C. QUELLES PERSPECTIVES POUR LE TÉLÉTRAVAIL POST-COVID ?

Avec la sortie de la crise sanitaire, la question de l'avenir du télétravail se pose en des termes nouveaux. L'expérience du télétravail a certainement encouragé la poursuite de cette pratique, mais l'ampleur du phénomène suscite de nombreuses interrogations : le télétravail est-il appelé à se généraliser, ou à l'inverse à rester limité en revenant à des niveaux proches de ceux d'avant 2020 ?

La réponse à cette interrogation dépend de nombreux facteurs. Il convient en réalité de se demander à la fois :

- si le télétravail est souhaitable et souhaité par les principaux intéressés, à savoir les télétravailleurs et les employeurs ;

- si le télétravail est possible, c'est-à-dire dans quelle mesure les emplois sont « télétravaillables ».

1. Les avantages du télétravail plaident pour une utilisation maximale

Le télétravail peut constituer un jeu gagnant-gagnant pour les employeurs comme les salariés.

Du côté des salariés , le télétravail permet de faire l'économie des coûts de transport, du temps et de la fatigue liés aux déplacements entre domicile et travail, ainsi que du stress lié à ces déplacements, avantage particulièrement important dans les métropoles denses marquées par la congestion de la circulation automobile, la saturation des systèmes de transport collectif et l'existence d'aléas importants dans la durée des trajets pendulaires. Le télétravailleur peut aussi économiser les frais liés à la restauration sur le lieu de travail et les frais d'habillement.

Le temps de trajet entre domicile et travail étant évalué en moyenne en France à 50 minutes (68 minutes en Ile-de-France), selon une étude de 2015 de la DARES 16 ( * ) , chaque jour de télétravail permet au télétravailleur de gagner un temps personnel important, qui peut être redéployé dans d'autres activités, domestiques ou relationnelles, autour du domicile.

Les coûts de transport économisés dépendent largement du mode de transport et de la distance entre domicile et lieu de travail. Cet avantage économique est compensé par l'existence de coûts du télétravail, là aussi variables. Début 2021, le cabinet de conseil en ressources humaines ConvictionsRH avait chiffré les dépenses supplémentaires de chauffage, de consommation électrique, d'équipement mobilier et informatique, de fournitures, à environ 100 € par mois, mais avec une fourchette très large, selon les situations, allant de 13 à 186 € par mois 17 ( * ) . Empiriquement, on peut cependant estimer au final que la balance entre coûts et économies générés par le télétravail pour le télétravailleur reste positive pour ce dernier.

Au-delà de l'aspect matériel, le télétravail peut engendrer des gains de satisfaction des télétravailleurs à travers l'autonomie supplémentaire qu'elle leur offre dans leur organisation professionnelle ou encore la possibilité de mieux concilier vie privée et vie professionnelle . Le télétravail améliore la souplesse d'organisation des actifs dans la répartition de leurs activités professionnelles et non professionnelles, notamment les activités familiales.

Un sondage Elabe publié en juin 2021 18 ( * ) montrait que huit actifs sur dix concernés par le télétravail souhaitaient conserver la possibilité de télétravailler après la crise. Près des deux-tiers des personnes qui avaient expérimenté le télétravail estimaient qu'il contribuait à un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, et ceux qui ont télétravaillé plus de la moitié de leur temps de travail durant la crise sanitaire étaient encore plus convaincus que la moyenne de l'intérêt du télétravail. Du côté des salariés, il semblerait donc que l'expérience du télétravail durant la crise sanitaire ait fait naître le souhait d'une organisation du travail faisant plus de place à du travail à distance qu'avant la crise.

