N° 139

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022

Enregistré à la Présidence du Sénat le 10 novembre 2021

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation sénatoriale à la prospective (1) sur l' avenir des dettes publiques ,

Par M. Éric BOCQUET et Mme Sylvie VERMEILLET,

Sénateur et Sénatrice

(1) Cette délégation est composée de : M. Mathieu Darnaud, président ; MM. Julien Bargeton, Arnaud de Belenet, Mmes Catherine Conconne, Cécile Cukierman, M. Ronan Dantec, Mme Véronique Guillotin, M. Jean-Raymond Hugonet, Mmes Christine Lavarde, Catherine Morin-Desailly, Vanina Paoli-Gagin, MM. René-Paul Savary, Rachid Temal, vice-présidents ; Mme Céline Boulay-Espéronnier, MM. Jean-Jacques Michau, Cédric Perrin, secrétaires ; M. Jean-Claude Anglars, Mme Catherine Belrhiti, MM. Éric Bocquet, François Bonneau, Yves Bouloux, Patrick Chaize, Patrick Chauvet, Philippe Dominati, Bernard Fialaire, Mme Laurence Harribey, MM. Olivier Henno, Olivier Jacquin, Roger Karoutchi, Jean-Jacques Lozach, Cyril Pellevat, Alain Richard, Stéphane Sautarel, Jean Sol, Jean-Pierre Sueur, Mme Sylvie Vermeillet.

AVANT-PROPOS

La crise sanitaire de 2020 a fortement sollicité les finances publiques en France et dans le monde. Face à l'impératif de répondre à l'urgence sanitaire mais aussi de soutenir massivement l'économie en situation de confinement, les États ont déversé de grandes quantités d'argent public , et augmenté substantiellement leur niveau d'endettement.

Cette nouvelle marche dans la progression vers des niveaux toujours plus hauts de dette publique a été franchie sans difficulté , sans crise financière, presque sans bruit. Dix-huit mois après le début de la crise du Covid, la pandémie s'est éloignée mais la dette reste, et suscite nombre d'interrogations.

L'inquiétude face à la dette n'est pas spécifique à la crise que nous connaissons actuellement . Elle s'enracine dans une philosophie de la dette qui influence fortement nos représentations et nos approches, autant sans doute que les paramètres purement économiques.

Les paliers successifs de dette que nous avons traversés depuis les années 1980 ont tous donné lieu à des débats sur la gestion des finances publiques à long terme , avec une interrogation fondamentale sur la soutenabilité de la trajectoire empruntée, et le spectre de l'incapacité à faire face aux échéances : paiement des intérêts et remboursement de la dette.

Paradoxalement, des niveaux d'endettement public que l'on jugeait autrefois insupportables sont devenus admissibles voire courants . Certains pays comme le Japon ont une dette qui dépasse allègrement le produit intérieur brut annuel (260 %) sans que cela ne soit inquiétant. Les États-Unis s'endettent massivement sans entraîner de défiance dans la solidité de la nation ni dans celle de sa monnaie, le dollar.

En Europe, la situation est contrastée : certains États membres de la zone euro comme l'Allemagne ont réduit leur endettement, mais la France, comme nombre de ses voisins du Sud, a vu progresser son endettement presque inexorablement.

La protection assurée par la gestion de la zone euro par la BCE depuis la crise du début des années 2010 a permis d'offrir aux États de l'eurozone des conditions d'emprunt toujours plus favorables . Emprunter plus et moins cher a d'ailleurs été possible dans l'ensemble des pays de l'OCDE car les taux d'intérêt mondiaux ont eu tendance à se réduire, le taux d'intérêt réel devenant parfois négatif. Les marchés financiers continuent à acheter de la dette publique, même si celle-ci ne rapporte plus grand chose.

