveraineté double donc.

La République est au village en même temps qu'à Paris, la « petite Patrie » incluse dans la Grande, la démocratie locale - apport décisif de la Révolution- au fondement de la démocratie tout court.

Au final, la République est une et indivisible, la souveraineté toute entière dans la Nation et pourtant la France est le pays où toutes les communes et pas seulement les grandes villes , ont le plus de liberté par rapport au pouvoir central ou par rapport aux collectivités de rang supérieur, ce qui est rarement le cas dans les pays fédéraux pourtant réputés plus décentralisés donc plus libéraux au sens où l'entendait Tocqueville.

Pour être d'inspiration politique, le modèle républicain français d'organisation territoriale, contrairement à ce qu'essaient de faire croire les « réformateurs », n'en est pas moins efficace.

Le développement par la démocratie locale, tel sera notamment l'ambition de la dernière grande vague de décentralisation :

« Les collectivités territoriales et leurs élus sont traités comme des mineurs, placés sous tutelle pour gérer les affaires locales...

Le projet de loi (...) a pour objet de transférer le pouvoir aux élus, aux représentants des collectivités territoriales librement désignés par leurs concitoyens. Il modifie fondamentalement la répartition du pouvoir. Il fait des communes, des départements et des régions des institutions majeures, c'est-à-dire libres et responsables. 221 ( * ) »

À aucun moment d'ailleurs les critiques de ce modèle n'apportent la preuve que gérer autrement serait plus efficace, ferait faire des économies de gestion, encore moins apporterait plus de satisfaction aux citoyens et aux usagers du service public.

Avec le développement de l'intercommunalité volontaire de projet qui se développera à partir de 1992, la démocratie locale aura su se réformer pour répondre aux difficultés posées par le grand nombre de petites, voire très petites, communes.

Au terme de deux cents ans d'histoire, vingt ans de décentralisation accélérée, après dix ans de développement spectaculaire de l'intercommunalité volontaire, au terme d'années de saines finances, d'investissements et d'équipements, le pays dans le plus petit de ses villages s'est profondément transformé.

Preuve, s'il en était besoin que le vieux modèle républicain articulant commune, département et État a parfaitement joué son rôle. Aux experts près, qui confondent la carte avec le territoire et se doivent de justifier leur existence, personne ne se posait plus vraiment la question de savoir s'il y avait trop de communes en France.

Le développement de l'intercommunalité volontaire, permettant de faire à plusieurs ce qu'aucune commune ne pouvait faire seule, le renforcement des synergies avec le département, une fiscalité dynamique et des aides non négligeables de l'État avaient réglé le problème.

Signe de cette révolution de velours : au 1 er janvier 2007, quatre ans donc avant la loi RCT (16 décembre 2010) qui marque la fin de l'intercommunalité volontaire de projet, la France compte 2 588 groupements intercommunaux à fiscalité propre, rassemblant plus de 33 400 communes et 54,5 millions d'habitants dont plus de 40 millions sous le régime de la taxe professionnelle unique (TPU).

L'Histoire a ainsi montré que libérer la démocratie locale c'était aussi dynamiser l'économie, les collectivités assurant encore, en 2011, 70 % de l'investissement public (hors armement), soit 3,1 % du PIB (2011) contre 1,6 % en Allemagne d'où est censée nous venir la lumière, avec un endettement stable demeuré inférieur à 10 % du PIB, encore aujourd'hui.

Mais voilà, vice rédhibitoire, ce modèle n'était pas d'inspiration libérale. Conformément au traité de Maastricht et pour réduire son déficit budgétaire, l'État devait donc se retirer au profit des marchés censés le remplacer avantageusement.

2. La liquidation du modèle français d'organisation territoriale

La décision de liquider communes et départements est donc strictement politique sans lien avec des problèmes réels, avec quelque dysfonctionnement interne de l'organisation territoriale séculaire.