Du côté des employeurs , le télétravail présente aussi des avantages. Il permet de réduire les coûts immobiliers, en passant à des bureaux partagés, flexibles (flex-office). Or, selon une étude de la Banque de France publiée en septembre 2020 19 ( * ) , les dépenses de loyers des entreprises n'ont cessé de progresser depuis près de vingt ans, passant entre 2001 et 2017 de 6,6 % à 8,3 % de leur valeur ajoutée. La réduction des coûts immobiliers pour les entreprises devrait être bien plus importante dans les centres d'affaires des grandes métropoles, où l'immobilier de bureau est particulièrement cher. Selon une étude de l'Institut de l'Épargne Immobilière et Foncière (IEIF) publiée début 2021 20 ( * ) , les besoins en surfaces de bureaux en Ile-de-France pourraient, selon les scénarios, se réduire de 12 à 36 %.

Pour les employeurs, l'avantage économique du télétravail peut aussi résulter de gains de productivité des télétravailleurs, même si cette question fait l'objet de débats entre économistes (voir II).

Le télétravail, en permettant une meilleure articulation entre vie personnelle et professionnelle des employés, peut enfin constituer un levier de réduction de l'absentéisme.

• Enfin, le télétravail peut présenter des avantages collectifs , au-delà de ceux des respectifs des télétravailleurs et des employeurs. Ainsi, en réduisant les déplacements, il peut constituer un vecteur de réduction de l'accidentologie, de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), ou encore de limitation des embouteillages.

2. Une interrogation sur la part des emplois « télétravaillables »

Si le travail à distance est rendu possible par la technologie, il est loin de pouvoir concerner la totalité des emplois. Lors du premier confinement du printemps 2020, au plus fort des restrictions de circulation, seulement un quart des salariés avait télétravaillé.

Une étude des chercheurs J. Dingel et B. Neiman, publiée début 2020, estimait que 37 % des emplois pouvaient être exercés totalement en télétravail aux États-Unis 21 ( * ) . Cette étude, fournissant des comparaisons internationales, estimait que plus un pays était développé, plus la part des emplois télétravaillables était importante.

Dans une note de mars 2021, l'Institut Sapiens 22 ( * ) chiffre pour la France à 27 % la part des actifs d'ores et déjà éligibles au télétravail : 6,9 millions d'actifs pourraient télétravailler sans aménagement de leur poste de travail. S'ajoutent 2,5 millions d'actifs supplémentaires qui pourraient télétravailler à condition d'aménager leur poste, leurs horaires et leurs tâches, portant le potentiel de télétravail à 36 % des actifs . Il resterait cependant 17,5 millions d'actifs ne pouvant pas télétravailler soit tout de même près des deux-tiers de l'emploi en France. Ces chiffres sont très proches de ceux livrés dans une étude de 2017 de la Fondation Concorde, qui estimait que 60 % des salariés seraient dans l'incapacité de télétravailler 23 ( * ) .

Selon le European Data Lab 24 ( * ) , 37,8 % des emplois pourraient être exercés en France en télétravail, un chiffre légèrement supérieur à la moyenne européenne.

Les analystes les plus optimistes estiment cependant que le potentiel de télétravail est sous-estimé et qu'il pourrait être bien supérieur en France, voire que le télétravail pourrait concerner plus de la moitié des emplois 25 ( * ) .

Certains secteurs d'activité en fort développement sont en effet clairement adaptés au télétravail : informatique, communication, banque, assurance, services juridiques, administration générale des entreprises. Dans ces secteurs, les réunions virtuelles en visioconférence ont remplacé les réunions physiques, les applications informatiques ont été utilisées depuis l'extérieur de l'entreprise et non plus exclusivement depuis les locaux professionnels.

D'une manière générale, les activités de bureau ont été exercées à peu près de la même manière depuis le domicile. L'expérience du confinement a montré que les métiers pouvant se prêter au télétravail sont plus nombreux qu'on ne pouvait le penser : standardistes, secrétaires, peuvent travailler à distance, sous réserve de disposer d'un équipement informatique connecté.