Cette situation nouvelle conduit à s'interroger sur la stratégie à suivre sur le long terme : faut-il continuer à s'endetter, sans limite, sans carcans, avec comme seule boussole les besoins des citoyens à satisfaire ? Faut-il profiter de la situation pour doper la croissance, ce qui fera mécaniquement baisser le ratio dette/PIB ? Faut-il au contraire anticiper des difficultés futures de refinancement des dettes souveraines ? Avec un ratio d'endettement public désormais à 115 % du PIB, la France sera-t-elle encore en mesure de faire face en cas de nouvelle crise ?

Ce rapport de prospective n'a pas vocation à proposer une seule stratégie des finances publiques pour les années qui viennent . Il ne vise pas à définir des seuils, des ratios de référence ou des règles budgétaires revêtues d'une autorité scientifique indiscutable.

Au contraire, ce rapport de prospective, en interrogeant d'abord le rapport historique et philosophique que nous entretenons avec la question de la dette , puis en analysant la situation actuelle, assez paradoxale, de dettes abondantes et faciles à financer, en particulier grâce à une politique monétaire européenne très accommodante, a pour objet de mettre en exergue l'existence de plusieurs voies, plusieurs approches, entre lesquelles le politique doit trancher .

Car si l'endettement est d'abord et avant tout une question de confiance , en l'État, en l'avenir, en la crédibilité des politiques publiques, les choix en la matière sont éminemment des choix politiques . Nous disposons d'un éventail très large de solutions . Les débats sur la dette qui ont agité les économistes ces derniers mois ont remis sur la table certaines options : la mutualisation des dettes à l'échelle de l'Union européenne, le cantonnement de la dette Covid, l'annulation ou le rééchelonnement des dettes. La stratégie consistant à rouler la dette comme nous l'avons fait pendant des décennies n'est pas non plus disqualifiée.

Les différents scénarios qui sont devant nous doivent être analysés avec lucidité , en sortant d'une approche anxiogène qui s'attache au seul ratio dette/PIB et à l'injonction à ne pas faire peser sur nos enfants le fardeau d'une dette insupportable, mais sans verser non plus dans l'indifférence à un enjeu majeur pour l'avenir de notre économie et de notre État.

I. LA DETTE : UNE INQUIÉTUDE HISTORIQUE

A. LA DETTE : UN MAL NÉCESSAIRE ?

1. Développement économique et endettement vont de pair
a) Une brève histoire de l'endettement des États : une pratique ancestrale ?

Si le prêt entre individus est bien une pratique ancestrale, l'emprunt public, lui, arrive bien plus tardivement au cours de l'histoire. Pendant longtemps en effet, les chefs empruntaient en leur nom propre et avaient pour devoir de rembourser leur dette pendant la durée de leur vie. Hérodote au Ve siècle raconte que pour construire la pyramide de Gizeh, le pharaon Khéops s'était fortement endetté. Incapable d'honorer sa dette il avait été contraint de prostituer sa fille pour la rembourser. Le caractère personnel du projet de construction funéraire pouvait justifier l'endettement personnel du pharaon, mais en réalité la notion d'endettement public, même pour le financement de projets d'intérêt public ou de grande envergure, n'existait pas encore. Comme le dit Earl J. Hamilton, historien et économiste américain, la dette publique est « l`un des quelques rares phénomènes économiques importants qui ne poussent pas leurs racines jusqu'au monde antique » .1 ( * )

Sous l'Empire romain, l'endettement était rare. Les quelques phases d'endettement qu'a connues l'Empire, notamment lors des deux guerres puniques, ont été le fait de dettes contractées par l'empereur personnellement. Lors de la première guerre punique, l'empereur a reçu l'aide financière de riches sénateurs pour acheter une flotte de combat ; le remboursement n'était exigé que si les opérations étaient couronnées de succès.

Le premier phénomène d'endettement au nom d'une entité distincte des individus ne se produit que bien plus tard, au XIIe siècle 2 ( * ) . C'est le fait du monastère d'Evesham en Angleterre, qui, pour payer les frais d'un procès contre l'évêque du comté voisin, imagine un emprunt au nom du monastère afin de disposer d'une somme plus importante. L'idée est née du raisonnement, aujourd'hui fondateur, que le monastère à une durée de vie éternelle , et que le remboursement de l'emprunt pouvait se faire au-delà de la vie des moines.