L'objectif est de détruire le vieux modèle républicain d'organisation territoriale pour le remplacer par un modèle plus conforme aux exigences d'un libéralisme financiarisé qui, « boosté » par la construction européenne est passé au rang de priorité nationale.

Même le Conseil d'État jusque-là gardien historique de la légalité républicaine a apporté sa contribution à cette « modernisation » salutaire : « la promotion du service public commence dans une pleine reconnaissance du cadre d'ensemble de libre concurrence dans lequel il est appelé à intervenir » (Rapport « collectivités publiques et concurrence »).

C'est dire, en termes polis, que l'intérêt général est celui des marchés et que l'extension du règne de la concurrence est d'intérêt général.

C'est dire aussi que les opérateurs de service public, collectivités locales ou État doivent se plier aux exigences de la concurrence et donc que ceux de l'État (poste, télécommunications, SNCF, voire hôpitaux) ne pourront faire autrement que de se désengager des territoires où ils ne sont pas « rentables ».

C'est dire encore que la présence physique de l'État lui-même, à travers ses fonctionnaires préfectoraux ou autres, doit se raréfier, en commençant par ceux - ingénieurs des ponts et chaussées, ingénieurs du génie rural - qui apportaient directement un concours à la gestion et au développement local. (voir annexe 3 - Un jacobinisme bien tempéré)

C'est dire enfin, selon la vision libérale, que les collectivités sont elles-mêmes des entreprises en lutte sur un champ concurrentiel, des entreprises dont il faut stimuler la compétitivité par la concentration, la spécialisation, en débarrassant les plus « performantes » (les métropoles) de la charge des territoires moins productifs.

D'où la recherche sans fin de la bonne distribution des compétences selon les échelons territoriaux, la volonté d'éradiquer toutes les structures (syndicats, pays, etc.) dont les frontières débordent la carte simplifiée dont rêvent les modernisateurs.

D'où, également, la recherche sans fin d'une spécialisation de l'impôt local par catégorie de collectivité.

Il s'agit donc de réorganiser la division du travail au sein de l'usine administrative pour la rendre plus performante et ainsi augmenter la « compétitivité » du pays - peu importe si on ne sait pas ce que peut signifier la compétitivité d'une région, d'un département, d'une commune - pour permettre le « retour de la croissance », « développer les solidarités » et permettre « la transition écologique », ce que développe longuement l'exposé des motifs de la loi NOTRE et les exégèses qui l'ont accompagnée.

Concrètement, outre la spécialisation des tâches, cela veut dire que les mailles de l'organisation territoriale doivent être beaucoup plus grosses qu'elles ne le sont, d'où les grandes régions, la multiplication des métropoles et des intercommunalités XXL, les incitations à la création de « communes nouvelles », le projet de suppression d'un niveau de collectivité.

Comme le précisait François Hollande, le 2 juin 2014 dans la Tribune, accompagnant la carte des nouvelles régions qu'il entend créer, les deux pôles de la nouvelle organisation territoriale seront les régions qui « se sont imposées comme des acteurs majeurs de l'aménagement du territoire » et les intercommunalités, « structures de proximité et d'efficacité de l'action locale » lesquelles hériteraient d'une partie des compétences des départements appelés à disparaître.

Faute de repreneur pour les compétences sociales, cette dernière partie du programme, déjà sous-jacente au projet de création sarkozyste d'un conseiller territorial à la fois élu régional et départemental, fera long feu.

Le terrain étant préparé ne reste plus qu'à trouver les « investisseurs » susceptibles de remplacer l'État dans son rôle de développeur et d'opérateur de services publics.

Ainsi voit-on Manuel Valls lors de son voyage promotionnel à la City le 6 mars 2014, pour démontrer que son gouvernement « is pro business » , donner en exemple sa réforme territoriale dont on voit difficilement en quoi elle pourrait faire saliver les banquiers d'un des principaux temples mondial de la finance :

« À la fin de cette année, le nombre de régions françaises sera passé de 22 à 13 ! Il y a bien sûr des blocages, des oppositions, beaucoup pensaient que cela ne se ferait pas mais nous sommes en train de réussir à dépasser les conservatismes. Cela veut bien dire que l'on peut réformer en France et qu'on peut le faire rapidement. Cette réforme des régions va nous permettre de réorganiser la carte territoriale, mais aussi la carte de l'organisation de l'État, pour gagner en efficacité et pour faire des économies. » « Gagner en efficacité », « faire des économies » , le but des réformes est là.