Lors de la table ronde sur le télétravail organisée conjointement par la délégation à la prospective et la délégation aux entreprises du Sénat le 1 er avril 2021, André-Yves Portnoff, conseiller scientifique de Futuribles International, suggérait lui aussi que les possibilités de télétravail étaient bien plus étendues que ce que l'on peut imaginer, lorsqu'on retient une approche par les tâches à réaliser et non pas seulement les métiers. Il indiquait ainsi qu'au moins « 20 % des tâches dans les métiers aujourd'hui classés comme non télétravaillables seraient ainsi télétravaillables », s'appuyant sur une étude du cabinet français Boostrs 26 ( * ) , qui classait les métiers en trois catégories : ceux pour lesquels le télétravail est quasiment impossible, du fait par exemple de la nécessité d'utiliser des machines (boulanger, ouvrier de construction, agent d'entretien, jardinier), ceux pour lesquels le télétravail est possible partiellement, y compris pour des métiers de contact avec le public, en utilisant des outils numériques autorisant le contact à distance (médecins), enfin ceux presque totalement télétravaillables (avocats, écrivains).

D'une manière générale, plus une économie est tournée vers les services non physiques, vers la fourniture de prestations intellectuelles, vers l'immatériel, plus elle est capable de se convertir au télétravail.

Pour autant, même dans une vision très volontariste, on n'imagine pas possible une économie totalement en télétravail . Dans la construction, l'agriculture, l'industrie, mais aussi dans la restauration et les loisirs, la suppression de toute présence physique n'est techniquement pas envisageable, sauf à totalement robotiser les activités, ce que la technologie ne permet pas encore.

Il existe également une vaste « zone grise » des activités qui pourraient techniquement être exercées en télétravail mais que l'on peut considérer comme devant s'exercer par une présence physique et un contact direct, si bien que l'avenir pourrait être fait d'une combinaison des deux : ainsi, le téléenseignement peut constituer une solution mise en oeuvre ponctuellement, mais le remplacement d'un enseignement en classe par un enseignement totalement à distance, expérimenté dans les universités, présente aussi des inconvénients majeurs et ne semble pas pouvoir s'imposer comme modèle dominant. On peut aussi se demander s'il est souhaitable de remplacer les consultations médicales en cabinet par des téléconsultations, qui ne permettent pas d'appréhender la situation d'un patient dans sa globalité.

Au-delà du télétravail possible, se pose en effet la question du télétravail souhaitable.

3. Le télétravail pas toujours souhaitable  : le revers de la médaille

L'expérience du télétravail a permis d'en apprécier les avantages, mais aussi de s'apercevoir in concreto des difficultés de cette pratique.

La transition vers le télétravail s'est faite dans l'urgence, en réponse à la crise sanitaire, sans préparation et sans possibilité d'accompagnement au changement. Le premier confinement a été marqué par un télétravail empirique, peu organisé, qui a pu être perturbant pour les managers comme pour leurs collaborateurs .

À partir de l'automne 2020, le télétravail a pu être davantage organisé et s'installer en « régime de croisière » dans le paysage professionnel. Les difficultés des débuts ont ainsi pu être corrigées. On peut aussi mesurer avec davantage de recul les bénéfices mais aussi les inconvénients d'une organisation du travail à distance, à domicile ou dans un tiers-lieu.

Une enquête publiée par la Confédération des ingénieurs, cadres et techniciens de la Confédération générale du travail (UGICT-CGT) début septembre 2021 27 ( * ) menée auprès des salariés ayant expérimenté le télétravail confirme que celui-ci répond à leur aspiration à l'autonomie : 71 % des personnes interrogées indiquent que le télétravail offre davantage de souplesse dans les horaires de travail et une majorité estime être moins fatiguée par le télétravail.