À l'échelle d'un État, les premières formes d'endettement public sont apparues dans les cités italiennes notamment à Florence, Gênes ou Venise, au XIIIe siècle, pour financer les guerres . 3 ( * ) Ces modes de financement se sont ensuite diffusés dans toute l'Europe.

Dans d'autres États développés du monde, on ne constate pas de phénomène d'endettement public important avant le XIXe siècle. Ni la Chine impériale, ni l'empire espagnol, ni l'Amérique avant cette période n'avaient utilisé l'endettement public comme l'ont fait les Européens.

Parmi les principales raisons qui ont conduit les États à s'endetter 4 ( * ) , il y a en premier lieu la guerre , en raison des dépenses extraordinaires qu'elle exige et qui sont difficilement finançables par l'impôt. Les États se sont également endettés lors de révolutions ou de soulèvements , ainsi que pour financer de grands travaux ou projets, plus ou moins rentables.

Les banques pouvaient également pousser les États à s'endetter plus que nécessaire , dans le but de s'enrichir, et la charge de la dette accumulée pouvait entraîner les États à s'endetter davantage. Après la Seconde Guerre mondiale, les dépenses liées à l'État providence ont été une nouvelle cause de l'accroissement de l'endettement de certains États.

b) La dette, un outil de développement
(1) Le mécanisme de la dette a permis la création de la monnaie

L'anthropologue David Graeber 5 ( * ) attribue la création de la monnaie au système d'endettement qui existait en Mésopotamie en 5000 av J.-C. On inscrivait sur une tablette d'argile des obligations de paiement scellées du sceau de l'empereur et les individus s'échangeaient ces reconnaissances de dettes pour acquérir des biens auprès d'autres individus . Cette « monnaie dette » et, de manière plus générale, le principe de l'endettement sont les premiers moyens d'échange de biens et de services que l'on connaisse. La création de la monnaie a permis aux grandes cités mésopotamiennes de se développer, en utilisant, dans un premier temps, cette monnaie pour construire des fortifications destinées à protéger les contours des cités. Dans un deuxième temps, la monnaie en circulation a permis les échanges et le commerce.

(2) Les dettes et la monnaie ont été utilisées pour structurer les États

De manière plus générale, toutes les monnaies - c'est encore le cas aujourd'hui - sont des reconnaissances de dettes . Une pièce de monnaie est acceptée par un individu car il sait qu'il pourra l'utiliser à son tour et qu'elle sera acceptée d'autres indiROGESvidus. 6 ( * )

Selon l'économiste allemand Georg Friedrich Knapp, auteur de Théorie étatique de la monnaie publié en 1905, l'État fonde la légitimité de la monnaie. La monnaie acceptée en paiement d'obligations à l'État (impôts, amendes) sera la monnaie de la population. Pour David Graeber, l'existence de la monnaie et de l'État vont de pair, les sociétés qui n'ont pas d'État n'ont en général pas de monnaie. La monnaie est le moyen pour l'État de créer une société et la monnaie existe grâce à l'État. Les États dans lesquels on a découvert des mines d'or et d'argent auraient simplement pu organiser le paiement des biens et services avec ces métaux. Pourtant ils ont décidé de frapper de la monnaie à l'effigie du souverain, de la distribuer à la population et ensuite d'en demander une partie en retour sous forme d'obligations. Cela s'explique par la volonté de créer une société et d'implanter un système d'échange et de marché dans le pays.

La création de la Banque d'Angleterre en 1694 s'est également faite grâce à un endettement public. Des banquiers londoniens ont accepté de prêter 1 200 000 livres au roi Guillaume III pour pouvoir bénéficier en contrepartie du droit d'émettre des billets de banque. Les banquiers ont ainsi mis en circulation des fractions de la dette que leur devait le roi, ce qui a fait office de monnaie. Ce système ne fonctionne que si le roi ne rembourse jamais cette dette, ce qui a été le cas.