Qu'on n'ait pas vu le début du commencement d'un résultat après dix ans de « réforme » n'a aucune importance, le tout est de le répéter suffisamment pour que les incroyants voient la lumière .

La stagnation puis la diminution des dotations d'État et, depuis Emmanuel Macron, l'encadrement des dépenses de fonctionnement transformeront intercommunalités et fusions de communes (communes nouvelles), en bouées de sauvetage en attendant des jours meilleurs.

Quant aux contraintes institutionnelles, elles seront multiples et de plus en plus fortes au fil des réformes.

De volontaire, l'intercommunalité devient obligatoire et normée (taille minimum 5 000 puis 15 000 habitants). De plus en plus de compétences, certaines essentielles (urbanisme, eau et assainissement au sens large notamment) devront être transférées et le champ de « l'intérêt communautaire » réduit.

Les statuts des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) cessent d'être des contrats entre partenaires d'égale dignité : strictement encadrés par la loi (nombre de représentants communaux par strates démographiques, nombre de vice-présidents...), ils favorisent les grandes communes et leurs élus devenus maîtres du jeu.

Au passage, l'intercommunalité, d'outil au service des communes pour faire à plusieurs ce qu'elles ne peuvent faire seule, s'est transformée en reposoir des communes

La pression gouvernementale, aidée du Conseil constitutionnel qui invente le principe de la « représentation essentiellement démographique » des communes, transforme les intercommunalités censées représenter des communes, comme leur nom l'indique, en collectivités territoriales, de fait expression des populations, autant dire des intérêts des plus grosses communes.

Il ne restera plus qu'à faire élire les conseils de communautés, voire leurs présidents, directement par les habitants et la transformation des intercommunalités en collectivités territoriales sera achevée, sans révision de l'article 72 de la Constitution. Mise en stand-by pour cause de turbulences politiques, la marche vers le progrès devrait reprendre.

3. Le nouvel ordre territorial !

Si le principe d'organisation du territoire qui depuis la Grande révolution était de coller aux besoins de la population et de lui donner le pouvoir de gérer la proximité, comme on l'a vu, l'objectif est désormais de fournir aux « investisseurs » l'organisation territoriale que l'on pense correspondre à leurs attentes, développement, emploi et services sont censés être à ce prix.

Les efforts, budgétaires et autres, de l'État doivent donc aller là où il pense, en adepte de la théorie du « ruissellement », que se crée la richesse. Les territoires sans avenir doivent être abandonnés à leur destin, aux soins palliatifs de plus en plus maigres, tant qu'ils ne seront pas politiquement négligeables.

Que la « théorie du ruissellement » soit sans fondement, qu'on attende toujours les milliards d'euros d'économie censés résulter des réformes, n'a aucune importance.

L'essentiel est que l'on fasse ce qu'attendent Bruxelles et les « investisseurs » rêvés de la France.

Contrairement à ce que disent les propagandistes de cette politique, il ne s'agit en rien d'une nouvelle étape de la décentralisation dont l'objectif était politique et non économique comme on l'a vu. L'objectif ici est inverse : remplacer la souveraineté populaire par celle des « experts », de ceux qui savent, pour être plus efficaces.

Encore une fois, on attend toujours les résultats.

Contrairement aussi à ce qu'on entend souvent, il ne s'agit pas plus d'une recentralisation au sens traditionnel du terme mais d'un abandon des territoires devenus une charge pour l'État.

Finis non seulement la présence sur le terrain d'un État acteur, financeur, ingénieur et expert, mais aussi de l'État régalien tout court.