Mais l'enquête pointe aussi d'autres aspects moins positifs du télétravail :

- la charge de travail et le temps de travail sont augmentés par le télétravail et deux-tiers des personnes indiquent recevoir des sollicitations durant leurs congés . Le télétravail tend donc à faire du temps personnel un temps de travail supplémentaire ;

- le télétravail peut aussi reporter des charges de l'entreprise vers les télétravailleurs , qui peuvent être amenés à utiliser leur propre équipement informatique et à devoir s'équiper pour travailler à domicile ;

- le télétravail peut être facteur de détérioration de la santé physique et mentale . Sur le plan physique, le télétravail peut accentuer la tendance à la sédentarité. Sur le plan de la santé mentale, l'isolement dans le travail peut conduire à la dépression. L'enquête de la CGT indique que 19 % des personnes ayant répondu à l'enquête indiquent souffrir de symptôme dépressif ;

- le télétravail peut aussi s'avérer difficile dès lors qu'il s'accompagne de la présence de jeunes enfants à domicile ;

- enfin, le télétravail est de nature à isoler le télétravailleur de ses collègues et à davantage individualiser la relation de travail . Il réduit la capacité d'organisation collective des salariés pour négocier dans l'entreprise.

Le télétravail peut aussi ne pas s'avérer une solution confortable pour les femmes. Selon une enquête du Boston Consulting Group menée en février 2021 28 ( * ) , « la généralisation du télétravail n'a pas que des vertus et tend en effet à creuser davantage les inégalités entre hommes et femmes. Elles sont 1,3 fois moins nombreuses que les hommes à disposer d'un espace isolé et ont 1,5 fois plus de risques d'être fréquemment interrompues lorsqu'elles télétravaillent ». L'inégale répartition des tâches domestiques doit donc être prise en compte pour apprécier l'impact du télétravail.

TÉLÉTRAVAIL POUR TOUS

Pourrons-nous être tous télétravailleurs en 2050 ?

La réponse est clairement négative car une partie encore significative du travail ne peut pas être exercée à distance. Au mieux la moitié des actifs pourraient être concernés par le télétravail en France. En outre, nous ne télétravaillerons pas tout le temps et alternerons probablement présentiel et distanciel.

Recommandation

L'appareil statistique suit le télétravail de manière encore trop imprécise, notamment dans les TPE, exclues du champ des enquêtes de la DARES. Des enquêtes régulières et fiables permettant de connaître les effectifs de télétravailleurs, les modalités précises du déploiement du télétravail dans les entreprises et les administrations et de mesurer ses effets sur les différentes catégories de travailleurs sont donc nécessaires. Un rapport annuel sur le télétravail serait ainsi utilement présenté au Parlement qui pourrait, le cas échéant, légiférer sur ce nouveau droit et les devoirs afférents.


* 16 https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/les-temps-de-deplacement-entre-domicile-et-travail-des-disparites-selon-l

* 17 https://www.lefigaro.fr/social/entre-13-et-186-euros-par-mois-le-cout-tres-fluctuant-du-teletravail-20210210

* 18 https://elabe.fr/les-francais-et-le-teletravail/

* 19 https://publications.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/820243_bdf231-2_teletravail_vf.pdf

* 20 https://www.ieif.fr/wp-content/uploads/2021/01/110121CP-IEIF-Covid-19-impact-actif-Bureau.pdf

* 21 https://www.nber.org/papers/w26948

* 22 https://www.institutsapiens.fr/wp-content/uploads/2021/03/Quel-avenir-pour-le-te%CC%81le%CC%81travail.pdf

* 23 http://fondationconcorde.com/wp-content/uploads/2017/06/Etude-compl%C3%A8te-t%C3%A9l%C3%A9travail.pdf

* 24 https://www.european-datalab.com/teletravail-oui-mais-pour-combien-demplois-et-pour-quels-secteurs/

* 25 https://www.capital.fr/votre-carriere/teletravail-62-des-metiers-pourraient-se-faire-a-distance-1371495

* 26 https://boost.rs/wp-content/uploads/2020/05/livre_blanc_teletravail_boostrs.pdf

* 27 https://ugictcgt.fr/dossier-presse-enquete-teletravail/

* 28 https://www.bcg.com/fr-fr/press/19february2021-covid-19-crisis-turning-back-for-work-gender-parity

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