(3) L'endettement est favorable au développement économique

En plus de la structuration des États et de la monnaie, l'endettement apparait comme un moyen de financement favorable à la croissance économique. Il permet de mettre en relation des individus disposant de capitaux avec d'autres qui ont la volonté de développer une activité économique mais n'ont pas les moyens de la financer. L'endettement évite d'avoir nécessairement besoin d'un capital de départ pour entreprendre un projet. 7 ( * ) On constate d'ailleurs que le développement économique des sociétés ayant autorisé les prêts a été plus significatif que celui des sociétés où il était interdit. Dans une période plus récente, les partisans du micro-crédit, autour de Muhammad Yunus notamment, se sont appuyés sur ce constat, en arguant que la population des pays en développement était pauvre du fait de sa difficulté d'accès au crédit. 8 ( * )

(4) La dette est un lien social puissant

Pour les anthropologues, la dette permet également de créer un lien social puissant entre les générations et les individus . En réglant une dette, on met fin à une relation entre deux parties. Pour s'en rendre compte, on peut se référer à l'exemple donné par Margaret Atwood dans son livre Comptes et légendes : la dette et la face cachée de la richesse . Elle y évoque l'histoire d'un père et de son fils : lorsque le fils quitte le foyer familial, le père lui présente la somme des dépenses qu'il a engagées pour lui depuis sa naissance, et lui en demande le remboursement. 9 ( * ) Le fils règle la facture mais ne parlera plus jamais à son père. L'idée sous-jacente est que ne plus rien devoir à quelqu'un signifie que l'on ne veut plus entretenir de relation avec cette personne.

Au-delà de la création d'un lien entre les individus, l'endettement peut également être considéré, dans un sens plus philosophique, comme à l'origine d'un lien entre les générations. C'est l'idée que développe Saint-Augustin dans Les confessions lorsqu'il demande : « qu'avons-nous que nous n'ayons reçu de vous ? » 10 ( * ) . Tout ce que nous avons aujourd'hui est le fruit du travail et des sacrifices des générations antérieures. En réalité on ne peut échapper à une forme d'héritage car dans tous les cas, d'un point de vue anthropologique, nous avons une dette envers nos ainés ; un enfant ne peut pas se construire seul. C'est en quelque sorte une dette non remboursable, mais qui ne doit pas forcément être vue négativement, car elle donne envie aux générations suivantes de donner autant qu'elles ont reçu aux générations futures. Cette vision anthropologique de la dette se distingue d'une vision négative de la dette dans laquelle on n'envisage la dette qu'associée à de la culpabilité alors que celle-ci peut se percevoir sous l'angle de la reconnaissance et de la transmission. 11 ( * )

2. S'endetter, c'est fauter ?
a) Un interdit religieux, moral et philosophique

L'endettement, tant individuel que public, est le plus souvent considéré de manière négative. Ce phénomène n'est pas récent et il est nécessaire de connaitre son origine pour comprendre une partie des raisonnements actuels sur les dettes publiques. Les taux d'endettement connus par les pays développés depuis les années 1970 ont en effet donné lieu à des inquiétudes parfois démesurées et à la crainte de franchir le seuil d'insoutenabilité à tout instant.

L'étymologie bien connue du terme allemand s c huld, qui signifie aussi bien la dette matérielle que la faute morale, illustre parfaitement le lien et la proximité entre les deux notions. De même, le mot schuldig désigne à la fois le coupable et le débiteur. 12 ( * ) En français, au Moyen Âge, le mot « failli » désignait à la fois la méchanceté et le manquement aux règles féodales 13 ( * ) . Pour tenter d'expliquer cette relation entre dette et culpabilité, la philosophie, la religion et l'histoire apportent des éléments de réponse.

