B. LE TÉLÉTRAVAIL, CHEVAL DE TROIE DE LA DÉLOCALISATION DANS LES SERVICES ?

Le télétravail permet de s'affranchir de la contrainte géographique. Mais si l'on n'a plus besoin que le salarié soit présent à son bureau, pourquoi ne pas envisager que le travail soit réalisé à l'étranger ?

Inventé par Richard Baldwin, professeur d'économie internationale à l'Institut des hautes études internationales et du développement de Genève et ancien président du Center for Economic Policy Research (CEPR), le terme de « télémigration » qualifie ce nouveau phénomène, susceptible de toucher les travailleurs qualifiés et l'accomplissement de tâches à haute valeur ajoutée.

Une note de la Coface 38 ( * ) de juin 2021 a chiffré à 7 % les économies sur les coûts du travail qui pourraient être obtenues si un emploi sur quatre était aujourd'hui délocalisé. Cette note indique que la part aux États-Unis des chefs d'entreprises prêts à embaucher à plein temps des travailleurs à distance basés à l'étranger a triplé, passant de 12 % avant la crise sanitaire à 36 % après l'expérience du télétravail liée au Covid.

La même note de la Coface indique que « plus une économie est basée sur des activités de services qualifiés, plus sa main-d'oeuvre est susceptible de travailler à distance ». Le développement du télétravail pourrait donc très bien s'accompagner de délocalisation d'emplois qualifiés dans le secteur des services.

Une note de travail de l'économiste Cyprien Batut du Groupe d'études géopolitiques 39 ( * ) va dans le même sens, indiquant qu'« alors que les travailleurs qualifiés ont jusqu'ici été protégés des effets de la mondialisation, la donne pourrait changer, de nombreux freelancers compétents, notamment issus des pays du Sud, étant dorénavant capables de rentrer en compétition avec eux ». Dans une interview à la presse de mai 2020, le même Cyprien Batut déclarait que la « e-délocalisation pourrait être rentable pour environ 10 % des emplois » 40 ( * ) .

En effet, l'élévation du niveau de compétences dans les pays en développement conduit à pouvoir mettre en concurrence les travailleurs qualifiés à l'échelle du monde. Toutefois, le risque de délocalisation est tempéré par plusieurs phénomènes :

- d'abord, les écarts de salaires entre travailleurs qualifiés des différents pays du monde sont moins élevés qu'entre travailleurs non qualifiés ;

- ensuite, il existe davantage de difficultés de recrutement des travailleurs qualifiés .

En outre, le recrutement de travailleurs qualifiés travaillant à distance dans le domaine des services pour des clients installés partout dans le monde n'aura pas forcément pour conséquence un chômage massif des cadres et travailleurs qualifiés dans les pays développés ou une réduction massive de leurs rémunérations. Le note de Cyprien Batut indique ainsi que « quand un télémigrant travaille pour une entreprise nationale, il ne se substitue pas automatiquement à un travailleur autochtone mais peut venir en complément ». Le développement du télétravail à l'international pourrait même constituer un « choc positif pour l'emploi » en démocratisant pour les entreprises l'accès au travail qualifié, plus rare que le travail non qualifié, et ainsi en développant le potentiel de croissance de l'économie.

Une préoccupation cependant demeure. Si une partie substantielle du travail peut être effectuée à distance, et si les prestations de services transfrontalières sont facilitées par la libéralisation des échanges et les facilités techniques offertes par le numérique, les délocalisations d'emplois ne pourraient-elles pas prendre la forme du déplacement des télétravailleurs les plus qualifiés et les mieux rémunérés , s'installant dans des pays offrant des conditions avantageuses en matière de cadre de vie, de facilités familiales notamment pour l'éducation des enfants, ou encore, d'importants avantages fiscaux, loin du pays d'origine de ces « cadres de haut niveau » ? Le spectre de l'exil fiscal des télétravailleurs français de haut niveau pourrait ainsi supplanter le spectre de leur remplacement par des travailleurs étrangers.

TÉLÉTRAVAIL ET DÉLOCALISATION

Le télétravail peut-il conduire à de nouvelles délocalisations ?

Le numérique facilite la mise en concurrence des biens et des services, quelle que soit la manière dont ils sont produits ou délivrés. Le télétravail ne change pas forcément la donne, d'autant que les emplois les plus télétravaillables sont les plus qualifiés, sur lesquels il existe plutôt une pénurie mondiale.

Le vrai risque est celui d'une délocalisation des télétravailleurs, qui, pour des raisons fiscales ou tout simplement de préférence personnelle, pourraient accroître leur mobilité au détriment de leur présence en France.

Recommandation

Il conviendrait de veiller à préserver l'attractivité résidentielle de la France, pour faire de notre pays une terre d'accueil plutôt que d'exil des télétravailleurs.


* 38 https://www.coface.fr/Actualites-Publications/Actualites/Focus-sur-le-Teletravail-Les-risques-et-les-opportunites-de-la-delocalisation-virtuelle

* 39 https://geopolitique.eu/2020/05/01/limpact-du-covid-19-sur-le-monde-du-travail-telemigration-relocalisation-environnement/

* 40 https://www.capital.fr/votre-carriere/avec-le-teletravail-10-des-emplois-qualifies-pourraient-etre-delocalises-1370517

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