De révision générale des politiques publiques (RGPP) en modernisation de l'action publique (MAP), de réforme de l'administration territoriale (RéATE), de réforme de la carte des sous-préfectures, de « Plan préfecture nouvelle génération » et maintenant en « programme Action publique 2022 », en 10 ans, la fonction publique territoriale de l'État aura perdu 4 000 postes et nombre de sous-préfectures auront été vidées de leur substance.

L'ingénierie publique sera remplacée, sur le modèle anglo-saxon, par des agences comme la toute dernière « Agence pour la cohésion des territoires » en cours de création.

Associant partenaires privés et publics, elle soulagera d'autant le budget d'un État déchargé de ses obligations ancestrales puisqu'elles remontent à la Monarchie en matière d'équipement du pays.

Ainsi sont en voie de réduction, sinon d'extinction, non seulement les aides au fonctionnement des collectivités, mais les programmes d'action de long terme de l'État, remplacés avec l'avènement de « l'ère Macron » par des « expérimentations » qui ont le mérite de coûter considérablement moins cher, de donner l'impression aux acteurs locaux d'être libres, tout en conservant par des coups de pouce discrétionnaires, assortis de prescriptions, le contrôle des opérations : politique des banlieues, de revitalisation des bourgs-centres, etc.

Après l'espoir, comme on l'a vu, d'en faire des terrains d'atterrissage pour investisseurs, le but de la politique de métropolisation et de grandes, voire très grandes intercommunalités, c'est d'amortir cette désertion de l'État.

Ces collectivités d'avenir auront en charge, en effet, d'apporter, à leurs frais, les services qu'il n'assure plus, en faisant appel, si besoin, aux cabinets d'expertise privés et au marché.

En un mot, la politique du « big is beautiful », vise à permettre cette substitution des responsabilités.

Ainsi, sauf dans les zones très urbanisées où la création de métropoles peut se justifier, ces très grandes intercommunalités, notamment dans des territoires très ruraux, deviennent-elles de simples circonscriptions d'administration territoriale, en charge désormais du service public et de l'assistance aux populations.

L'État renonce-t-il pour autant à sa tutelle sur les collectivités territoriales ?

Absolument pas.

Il s'agit simplement d'une autre manière pour lui d'exercer le pouvoir, ce qu'on a pu appeler gouverner à distance.

Loin de renoncer, à la contrainte par la loi et la norme qui deviennent, au contraire et malgré les discours sur l'inflation législative, règlementaire ou des normes, de plus en plus nombreuses et détaillées, l'État utilise des leviers de pouvoir plus libéraux, apparemment non contraignants : appels à projets dont le pouvoir central sélectionnera les bénéficiaires mis en concurrence, agences, expérimentations, fonds plus ou moins exceptionnels de ceci ou de cela aussi alléchants et encadrés que les promotions publicitaires, bonifications , contractualisation, conventionnement, affichage des bonnes pratiques, benchmarking, etc.

4. Une régression démocratique

Les conditions d'exercice de la démocratie locale vont évidemment pâtir de la transformation des intercommunalités « coopératives de communes» en substituts des communes dont elles absorbent les compétences et les ressources.

Pâtir aussi de la rigidité de structures dans lesquelles les petites communes ne pèsent plus et d'autant moins que la taille des EPCI est grande.

En effet, comment assurer une gouvernance autre que bureaucratique des EPCI XL et plus encore XXL quand on voit déjà les problèmes de gestion des communautés dès lors qu'elles dépassent une certaine taille ?

Dans celles-ci le conseil n'est plus qu'une chambre d'enregistrement tempérée par de faibles oppositions vouées à demeurer stériles. Le pouvoir, du moins son apparence, est passé au Bureau où d'ailleurs toutes les communes ne sont pas toujours représentées, voire à un conseil des maires ou - dans les très grandes structures - à une émanation de celui-ci au statut juridique douteux.