(1) Culpabilisation morale : esclavage pour dette

Comme l'évoque Nietzsche dans Généalogie de la morale , l'homme est amené à engager sa parole et à faire des promesses. Nos civilisations n'ont pas hésité à inscrire par la violence, l'obligation pour tous les individus de tenir parole . Les châtiments les plus violents ont pu être infligés à ceux qui essayaient de se soustraire à leurs promesses. Cette responsabilité ainsi imprimée au plus profond des individus est devenue indissociable du sentiment de culpabilité, celui d'une conscience de la faute par celui qui ne paye pas sa dette. Car, par définition, une dette se fonde sur une promesse entre un débiteur et un prêteur.

Le regard de culpabilité porté sur les débiteurs incapables de rembourser leurs dettes est bien antérieur à l'existence de l'endettement public. Un individu incapable de rembourser ses dettes est presque toujours considéré comme coupable. Plutarque décrit la coutume de la Crète antique qui veut que les débiteurs simulent dans une mise en scène le vol de la bourse des créanciers afin qu'ils puissent être reconnus comme entièrement coupables en cas de non-remboursement de leurs dettes 14 ( * ) .

Dans d'autres cas, on a observé le développement de phénomènes d'esclavage pour dette. François Tricaud indique ainsi : « La servitude pour dette est une éventualité banale dans de nombreuses sociétés de l'antiquité. Et dans le monde occidental moderne, la prison pour dette n'a disparu qu'à une date assez récente. Pendant des millénaires, s'endetter a donc signifié risquer de perdre sa liberté, pour un temps ou à jamais ». 15 ( * ) Comme le montrent les recherches d'Alain Testart, l'importance de l'esclavage pour dettes dans les sociétés primitives a longtemps été sous-estimée. Différentes règles s'appliquaient pour les débiteurs incapables de rembourser, allant de l'esclavage au travail pour dette, en passant par la mise en gage d'un individu auprès d'un créancier en guise de garantie d'une dette.

Lorsqu'un individu devenait esclave, il était généralement exclu de la société, il perdait son nom, et ses enfants devenaient eux aussi esclaves . C'est une des raisons pour lesquelles le sentiment de transmettre un fardeau aux générations futures est toujours si prégnant aujourd'hui.

L'existence même de ces pratiques de péonage montre que les sociétés ont très tôt admis le rôle fondamental de la richesse et que nul n'est libre puisque devenir esclave étant possible à tout moment de la vie.

Cependant, dans les sociétés occidentales comme dans les sociétés musulmanes, l'esclavage pour dette n'était pas admis. À Athènes, Solon a interdit cette pratique par refus d'asservir des membres de sa propre communauté. Mais, à l'inverse, il était tout à fait acceptable d'asservir des peuples vaincus. Avec cette même logique, l'islam a interdit l'esclavage pour dette, seuls les infidèles pouvant être asservis en cas de non-remboursement.

(2) Culpabilisation religieuse

Dans les religions, la culpabilité liée à l'endettement peut être attribuée à l'idée que chaque individu, en naissant, porte sur lui une dette primordiale. Dans les textes sacrés de l'Inde ancienne, il y a 3000 ans, le dieu Mitra prête la vie aux hommes . En naissant, un homme est donc obligatoirement endetté envers les dieux . Ces dettes primordiales pourraient être à l'origine des ordres sociaux qui se sont développés dans la civilisation indo-européenne. Un certain nombre de contraintes ont été posées aux individus pour qu'ils tentent de rembourser les dettes qu'ils doivent aux dieux. Les ordres sociaux étant fondés sur l'idée de dette, le manquement au remboursement de celle-ci entrainait une remise en question de « l'équilibre du monde des hommes et des dieux » ainsi que la peur de représailles divines. Pour s'assurer la confiance des dieux, les sociétés se sont organisées pour que les individus remboursent bien leurs dettes et tout manquement à cette obligation était perçu comme un « manquement à l'engagement collectif » 16 ( * ) .

En parallèle, les religions ont également cherché à limiter voire interdire la violence exercée par les créanciers pour exiger le remboursement de leurs dettes. Dans l'islam comme dans la chrétienté, il est bon de prêter de l'argent à ceux qui en ont besoin. Pour les chrétiens, « la remise des dettes est une attitude fortement recommandée et impérative si le débiteur n'est pas en état de rembourser ou s'il l'est a` un coût anormalement élevé' notamment sur le plan humain » 17 ( * ) . Le jubilé, chez les chrétiens, est une pratique ancienne, de tradition biblique, qui consiste à effacer les dettes.

b) L'endettement, un asservissement

La relation de violence et d'asservissement qui s'est établie entre les créanciers et les débiteurs peut également s'observer, dans une certaine mesure, entre États. Bien que le droit international interdise dès 1907, avec la Doctrine Drago, du nom d'un ministre argentin, de « recourir à la force armée pour le recouvrement de dettes contractuelles réclamées au gouvernement d'un pays par le gouvernement d'un autre pays comme dues à ses nationaux » 18 ( * ) , cela ne signifie pas qu'un État endetté ne puisse pas être contrôlé pas d'autres puissances.

(1) La dette et la colonisation

Selon Éric Toussaint , la dette a été un moyen utilisé par les États pour prendre le contrôle d'autres territoires . Dans son livre Le système dette , il indique que « dans la seconde moitié du XIX e siècle, plusieurs pays tels que la Tunisie et l'Égypte, dans l'incapacité de rembourser leur dette, passent sous domination coloniale française ou anglaise » 19 ( * ) . En prenant l'exemple de l'endettement de la Tunisie, on constate que celui-ci s'est même fait contre l'intérêt de la population, car seuls les chefs corrompus profitaient de l'argent emprunté pour financer leurs dépenses personnelles. Les prêteurs, principalement la France, n'étaient pas en reste car les titres de dettes émis pour le compte des pays débiteurs étaient vendus en dessous de leur valeur faciale. Ainsi pour un emprunt de 10 000 livres par exemple, la Tunisie n'en recevait que 7 000 mais devait tout de même rembourser les 10 000 du principal ainsi qu'une charge d'intérêts. Dans ces conditions, la dette s'est révélée rapidement insoutenable, ce qui a conduit à la mise sous tutelle du pays. Cette logique s'applique également à d'autres pays colonisés par les puissances européennes et c'est en ce sens qu'Éric Toussaint considère la dette comme « un puissant relais des politiques impérialistes ».

David Graeber explique également dans son livre Dette : 5000 ans d'histoire que lors de l'invasion de Madagascar en 1895, la France a instauré une lourde imposition sur la population pour lui faire payer le coût de l'invasion et la construction des infrastructures nécessaires aux colons. Cette dette que devait rembourser Madagascar à fortement ralenti le développement du pays. David Graeber parle également de la situation d'Haïti : après la proclamation de son indépendance en 1804 et après deux décennies de négociation, la France réclame  150 millions de francs-or à son ancienne colonie pour dédommager les anciens colons. Haïti ne se débarrassa de cette dette qu'au milieu du XX e siècle ; elle aura pesé lourdement sur son développement. 20 ( * )

(2) Dette et perte de souveraineté

Sans qu'elle n'implique nécessairement un processus de colonisation, la relation débiteur-créancier peut amener les États à perdre leur souveraineté.

Comme le montre Anne-Laure Kiechel dans une publication récente, l'endettement peut constituer une vraie menace pour la souveraineté des États. Elle donne l'exemple de l'Autriche 21 ( * ) à la fin de la Première Guerre mondiale qui connaissait disette et hyperinflation. Sa demande de rattachement à l'Allemagne est refusée par la Société des Nations, qui à la place, lui accorde des prêts à la condition que l'Autriche effectue un certain nombre de restructurations sous la supervision d'un gouverneur non autrichien.