Toutes les chartes, conseils ou conférences des maires n'y feront rien. Il faut n'avoir jamais vu fonctionner ce genre d'institution pour croire que ce sont les commissions et ces organismes moitié consultatifs, moitié décisionnels qui font la politique de l'intercommunalité.

La politique de l'intercommunalité c'est le président - généralement élu de la principale commune -, son administration ou les deux à la fois qui la définissent. Au mieux les autres élus en discutent-ils quelques modalités d'application.

Plus l'EPCI est gros, plus cette captation de pouvoir est inévitable. On comprend que ses principaux bénéficiaires ne voient pas où pourrait bien être le problème.

Mais, au-delà de la question de la gouvernance des grandes intercommunalités, c'est celle de la survivance du terreau républicain qui est posée.

Ce que dit excellemment Tocqueville, grand admirateur de ce que sont alors les communes autogestionnaires d'Amérique : « Parmi toutes les libertés, celle des communes, qui s'établit si difficilement, est aussi la plus exposée aux invasions du pouvoir. Livrées à elles-mêmes, les institutions communales ne sauraient guère lutter contre un gouvernement entreprenant et fort. »

Au passage, c'est le ressort démocratique qui se trouve affaibli comme le montre clairement le lien entre la taille des communes et le taux d'inscription sur les listes électorales et le taux de participation aux élections. Encore une fois Tocqueville avait, le premier, saisi les enjeux politiques cachés derrière les considérations de gestion administrative et économique :

« C'est dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l'usage paisible et l'habituent à s'en servir. Sans l'institution communale une nation peut se donner un gouvernement libre, elle n'a pas l'esprit de la liberté ».

En une époque d'incivisme généralisé, d'absentéisme, voire d'émeutes électorales, de désillusion quant à la capacité de ce qu'on nomme, par habitude, les « élites », à tracer une autre voie d'avenir que l'enrichissement d'une minorité et la consommation soldée aux plus nombreux, dans le dernier des pays où on aurait pu imaginer que des jeunes gens puissent trouver un idéal dans le meurtre et la destruction de soi, on ferait bien de méditer aussi bien Tocqueville cité plus haut que ces lignes d'Henri Mendras, rédigées en 2002 (donc avant que le cumul des mandats ne soit interdit), donc avant la crise et le lancement de la campagne sournoise de sabotage de la commune :

En France, « la distance entre « nous » et « il » est réduite au minimum au sein de la commune.

Preuve en est que le maire est le personnage public le mieux aimé des citoyens, tous les sondages le montrent.

La démocratie directe du village demeure, pour les Français, la seule démocratie véritable, à la différence de la démocratie représentative qui fait passer l'élu du côté du pouvoir et le menace de corruption.

Même dans les grandes métropoles millionnaires, le maire demeure proche des habitants.

Cette singularité française explique l'attachement des parlementaires à leur mandat de maire, même lorsqu'ils accèdent à des fonctions ministérielles.

Dans aucun autre pays, ce cumul d'un mandat municipal et d'un mandat national n'existe. » 222 ( * )

Difficile de ne pas penser que nos réformateurs omniscients, s'ils ont vu le problème, ne soient pas satisfaits d'avoir neutralisé les effets délétères de la démocratie sur la marche du progrès. Une question que l'on va retrouver ci-après.

En effet « chassez le peuple, il revient au galop », comme s'en aperçoivent aujourd'hui les « élites » métropolitaines effrayées par des révoltes sporadiques qui ne demandent qu'à devenir révolution.


* 219 Comme il s'en explique dans son discours du 7 septembre 1789, que les citoyens décident directement est contraire à l'esprit de la démocratie représentative : « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n'ont pas de volonté particulière à imposer. S'ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n'est pas une démocratie (et la France ne saurait l'être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »

* 220 Maurice Bourjol : Intercommunalité et Union européenne. Réflexions sur le fédéralisme, LGDJ (Paris)

* 221 Exposé des motifs de la loi de 1982.

* 222 Henri Mendras - La France que je vois (Éditions de l'Aube).

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