Cette situation n'est pas sans rappeler la perte de souveraineté connue par l'Argentine ou la Grèce, respectivement dans les années 1990 et 2012. Les aides financières ont été conditionnées au respect de règles strictes édictées notamment par le FMI. Dans le cas de la Grèce, Éric Toussaint montre d'ailleurs que la perte de souveraineté de la Grèce sur sa politique économique en raison d'un endettement important n'est pas récente. Dès son indépendance dans les années 1820, les puissances européennes créancières de la Grèce ont exigé des augmentations d'impôts et des programmes d'austérité pour assurer le remboursement de leur dette. 22 ( * )


* 1 Andreau, J., Beaur G., Grenier, J.Y.(2006) La dette publique dans l'histoire . « Les Journées du Centre de Recherches Historique » des 26, 27 et 28 novembre.

* 2 Ibid

* 3 Grenier, J. (2012). La longue durée des dettes publiques : l'Europe et les autres. Politique étrangère, 11-22. https://doi.org/10.3917/pe.121.0011 .

* 4 Lutfalla, M. ( 2017) Une histoire de la dette publique en France, Classiques Garnier Paris, (p.2).

* 5 Graeber, D. (2013) Dette 5000 ans d'histoire, traduit de l'anglais par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les liens qui Libèrent, (p.263).

* 6 Graeber, D. , Dette 5000 ans d'histoire, traduit de l'anglais par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les liens qui Libèrent, 201 (p 60)

* 7 Sarthou-Lajus, N. (2012). Le juste sens de la dette. Dans : , N. Sarthou-Lajus, Éloge de la dette (pp. 7-13). Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France.

* 8 Guérin, I. (2012). La dette est-elle bonne ou mauvaise ? : Les leçons du microcrédit. Multitudes , (p.49, p.192-197) https://doi.org/10.3917/mult.049.0192

* 9 Graeber , D. (2013) Dette 5000 ans d'histoire, traduit de l'anglais par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les liens qui Libèrent, 201, (p 112)

* 10 Saint- Augustin , Les Confessions, I.13, chap.14, coll. « Folio » (p 309)

* 11 Sarthou-Lajus, N . (2012). Le juste sens de la dette. Dans : , N. Sarthou-Lajus, Éloge de la dette (pp. 7-13). Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France.

* 12 Sarthou-Lajus, N. (1997). La dette, le devoir, la faute. Dans : , N. Sarthou-Lajus, L'éthique de la dette (pp. 95-112). Paris, France: Presses Universitaires de France.

* 13 Thiveaud Jean-Marie. L'ordre primordial de la dette : Petite histoire panoramique de la faillite, des origines a` nos jours. In: Revue d'économie financière, n°25, 1993. Droit et finance. pp. 67-106.

* 14 Graeber, D. (2013) Dette 5000 ans d'histoire , traduit de l'anglais par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les liens qui Libèrent, (p 148).

* 15 Tricaud, F . (2001) L'accusation, recherche sur les figures de l'agression éthique, Dalloz (p.121).

* 16 Thiveaud, J.-M. (1993) L'ordre primordial de la dette : Petite histoire panoramique de la faillite, des origines a` nos jours. In: Revue d'économie financière, n°25, Droit et finance (pp.67-106).

* 17 https://www.lesedc.org/wp- content/uploads/2017/05/cahier_le_chretien_et_la_dette_2016_web_0.pdf

* 18 Article 1er de la seconde Convention de La Haye

* 19 Toussaint, E. (2017 ) Le système dette, histoire des dettes souveraines er de leur répudiation, Les liens qui Libèrent

* 20 Graeber, D. (2013) Dette 5000 ans d'histoire, traduit de l'anglais par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les Liens qui Libèrent (p 12-13).

* 21 Kiechel, A.-L. (2020) Dette et souveraineté in Le cercle Turgot : la dette, potion magique ou poison mortel, Télémaque.

* 22 Toussaint, E. (2017) Le système dette, histoire des dettes souveraines er de leur répudiation, Les Liens qui Libèrent.

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